Région Bretagne : Web Internet de Voyage, Vacances, Location, Séjour, Immobilier, Hôtel, Camping, Boutique en Bretagne

Bienvenue ! 

LA BATAILLE DE FORMIGNY

  Retour page d'accueil      Retour page Histoire de Bretagne   

Boutique de Voyage Vacances Rencontre Immobilier Hôtel Commerce en Bretagne

Boutique de Voyage Vacances Rencontre Immobilier Hôtel Commerce en Bretagne

Bretagne : bataille et victoire de Formigny

La bataille de Formigny est une bataille de la guerre de Cent Ans qui s’est déroulée le 15 avril 1450 à Formigny (Normandie) entre les Anglais et les Français, soutenus par des bretons.

Bretagne : bataille et victoire de Formigny

Vous possédez des informations historiques, vous souhaitez les mettre sur le site infobretagne, contactez-moi par mail (voir page d'accueil)

 

armoirie de Bretagne 

LA BATAILLE de FORMIGNY

(15 avril 1450)

 

Aux XIVème et XVème siècles, la Bretagne n'était pas province de France ; l'intérêt breton n'était pas engagé dans la lutte de la France et de l'Angleterre. Au XIVème siècle, la Bretagne avait fait beaucoup pour la France quand elle lui avait donné deux connétables, du Guesclin et Clisson, et tant de ses fils tombés sur les champs de bataille. Au XVème siècle, le duc Jean V n'était pas, comme son père, l'obligé des Anglais, et n'entendait pas, à son exemple, être leur très humble serviteur. Marié à une fille de France, il gardait ses sympathies pour la France ; mais il ne devait pas lui sacrifier l'intérêt de son duché. Or, pour réparer les ruines amoncelées par une guerre intestine qui avait ensanglanté la Bretagne pendant vingt-cinq années, il lui fallait la paix. 

Une fois pourtant, le duc prit résolument parti pour la France. Ce fut en 1415, dans la campagne qui allait finir à Azincourt. Jean V met sur pied dix mille hommes, plus que n'en compte l'armée anglaise. Il accourt pour rejoindre les Français. Il est à deux jours de marche d'Azincourt. Il supplie qu'on l'attende. Les princes Français prétendent vaincre sans la Bretagne ! On sait le reste : au lieu de la victoire c'est une lamentable défaite ; le soir du 25 octobre, sont prisonniers, morts ou blessés cinq cents chevaliers ou écuyers bretons, et parmi eux leur chef, le frère puiné du duc, Arthur, qui sera un jour le connétable de Richemont. 

En 1420, traitreusement emprisonné par les Penthièvre conseillés ou du moins approuvés par son beau-frère le Dauphin, Jean V s'éloigne de lui. Pourtant il refuse son adhésion au traité de Troyes (20 mai 1420) par lequel Charles VI transporte la couronne de France de la tête du Dauphin sur celle de son gendre le Roi d'Angleterre ! Même l'année suivante (8 mai 1421, traité de Sablé), le Dauphin et le duc se réconcilient. Mais le Dauphin ment à la parole donnée ; et le duc poussé à bout adhère au traité de Troyes (8 octobre 1422). — Treize jours après, Charles VI meurt ; et Jean V revient et pour toujours à Charles VII. 

Toutefois il n'armera pas la Bretagne pour la France. Mais, non allié de la France, il favorisera officieusement, comme on dirait aujourd'hui, la cause française. En même temps qu'il signe des traités de commerce avec l'Angleterre, il ne permet pas qu'un de ses sujets prenne les armes pour elle. Bien plus, il autorise son frère Arthur à ceindre l'épée de connétable (mars 1426), et lui donne toute liberté de recruter dans le duché pour l'armée française. Le connétable use — et largement — de l'autorisation : durant les vingt sept ans de guerre qu'il commandera, les Bretons sont partout où l'on se bat ; et, plus justement encore que la devise des Chateaubriand, la Bretagne peut dire : « Mon sang teint les bannières de France ! ». 

Cette situation singulière que Jean V nommait neutralité, allait durer jusqu'à sa mort, le 28 août 1442. 

Son fils, François Ier, se promettait de continuer la politique paternelle. Charles VII ne négligeait aucun moyen de faire son neveu de Bretagne sortir de la neutralité. Son oncle le connétable le poussait à la guerre. Le duc résistait aux caresses du Roi et aux conseils belliqueux de Richemont. Heureusement, par une série de maladresses, le Roi d'Angleterre allait faire le jeu du Roi de France ; une dernière félonie des Anglais détermina le duc de Bretagne. 

Le 11 mars 1448, pendant des négociations ouvertes pour la paix, une trève avait été conclue entre les deux Rois. Elle devait durer jusqu'au 1er avril 1450, et la Bretagne y était comprise. Or, dans la nuit du 23 au 24 mars 1449, sur le conseil du duc de Somerset, gouverneur de Normandie, un aventurier à la solde de l'Angleterre, Surienne dit l'Aragonais, surprit la place de Fougères. Le duc de Bretagne protesta. Par une duplicité dont notre temps a vu un nouvel exemple, Somerset désavoua publiquement Surienne ; mais en même temps il lui écrivait : « Jamais chevalier n'a fait meilleur service au Roi ». — Erreur ! Ce « service » sera fatal aux Anglais. La possession éphémère de Fougères leur coûtera la perte de la Normandie... et comme conséquence leur expulsion de la Guyenne. 

Pour forcer les Anglais dans ce quartier général qui s'étendait du Mont-Saint-Michel presque jusqu'à l'embouchure de la Somme, il fallait deux attaques simultanées à l'Est et à l'Ouest. La France ne pouvait fournir en même temps deux armées assez puissantes. Elle avait donc besoin d'une vigoureuse intervention de la Bretagne. La prise de Fougères a déterminé cette intervention qui allait être décisive. 

Le duc annonce au Roi qu'il ne laissera pas Fougères aux mains des Anglais. Charles VII l'encourage à prendre les armes, et lui envoie le connétable pour l'assister. Mais le connétable n'entend pas que le duc se borne à recouvrer sa ville : il le détermine à passer en Normandie. Une alliance offensive et défensive est signée à Rennes, le 15 juin 1449. Aussitôt, le connétable envoie deux officiers s'emparer de Saint-James et de Mortain ; et, le 31 juillet, le Roi rompt solennellement les négociations pour la paix. 

Deux armées seront formées qui agiront séparément. L'armée royale, aux ordres de Dunois, a pour objectif Rouen. L'armée bretonne a pour chef nominal le duc ayant titre de lieutenant général du Roi ; c'est lui qui traitera au nom du Roi ; mais le connétable, lieutenant général du duc aura le commandement ; il opérera dans le Cotentin. 

Au mois d'août, l'armée française passait la frontière : en trois mois, au cri de Bretagne ! elle avait emporté toutes les places du pays de Caux. Somerset évacuait Rouen pour s'établir à Caen ; et, le 11 novembre, Charles VII faisait une entrée solennelle à Rouen. La campagne se continuait l'hiver ; et Honfleur se rendait en février 1450. 

C'est seulement le 4 septembre que le duc et Richemont passèrent le Couesnon ; mais, avant le 12 octobre, toutes les places du Cotentin, moins Saint-Sauveur-le-Vicomte, Briquebec, Cherbourg et Avranches, étaient réduites à l'obéissance du Roi. La mauvaise saison venue, l'armée bretonne rentrait en Bretagne obtenant en passant la capitulation de Fougères (5 novembre 1449). 

Comment expliquer la conquête relativement facile d'une province que les Anglais tenaient depuis trente-trois années? — Somerset n'a pas su ou n'a pas voulu maintenir la discipline. Même pendant les trêves, les Anglais peu ou mal payés ont rançonné les populations et soulevé leurs colères. Les Normands savent au contraire la discipline imposée par le connétable ; et ils sont informés de la volonté du Roi d'accorder de bonnes conditions et « l'abolition », c'est-à-dire le pardon, aux villes qui se rendront à lui.

C'est assez pour assurer aux deux armées le concours actif des populations urbaines ; souvent elles somment les garnisons anglaises de capituler ; et les garnisons, qui sont peu nombreuses, se résignent sans se faire beaucoup prier. 

Le concours des populations rurales n'est pas moins efficace. Elles accourent au devant des armées. Les uns apportent des vivres, les autres demandent à combattre : les paysans ont pour chefs un des leurs ou un gentilhomme du voisinage [Note : Aux environs de Vire, ils avaient pour chef Michel d'Amphernet. Sa rébellion datait du règne de Henri V (mort le 31 août 1422) qui lui enleva sa seigneurie de Montchauvet. Il fut remis en possession par arrêt des assises de Caen de 1451. Il eut le titre de chambellan et maître d'hôtel du connétable. Michel était fils de Bertrand, filleul de du Guesclin, chevalier et chambellan du roi de Navarre. — Son père Richard, chevalier, fut fait prisonnier à Crécy (1346) ; plus tard il défendit Vire, fut fait prisonnier et la ville paya sa rançon. Ces vaillants hommes ont des descendants directs en Bretagne]. Près de Saint-Lô, qui capitula le 15 septembre, le connétable se voit entouré de dix mille de ces volontaires. 

« Ceux de Carentan, s'écrient-ils, ont traité de lâches les bourgeois de Saint-Lô parce qu'ils se sont rendus au Roi. Il se vantent de vous résister... Monseigneur, menez nous à l'assaut de Carentan ! ». Le 26 septembre, le duc somme Carentan. Une grêle de traits répond à la sommation. Sur un signe du connétable, les paysans se précipitent ; des milliers de fascines comblent les fossés, et la place capitule. Nous retrouverons ces braves gens dans la campagne de Formigny. 

Rentrant en Bretagne (novembre), le duc n'avait donné à ses troupes qu'un congé de trois mois ; en janvier, il annonçait à Charles VII qu'il allait « prochainement rentrer en Normandie avec une puissante armée » ; et, le 16 de ce mois, le Roi lui adressait avec des remerciements ses pleins pouvoirs en Basse-Normandie.

Après tant de revers, Somerset avait osé promettre de recouvrer la Normandie en une seule campagne ; et il avait obtenu une armée de quatre à cinq mille hommes (Note : Ce chiffre est donné par quelques historiens ; d'autres disent : 2 ou 3000, chiffres qui semblent un peu faibles. Il faut s'en tenir à 4000) aux ordres de Thomas Kiriel, ayant le titre de lieutenant général. Le 15 mars, Kiriel débarqua à Cherbourg, le seul port de Normandie restant aux Anglais. Il avait ordre non de vaincre mais d'éviter l'armée française et de conduire ses troupes à Caen où Somerset prendrait le commandement. C'est au gouverneur de Normandie qu'il appartient de venger ses défaites et de refaire sa réputation. Que Kiriel se mette en marche, dans quatre ou cinq jours il aura fait les vingt-trois lieues qui séparent Cherbourg de Bayeux. 

Mais, sur sa route, Valognes est au pouvoir des Français, et gène les communications avec Cherbourg. Kiriel va y mettre un siège en règle. Résolution qui semble extraordinaire : la possession de Valognes ne rendra pas la route de Bayeux libre puisque Carentan est aux Français ; le grand intérêt n'est-il pas de gagner de vitesse les armées française et bretonne ?

Selon toute apparence, le siège était concerté avec Somerset, du moins fut-il approuvé par lui. En effet les garnisons de Cherbourg et des places voisines n'ont d'ordres à recevoir que de Somerset : or elles vont venir au siège [Note : Cette circonstance est apprise par une pièce publiée par M. Cosneau (hist. du conn. Richemont. Appendice XCIV p. 638-639). C'est là aussi que je prends les dates (approximatives) qui vont suivre. Cette pièce curieuse est la taxe faite aux messagers à cheval envoyés au duc et au connétable pour porter les lettres d'Abel Rouault, commandant à Valogne] ; c'est devant Valognes que rejoindront mille hommes de renfort que Somerset va tirer de Vire et jusque de Mortain, et les mille soldats d'élite qu'amènera Mathieu Goth, capitaine de Bayeux [Note : Mathieu Goth que Lobineau (Hist. p. 612) d'après les chroniqueurs, nomme Matago. Il fut un des amis anglais de Gilles de Bretagne auquel il savait faire payer son prétendu dévouement. V. ses lettres. Morice, Pr. II. 1381-1382, et surtout 1398 (26 janvier 1446 (n. st.))]. Dès le 20 mars, Kiriel préparait le siège : il appelait à lui les garnisons de Briquebec et Saint-Sauveur ; et un renfort venu de Cherbourg lui amenait « artillerie, canons et autres ordonnances de guerre »

Joachim Rouault, bientôt maréchal de France, était capitaine de Valognes (Note : Joachim Rouault était, quoi qu'on ait dit, étranger aux familles nobles de ce nom en Bretagne : il était poitevin. Remarquer que la pièce citée ne donne aux frères Rouault que le titre d'écuyer), mais occupé au service du Roi, il était, remplacé par son frère Abel qui allait se montrer digne d'occuper ce poste avancé. Il n'a qu'une garnison peu nombreuse ; mais les bourgeois qui, l'année précédente, ont ouvert leurs portes à l'armée bretonne, vont se faire hommes de guerre. Dès le jour du débarquement des Anglais, Abel Rouault en fait porter la nouvelle à Guillaume de Couvran, capitaine de Coutances ; et le lendemain, un héraut d'armes galope vers le Roi en ce moment à Alençon. Charles VII put être informé le 19 ou le 20 mars. 

Au même temps, Abel Rouault faisait annoncer au duc et au connétable qu'il allait être assiégé et appelait au secours. 

Le Roi forma en hâte une armée de trois mille hommes dont il donna le commandement à Jean de Bourbon, comte de Clermont, son gendre, et en même temps neveu du connétable [Note : Le comte de Clermont (depuis le duc Jean II de Bourbon) était fils de Charles Ier duc de Bourbon et de Agnès de Bourgogne, soeur de Marguerite (Mme de Guyenne), première femme de Richemont et sa cousine issue de germains : ils avaient tous les deux le roi Jean-le-Bon pour aïeul]. Le comte âgé de vingt-quatre ans à peine allait faire l'apprentissage du commandement contre un ennemi supérieur en nombre et au début d'une campagne décisive : tâche au-dessus de ses forces. 

Le Roi comptait sans doute que le connétable allait rejoindre et prendre le commandement avant que l'armée eût vu l'ennemi ; et il pouvait aussi se promettre que les officiers dont il entourait son gendre aideraient son inexpérience. Parmi eux étaient le breton Prigent de Coëtivy, amiral de France [Note : Prigent de Coëtivy, baron de Retz, du chef de sa femme Marie, fille du trop fameux Gilles de Retz. En 1439, il avait succédé comme amiral à André de Laval devenu maréchal (dit de Lohéac) ; et celui-ci épousa la veuve de Coëtivy], Joachim Rouault, Pierre de Brézé, sénéchal de Poitou (Note : On le dit souvent dès cette époque sénéchal de Normandie. Il n'eut ce titre qu'après la conquête à laquelle il prit une part glorieuse), et des Bretons au nombre desquels Geffroy Couvran [Note : Il avait été fait chevalier par le connétable au siège de Montereau (1437). Jean Chartier lui attribue pour une grande part les succès de l'armée en Normandie. Il fut chambellan du duc François 1er, puis conseiller et chambellan du Roi. Nous avons vu Guillaume de Couvran capitaine de Coutances]. 

L'armée française fit diligence ; et le 12 avril, elle arrivait à Carentan. Là on apprit que Valognes, après une résistance glorieuse, avait capitulé, vers le 10, et que les Anglais venaient d'en partir, le 12. Le comte de Clermont s'arrêta pour voir la direction que prendrait l'armée anglaise, et pour attendre le connétable qui, le lendemain (13) allait arriver à Coutances. 

Le connétable marchait en hâte ; mais, sans qu'il y eût de sa faute, il était parti trop tard. 

Vers le 24 mars, le duc de Bretagne avait reçu à Rennes le message d'Abel Rouault. Il rendit la réponse qui lui était demandée et partit pour Dinan où l'armée s'assemblait. Le connétable pressait la levée de troupes à Messac, entre Rennes et Redon. Il reçut le message le lendemain et courut aussitôt rejoindre le duc à Dinan (20 ou 27 mars) (Note : Ces dates s'infèrent de la pièce citée plus haut. Deux messagers à cheval allant de jour et de nuits sont porteurs des lettres d'Abel Rouault au duc et au connétable. Ils voyagent ensemble jusqu'à Rennes. Le messager envoyé au connétable continue sa route huit lieues plus loin, jusqu'à Messac. Les messagers rapportent les réponses à Coutances avant le 1er avril, puisque leurs frais sont taxés ce jour. Le premier messager est payé pour cinq jours, le second pour six à raison de 10 sous par jour. Le double voyage leur vaut 110 sous. Ils firent environ treize lieues par vingt-quatre heures). 

L'armée était de près de quatre mille hommes, plus forte que l'armée royale, le connétable voulait se mettre en route ; mais une cruelle surprise l'attendait. La généreuse ardeur du duc était tombée devant l'opposition que le conseil mettait à son départ. Par malheur, à ce moment même, le connétable était informé du danger que courait son neveu, le faible et coupable, mais malheureux Gilles. Il s'emporta contre le duc en violents reproches, et, dans sa mauvaise humeur, le duc resta sourd aux conseils et aux prières... Enfin, après plusieurs jours, il promit de partir le lundi de Pâques (6 avril), et de rejoindre à Dol, où le connétable allait faire ses Pâques. Le duc arriva le 8 à Dol ; mais pour annoncer que, sur l'opposition du conseil, il restait en Bretagne ; et il retint près de 2000 hommes et des officiers qui auraient été très utiles en Normandie [Note : Le chiffre de 2000 hommes peut être exact puisque plus tard, après la prise d'Avranches et de Tombelaine (fin de mai), le duc quittant l'armée laissa 1500 ou 1500 hommes au connétable]. 

On a cru que par la faute du duc de Bretagne, l'occasion avait été perdue de sauver Valognes et d'arrêter l'armée anglaise à ses premiers pas dans le Cotentin. N'exagérons pas. Le connétable avait l'ordre du Roi d'attendre l'armée française ; et n'y aurait-il pas eu imprudence à livrer une bataille décisive contre un ennemi plus que triple en nombre ? L'armée française était bien loin, et l'arrivée des Bretons seuls aux environs de Valognes aurait pu leur être fatale. 

Las d'attendre le duc, le connétable partit de Dol, le 10 avril, jour de la capitulation de Valognes. Il avait sous ses ordres André de Laval, maréchal de Lohéac, commandant trois cents lances du Roi, Guy XIV, comte de Laval, frère aîné de Lohéac, beau-frère du duc, Jean de Châteaugiron, seigneur de Derval, gendre de Laval, Jean de Brosse, seigneur de Ste-Sévère et Boussac Jacques de Luxembourg dit souvent de St-Pol, lieutenant du connétable, enfin deux frères Jean et Philippe de Malestroit [Note : Le connétable était là en famille : il était cousin issu de germains d'Anne comtesse de Laval, mère de Guy et André, et fille de Jeanne de Laval, mariée en secondes noces à Guy XII, qui gardait fièrement son titre de veuve de du Guesclin. Guy XIV avait épousé Isabelle, fille de Jean V et était ainsi neveu par alliance du connétable. Jean de Châteaugiron et de Derval, à cette époque fiancé ou mari de Hélène de Laval, fille de Guy XIV et d'Isabelle créé (1451) par Pierre II baron de Derval, sera grand chambellan de Bretagne. — Il ne faut pas le confondre avec le sire d'Orval de la maison d'Albret. Jean de Brosse, fils du maréchal de Boussac, l'ami du connétable, avait épousé Nicole de Blois, fille de Charles de Penthièvre alors décédé et était héritière de Jean, comte de Penthièvre qui mourut en novembre 1452 (Lobineau. Hist. p. 654) et non en 1454 (Morice Généalogie de Penthièvre. Hist. I, p. XIX). Son mariage le faisait arrière-cousin (7ème degré) de Richemont. Il est souvent dit comte de Penthièvre (Le Baud. Hist. p. 504-505) par anticipation, sans doute avec le consentement de Jean de Penthièvre. Jean de Luxembourg, comte de Richebourg, frère du comte de Saint-Pol et de Catherine, troisième femme du connétable (10 juin 1445). Les deux frères de Malestroit, de la maison de Châteaugiron. Jean, depuis capitaine de Saint-Malo et chambellan du duc]. 

Son armée ne comptait pas deux mille hommes, et les officiers bretons retenus malgré eux par le duc se demandaient avec inquiétude ce qu'il pourrait faire, et même s'il lui serait possible d'affronter l'ennemi ; mais lui, plein de confiance et les consolant : « Je voue à Dieu qu'avec la grâce de Dieu, j'aurai vu les Anglais avant de revenir »

A son départ, le connétable espérait que Valognes tenait encore, et le grand intérêt était d'y arriver au plus vite. Or, au-dessous d'Avranches, deux routes s'ouvraient devant lui, à peu près d'égale longueur : la première, à gauche, par Granville, Coutances, Perriers, La Haye du Puits ; l'autre, à droite, par Villedieu, Saint-Lô, Carentan. Pour une raison que nous ne savons pas [Note : On a dit que Clermont avait averti le connétable que Kiriel, maître de Valognes, menaçait La Haye du Puits (14 kil. ouest de Carentan). C'est à Messac que le connétable aurait reçu cet avis qui aurait déterminé le choix de la route de Granville. Objection : le connétable avait quitté Messac quinze jours avant la prise de Valognes], le connétable prit la première route, bien qu'elle l'éloignât de la direction suivie par l'armée française. 

Le 12 avril (jour où Kiriel partait de Valognes) le connétable couchait à Granville ; le 13, il arrivait à Coutances. Si, mieux informé, il eut pris la route de Villedieu et Saint-Lô, il fut arrivé dans cette place à l'heure où il entrait à Coutances, et le lendemain (14) il pouvait joindre le comte de Clermont à Carentan. Ce retard d'un jour, qui aurait pu être fatal, allait du moins avoir une conséquence fâcheuse. 

A Coutances, le connétable reçut des lettres du comte de Clermont et de l'amiral lui annonçant la capitulation de Valognes, le départ de Kiriel le 12, et la marche en avant des Anglais vers Saint-Lô ; le comte envoyait le connétable à Saint-Lô. 

Clermont avait cru que Kiriel, évitant Carentan et la rencontre des Français, allait prendre sur sa droite et tourner vers Saint-Lô, pour revenir de là sur Bayeux. Il se trompait et trompait le connétable.

Kiriel avait payé trop cher la prise de Valognes. S'il n'avait pas perdu trois longues semaines devant cette place, il serait arrivé sans encombre à Caen, au plus tard aux premiers jours d'avril ; il aurait pris la campagne avec Somerset, ils auraient peut-être écrasé sous le nombre la petite armée française isolée ; et victorieux ils seraient allés au devant des Bretons pour les contraindre à combattre un contre trois. Aujourd'hui, il s'agit pour Kiriel d'éviter les armées française et bretonne !... 

Il lui faut d'abord tourner Carentan et l'armée française ; mais pour le faire, en prenant à droite sur Saint-Lô, il allongeait sa route vers Bayeux de quatre ou cinq lieues, et se plaçait entre l'armée royale qui allait le suivre et l'armée bretonne qui venait à lui. 

Sur l'indication de Mathieu Goth sans doute, Kiriel allait prendre un chemin que, selon toute apparence, armée aussi nombreuse n'avait jamais suivi. 

A l'Est de Carentan, s'étend la baie dite du Grand-Vey séparant le Cotentin du Bessin qui, à marée basse, devient une vaste plaine de sable. Plusieurs rivières descendent dans la baie, mais elles se réunissent en deux estuaires qui bordent les deux côtes et qui sont dits aujourd'hui : en Cotentin, la rivière de Carentan en Bessin, la rivière d'Isigny. 

Ces deux rivières étaient guéables sur deux points situés à peu près l'un en face de l'autre : en Cotentin, près du village de Grand-Vey, en Bessin, devant le village de Saint-Clément, distant d'un kilomètre à peine de la route d'Isigny à Bayeux. Les deux gués, éloignés l'un de l'autre de cinq kilomètres environ, étaient dits d'un seul nom les gués de Saint-Clément

Ce nom même fait supposer que le passage était habituellement fréquenté à basse-mer, du moins dans les grandes marées, quand les eaux se retirant beaucoup plus baissent plus vite. Mathieu Goth connaissait bien le pays ; peut-être avait-il plus d'une fois traversé le Grand-Vey ; du moins est-il vraisemblable que, pour éviter Carentan, il avait, pris cette voie, vers la pleine lune de mars, à la tête des mille hommes qu'il conduisait à Valognes. Après cette expérience faite, comment Kiriel aurait-il hésité ? 

On a dit qu'en s'engageant dans le Grand-Vey Kiriel s'exposait à un double danger : les sables mouvants et le retour de la marée montante. Non, Kiriel n'avait pas commis une telle imprudence, il avait pris ses précautions. 

Si, comme il est vraisemblable, on peut juger de l'état de ces grèves au XVème siècle par leur état actuel, voici des renseignements certains (Note : Je ne connais pas le Grand-Vey. mais je l'ai vu par les yeux de M. le capitaine au long cours Joüan, maître de port à Saint Vaast-la-Hougue, que je remercie des renseignements qu'il a bien voulu m'adresser. Voir in fine une note sur le Grand-Vey). 

Dans la baie de Carentan, même aux parties les plus voisines de la mer, il n'y a pas de sables mouvants, à plus forte raison en était-il ainsi dans la partie comprise entre les deux gués, voisine du fond de la baie et que recouvraient seulement à haute mer des eaux peu profondes. D'autre part, Kiriel n'avait pas à craindre le retour du flux. Il avait choisi un jour de haute mer [Note : En 1450, Pâques (1er dimanche après la pleine lune de mars) tombait le 5 avril. La lune de mars avait commencé le 17 du mois, elle était pleine le 30 et le 14 avril, son dernier jour. La lune d'avril commençant le 15 ramenait les grandes marées. V, Manuel de Diplomatique de M. Giry, p. 147, 154, 155, 157, 201]. Le 14 avril, le passage du Grand-Vey pouvait être libre à dix heures du matin, celui de Saint-Clément à midi. L'espace entre eux, découvert à dix heures, ne devait être submergé que le soir. 

Kiriel avait ainsi bien plus de temps qu'il n'était nécessaire pour passer les deux gués et la grève comprise entre eux. 

Le lendemain (14 avril), de grand matin, l'armée anglaise était aux abords de la rivière de Carentan ; et, au premier moment favorable, l'avant-garde entra dans le gué. Dans leur généreuse ardeur, les habitants de Carentan et les paysans des environs prétendaient suivre l'ennemi et suppliaient le comte de venir avec eux combattre les Anglais sur la grève. Le conseil de guerre résolut de laisser les Anglais passer et d'aller les combattre dans le Bessin. 

Furieux et criant à la trahison, les paysans coururent aux grèves, malgré la défense du comte de Clermont. Celui-ci se décida enfin à envoyer Joachim Rouault et Geffroy de Couvran avec quelques lances ou pour leur donner satisfaction ou pour les soutenir et les défendre. Ces troupes et les paysans donnèrent sur l'arrière-garde anglaise et y mirent quelque désordre ; mais ils ne pouvaient faire plus (Note : D'autres, au lieu de ces noms ou après eux, écrivent Pierre de Louvain. Il y aurait eu un vif engagement, 13 au soir, sur la côte vers le village du Grand-Vey. D. Morice (D. Taillandier Hist. de Bretagne, p. 29) dit que Pierre de Louvain « entra bien avant dans la rivière et empêcha les Anglais de la passer ce jour là », (le 14). C'est pourtant bien le 14 que Kiriel passa le Vey. — Il dit aussi que Kiriel passait en Bessin « pour renforcer son armée de garnisons anglaises, revenir sur ses pas et pénétrer ensuite dans le Cotentin ». Et voilà comment l'historien corrige Lobineau ! (V. Lobineau. Hist. p. 641). — M. Lair (p. 15) place cet engagement vers le soir ; mais, le 14 avril, la rivière de Carentan n'était guéable à cette heure. Je viendrai à cela dans ma note sur Le Grand-Vey. Je suis ici M. Cosneau. Le connétable de Richemont, p. 407). 

Dans l'après-midi, Kiriel marcha sur la route de Bayeux environ 14 kilomètres, jusqu'au village de Formigny, à moitié chemin d'Isigny à Bayeux, Il y avait là une position indiquée peut-être par Mathieu Goth favorable à la défense. Kiriel s'y arrêta, et commença à creuser un fossé et à planter des pieux. C'était une habitude des Anglais de se fortifier pour la nuit. Mais il est possible que Kiriel eut une autre pensée. Il se sentait suivi de près par l'armée française, menacé en flanc par le connétable : il ne pouvait se flatter d'atteindre Bayeux sans combat ; mais cette place n'étant qu'à quatre lieues, il espérait que Somerset lui enverrait du secours ; et peut-être voulait-il l'attendre derrière ses retranchements ? 

On a critiqué l'inaction de l'armée française. Elle était pourtant bien facile à justifier. 

Fallait-il engager une bataille pour empêcher les Anglais de s'engager dans les gués ? Irait-on les y combattre ? Une armée de trois mille hommes pouvait-elle sans une folle imprudence passer et se mettre à dos une rivière guéable sur un seul point, pour aller combattre sur la grève, comme en un champ clos, une armée de six mille hommes ? Ne risquait-elle pas d'être poussée sur les points non guéables de la rivière ?

Il ne faut pas oublier d'ailleurs que les instructions du Roi, aussi bien que la prudence, commandaient d'attendre l'armée bretonne. De quelle responsabilité se serait chargé le comte de Clermont si, attaquant seul, il eût vu son armée non seulement vaincue, mais détruite, et que le lendemain le connétable arrivant avec dix huit cents hommes eût eu seul sur les bras l'ennemi victorieux ? 

Ce que l'on peut dire c'est que si l'armée anglaise arrivant en longue et étroite file au gué de Saint-Clément avait vu sur le rivage du Bessin Français et Bretons l'attendant, elle eût été dans une situation terrible, comme prisonnière dans des grèves que la mer va recouvrir ! Mais les Bretons ne pouvaient être là : sur l'avis de Clermont, ils se hâtent vers Saint-Lô ! 

Voilà la grande faute du comte de Clermont. Il sait, le 13 au soir, que le lendemain, les Anglais entreront dans le Vey, et il n'avertit pas le connétable, en l'appelant à Saint-Clément. Le connétable fût venu, fallût-il, comme il l'avait fait, marcher aux torches, par une nuit sombre. — Il y a plus : le 14 au matin, Clermont apprend que le passage s'effectue. Il peut aussitôt avertir le connétable, arrêter sa marche sur Saint-Lô, lui assigner un rendez-vous entre Isigny et Bayeux, et lui indiquer l'heure où les Français s'y trouveront le lendemain matin. Les deux armées enfin jointes se reposeront avant d'engager le combat. Il faut deux ou trois heures pour que cet avis parvienne au connétable.

Or c'est seulement le soir que Clermont dépêche à son oncle le curé de Carentan selon les uns, un poursuivant d'armes, selon les autres. Le messager apparemment dort en route ; et le soleil du 15 avril va se lever à cinq heures quand le connétable reçoit le message du comte. Le comte annonce que le lendemain matin (15) il suivra les Anglais en marche sur Bayeux ; « les chargera en queue, pendant que le con­nétable venue à la traverse les prendra en tête ou en flanc » (Note : M. Lair, qui cite le chroniqueur Blondel, p. 16 et 17). Clermont marque un champ de bataille favorable à Vieux-Pont, lieu situé à quatre kilomètres à l'Est de Formigny et à douze de Bayeux. C'est à Vieux-Pont, à trente kilomètres de Saint-Lô et par des chemins mal tracés que l'armée bretonne est appelée. 

C'était l'heure où le connétable, s'il eût été averti dans la journée, ou même le soir, aurait pu être au rendez-vous ! 

Le premier, le connétable entend appeler au guet : il donne l'alarme, se fait armer, court entendre la messe, monte à cheval à la porte de l'église et part en hâte, lui sixième, laissant à tous l'ordre de le suivre, Après une lieue, il est rejoint par tout son monde. Il indique sa place à chaque capitaine : il donne à Lohéac et au sire de Boussac le commandement de l'avant garde et il marche en hâte vers Vieux-Pont. Il n'est pas sans inquiétude. Il peut craindre que les Anglais supérieurs en nombre aient déjà attaqué l'armée française. Mais pourrait-il imaginer que son neveu qui l'appelle a, sans l'attendre, engagé le combat ? 

Or, comme il avait fait deux lieues, il voit accourir des paysans dépêchés en hâte par le comte : « Monseigneur le connétable, venez vite. On se bat... Les Français ont attaqué les Anglais retranchés à Formigny ! » et, s'ils avaient vu ce qui se passait alors, les paysans auraient pu ajouter : « l'affaire tourne mal pour nous »

Aussitôt le connétable « commença à faire marcher au galop », guidé par les paysans qui lui firent passer le pont de l'Aure auprès de Trévières, puis prendre à gauche sur une colline. 

Pendant que le connétable se hâtait vers Formigny, voici ce qui s'y passait : 

Le village est situé sur une hauteur à quelques cents mètres de la route conduisant d'Isigny (à l'Ouest, gauche) vers Bayeux (à l'Est, droite). A gauche de Formigny, à un kilomètre environ, la route passe sur un pont un ruisseau, dit du Val, qui des hauteurs dominant le village descend vers la rivière d'Aure ; un peu au-dessous du pont est un gué. 

L'armée anglaise était retranchée entre Formigny, le ruisseau du Val et la route. Vers le village, le camp anglais, outre les fossés et les pieux, avait pour défense les maisons, murs, haies, jardins plantés d'arbres et impraticables à la cavalerie. Enfin, à l'angle du camp à droite (vers l'Est) les Anglais avaient construit une fortification volante dite dans le langage du temps taudis. Cette sorte de redoute défendait le camp et en même temps la route de Bayeux, ligne de retraite des Anglais [Note : On a même dit que le pont de l'Aure sur la route de Bayeux, près de Surrain était gardé par Kiriel (M. Cosneau, p. 408). Le plan de la bataille donné par l'érudit historien figure les retranchements anglais s'étendant et l'armée anglaise échelonnée jusque là. Mais il y a quatre kilomètres de Formigny à ce point !. Comment une armée de 6000 hommes eût-elle défendu une telle étendue? — C'est à cet endroit (Vieux-Pont) que Clermont avait appelé le connétable — C'est à M. Le Duc que j'ai dû l'indication du taudis. C'est au voisinage qu'a été érigé le monument). 

Kiriel avait divisé son armée en deux corps : l'un à gauche, et sur la rive gauche du ruisseau aux ordres de Mathieu Goth, gardait le pont et le gué. L'autre plus considérable, sous les ordres de Kiriel même, occupait le village et les hauteurs. 

Les Anglais attendaient d'un moment à l'autre le secours promis par Somerset ; ils n'étaient pas disposés à quitter leurs retranchements. C'est le comte de Clermont qui, alla les y chercher. Comment expliquer sa précipitation, quand il savait que le connétable, appelé par lui, allait bientôt venir ? Dira-t-on que le comte prévenait l'arrivée de son oncle pour avoir seul l'honneur de la victoire ? 

Non. Le mouvement qu'il ordonna était utile, mais prématuré et imprudent. Arrivé à Formigny sur la rive droite du ruisseau, le comte sait que le connétable arrivera de Trévières sur la rive gauche qu'occupe Mathieu Goth. Il juge bon de s'emparer du pont et du gué, pour préparer la jonction des deux armées. Ce mouvement se serait fait à l'arrivée des Bretons ; il fallait les attendre. Le comte ne se demanda pas si l'escarmouche ordonnée par lui ne deviendrait pas une bataille ; et ce qu'il n'avait pas prévu allait arriver.

Le comte s'avança à gauche, vers le point qu'occupait Mathieu Goth. Il détacha des archers et soixante lances, pour occuper la rive droite du ruisseau, pendant que des coulevrines tiraient sur le camp, où elles faisaient grand dommage. Tout à coup Mathieu Goth, passant de la défense à l'attaque, lança une troupe d'archers, qui franchissant résolument le pont, firent reculer les Français et s'emparèrent des coulevrines. Les archers français lâchaient pied lorsque Pierre de Brézé, à la tête de ses compagnies d'hommes d'armes, les ramena sur le ruisseau. Là s'engagea une mêlée furieuse. Les compagnies d'ordonnance récemment créées faisaient leur apparition sur un champ de bataille : elles firent merveille ; et, dit un témoin : « n'eussent été les gendarmes qui tinrent bon, je crois que les Anglais auraient fait grand outrage à nos gens » (Gruel, secrétaire du connétable, Histoire de Richemont, Coll, Michaud. VII, p. 226). 

Toute l'armée française combattait. Au contraire, Kiriel laissait le corps de Goth combattre seul ; comme s'il eût, craint d'engager toute son armée, il maintenait immobiles dans le camp des forces disponibles. Le chef anglais redoutait-il l'arrivée du connétable et gardait-il des troupes fraîches à opposer aux Bretons, déjà fatigués d'une marche forcée ? Jugeait-il que Goth suffirait à venir à bout des Français ? Peut-être ne se trompait-il pas ? Après trois heures de combat, les compagnies d'ordonnance commençaient à faiblir.

Kiriel ne va-t-il pas saisir l'occasion et engager résolument une action générale? Quelle en serait l'issue ? Du connétable, pas de nouvelles ! N'aurait-il pas reçu le message de la veille au soir l'appelant à Vieux-Pont ? Les paysans envoyés dans toutes les directions à sa recherche ne l'auraient-ils pas rencontré ? — Voilà les questions qui tiennent anxieux les chefs et l'armée. 

Tout à coup sur la colline d'Aiguerville qui borde l'Aure à moins de deux kilomètres au Sud de Formigny, une armée apparaît. Les Anglais restés dans le camp l'aperçoivent les premiers. Pour eux, aucun doute : c'est le secours de Somerset ! Leurs acclamations annoncent la joyeuse nouvelle aux troupes qui combattent en bas. Mais bientôt, les cris de triomphe cessent les Anglais du camp ont reconnu les bannières française et bretonne !. 

C'est le connétable ! Il s'arrête près d'un moulin à vent sur la colline : il a bien vite reconnu la situation, et son parti est pris. Va-t-il se jeter sur les derrières des Anglais ? Non, le plus pressé, c'est de joindre l'armée française. 

Le connétable ordonne à Lohéac de marcher au pont avec l'avant-garde et les archers. Quand ce mouvement se dessine, craignant d'être coupés du camp, les Anglais repassent sur la rive gauche du ruisseau et se retirent précipitamment vers leurs retranchements. Lohéac passe si près de leurs derniers rangs que les archers sans s'arrêter tuent une centaine d'hommes. Le connétable, avec le reste de ses troupes, va passer au gué. Les deux armées sont enfin réunies, et le connétable prend le commandement. 

Alors, s'adressant à l'amiral de Coëtivy : « Allons ensemble voir leur contenance » ; et le menant « entre les cieux batailles » : « Que vous semble ? Comment les devons-nous prendre, par les bouts ou par le milieu ? ». Et l'amiral, sans donner son avis, exprimant la crainte que les Anglais ne restent dans leurs retranchements : « Je voue à Dieu, reprend le connétable, ils n'y demeureront pas, avec la grâce de Dieu »

Il parlait encore quand Brézé vient lui demander la permission d'attaquer le taudis à l'aile droite des Anglais, pour leur couper la retraite sur Bayeux (Note : M. Cosneau, p. 411 dit "un poste fortifié", il s'agit assurément du taudis). Après un instant de réflexion, le connétable approuve ce mouvement. Brézé s'élance avec ses compagnies d'ordonnance. Les défenseurs du taudis sont tués ou faits prisonniers. Ceux qui restent se débandent et s'enfuient vers le camp où Drézé les poursuit. 

Pendant ce temps, sur la rive droite du ruisseau, les Bretons combattent au-dessus du pont ; Clermont combat auprès du pont ; Mathieu Goth le défend vigoureusement, mais perdant tant d'hommes que le ruisseau est rougi de sang. Bientôt les Français sont maîtres du pont. — Enfin, au centre une autre attaque a le même succès. 

Le camp est ainsi forcé de tout côté. Jugeant la partie perdue, Mathieu Goth rassemble ce qui reste de ses compagnies pour les sauver à Bayeux. Kiriel s'obstine longtemps dans une résistance inutile. Enfin ses troupes essaient en désordre de se sauver par le village. Mais les maisons et les jardins enclos et plantés, qui leur furent une défense utile pendant le combat, sont un obstacle à leur retraite. Dans ce désastre, heureux ceux qui seront arrêtés par des troupes régulières : faits prisonniers, ils auront la vie sauve. Mais les paysans accourus en armes sont sans pitié. Cinq cents archers cernés dans un enclos tombent à genoux tendant leurs arcs désarmés : il sont exterminés. Quelques fuyards parviennent à sortir de Formigny : isolés ils sont massacrés par des troupes de paysans vengeant cruellement sur ces malheureux une oppression de plus de trente années. 

Le soir, on compta près de quatre mille Anglais morts et douze ou quatorze cents prisonniers, au nombre desquels Kiriel et les principaux chefs. L'armée qui, au dire de Somerset, devait sous ses ordres reprendre la Normandie en une campagne, était anéantie. 

Formigny est, pour le connétable et la France même, la revanche d'Azincourt. « Depuis le commencement de la guerre de Cent ans, la France n'avait pas remporté une pareille victoire » (M. Cosneau, p. 412). 

A qui en revenait l'honneur ? Un chroniqueur a écrit qu'on discutait cette question à la cour ; mais le Roi survint « qui assigna l'honneur et la gloire de cette victoire au comte de Clermont » (M. Cosneau, p. 412, note 2). 

Nous voulons croire que le chroniqueur a été mal informé. Mais avec quelle surprise on lit dans un historien breton d'ordinaire mieux avisé: « Le Roi décida pour le comte ; et ce fut aussi le sentiment du connétable puisque, par civilité, il alla coucher à Trévières, laissant le comte coucher sur le champ de bataille » [Note : Lobineau. Hist. de Bretagne, p. 642. Morice (D. Taillandier), qui copie souvent Lobineau, dit plus exactement, « Quoique le connétable eût la meilleure part à cette victoire, il en laissa tout l'honneur au comte de Clermont.. », Hist. II. p. 30]. 

A qui fera-t-on croire que cet acte de pure « civilité » envers le gendre du Roi et son neveu emportait de la part du connétable la reconnaissance de la victoire du comte ? Non. Le comte, par sa brillante bravoure, avait mérité que le connétable l'armât chevalier ; celui-ci voulut lui faire honneur en le laissant comme vainqueur coucher sur le champ de bataille, le soir du jour où il avait gagné ses éperons. 

Le connétable mieux que personne savait bien que, sans son heureuse intervention, le comte courait risque d'être vaincu... et par sa faute. Que le connétable appelé tardivement à un combat imprudemment engagé fût arrivé quelques heures plus tard, l'armée française pouvait être écrasée ; et l'armée bretonne aurait eu seule sur les bras l'armée anglaise victorieuse et supérieure en nombre. Que fut-il advenu? 

Quatre jours après, l'amiral de Coëtivy écrit à son frère en Bretagne ; et dans cette lettre intime on lit : « Je crois que Dieu nous y amena Mgr le connétable ; car s'il ne fut venu à l'heure et par la manière qu'il vînt, je doute que nous qui les avions atteints (attaqués) les premiers et faits mettre en bataille, nous en fussions jamais sortis sans dommage irréparable, car ils étaient de la moitié plus que nous n'étions » (Morice, Preuves, II, 1521). 

Voilà la réponse à la décision du Roi, si le chroniqueur cité plus haut ne se trompe pas, et au singulier jugement de notre historien breton ; et voilà la constatation par un des combattants, et non des moindres, de l'imprudence commise par le comte de Clermont, du danger couru par l'armée française et du salut apporté, comme miraculeusement, par le connétable.  

Faut-il ajouter que la victoire était due, au moins pour une part, aux réformes militaires proposées par le connétable et exécutées par lui avec l'autorité du Roi ? Nous avons dit plus haut comment les compagnies d'ordonnance avaient soutenu le combat et donné ainsi au connétable le temps d'arriver. 

Mais laissons cette question aujourd'hui résolue, et disons quels furent les résultats de la victoire de Formigny. 

La bataille de Formigny souleva par toute la France des transports de joie et des démonstrations populaires. Mais, parmi ceux qui voyaient dans la victoire l'heureux présage de la délivrance, qui aurait osé espérer ce que nous allons dire ? On a écrit : « La victoire de Formigny chassa les Anglais de la Normandie ». C'est dire trop et trop peu, comme vous allez voir. 

Ce qui est vrai, c'est que la victoire débarrassa des Anglais « le plat pays » ; mais, bien des châteaux et des places restaient à prendre, entr'autres Tombelaine (Rocher fortifié sur la grève du mont Saint-Michel), Avranches, Vire, Bayeux, Saint-Sauveur, Briquebec, Valognes, Falaise, Domfront, Caen, la plus grande ville normande après Rouen, enfin Cherbourg, réputé imprenable avec son port. 

Le 20 avril, le connétable et le comte de Clermont allaient assiéger Vire qui ne résista pas. Après quelques jours, ils se séparèrent. Le comte alla devant Bayeux ; et, le 15 mai, le connétable était devant Avranches. Il y trouva son neveu de Bretagne. Honteux et avec raison, de n'avoir pas sa part dans la gloire de Formigny, lui lieutenant-général du roi, le duc assiégeait Avranches depuis le 23 avril. Le 13 mai, la place capitulait. 

Quelques jours après, le fort de Tombelaine se rendait. Après quelques jours passés au mont Saint-Michel, le duc rentrait en Bretagne pour y mourir (17 juillet). Il laissait au connétable, le sire de Montauban, maréchal de Bretagne (Note : Jean de Montauban, frère d'Arthur, l'ennemi de Gilles de Bretagne, et compromis lui-même dans cette criminelle affaire), Jean de Raguenel, sire de Malestroit [Note : Jean de Raguenel qui allait succéder à Montauban comme maréchal de Bretagne. Il avait épousé Hélène de Laval, petite-fille du duc Jean V, fille d'Isabelle de Bretagne et de Guy XIV de Laval. Pierre II comprit la seigneurie de Malestroit au nombre des neuf baronnies (23 mai 1451)] avec trois cents lances, environ quinze cents hommes. 

Le connétable s'empressa de rejoindre le comte de Clermont qui, le 16 mai, avait obtenu la capitulation de Bayeux. En route, il détachait une partie de son armée, et faisait sommer Saint-Sauveur, Briquebec et Valognes qui se rendirent. Il dégageait ainsi les abords de Cherbourg. Le 4 juin, il rejoignait le comte de Clermont sous les murs de Caen, où le Roi allait arriver. 

Somerset avait une garnison de 4.000 hommes pourvue de vivres et de munitions, abritée derrière de puissantes fortifications. On devait s'attendre à une résistance désespérée. Après quelques jours, les pionniers bretons arrivés au pied du rempart y ouvrirent une brèche. L'armée bretonne demandait l'assaut que le Roi défendit très sagement, par pitié pour la ville. Vingt jours plus tard, Somerset capitulait. 

Le Roi se chargea de Falaise et de Domfront qui capitulèrent, les 22 juillet et. 2 août. A cette date, le connétable et le comte de Clermont avaient investi Cherbourg ;... Cherbourg, la place imprenable, devant laquelle du Guesclin avait échoué, et que les Anglais n'avaient réduite, en 1417, que par la famine et après six mois de siège. Ils entendent bien garder Cherbourg avec son port, comme ils gardent Calais. 

Cherbourg avait une nombreuse garnison, augmentée d'Anglais chassés des autres places de Normandie et même d'un renfort venu d'Angleterre, et que d'autres pouvaient suivre. Ses magasins étaient pleins de munitions et de vivres, et ses remparts armés d'une puissante artillerie. 

Les approches furent difficiles ; l'amiral de Coëtivy périt dans la tranchée. Mais de grosses « bombardes », que n'avait pas du Guesclin, tiraient sans interruption ; elles ébranlèrent plusieurs points des murs ; et, après un mois, les assiégés désespérant d'un secours d'Angleterre demandèrent la capitulation. Le 12 août, la Normandie était redevenue française. 

Le lendemain, le connétable entra à Cherbourg, un moment seulement, pour en recevoir les clés et instituer un gouverneur ; après quoi il partit en hâte pour aller trouver le Roi à Château-du-Loir. 

Est-il besoin de dire comment fut accueilli le chef principal de l'heureuse campagne que le Roi appelait « miraculeuse » ? Le Roi fit Richemont gouverneur de Normandie, se reposant sur lui du soin d'y établir l'administration et l'ordre à l'intérieur et d'en assurer la sécurité extérieure. 

La prise de toutes les places de Normandie avait été le premier et immédiat résultat de la victoire de Formigny, mais elle en eut un autre. 

Avec quelques troupes du Roi, et les francs-archers qu'il allait organiser dans toute la province, le connétable se chargeait de garantir son gouvernement contre un retour offensif des Anglais. L'armée royale pouvait donc être employée ailleurs. Sur l'avis du connétable, dès le 11 septembre, le Roi annonçait « à ses bonnes villes » qu'il allait reprendre la Guyenne. 

Dunois commandera l'armée et tiendra la parole du Roi. Entre juin et septembre 1451, la Guyenne sera conquise plus facilement encore que ne le fut la Normandie. Il est vrai que, l'année suivante. Bordeaux rappellera les Anglais, et accueillera une armée anglaise. Mais, le 17 juillet 1453, à Castillon, le maréchal de Lohéac qui commande l'armée française est vainqueur avec l'aide des Bretons (Note : Les Bretons étaient commandés : par Jean de Raguenel, baron de Malestroit, maréchal de Bretagne, le baron de Derval, Jean de Brosse, devenu comte de Penthièvre, Jean de Montauban, l'ancien maréchal, et Gilles de Tournemine, sire de la Hunaudaye. François de Bretagne, depuis François II, faisait ses premières armes en cette campagne). Il vient avec eux assiéger Bordeaux, qui capitule, le 13 octobre. 

Les Anglais ne tiennent plus que Calais ; et c'est de ce jour, 13 octobre 1453, qu'on peut dire les Anglais « boutés hors de France ». C'était vingt-deux ans après le supplice de Jeanne-d'Arc à Rouen. Il est de mode aujourd'hui de dire : « Jeanne d'Arc a chassé l'Anglais ». Erreur !.. Est-ce que Rouen était aux Français quand les Anglais y allumèrent son bûcher, le 30 mai 1431 ? Est-ce que, à ce moment la moitié de la France avec Paris n'était pas aux mains des Anglais ? Il ne faut pas manquer une occasion de protester contre cette erreur, — disons mieux, — cette fantaisie qui supprime vingt-deux ans de guerre, Formigny et Castillon. Rétablir sur ce point la vérité, ce n'est pas amoindrir Jeanne d'Arc ; encore moins est-ce manquer à la vénération que la France lui doit. Rendre l'espérance au peuple, à l'armée, au Roi, sauver Orléans, faire sacrer Charles VII, être abandonnée, peut-être trahie, puis vendue, mourir innocente sur le bûcher, voilà sa mission ; elle l'a accomplie : c'est assez pour qu'elle soit la grande Libératrice. Mais il lui fallait un continuateur ; elle l'a eu dans le connétable de Richement ; et il n'est pas permis d'attribuer à Jeanne les exploits qui, après elle, ont achevé son oeuvre. 

Un dernier mot : Le 31 août 1450, le Roi Charles VII adressait une lettre circulaire à « ses bonnes villes ». Il leur annonçait la victoire de Formigny et le recouvrement de la Normandie ; il s'applaudissait « de la brièveté » de la conquête, et « de la manière du faire en quoy raisonnablement, on ne peut noter ni cruauté, ni inhumanité, ni les détestables maux qui souventes fois arrivent au fait de guerre » ; et il concluait : « lesquels recouvrements et réduction, à bien tout considérer, est plus à croire que ce est oeuvre divin et miraculeux que autrement » (M. Cosneau, p. 422, note 5). 

Le miracle était dû à la vaillance et à la ferme discipline des deux armées française et bretonne. Mais le Roi a sa part dans ce miracle. Il l'a rendu possible par deux actes de haute sagesse : C'est le Roi dont la ferme volonté a, malgré l'opposition des princes, approuvé, prescrit et fait exécuter les réformes militaires dont le connétable fut le courageux et obstiné promoteur. C'est le Roi qui, ne veut pas entrer par la brèche dans des villes de France, et qui, au début de la campagne, a promis le pardon et l'oubli à ceux qui reviendront à lui. — Enfin disons qu'une part du miracle est aux patriotes Normands dont l'attitude résolue a facilité la tâche des hommes de guerre. 

La Bretagne rappelle, non sans orgueil, que le connétable de Richemont fut vainqueur à Formigny ; et que la victoire de Castillon fut attribuée surtout « à la vaillance et hardiesse des Bretons » (D'Argentré. Histoire de Bretagne, f. 659, n° E. « Le pape Pie II (AEneas Silvius Piccolomini) qui vivoit de ce temps, descrivant cette bataille, attribue la victoire d'icelle à la vaillance et hardiesse des Bretons »). — Le mieux informé et le plus judicieux de nos historiens a pu dire : « Sans Richemont et ses Bretons la France n'aurait pas été au milieu du XVème siècle, délivrée du joug anglais » (La Borderie, Cours d'Histoire de Bretagne, III, P. 184).

La Normandie a aussi sa part de gloire dans les campagnes de 1449 et de 1450. Quand les Normands salueront les images des chefs de l'armée franco-bretonne à la glorieuse journée du 15 avril 1450, qu'il aient un pieux et reconnaissant souvenir pour leurs pères, soit les bourgeois des villes contraignant les capitaines anglais à ouvrir leurs places aux Français ou Bretons, ou se défendant vaillamment comme à Valognes, soit les rudes « compagnons » des paroisses rurales implorant comme une grâce un signe du connétable de Richemont pour courir à l'ennemi ! Ces généreux inconnus furent à la peine, c'est justice qu'ils soient à l'honneur. 

Note sur le passage du Grand-Vey : Un historien a écrit que l'armée anglaise commandée par Kiriel, avait passé le Grand-Vey « au milieu des sables mouvants et sous la menace de la marée montante »

Acceptant cette idée, j'ai vu d'abord dans ce passage à travers le Grand-Vey, une « audacieuse entreprise surtout au voisinage et comme sous les yeux de l'ennemi » (Le connétable de Richemont, p. 248). 

Mais, en étudiant mieux la campagne de 1450, il m'a paru que Kiriel était un chef timide, lent, hésitant bien plutôt que capable d'une témérité. Je me suis demandé si Kiriel exposait son armée aux dangers signalés.

Pour résoudre cette question, il me fallait une connaissance des lieux et des marées que je n'avais pas. J'ai recouru à M. le Commissaire de l'Inscription maritime de La Hougue. Accueillant aimablement cette requête d'un inconnu, il a bien voulu demander pour moi des renseignements à M. Jouan, capitaine au long-cours, maître de port à Saint-Vaast-La Hougue. J'ai mis ces renseignements à profit ; et je remercie M. le Commissaire Dorlencourt et M. Jouan de leur extrême obligeance. 

J'ai donné plus haut une courte description du Grand-Vey ou baie de Carentan. Il suffit de rappeler que les deux rivières de Carentan et d'Isigny rasent la première là côte du Cotentin, l'autre la côte du Bessin ; — que sur chacune d'elles, devant deux villages, le Grand-Vey, en Cotentin, Saint-Clément, en Bessin, il y avait un gué ; — que les deux gués étaient séparés par une plaine d'environ cinq kilomètres. 

Au XVème siècle, les deux rivières n'étant pas endiguées coulaient dans des lits plus larges qu'aujourd'hui ; et leurs eaux étant ainsi moins profonde elles étaient au moment du reflux facilement guéables.

Aujourd'hui la grève centrale présente par places des sables, des graviers, des galets, enfin des joncs ; mais pas de sables mouvants. Elle ne couvre qu'à marée haute dans les vives eaux. Une ligne droite tirée du Grand-Vey à Saint-Clément passe sur des terrains qui ne couvrent pas en morte-eau (Note : sur trois kilomètres environ la ligne passe sur des terrains concédés à la Compagnie dite des Polders qui les a endigués et transformés en prairies). 

Dans les grandes marées, les sables découvrent jusqu'à six et sept kilomètres en avant des deux gués : Ce point, où se marque l'entrée des rivières dans la mer, est dit Embouchures des Veys (Voir la carte de l'Etat major ou une carte marine). 

Quand il s'approcha du Grand-Vey, Kiriel était bien informé : il avait eu pour instructeur, et il allait avoir pour guide Mathieu Goth, l'avisé et vaillant capitaine de Bayeux. Celui-ci faisait depuis longtemps la guerre en Normandie ; il connaissait le Grand-Vey ; et, vers la fin de mars, il avait conduit par là les mille hommes de sa garnison qu'il amenait à Kiriel devant Valognes. Il avait pu rassurer Kiriel sur « les sables mouvants ». Où mille hommes ont passé six mille hommes passeront bien. Il est vrai que, marchant peut-être en mince colonne, il leur faudra plus de temps ; mais ils n'ont pas à craindre « la menace de la marée montante »... à la condition de prendre le jour et l'heure. 

Kiriel entra dans le Vey le 14 avril. S'il avait pu choisir son jour, il n'en aurait pas trouvé un plus propice (Note : On ne peut dire qu'il l'eût choisi puisqu'il était retenu devant Valognes jusqu'au 10). 

C'était le 28ème jour de la lune de mars. Elle avait commencé le 17 de ce mois ; elle était pleine le 30 ; elle était, le 14 avril à son dernier jour. Le lendemain 15 commençait la lune d'avril qui allait, après trente six heures, amener la grande marée, le 16 au soir ou le 17 au matin. 

Le 14 avril, la grève entre les deux gués était d'autant plus facile à passer que, depuis cinq ou six jours, elle n'avait pas été couverte par la mer, et qu'elle devait être asséchée. A ce point de vue le passage était plus favorable qu'en vives eaux. 

L'heure était commode. Le 14 avril, au Grand-Vey et à Saint-Clément, il était pleine mer vers sept heures et demie du matin, et par conséquent basse-mer vers une heure et demie du soir ; selon toute apparence, les gués pouvaient être passés à mi-marée vers dix heures et demie ou onze heures : la pleine mer n'allait revenir qu'à huit heures du soir. Pour faire moins de deux lieues, l'armée avait six heures entre les demi-marées. C'était plus qu'il ne fallait. 

Mais Kiriel (et il s'y attend) sera harcelé par les Français. En effet, quelques compagnies attaquent son arrière-garde : elle fait face à l'ennemi et est ainsi arrêtée. Kiriel lui envoie un renfort qui repousse l'ennemi. Mais il n'arrête pas le gros de son armée. Il sait bien que les Français ne peuvent continuer à le .poursuivre sans s'exposer à trouver la voie du retour fermée. Pendant que les Français repassent le gué du Grand-Vey, l'armée anglaise passe le gué de Saint-Clément et entre dans le Bessin..... avant l'heure de la mi-marée, cinq heures du soir. 

Dira-t-on que ces indications d'heures ne sont qu'hypothétiques ? — Approximatives, soit ! Mais voici un fait certain et qui justifie ces approximations. 

Kiriel avait d'avance marqué son étape du soir à Formigny, distant de St-Clément de quatorze kilomètres. Le soleil se couche le 14 avril un peu avant sept heures (6h. 47). Il fallait avoir assis et fortifié le camp avant la nuit qui, en nouvelle lune, allait être obscure. Or, le lendemain matin, les travaux de retranchements faits la veille étaient tels que l'amiral de Coëtivy, interrogé par le connétable doutait que les deux armées française et bretonne pussent les emporter ! 

Il faut répondre à deux objections : 

1° On a dit que le 14 avril était le 20ème jour de la lune (M. Lair, p. 15. C'est pourquoi l'auteur a cru que les Anglais passaient "la nuit approchait"). On peut s'assurer du contraire dans l'Art de vérifier les dates ou dans le Manuel de Diplomatique de M Giry p.147, 154-155, 201). C'est dans ce savant livre que j'ai pris les indications données ci-dessus sur les jours de la lune. 

Le 20ème jour de la lune aurait été moins propice que le 28ème : 1

1° La mer aurait été haute à Grand-Vey et à Saint-Clément à midi, au plus tôt ; il aurait fallu attendre la demi-marée descendante, jusqu'à trois heures, pour s'engager dans le premier gué. C'était bien tard. L'armée aurait eu à marcher sur des grèves que la marée de la pleine lune, venue le 16ème jour de la lune au soir, ou le 17ème au matin, et les marées suivantes avaient couvertes et qui n'étaient pas asséchées comme le 14 avril. 

2° La baie de Carentan a subi depuis le XVème siècle d'importants changements. Les deux rivières de Carentan et d'Isigny ont été par la suite canalisées. 

Il est clair que le redressement, l'amélioration du chenal d'Isigny et de celui de Carentan ont modifié le régime des deux rivières. Ainsi la carte marine n° 144 marque une surélévation sensible du fond devant St-Clément ; mais le chenal s'est approfondi en cet endroit, et le passage à gué ne se fait aujourd'hui qu'à deux kilomètres et demi plus bas, devant Geffosse-Fontenay, où le chenal est plus large. 

De même en ce qui concerne la rivière de Carentan. Devant le village de Grand-Vey le chenal n'est large que d'environ deux cent cinquante mètres entre deux digues submersibles ; mais, sept cent mètres plus bas, il a une largeur de trois cents mètres au moins ; et c'est vers ce point que la rivière est encore guéable, même en voiture. Mais les deux gués ne sont praticables qu'en grande marée. 

Donc le régime des rivières a changé ; mais celui de la plaine qui s'étend entre elles a-t-il subi quelques modifications ? Le flot couvre ces grèves à haute mer en vives eaux comme au XVème siècle. Elles ne contiennent pas de sables mouvants. Comment démontrerait-on que ces grèves solides aujourd'hui étaient autres au XVème siècle ? Nous verrons tout à l'heure qu'en 1715, le passage s'exerçait habituellement à pied, à cheval, en voiture. Comment démontrer que, en 1450, deux cent soixante-cinq ans auparavant, il n'en était pas de même? 

Conclusion : De ce qui précède, nous parait résulter que le passage à travers le Grand-Vey n'offrait aucun des dangers qu'on a signalés. Il n'y avait pas de sables mouvants, et le passage commençant à la mi-marée descendante pouvait, dans des conditions ordinaires, s'effectuer avant que commençât le flux : il n'y avait rien à craindre de la marée montante. Le danger eût existé et il eût été grand, si une armée rangée sur la rive droite de la Vire eût défendu le passage de Saint-Clément. Richemont aurait pu être là, si, le 13 au soir, informé des projets de Kiriel, Clermont l'y avait appelé au lieu de l'envoyer à Saint-Lô. 

Les renseignements reçus de M. Jouan m'avaient porté à penser qu'il y avait à travers le Grand-Vey, un passage habituel sinon journalier, analogue à plusieurs passages existant sur les grèves de Bretagne. Il m'apparaissait comme un raccourci naturel et très utile entre le Cotentin et le Bessin. Supposez, en effet, deux hommes partant du village de Grand-Vey, commune de Sainte-Marie-du-Mont, pour Bayeux, et se donnant rendez-vous au point où le chemin venant de Saint-Clément rencontre la route de Bayeux venant d'Isigny. Le premier ayant traversé le Grand-Vey aura fait dix kilomètres : le second se fera longtemps attendre. Parti par Carentan, et suivant la route qui contourne la baie, il a dû faire trente kilomètres, trois fois plus. 

Dans son curieux et savant mémoire, M. Lair a publié le passage suivant extrait de la Nouvelle description de la France par Piganiol de la Force, qui imprimait son livre en 1715 : « Le passage du Grand-Vey est sur la paroisse ou village de Saint-Clément à trois quarts de lieue d'Isigny. On le passe à cheval ou en voiture aux heures de la marée. Il y a deux grandes lieues de trajet. Deux hommes, montés sur de grandes cavales servent de guides. Les personnes qui ne sont pas montées avantageusement montent en croupe sur les cavales des guides, qui alors mènent leurs chevaux par la bride. Ces guides passent aussi en croupe les gens de pied. On paie pour le passage 8 sols par tête ou par cheval. Ce passage n'est point affermé au particulier, et il fait partie du fermage des terres voisines que les propriétaires louent à ces guides, qu'on appelle aussi passagers et qui devraient être nommés passeurs »

L'auteur a raison : Le passager est le voyageur qui passe. Le passeur est celui qui fait passer. Je vais prendre chacun de ces mots dans son sens vrai. Ces lignes sont très instructives : elles apprennent : 

1° que le passage, bien que interrompu la nuit et intermittent pendant le jour, devait être assez fréquenté. Quel paysan normand eût consenti à prendre à ferme un droit dont l'exercice lui sera si incommode et pénible, s'il n'y devait pas trouver une rémunération suffisante ? Or les passagers (bêtes et gens) paient chacun 8 sous. Il fallait nombre de passagers pour assurer aux passeurs un sérieux profit. 

2° J'ai dit passeurs au pluriel, car le texte parle de plusieurs propriétaires affermant le passage. On en peut naturellement supposer deux : un en Cotentin, un en Bessin. 

3° Pour que ce passage si incommode fût fréquenté à basse-mer, il fallait que le passage à mer haute ne fût pas habituellement possible. Qui n'aurait mieux aimé passer en bateau qu'à pied ou même juché à la première place sur la croupe d'une des cavales géantes des passeurs? Or l'obstacle à la navigation c'était la grève centrale qui, en temps ordinaire, n'était pas couverte par des eaux assez profondes pour porter une embarcation, même légère. 

Il y aurait un intérêt de curiosité à rechercher les aveux des anciennes seigneuries desquelles dépendaient le Grand-Vey et Saint-Clément. Peut-être ces vieux titres donneraient-ils quelques renseignements sur les Gués de Saint-Clément au XVème siècle.

J. TREVEDY  

 © Copyright - Tous droits réservés.