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LES CHANTS POPULAIRES DE LA BRETAGNE

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J'ai lu la thèse de M. l'abbé P. Batany [Note : Luzel, poète et folkloriste breton (1821-1895). Rennes, Simon, 1941, in-8°, XX-363 p., fig. et portr.]. Je l'ai lue d'un bout à l'autre, agréablement surpris d'y trouver une foule de questions traitées avec clarté, méthode et un effort méritoire d'impartialité. Et puis, je n'eus pas de cesse que je ne fusse allé à la Bibliothèque relire les Gwerziou et les Soniou de Luzel, consulter deci delà, les ouvrages de Dufilhol, de La Villemarqué et de bien d'autres, cherchant à classer dans mon esprit ces matières qu'il me semblait voir sous un jour nouveau et plus lumineux, à la suite de la lecture que je venais de faire ; je n'eus de cesse enfin, que je ne fusse aller rendre visite à mes maîtres et amis F. Vallée et Pierre Le Roux et reprendre avec eux quelques causeries que nous avions eues déjà au sujet des chants populaires.

Eût-elle bien des défauts, cette thèse, ce serait déjà un grand mérite pour elle de susciter ainsi le désir de la recherche : c'est le résultat de mes remarques à son sujet que je voudrais exposer devant vous, m'en tenant aux chants populaires et laissant de côté ce qui a trait aux contes, que je n'ai pas eu le temps d'étudier encore.

Chant populaire de Bretagne.

Ce qui se dégage, me semble-t-il, de la lecture de la thèse de M. Batany, c'est une vue d'ensemble, comme on n'en avait pas eu jusqu'ici, de la littérature populaire bretonne, et des auteurs qui ont travaillé à la rassembler durant le siècle dernier ; les précurseurs tels que Cambry, Dufilhol, Fréminville et Souvestre, puis les deux grands érudits qui sont à la base de ce genre d'études, qui forment un contraste frappant et que l'on a même opposés avec âpreté : La Villemarqué et Luzel.

Je me souviens - il y a plusieurs années de cela - c'était à une réunion de Gorsedd à Quimperlé, où l'on m'avait prié de dire quelques mots pour clore une série de discours sur le Barzaz Breiz, d'avoir obtenu l'unanimité de mes auditeurs, en m'étonnant que de nombreux critiques, poussés peut-être par un parti-pris préconçu, se soient acharnés à réclamer à une oeuvre d'art une valeur documentaire qu'elle ne comportait pas. Nous avons dans le Barzaz un travail d'art, sans les documents ; et si l'auteur ne nous a pas donné ses documents c'est peut-être qu'on les lui demandait d'une façon peu délicate : un homme bien élevé répugne à répondre à des gens qui le sont moins, même s'ils ont raison.

Dans les Gwerziou et les Soniou de Luzel, au contraire, nous avons des documents, et l'ouvrage d'art n'a pas été fait. Le livre est d'ailleurs conforme au dessein de l'auteur : recueillir des chants traditionnels tels qu'on les entendait de son temps, sur les lèvres du peuple, avec leurs imperfections, leurs redites, leurs variantes parfois ; et - sous réserve de quelques remarques que je ferai plus tard - il y est arrivé pleinement, redressant la méthode folklorique et lui donnant une précision qu'elle était loin d'avoir au temps de son fougueux et imaginatif prédécesseur. Aux lettrés, à leur tour, aux poètes, aux artistes, de s'inspirer à leur guise de ces documents et de s'en servir pour donner un nouvel essor à la muse spécifiquement bretonne. Regrettons qu'ils ne l'aient pas fait. La collection de Luzel, prise comme ouvrage littéraire, a eu naturellement moins de succès que le Barzaz. Mais, opposer ces deux oeuvres, c'est faire preuve d'une double incompréhension, c'est fausser le but des deux auteurs qui, je crois, s'opposaient moins l'un à l'autre qu'on n'essayait de les opposer, ce que prouvent les relations correctes qu'ils entretinrent dans leur vieillesse et jusqu'à leur mort.

Quoi qu'il en soit, les quatre livres de Luzel sont une mine où l'on peut trouver une foule de pièces charmantes. Mais, bien entendu, il faut les interpréter : n'allons pas nous extasier sur les fautes de prosodie d'une chanson qui s'est écorchée aux ajoncs de tous les fossés de Bretagne ; devant les incohérences dûes simplement aux défaillances de mémoire d'une vieille chanteuse ambulante ; devant les grossièretés que des rustres ou des piliers de cabaret ont pu introduire dans une chanson qui avait peut-être été composée par un doux clerc à l'imagination délicate : tirons la pierre de sa gangue, et nous aurons de vrais diamants.

Il serait impossible de faire, comme pour le Barzaz-Breiz, un concert ou une représentation, telles quelles, des pièces des Gwerziou et Soniou. Mais, en les choisissant et en les rectifiant, on aurait des morceaux ravissants.

Par exemple, la petite sône d'Yves Camus, qui peut se chanter sur l'air de Jeanne Le Yudec, nous donne un tableau champêtre plein de vérité et d'expression sentie.

Yves Camus chantait gaiement

En menant ses chevaux au pâturage, un dimanche matin ;

Yves Camus, de Ploumilliau,

Le plus beau gars du canton.

Et quand il eut mené ses chevaux,

Il s'est assis sur le gazon ;

Sur le gazon il s'est assis,

La tête appuyée contre un chêne.

Et là il s'est mis à songer,

En attendant les gens revenant de la messe.

- Ma soeur, toi qui étais de première messe,

Qu'est-ce que tu as appris de nouveau ?

- Ah, du nouveau, j'en ai entendu suffisamment :

Celle que tu aimes vient de mourir.

Yves Camus, en entendant cela,

Est tombé trois fois par terre ;

Trois fois par terre il est tombé.

Sa pauvre soeur l'a relevé :

Cessez, mon frère, ne pleurez pas,

Cessez, tâchez de vous consoler.

Il y a assez de filles dans le pays,

Vous êtes jeune, vous en trouverez une autre.

Vous êtes jeune, vous en trouverez,

Ce sont les vieux qui devront s'en passer.

- Y aurait-il autant de filles dans le pays

Qu'il y a de grains de sable dans la mer,

Je n'en veux pas, je ne veux d'aucune d'elles,

Maintenant que ma bien-aimée est morte ;

Jamais il n'y aura de noce pour moi

Maintenant qu'est morte Marie Penduen.

La collection Luzel est donc d'une valeur documentaire hors ligne ; elle est également pleine de charme, quand on sait l'y chercher.

Mais le travail de M. l'abbé Batany nous ouvre d'autres horizons.

Dans la collection de La Villemarqué, si nous éliminons les pièces qui semblent composées entièrement ou presque entièrement par l'auteur, celles, du moins, dont les remaniements semblent suffisants pour masquer le texte original, il reste une série de chansons qui ont pu être recueillies dans les premières années, du XIXème siècle (à ce sujet la part de Mme de la Villemarqué mère doit être prépondérante) et reflétant l'état du chant populaire breton vers la fin du XVIIIème siècle, un peu à travers toute la Bretagne.

Les chants de Luzel sont plus tardifs, ils ont été recueillis de 1850 environ jusque vers 1880 ; c'est peut-être ce qui explique leur forme plus imparfaite, leur langue plus fautive. Ils sont cantonnés presque entièrement au pays de Tréguier.

Or entre ces deux collections, il y en a une autre, la plus importante par le nombre, et d'un intérêt peut-être aussi grand, la collection Penguern, qui n'a jamais été publiée dans son ensemble, quoiqu'elle ait donné lieu à des publications partielles dont la plus importante est la suite présentée par M. P. Le Roux et parue aux Annales de Bretagne.

Là est peut-être le point le plus notable mis en lumière par l'abbé Batany : c'est du moins celui qui m'a le plus frappé, car, quoique m'intéressant aux poésies populaires, bretonnes, je n'avais jamais fait de ces questions une étude particulière.

Vers le milieu du XIXème siècle dernier vivait un magistrat modeste mais érudit, M. de Penguern, qui fut longtemps juge de paix à Taulé, dans le Finistère ; il fut juge également, je crois, à Fougères. Mais sa résidence principale, au point de vue qui nous occupe, est celle de Taulé, car il eut alors l'idée, en s'inspirant de ce qu'avait fait La Villemarqué, de rassembler des chants populaires en breton. Il devait avoir de nombreux chanteurs et chanteuses dans les environs et il a transcrit leurs paroles. Il ne savait pas bien le breton et en écrivant les paroles qui lui étaient dictées, il a fait des fautes, notamment des fautes de mutation. Parfois, des mots mutés qu'il entendait, il ne les comprenait pas bien. Mais son oeuvre est dans l'ensemble exacte et sincère. M. P. Le Roux, de qui je tiens ces détails, m'a dit en avoir fait lui-même l'expérience, dans sa jeunesse, en vérifiant sur place quelques morceaux que lui chanta, à 88 ans, une chanteuse qui avait été une des pourvoyeuses de Penguern.

Nous avons ainsi de nombreuses chansons : beaucoup proviennent d'une région peu visitée par les autres folkloristes : la côte du Léon et du Tréguier, depuis Plouguerneau, Roscoff, la rade de Morlaix, jusqu'à la baie de Lannion et Trébeurden. Ces complaintes nous présentent un vivant tableau de ce que pouvait être la vie des paysans-pêcheurs de cette région ; comme il y a un certain décalage entre la composition et la récolte d'une chanson, comme, d'autre part, certaines d'entre elles sont datées, nous avons ainsi une peinture unique, avec les détails matériels de la vie journalière, avec les sentiments rudes et parfois sauvages, de ce qu'était vers l'époque de Louis XV la vie sur la côte, ce que nous ne trouvons ni dans les études savantes, ni dans les écrits du temps, ni dans les autres recueils bretons qui ne parlent guère que de la vie paysanne.

Exemple : le Goémon de Trébeurden.

LE GOEMON DE TREBEURDEN.

En l'année 1741

Le neuf du mois de mai

Il y a eu un malheur dans la paroisse de Trébeurden :

C'est dans la frairie de Runigo que sont les meurtriers.

 

Ils complotèrent de se lier par un secret

Et de noyer le maître de la maison, qui était en bonne santé.

Ils complotèrent de faire un bateau de goémon

Et d'aller noyer le maître de la maison dans la mer profonde.

 

« Grimpe-là, lui dirent-ils, sur cette roche.

Et ce soir quand nous reviendrons nous passerons par ici ;

Nous allons là-bas, de l'autre côté, faire notre tas,

Et ce soir quand nous reviendrons, nous passerons te chercher ».

 

Et le pauvre homme, confiant, de les écouter,

Et d'aller couper du goémon sur la roche de Mallargé ;

Il coupe du goémon et se dépêche,

En pensant qu'à leur retour ils viendront le chercher.

 

Et quand ils eurent rempli leur bateau, ils s'en retournèrent

En mettant le cap vers chez eux ;

Le pauvre garçon les vit et se mit à faire des signaux.

Mon cher beau-frère, dit-il, venez me prendre maintenant.

 

Sa femme, qui était dans le bateau, et qu'on appelait « Nez court »,

Lui répondit qu'il ne reviendrait jamais à la maison :

- Demande pardon à Dieu, à Jésus ton Sauveur, dit-elle, tu vas rester là à te noyer au milieu de la mer.

 

- Mon cher beau-frère, dit-il, venez me prendre avec votre bateau,

Quand nous serons arrivés à la maison, je ferai mon paquet,

Je quitterai ma femme, mes biens et mon pays,

- Mon cher beau-frère, dit-il, venez me prendre maintenant.

 

Et alors son beau-frère dit aux femmes :

- J'ai envie d'aller le chercher, j'ai peur d'être damné.

- Laisse ta peur, dirent-elles, nous pourrons bien nous passer de lui,

Si vous le ramenez à la maison, moi, je serai battue ».

 

Un petit bateau de pêche qui venait de l'île de Batz,

Avec un brave homme et deux ou trois matelots

S'en vint le plus vite qu'il put croyant le sauver,

Mais hélas quand ils arrivèrent, il était trop tard.

 

Vous autres, coupeurs et coupeuses de blé,

Vous avez le coeur plus dur que les bêtes sauvages,

Laisser un pauvre diable se noyer en pleine santé,

Lui qui jamais ne vous avait fait la moindre offense !

 

Celui qui a fait cette complainte n'a pas un grand esprit,

Il vient demander pardon à quiconque en serait offensé,

Car, je le vois bien, leur famille est puissante dans le pays,

Et ils ne tiennent pas à ce qu'on chante cette chanson.

 

Avant de nous séparer, chrétiens charitables,

Disons chacun un Pater pour l'âme de ce pauvre homme,

De crainte qu'elle soit retenue dans les peines du Purgatoire,

Et pour que Jésus dans sa bonté le reçoive en sa gloire.

 

La traduction est de Penguern, mais je l'ai légèrement modifiée par endroits.

M. P. Le Roux a de bonnes raisons de penser que la chanteuse primitive de Penguern était la mère de Jeanne Kerguiduff, celle grâce à qui il a vérifié la véracité des chants recueillis à Taulé.

La chanson peut se chanter sur l'air de Sylvestrik.

La collection Penguern contient aussi des chants du pays de Tréguier dont quelques-uns ont été publiés également par M. Le Roux : Coat ar Fo, une histoire de brigands ; le Clerc de Kericuff, type d'une gwerz bretonne comme on les faisait encore au XVIIème et XVIIIème siècles et donnant un tableau pris sur le vif de la vie châtelaine et campagnarde à cette époque.

Pour la partie trégorroise de sa collection, M. de Penguern eut des collaborateurs et des collaboratrices ; une des figures les plus curieuses est Mme de Saint-Prix : c'était une vieille dame très originale ; elle appartenait à la noblesse de Bretagne, avait je crois un hôtel à Morlaix mais passait une grande partie de son temps dans sa propriété de Kerbournet, située aux environs de Callac, non loin de la route de Guingamp, et près de Bulat, l'église au pardon réputé, dans un des coins les plus retirés et les plus sauvages de la Bretagne intérieure.

Elle avait dû recueillir de nombreuses chansons, et cela depuis longtemps ; et je ne serais pas étonné qu'elle en ait fourni plus d'une à La Villemarqué pour son Barzaz. D'ailleurs, ces différents érudits entretenaient des relations anciennes ; M. de Penguern, dont la femme était une du Laz, correspondait avec La Villemarqué et il n'était pas étonnant qu'il ait entrepris de collaborer avec Mme de Saint-Prix.

Mais il eut un autre collaborateur, un jeune homme du nom de Kerambrun, de Prat en Tréguier, cousin éloigné de Luzel. C'était un garçon d'origine paysanne, qui avait été étudiant à Rennes mais n'avait pas persisté dans ses études, et qui semble avoir été de vie et de caractère assez bohêmes. Il était en tous cas doué d'un réel talent poétique, et il est probable qu'il a livré à M. de Penguern des chansons, en réalité de sa composition, qu'il lui disait avoir récolté dans son canton.

Mais il a contribué aussi à un travail authentique ; j'ai eu de la bouche même de M. Vallée des précisions à ce sujet.

Un jour, M. Vallée eut vent que certains des chants de la collection Penguern, dont l'ensemble avait été dispersé après sa mort, se trouvaient aux mains de M. Langlamet, économe du collège libre de Guingamp, qui les avait eus à la mort d'un recteur de Mûr-de-Bretagne.

Il les étudia en compagnie de M. l'abbé Leclerc. Il a étudié certaines chansons qui ne comportaient pas de travail personnel de M. de Penguern. Chacune était composée :

1° D'une feuille d'écriture courante, avec ratures, de la main de Mme de Saint-Prix ; écrite vraisemblablement sous la dictée du chanteur, et donnant nom du chanteur et date ;

2° Une autre feuille contenant le même texte, mais mis au net, ratures et quelques fautes redressées, de l'écriture de Kerambrun ;

3° Il y avait en général une troisième feuille, de la main de Kerambrun, nouvelle mise au net avec traduction française.

Le tout a semblé sincère à M. Vallée. C'est cette partie de la collection qui doit être désignée dans la thèse Batany sous le nom de « Lot Langlamet ». D'autres pièces, c'est-à-dire 5 gwerzes d'une origine identique (Saint-Prix-Kerambrun) ont été découvertes à Nantes chez Durance, libraire, par un M. Tasse, agent de change, et publiées par M. Vallée (Association bretonne, Comité de Préservation du breton, 1906-1907).

L'ensemble de la collection Penguern comprend d'après l'abbé Batany environ 500 pièces : c'est donc le recueil de chansons bretonnes le plus important. Elles sont manuscrites et actuellement rassemblées à la Bibliothèque Nationale à Paris, sauf quelques-unes qui sont à Rennes. Des bribes ont été publiées par P. Le Roux, Vallée, et quelques autres (Annales de Bretagne) ; mais aucun travail d'ensemble n'a été fait, et M. Le Roux m'a exprimé maintes fois son regret d'avoir fait son travail trop tôt, à une époque où il n'avait pas, dit-il, les éléments nécessaires ; et son avis, que ce sujet méritait une étude complète, quoiqu'une bonne partie fasse double emploi avec les autres recueils.

Quant à M. Vallée, il estime les gwerzes Penguern en général plus vieilles que ne le pensaient Loth et Le Braz qui semblent les avoir quelque peu dédaignées.

L'histoire de cette collection est obscure, et curieuse : la récolte semble avoir été faite très vite, presque en une fois ; en dehors des chansons de Mme de Saint-Prix, celles qui furent rassemblées par M. de Penguern le furent en 1851 et 1852. Qu'en advint-il après sa mort, qui survint peu après ? Comment cette collection ne fut-elle pas livrée à la publication, selon le voeu probable de l'auteur ? Mystère.

On était à l'époque où les folkloristes bretons se divisaient en deux clans, celui de Luzel et celui de la Villemarqué : les deux chefs de file n'ont-ils pas leur part de responsabilité dans cet étouffement ? Chacun d'eux aurait peut-être convoité ce trésor, puis craint de le voir passer à l'adversaire en lui fournissant des armes contre lui.

La Villemarqué est peut-être, en date, le premier coupable (LA VILLEMARQUE, La Villemarqué, sa vie et ses oeuvres, 21 éd., 1926, p. 207-208).

Luzel plus tard a eu des visées analogues, même plus caractérisées : il devint propriétaire pour un tiers de la collection, mise en vente dans des conditions qu'il serait curieux de connaître ; puis, non moins mystérieusement, il abandonne ses droits. Et l'éparpillement continue, des feuilles se promènent à Mûr-de-Bretagne, à Nantes, à Guingamp, où elles se perdent dans un couloir d'école... Que sais-je encore ?

Jusqu'à ce que, par lots importants heureusement, elles convergent vers la Bibliothèque Nationale où elles sont enfin en lieu sûr. Les villemarquistes se taisent. Les luzelistes semblent de mauvaise humeur ; ils accusent des âmes pieuses d'en avoir distrait les pièces les plus intéressantes comme peu convenables (?) ; et ils semblent, je ne sais pourquoi, se méfier de ces documents. Bref, tout le monde paraît d'accord pour faire la conspiration du silence.

Aujourd'hui, et grâce au temps qui a passé, on admettra que cette collection Penguern doit être de première importance dans l'étude des chants populaires bretons. Intermédiaires entre le Barzaz Breiz et les Chansons de Luzel, ils n'ont pas subi les arrangements du premier, ils sont peut-être moins abâtardis que les seconds. Ce ne sont là, du reste, que des hypothèses, puisque je n'en connais qu'un petit nombre.

Quand on parle de chansons on ne devrait jamais oublier qu'il s'agit à la fois de paroles et de musique. L'abbé Batany ne parle pas de la question musicale ; d'ailleurs Luzel lui-même ne s'en est pas occupé, et c'est là la principale cause d'erreur de son oeuvre, très précise par ailleurs. Il n'était pas musicien et s'est contenté de recueillir les mots qu'on lui chantait. Le travail a été complété longtemps après, par la publication de Duhamel qui dans ses Musiques bretonnes a donné les mélodies d'un grand nombre de chansons de Luzel grâce à des collecteurs qui, ultérieurement, se les étaient fait chanter. Beaucoup proviennent des disques enregistrés par M. Vallée.

Celui-ci s'était fait mécanicien pour la circonstance, et avec un phonographe enregistreur réglé de ses mains, il est allé parcourir le Tréguier et la Haute-Cornouaille, il a notamment recueilli des lèvres de Marguerite Philippe elle-même, la chanteuse préférée de Luzel et de Le Braz, de nombreuses chansons qui figuraient déjà dans les Gwerziou et Soniou. Or il s'est aperçu, m'a-t-il dit, que Luzel, écrivant les mots sans se soucier de l'air, les recopiant peut-être chez lui ensuite, a fréquemment, sans s'en douter, changé légèrement le texte et rompu la cadence. Par exemple le mot « emeï » (dit-elle) prononcé en deux syllabes, il l'écrivait parfois « emezi », etc...

Les premiers couplets publiés dans Musiques bretonnes donnent au contraire des paroles exactement prononcées par Marguerite Philippe. On voit ainsi que le savant même le plus précis peut commettre des erreurs en un point où sa méthode se trouve en défaut ; et que, pour parler congrûment de poésies bretonnes populaires, il ne faut pas les séparer de la musique.

J'en ai d'ailleurs fait l'expérience : pour apprécier les Gwerziou et Soniou de Luzel, il faut avoir en tête les quelques airs interchangeables qui correspondent aux cadences usitées, et lire ces poésies en se les chantonnant à soi-même : alors s'en dégage le charme réel. Car il y a des motifs mélodiques, souvent apparentés les uns aux autres, qui circulent à l'état diffus comme de légers nuages traînant dans l'air, des points les plus divers de la Basse-Bretagne, depuis le fond du Léon jusqu'au pays de Vannes, ce qui montre l'unité de cette musique.

La collection Penguern, non plus, ne s'est pas occupée des mélodies.

Mais si nous collectionnons :

1. Les 73 airs du Barzaz Breiz (dont l'authenticité, sauf une ou deux exceptions, ne peut-être contestée) ;

2. Les 400 et quelques airs de la collection Duhamel, en y joignant les airs de L. Herrieu ;

3. Les 30 mélodies de Bourgault-Ducoudray qui, par leur méthode de récolte, forment le fondement de toute musique celtique traditionnelle ;

4. Le recueil bref, mais de grande valeur, de l'abbé Guillerm, en y ajoutant quelques collections contemporaines et quelques chants d'église ; nous avons une somme musicale qui ne le cède en rien aux Listes musicales des Gallois qui ont eu depuis longtemps le soin de répertorier leurs richesses.

Et cette somme musicale nous permettra d'apprécier en connaissance de cause la somme littéraire correspondante, convenablement interprétée.

C'est alors seulement que nous pourrons goûter dans toute sa beauté et son ensemble le trésor poétique des chants populaires bretons. Après l'enthousiasme prématuré du début, l'excès d'art et de fantaisie s'exerçant sur des documents alors déficients a fait douter de sa valeur ; puis un excès de scrupules a empêché de dégager des documents bruts, sous prétexte de précision scientifique, la valeur artistique qu'ils contenaient.

Un exemple pourra vous faire comprendre le genre d'erreur où l'on est tombé.

Si je veux, par la lecture d'un ouvrage bien-écrit, me représenter les détails de la vie champêtre avec la beauté qu'elle contient et la philosophie qui s'en dégage, je puis ouvrir un roman de George Sand : dans la Mare au Diable, la Petite Fadette, François le Champi, dans de nombreux passages de presque tous ses romans, je trouverai des peintures saisissantes de la vie paysanne. Vision idéalisée, me direz-vous. Pour être dans le vrai, ne nous laissons pas leurrer par la fantaisie romantique. La vie champêtre n'est rien moins qu'idyllique : l'âpreté au gain, la dureté des sentiments, la crudité, la grossièreté des manières et des actes, ne sont-ce pas là des traits frappants de cette vie ? Et pour la peindre avec vérité il ne faut pas les omettre.

Des auteurs, et non des moindres, l'ont pensé. Je pourrais vous citer Zola ; vous me direz peut-être que l'attitude sociale qu'il a adoptée gêne un jugement littéraire impartial. Prenons alors un pur esthète, prenons une nouvelle de Maupassant : par exemple ce petit conte intitulé : La Ficelle, où l'auteur dépeint une foire normande avec la précision visuelle d'un artiste, où il évoque l'avarice et la rouerie paysannes avec une vérité indéniable.

Eh bien ! Ne croyez-vous pas que, à trop vouloir être vrai, on risque de tomber dans l'erreur ? Ces écrivains ont eu peur de négliger les détails qui choquent, la laideur qui est malheureusement réelle ; à force de les considérer, ils n'ont plus vu que cela. De la vie champêtre, leur âme de citadins désabusés n'aura senti que la grossièreté inhabituelle du détail, incapable peut-être de sentir la poésie profonde qui l'imprègne, et qui est bien réelle. Et je me demande si, tout compte fait, le réalisme de Maupassant ou de Zola ne m'aura pas trompé encore plus que le romantisme de George Sand.

Quand nous étudions le folklore breton, méfions-nous de la fantaisie romantique. Mais ne tombons pas non plus dans l'excès contraire, et disons-nous que Luzel n'a entendu présenter que des documents, nous laissant le soin de les interpréter.

Je crois donc que, de cette somme musicale et littéraire des Chants bretons étudiés avec sagacité et intelligemment présentés, sortirait un tableau plein de vérité et de poésie de ce qu'était notre pays aux siècles écoulés, à l'époque de Louis XV et peut-être même du Grand Roi ; de ce qu'était l'existence dans nos campagnes, dans nos manoirs et sur nos côtes, avec sa rudesse, ses joies et ses misères, mais toujours avec une plénitude de vie qui n'excluait pas la tendresse du coeur, et pour assaisonnement ce charme celtique impérissable, le même que l'on sent encore aujourd'hui, ne serait-ce qu'à parcourir quelques kilomètres à travers nos champs.

Que nous faudrait-il pour cela ?

1. Une étude intelligente du Barzaz Breiz, édition 1839, avec si possible les documents primitifs de La Villemarqué.

2. Pour Luzel, un travail inverse : choix, mise au point, et exécution publique des meilleures de ses chansons.

3. Enfin, et surtout, une étude méthodique de la collection Penguern, comportant :

a) Sa publication scientifique et critique ;

b) Un travail artistique de choix et de mise au point, qui la ferait apprécier et qui, j'imagine, loin de nuire aux deux autres recueils, serait une éclatante mise en valeur de leurs qualités respectives.

Telles sont les pensées que m'a suggérées la lecture de la thèse Batany et que je désirais livrer au public. (Yves L.-Bécot).

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