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L’expédition du duc d'Aiguillon et la flotte du Morbihan en 1759.

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Pendant le deuxième semestre de l'année 1759, la region de Vannes fut le siège d'une grosse activité militaire et maritime : dans la ville se trouvait le quartier général de l'expédition organisée par le duc d'Aiguillon en vue d'une descente en Ecosse, et dans la rivière du Morbihan se rassemblait la flotte de transport. Les préparatifs de l'expédition, exécutés avec beaucoup de soins, furent poussés très loin ; mais le blocus anglais retarda et empêcha en partie la concentration des navires de transport, et le désastre naval des Cardinaux, détruisant une partie de l'escadre du maréchal de Conflans, qui devait assurer l'escorte, et dispersant le reste, enleva au projet les dernières chances de réussite qu'il pouvait avoir.

Le duc d'Aiguillon (Bretagne).

Il a paru intéressant, au point de vue de l'histoire locale, de retracer les péripéties qui marquèrent la préparation de cette expédition et qui amenèrent dans la vie du pays vannetais et dans les eaux du golfe une animation insolite. Il n'est pas indifférent, d'ailleurs, pour l'histoire générale, de préciser certains détails se rapportant à l'expédition avortée, en raison de l'importance qu'y attachait le gouvernement de Louis XV.

Parmi les ouvrages qui se sont un peu étendus sur cet épisode, on doit citer : La Marine militaire sous Louis XV, par M. Lacour-Gayet, et La Bretagne et le duc d'Aiguillon, par M. Marcel Marion. D'autre part, M. Léon Lallement a été amené à s'en occuper, au cours de l'étude qu'il a publiée sur la correspondance de M. de Warren (bulletin de la Société polymathique de 1894).

Le présent travail, dont les éléments ont été puisés dans les archives de la Guerre et de la Marine, sources déjà utilisées par les auteurs précités, n'a d'autre prétention que de fournir des développements plus circonstanciés sur les événements dont les grandes lignes ont été par leurs soins très exactement dégagées.

  

LA SITUATION GÉNÉRALE A LA FIN DE 1758. — INTENTIONS DU MINISTÈRE CHOISEUL. — PROJET DE DESCENTE A JERSEY.

Depuis 1756, la guerre dite de Sept ans sévissait sur terre et sur mer. L'année 1758 avait été marquée par une campagne indécise en Allemagne, qui n'effaçait pas les souvenirs de Rossbach, et des revers aux colonies (perte de Louisbourg, de Gorée) ; les côtes de Normandie et de Bretagne avaient été insultées en juin à Cancale et à Saint-Servan, en août à Cherbourg. En septembre, un débarquement à Saint-Briac s'était terminé par la déroute des troupes anglaises à Saint-Cast, événement qui établit la réputation militaire du duc d'Aiguillon ; mais les Anglais continuaient à régner sur les mers et, tant par leurs armées que par leurs subsides, de soutenir le roi de Prusse sur le continent.

Le gouvernement royal, dans lequel venait d'entrer le duc de Choiseul, pensa, pour faire céder l'Angleterre et amener une paix honorable, à porter la guerre sur le sol de la Grande- Bretagne. On se rappelait comment, en 1745, l'expédition du prince Edouard était arrivée à jeter l'alarme jusque dans la capitale et on se flattait qu'une descente mieux organisée et mieux soutenue pouvait amener un résultat décisif.

Un débarquement à Jersey fut d'abord envisagé, en janvier 1759, comme revanche de l'attaque de Cherbourg. Mais le maréchal de Belle-Isle, ministre de la Guerre, ne voulait y consacrer qu'un effectif restreint, réservant son effort pour une « tout autre entreprise » que la cour avait en vue et au sujet de laquelle il écrivait au duc d'Aiguillon : « Vous avez personnellement intérêt à ce qu'il ne soit rien dérangé à tout ce qui peut contribuer au succès d'un aussi grand événement dont la conduite vous est destinée » (Archives de la guerre, volume 3.532, pièce 15).

Le duc proposa dès lors de se borner sur Jersey à une simple incursion, sans intention de conquête ; l'entreprise aurait seulement pour objet la prise et la destruction du fort Élisabeth. Douze bataillons (6.000 hommes) devaient suffire ; on attaquerait ensuite Guernesey. Il s'occupa aussitôt de fréter les bâtiments de transport nécessaires, 6 de Saint-Malo, 15 de Granville ; il se procura aussi des bateaux plats et des chaloupes canonnières. Tout devait être prêt pour le 20 février. On comptait surprendre la garnison de Jersey, alors très réduite et qui pouvait se croire dans une sécurité parfaite. Afin d'éviter de donner l'éveil, on avait établi, pour les mouvements de troupes, de faux ordres de route, faisant croire à de simples changements de garnison ; mais des ordres secrets devaient, au moment opportun, dévier les itinéraires pour amener brusquement les troupes, le 26 février, sur l'estuaire de la Rance à Saint-Servan et Dinard. L'embarquement aurait lieu le lendemain et, le 28, à sept heures du matin, au moment de la pleine mer, l'expédition se présenterait devant Jersey.

Mais il fallait disposer d'une escorte de 4 frégates, que la marine se refusa à fournir... Le ministre Berryer ne pouvait le faire, disait-il, « sans déranger toutes ses affaires maritimes ». Il n'admettait pas, d'autre part, que les commandants des frégates fussent sous les ordres du duc d'Aiguillon. Première manifestation de l'hostilité entre les départements de la guerre et de la marine, hostilité qui devait peser sur toutes les opérations de l'année.

Le 31 janvier, ordre fut donné de renoncer à l'expédition, pour laquelle 200.000 livres avaient déjà été dépensées et bien que Mme de Pompadour « affectionnât » le projet. Le duc d'Aiguillon essaya de remplacer les frégates par des corsaires ; mais, faute d'ouvriers, il ne put assurer ce nouvel armement [Note : Mme Pompadour lui écrivait le 6 février : « Vous êtes en vérité fort aimable de trouver des ressources pour cette affaire ; je me flatte de la réussite, malgré tous les inconvénients, parce que je compte sur la fortune de Cavendish » (Cavendish était un nom d'amitié donné au duc par la marquise. (Lettres de Mme de Pompadour conservées au British Museum, publiées dans la Correspondance littéraire de Ludovic Lalanne)].

Rebuté par ce contre-temps et par les difficultés qu'il rencontrait constamment dans ses rapports avec la marine, le duc demanda à quitter le commandement de Bretagne. « Je vous passe 24 heures d'humeur, lui répondit le ministre de la guerre, mais n'allez pas plus loin », et il l'invita à prendre des mesures pour s'opposer à une descente des Anglais que l'on craignait, de voir s'effectuer dans les environs de Brest.

Le duc d'Aiguillon (Bretagne).

  

ADOPTION DU PROJET DE DESCENTE EN ÉCOSSE.

En mars, le duc d'Aiguillon, souffrant et devant subir une opération, s'absenta de Bretagne. Le 10 avril, il était de retour et commençait à Nantes une tournée sur le littoral pour organiser le service des batteries de côte qui venait de passer de la marine à la guerre et établir les troupes dans leurs cantonnements d'été. Il était accompagné du chevalier de Redmond, maréchal de camp d'origine irlandaise, et de M. de la Noue, inspecteur général de la garde-côte.

Le 27, le duc était au Port-Louis, après avoir visité le Croisic, l'île Dumet, Houat, Hoedic, Belle-Ile. Il passa ensuite à Concarneau, aux îles Glénan, à Quimper, d'où il gagna « par les nouveaux chemins » Saint-Brieuc et Saint-Malo, où il arriva le 8 mai. C'est à Saint-Malo qu'il reçut les premières communications du maréchal de Belle-Isle au sujet des desseins que la cour avait conçus pour attaquer l'Angleterre dans ses oeuvres vives. A défaut de la lettre du ministre, nous avons la réponse du duc qui la résume et nous fait connaître les premières données de l'entreprise :

Saint-Malo, 9 Mai.
C'est à vous, M. le Maréchal, de décider de mon sort. J'accepterai avec autant de soumission que de plaisir toutes les commissions dont vous voudrez me charger. Les difficultés, les obstacles, le travail ou les dangers ne m'effrayeront jamais, lorsque j'aurai l'espérance de réussir dans quelque opération utile et brillante, que j'en verrai le succès probable et vraisemblable, et que j'aurai les moyens de l'assurer. Disposez de moi-même comme vous le jugerez à propos. Je suis prêt à partir non seulement pour l'Ecosse, mais même pour l'Amérique, si vous croyez que j'y puisse servir le Roi utilement, contribuer au succès de vos vues en quelque partie et augmenter la réputation militaire que j'ai commencé d'acquérir. C'est le seul bien que j'aie gagné au service du Roi depuis vingt ans, c'est le seul que j'aie à coeur d'accroître ; mais c'est aussi le seul que je ne m'exposerai jarnais à perdre. Je le mets entre vos mains, bien persuadé qu'il n'y fera qu'augmenter ; je compte trop sur vos bontés pour avoir la plus légère inquiétude à cet égard.

Si j'étais plus instruit du projet que vous voulez bien me confier, je pourrais vous dire franchement, puisque vous me l'ordonnez, si je m'en verrai chargé avec plaisir. Je ne vois quant à présent qu'une navigation très longue dans des parages qui seront certainement couverts de vaisseaux anglais avant un mois, une impossibilité presque physique de masquer le véritable objet de l'armement, parce qu'on ne part pas pour l'Amérique dans le mois d'août et qu'on ne rassemble point sans projet un grand nombre de bâtiments dans la rivière de Bordeaux, par conséquent peu de vraisemblance de pouvoir dérober le passage ; il ne me paraît pas qu'on veuille le forcer, puisque vous ne trouvez pas qu'il y ait assez de vaisseaux de guerre pour escorter le convoi. Je crois donc le trajet certainement hasardé ; mais en supposant qu'il réussisse et qu'on arrive en Ecosse, qu'y feront 8.000 hommes sans point d'appui, sans places de guerre, sans magasins, sans parti ? N'étant pas assez forts pour tenir la campagne dans le plat pays, ils seront obligés de s'enfermer dans les montagnes du Nord, où ils ne feront pas grande diversion pendant le reste de la campagne et où ils périront de faim, de froid et de misère pendant l'hiver prochain. Voilà, Monsieur le Maréchal, l'idée que je me forme de cette expédition sur le peu, que vous avez la bonté de m'en mander et elle n'est pas fort séduisante. J'imagine que son unique effet sera de faire une diversion qui puisse faciliter l'invasion dont M. le Maréchal de Soubise doit être chargé, en attirant en Ecosse toutes les troupes anglaises et que dans cette vue on hasarde 8 000 hommes dont la perte ne fera pas une grande sensation, surtout si le véritable projet réussit ; mais je crois qu'une diversion aussi faible n'aura aucun effet et que les troupes qui y seront employées seront sacrifiées inutilement. Les Anglais opposeront à M. de Soubise quelques hommes et beaucoup de vaisseaux. Ils couvriront la mer de bâtiments de toute espèce et garderont à tout événement sur leurs côtes un corps de 12.000 à 15.000 hommes qui suffiront à écraser la première division, si elle peut passer. Ils enverront en Ecosse 10.000 à 12.000 hommes de troupes réglées, toute leur cavalerie, beaucoup de milices qui nous obligeront à nous tenir dans les montagnes où le froid et la faim nous détruiront. Je ne vois donc aucune apparence de succès, de quelque genre que ce soit, dans cette expédition et par conséquent aucune gloire à acquérir. Si je suis pris dans le trajet, je resterai inutile pour tout le reste de la guerre et j'en serai désespéré ; si j'échappe aux vaisseaux anglais, je ferai parler de moi pendant 12 à 15 jours comme le prince Edouard et je finirai par être oublié et abandonné comme lui. Vous m'avez ordonnez de parler tout haut, Monsieur le Maréchal, et je vous obéis. Je verrais bien différemment cette expédition si le convoi devait être escotté par une escadre de 4 ou 5 vaisseaux de guerre, si on le faisait partir de Brest en octobre, et non de Bordeaux en août, si on y destinait 16.000 hommes au lieu de 8.000, s'il y avait un parti en Ecosse sur lequel on pourrait compter, si les Suédois voulaient concourir au succès de cette entreprise, en faisant passer de temps en temps pendant l’hiver des recrues, des munitions et des subsistances ; je regarderais alors la réussite de cette diversion comme infaillible, elle serait réelle et utile aux opérations de M. de Soubise et pourrait même devenir la véritable attaque, s'il trouvait des obstacles insurmontables à son passage, en la renforçant de nouvelles troupes pendant l'hiver. Je ne serais point embarrassé de prendre Edimbourg, de l'occuper et de me soutenir dans le plat pays, non seulement pendant l'hiver, mais même pendant toute la campagne prochaine, si on me donnait 15.000 hommes, si on m'assurait un parti et si je pouvais compter sur la Suède pour les secours d'hommes, de munitions et de subsistances. Je répondrais également du trajet, si nous ne partions pas avant les premiers jours d'octobre, si nous avions 4 ou 5 vaisseaux de guerre pour escorte, de la promptitude et du secret de l'embarquement, s'il se faisait à Brest. Les vaisseaux de guerre y seront tous armés, les bâtiments de transport peuvent être rassemblés sans faire la plus légère impression. Les troupes seront portées à l'avance dans les environs, sans qu'on puisse en soupçonner la destination. On y traînera l'artillerie, les munitions, les vivres et l'embarquement peut être fait en deux jours et une nuit. On est hors de tout danger de la part des escadres anglaises. Il s'en faut de beaucoup que la partance soit aussi aisée, ni aussi sûre de Bordeaux ou de Rochefort. La diversion que vous aviez projetée sur l’Irlande eût été beaucoup plus facile à tous égards et peut-être aurait-elle été aussi utile, mais comme il ne m'appartient pas de pénétrer les raisons politiques qui ont déterminé le Roy et son conseil à l'abandonner, je me borne à vous représenter, Monsieur le Maréchal, puisque vous m'ordonnez de vous dire tout ce que je pense, que cette entreprise ne peut réussir, si elle s'exécute comme je l'imagine, par ce que vous avez eu la bonté de m'en mander. Mais j'en croirais le succès assuré, si on suivait le projet dont je viens de vous exposer le canevas et je finis par vous répéter que, dans toutes les suppositions, vous pouvez disposer de moi, parce que je ne cherche qu'à acquérir de la gloire et que vous avez certainement trop de bonté pour me charger d'une commission qui ne pourrait m'en fournir les moyens et me mettrait hors de portée de profiter de ceux que je puis avoir d'ailleurs. Je vais achever le plus promptement que je le pourrai la visite des côtes et l'établissement des troupes dans les cantonnements qu'elles doivent occuper, afin de pouvoir sans inconvénient m'absenter pendant huit à dix jours, lorsque vous jugerez nécessaire que je me rende auprès de vous. Toute ma besogne sera terminée dans quinze jours et les commandants des diferents départements ont des instructions si claires, si détaillées sur les manoeuvres qu'ils devraient faire en cas que les ennemis se présentent en quelque partie, pour s'y rassembler promptement avec les troupes qu'ils ont sous leurs ordres, et ils les ont si bien entendues que je n'ai plus qu'à attendre tranquillement l'apparition de la flotte anglaise pour me porter de ma personne où elle se présentera et sans que j'aie aucun ordre à donner. Le quatrième jour après la descente faite, toutes les troupes de la province, à l'exception de la garnison de Belle-Isle, seront rassemblées dans la partie où les ennemis auront débarqué avec quarante pièces de canon, et je serai en état de les attaquer. Vous connaissez, Monsieur le Maréchal, la vive reconnaissance dont je suis pénétré pour toutes vos bontés, le tendre attachement que je vous ai voué pour le reste de ma vie et le respect avec lequel je suis votre très humble et très obéissant serviteur. le duc d'AIGUILLON.
Permettez-moi de joindre ici ma réponse à Madame de Pompadour
[Note : A. G, volume 3.533, pièce 62. Le 3 mai, la marquise avait écrit au duc le billet suivant : « Ce n'est pas une petite affaire dont il est question aujourd'hui, Monsieur, je vous y souhaite et espère autant de bonheur qu'avec Mr de Saint-Cas. Vous en serez bien persuadé, sy vous rendez justice à la bonne opinion que j'ay de vous et au bien que je vous désire ». (British Museum)].

Il a paru bon de citer cette lettre in extenso, malgré sa prolixité, parce qu'elle caractérise bien la mentalité du duc d'Aiguillon. Il ne se dissimulait pas les risques et les difficultés de l'opération : naturellement optimiste, il n'en discutait pas le principe et se flattait de pouvoir réussir moyennant quelques modifications au plan primitif, que étaient pourtant loin d'en éliminer tout l'aléa.

Le maréchal de Belle-Isle répondit à la date du 15 mai. Rappelant les difficultés signalées par le duc, il écrivait : « Une partie des objections que j'ai faites moi-même sont levées par des réponses que je ne puis ni ne dois confier au papier ». Il exposait que le Ministère était disposé à fournir au convoi une escorte de vaisseaux de guerre, à retarder le départ de l'expédition et à porter à 10.000 hommes l'effectif des troupes. Il invitait finalement le duc à se rendre à Versailles dès qu'il serait libre, le plus discrètement possible, en prétextant quelque affaire personnelle, pour discuter le projet d'expédition. « Je n'entre pas dans un plus grand détail, écrivait-il en terminant, votre présence y suppléera, en la multipliant par vos questions, vos objections et les éclaircissements que vous nous fournirez ; car, sans compliment, vous en savez plus sur toutes les parties de la marine que nous tous tant que nous sommes et ce ne sera qu'après avoir bien débattu et traité la matière à fond que vous déciderez si vous voulez bien vous en charger » (A. G., volume 3.533, pièce 84).

Le 20 mai, le duc d'Aiguillon partit en poste pour Versailles accompagné seulement d'un valet de chambre et d'un laquais. Ce brusque départ, après l'arrivée d'un courrier de cabinet, ne manqua pas d'éveiller l'attention du public, ainsi qu'en témoignent certaines correspondances du temps ; on rattacha naturellement ce départ au projet d'expédition en Angleterre pour lequel de grands préparatifs étaient déjà entrepris dans plusieurs ports, notamment au Havre.

Le 30 mai, le duc était de retour à Saint-Brieuc. Le projet de descente en Ecosse était arrêté, dans des conditions qui donnaient largement satisfaction aux desiderata qu'il avait formulés.

Les forces militaires de l'expédition devaient comprendre 24 bataillons d'infanterie, 4 escadrons de dragons, un équipage d'artillerie. Les bâtiments de transport, frétés à Bayonne, Bordeaux, la Rochelle, Nantes, Brest, Morlaix, Saint-Malo, devaient être rassemblés dans les eaux du Morbihan, lieu choisi commé rendez-vous de départ. La marine fournirait une escorte de 4 ou 5 vaisseaux de guerre, sous les ordres de M. Bigot de Morogues [Note : Sébastien-François Bigot, vicomte de Morogues, né en 1705 à Brest, débuta au corps royal de l'artillerie, puis passa dans la marine, tout en conservant ses droits à l'avancement dans l'artillerie. 1745, capitaine d'artillerie, capitaine de vaisseau ; 1752, commissaire général de l'artillerie ; 1762, chef de brigade d'artillerie ; 1764, chef d'escadre et inspecteur d'artillerie ; 1771, lieutenant général des armées navales, mort en 1781. Auteur d'ouvrages techniques sur la marine et l'artillerie. Fondateur et premier directeur de l'Académie de marine (1752)], capitaine de vaisseau, commandant le Magnifique de l'escadre de Brest. Pour ne pas dévoiler le but de l'expédition, on convint de la désigner sous le nom d'expédition particulière.

La descente en Ecosse devait précéder et faciliter une opération plus importante partant des ports de la Manche pour aborder le littoral sud-est de l'Angleterre et menacer directement la capitale. Cette entreprise, pour laquelle on construisait un grand nombre de bateaux plats et d'autres embarcations dites prames, était sous les ordres du maréchal de Soubise ; un corps de 50.000 hommes y était destiné.

M. Bigot de Morogues fut convoqué au début de juin à Versailles, où l'on devait arrêter en comité le plan des opérations maritimes. Il fallait choisir en particulier le lieu de débarquement ; on hésita entre Edimbourg et Glasgow. On se décida pour le littoral avoisinant ce dernier port, le point exact de la descente devint être Irvine dans l'estuaire de la Clyde. Fait étrange, le maréchal de Conflans, que commandait l'escadre et se trouvait alors à Paris, ne fut pas consulté. Son subordonné, M. Bigot de Morogues, écrivait à ce sujet au duc d'Aiguillon : « J'ai fait, suivant votre désir, la leçon à M. le maréchal de Conflons. Il m'aime, et c'est déjà beaucoup pour avoir quelque crédit sur son esprit. J'espère l'amener à faire la manoeuvre que je crois la plus sûre pour que nous échappions à la connaissance de l'ennemi. Quant au secret, il croit que nous irons à Edimbourg ; je ne lui ai rien dit de l'autre projet, parce que je crains son indiscrétion. La chose d'ailleurs ne le regarde pas et j'ai fort engagé M. Berryer à ne s'ouvrir en rien avec lui... » (Archives de la marine. B4 87, folio 54). Cette méfiance, peut-être justifiée, à l'égard du commandant en chef de l'escadre, ne devait pas faciliter les rapports déjà tendus entre les autorités militaires et maritimes.

  

L'EXPÉDITION PARTICULIÈRE. — SON ORGANISATION. — SA PRÉPARATION.

Le 12 juin, le duc d'Aiguillon s'installa à Lannion où il voulait prendre les eaux minéralés [Note : Les eaux ferrugineuses de Lannion avaient alors une certaine réputation. D'après les continuateurs du dictionnaire d'Ogée, Duguay-Trouin aurait dû à ces eaux le rétablissement de sa santé. La fontaine se trouvait sur le quai, prés du couvent des Augustins]. Dans cette ville, il se trouvait bien placé pour veiller à la défense du litoral breton de la Manche et son séjour dans cette région pouvait donner le change sur le projet d'expédition qui se préparait dans le sud de la province. Il se logea dans le vaste couvent des Pères Augustins, qu'il fit réparer et aménager, ayant avec lui une nombreuse suite, d'importants équipages, soixante domestiques et une symphonie de dix musiciens. Il obtint des évêques de Tréguier et de Dol la permission de donner à dîner dans le monastère aux dames de la ville et des environs et tint table ouverte tout le temps de son séjour. Ces réceptions mondaines ne l'empêchaient pas de prendre les eaux « avec fureur », comme l'écrivait le chevalier de Redmond.

De sa nouvelle résidence, le duc dirigea activement les préparatifs de l'expédition particulière, ainsi qu'en témoigne une correspondance copieuse, généralement autographe, avec les ministres et les officiers et chefs de service mis sous ses ordres. M. Le Brun, commissaire général de la marine, avait été nommé ordonnateur pour la partie maritime : affrétement des navires de transport, approvisïonnements pour le trajet par mer, détails de l'embarquement. On comptait 3 bâtiments d'une jauge totale de 900 tonneaux pour embarquer un bataillon. Il fallait en tout 82 navires : 72 pour les 24 bataillons, 4 pour le régiment de dragons, 6 pour l'équipage d'artillerie. L'effectif initial de bâtiments frétés fut de 90, dont 8 en plus servant de réserve.

Nantes et Bordeaux fournirent le plus grand nombre de navires ; des lots moins importants furent pris à Bayonne, la Rochelle, Brest, Morlaix et Saint-Malo.

En outre, la flotte devait comprendre deux frégates du Roi armées en flûtes, c'est-à-dire utilisées comme transports.

Les commissaires de la marine détachés dans les différents ports s'occupèrent de faire armer les bâtiments frétés et de réunir les approvisionnements, les commandes de ces derniers étant répartis suivant les ressources de chaque région. Pour les affrètements, on traita à raison de 15 livres par tonneau et par mois, le fret étant acquis pour 3 mois ; les équipages comprenaient 2 officiers et 10 matelots par 100 tonneaux. En raison des pertes de la marine marchande, un grand nombre d'officiers du commerce se trouvaient sans emploi ; sur leur demande, ils furent recrutés comme matelots, aux appointements de 30 livres par mois, sous la réserve d'être nourris à la table du capitaine. Chaque navire frété devait avoir 3 mois de vivres et d'eau pour l'état-major et l'équipage, 2 mois de vivres, 1 mois d'eau, 1 mois de provisions de table pour les troupes embarquées.

D'après les projets initiaux, les embarquements de troupe étaient prévus dans trois ports, Brest, Vannes et Nantes, le rendez-vous général étant, comme il a été dit plus haut, le Morbihan.

Les troupes destinées à l'expédition comprenaient les régiments d'infanterie ci-après : Eu, Limousin, Briqueville, Bourbon, Penthièvre, Royal-la-Marine, Nice, chacun à deux bataillons ;

Guienne, Bourbonnais, Quercy, Brie, Royal-Corse, à un bataillon ;

Les régiments irlandais Bulkeley, Clare, Dillon, Rothe, Berwick, également à un bataillon.

Les quatre esçadrons de dragons appartenaient au régiment de Marbeuf ; on comptait les embarquer sans chevaux, mais avec les selles et le harnachement, tous les chevaux nécessaires à l'expédition devant être réquis en Ecosse.

Ces troupes étaient déjà stationnées en Bretagne, sauf les régiments de Briqueville, Royal-la-Marine, Royal-Corse et Eu, qu'on fit venir d'Aunis et de Guyenne et qui cantonnèrent sur la basse Loire.

L'équipage d'artillerie comptait 32 bouches à feu : 4 canons de 24, 4 de 16, 4 de 12, 4 de 8, 8 de 4, 4 mortiers de 12 pouces, 4 de 8 pouces, les canons approvisionnés à 1.000 coups, les mortiers à 500. Les calibres de siège étaient destinés à l'attaque d'Edimbourg.

En dehors de l'équipage, chaque bataillon devait recevoir deux pièces « portatives », c'est-à-dire transportables sur animaux de bât, approvisionnées à 400 coups, en remplacement de pièces de canon à la Suédoise, dont il était normalement doté.

L'équipage comprenait en outre des armes portatives pour les partisans que l'on comptait recruter en Ecosse 14.000 fusils et 5.000 pistolets avec leurs munitions, 3.000 sabres.

Le personnel d'artillerie se composait d'un état-major sous les ordres d'un colonel, M. de Combes, et d'un détachement du Corps royal (brigade de la Pelleterie), en tout 19 officiers, 140 canonniers, 35 ouvriers, plus des conducteurs et garde-magasins.

9 ingénieurs, un ingénieur géographe, représentaient le corps du génie, qui comptait en outre 15 mineurs, le tout sous les ordres de M. du Revest, brigadier.

Les services administratifs et sanitaires étaient dirigés par M. Doreil, commissaire des guerres ordonnateur, secondé par M. Marat, de Saint-Simon, Paulain, Judart, Desaleux, commissaires ordinaires.

Les approvisionnements de vivres constitués au titre du département de la guerre devaient subvenir à la subsistance du corps expéditionnaire pendant quatre mois après le débarquement. Ils se composaient de farine, biscuit, riz, lard salé, beurre, eau-de-vie. Ils comprenaient en outre une denrée dite poudre alimentaire, dont on ne parlait qu'avec un certain mystère. Cette poudre, contenue dans des sachets, devait servir de vivres de réserves. 75 milliers de tabac de cantine et du tabac en rouleau pour les montagnards écossais faisaient aussi partie des lots embarqués.

Indépendamment des vivres rassemblés par les soins des commissaires des guerres, l'armée débarquée devait bénéficier de la partie non consommée des approvisionnements constitués, par la marine pour la subsistance des troupes pendant la traversée.

La régie des subsistances comptait un nombreux personnel : régisseur général, directeur général, inspecteur général, inspecteurs particuliers, commis, garde-magasins, boulangers, bouchers, maçons, charpentiers, et un matériel d'exploitation important.

Une réserve d'effets d'habillement, d'équipement et de campement fut constituée : 36.000 paires de souliers, 2.700 justaucorps, vestes, culottes et chapeaux, 18.500 gilets et ceintures, des tentes, manteaux d'armes, gibernes, ceinturons, marmites, etc. Cette réserve était destinée en partie aux partisans dont on espérait le concours.

Le Trésor était pourvu de fonds pour une durée de quatre mois, après le débarquement, dont un mois en espèces étrangères [Note : Les dépenses pour quatre mois étaient évaluées à 3.609.084 livres, y compris l'achat et la nourriture de 640 chevaux de dragons et de 400 chevaux d'artillerie].

Un hôpital ambulant était affecté à l'expédition. Ses approvisionnements étaient calculés pour l'hospitalisation de 600 malades par jour pendant quatre mois. Le personnel de la régie des hôpitaux se composait d'un chirurgien-major (le Sr Ravaton), de trois médecins, d'apothicaires, de quatre aumôniers (des Récollets de Saint-Malo), d'un régisseur et d'un sous-régisseur, d'infirmiers, tisaniers, blanchisseurs, boulangers, bouchers, etc.

Enfin la prévôté comptait 4 officiers et 12 cavaliers.

De très nombreux domestiques étaient à embarquer pour le service des officiers et des agents administratifs.

Afin qu'en cas de perte de navires, l'expédition ne fût démunie d'aucun de ses éléments essentiels, ces éléments, artillerie, vivres, réserve d'habillement, hôpital ambulant, Trésor, devaient être fractionnés et répartis sur un grand nombre de bâtiments. Le plan d'embarquement fut minutieusement établi en conséquence. C'est ainsi que le Trésor de l'armée était réparti entre quinze bâtiments.

L'état-major du corps expéditionnaire lut constitué ainsi qu'il suit :

Le duc d'Aiguillon, lieutenant général ;

Chevalier de Redmond, maréchal de camp ;

Comte de Balleroy, maréchal de camp ;

Prince de Beauvau, maréchal de camp, maréchal général des logis ;

De la Messetière, brigadier, aide-maréchal général des logis ;

Comte de Marbœuf, brigadier, aide-maréchal général des logis ;

De Saint-Lambert, brigadier, aide-maréchal général des logis ;

O'Sullivan, brigadier, aide-maréchal général des logis ;

De Fontette, brigadier, aide-maréchal général des logis ;

Chevalier de Balleroy, major général de l'infanterie ;

De Lisores, aide-major ;

D’Oraison, aide-major ;
Comte de Rothe, commandant la brigade irlandaise.

Plus tard, l'état-major s'adjoignit le chevalier de Warren, brigadier ; M. de la Garrigue, colonel ; le duc de Fronsac, brigadier de dragons, plus de nombreux aides de camp.

Le commandement en second de l'expédition était dévolu au prince de Beauvau.

Le total général à embarquer comprit, avec deux-bataillons supplémentaires dont l'adjonction fut décidée plus tard, 18.700 hommes de troupe, 1.241 officiers, plus les agents et employés des divers services, 2.600 domestiques, des vivandiers, un certain nombre de femmes, en tout 23.000 personnes, non compris les équipages des navires.

Le pouvoir conférant au duc d'Aiguillon le commandement de l'expédition fut signé par le roi le 1er août. Ce pouvoir, établi dans le style d'une procuration, avec la prolixité et le formalisme de ce genre de documents, rappelle les origines de la guerre, fait connaître la résolution prise de faire passer une armée en grande Bretagne, expose les raisons du choix de « nostre très cher et amé cousin le duc d'Aiguillon » pour commander l'expédition, énumère avec détail les opérations militaires que le duc pourra avoir à exécuter, tous les ordres qu'il pourra donner, toutes les autorités et chefs de service que doivent y déférer, et ordonne de lui obéir « en toutes choses concernant ledit pouvoir, comme ils feraient à notre propre personne sans difficultés. Car tel est notre plaisir » (A. M. B4 86, f° 4).

Un autre pouvoir, de la même date, conféra au duc d'Aiguillon le droit de nommer aux emplois vacants jusqu'au grade de capitaine. Tout le mois de juin fut employé aux travaux préparatoires dans les ports : affrétéments, réunion et embarquement des approvisionnements, sous la direction de M. Le Brun et des commissaires de la marine. Vers la mi-juin, M. Le Brun se mit en route pour la Bretagne, passa à Lannion pour prendre les ordres du duc d'Aiguillon, se rendit ensuite à Brest, au Port-Louis, à Vannes et à Nantes, et s'installa définitivement le 10 juillet à Vannes, où il avait comme collaborateurs MM. Mistral, commissaire, qui devait embarquer avec l'expédition, et Marchais, écrivain de la marine.

Ainsi qu'il a été dit plus haut, on avait d'abord pensé à faire les embarquements de troupes dans trois ports ; mais, dès les premiers jours de juillet, on renonça aux embarquements à faire à Brest. On craignait d'exposer les troupes dans le trajet de Brest au Morbihan, pendant lequel, d'autre part, ells consommeraient une partie des vivres réservés pour l'expédition. En outre, pour la réunion des approvisionnements, Brest ne disposait pas de communications faciles avec l'intérieur ; enfin on voulait éviter des difficultés avec la marine. A Nantes, par contre, la Loire, grande voie commerciale, donnait des facilités particulières pour les envois venant du centre du royaume et on considérait le trajet de la Loire au Morbihan comme suffisamment sûr, malgré les croisières anglaises. Dans ces conditions, le duc d'Aiguillon décida d'embarquer à Paimbeuf et Saint-Nazaire les neuf bataillons d'infanterie cantonnés sur la basse Loire ; les autres bataillons devaient s'embarquer dans le Morbihan, où l'on ferait venir directement tous les bâtiments frétés ailleurs qu'à Nantes. [Note : En embarquant une partie des troupes à Nantes, on réduisait l'effectif à installer près de Vannes, où le cantonnement était très difficile à organiser. M. Nouvel de Glavignac, subdélégué de l'intendance à Vannes, avait fait valoir l'état misérable du logement des paysans et le manque de granges ; pour loger 10.000 hommes à deux lieues à la ronde autour de la ville, il aurait fallu expulser les cultivateurs et leurs bestiaux, (A. M. B4 84, f° 321)].

Comme le chargement des navires frétés, déterminé d'après les ressources des ports d'origine, devait être révisé pour correspondre à la répartition prévue dans le plan d'embarquement, des dispositions furent prises pour les échanges nécessaires. A cet effet, une frégate du Roi armée en flute devait servir de magasin général, les navires à leur arrivée y versant leurs excédents et y prenant ce qui leur faisait défaut.

Le 10 juillet, jour de l'installation à Vannes de M. Le Brun, aucun bâtiment n'était encore arrivé dans la rivière. M. Le Brun s'occupa de faire établir des postes de pilotes côtiers sur les pointes de Locmariaquer et de Port-Navalo, pour faire entrer les navires dans la passe, considérée comme dangereuse. Il procéda à une reconnaissance complète du Morbihan et des îles, en compagnie de M. Mistral, commissaire de la marine, et de M. de la Ville-Helio, commissaire aux classes à Vannes.

M. de Combes, colonel commandant l'équipage d'artillerie, arriva au commencement de juillet à Vannes, où se trouvait déjà un détachement du Corps Royal. Il reconnut un emplacement pour son parc et une église isolée pour y mettre les poudres, le tout à proximité des points d'embarquement ; l'autorisation d'utiliser l'église comme magasin fut accordée par l'évêque ; mais, comme la majeure partie du matériel de l'équipage arrivait à Nantes par la Loire et que le transport par terre de Nantes à Vannes fut jugé impraticable, faute de chevaux en nombre suffisant, on renonça quelques jours plus tard à rassembler l'équipage à Vannes et on prit le parti de l'embarquer à Nantes et à Paimbeuf, d'où il gagnerait le Morbihan par mer. En conséquence, M. de Combes partit pour Nantes le 12 juillet avec son détachement. Il fut secondé dans ses opérations par M. de la Pelouze, directeur d'artillerie en Bretagne, et M. de Lestant, lieutenant-colonel, attaché à l'équipage.

Les services administratifs furent organisés à Vannes dans le courant de juillet, sous la direction de M. Jadart, commissaire des guerres, secondé par M. Serrant, sénéchal et président au Présidial. Les effets de la régie des vivres furent placés aux Carmes, ceux de la régie des hôpitaux aux Jacobins. Les régisseurs et employés furent logés au séminaire. Les avances de fonds pour l'expédition particulière étaient faites par MM. Beaujon et Goossens, banquiers à Paris. Ils avaient choisi M. du Bodan, maire de Vannes, pour tenir dans cette ville la caisse de l'expédition.

  

L'ESCADRE DE BREST. — LE PLAN D'OPÉRATIONS NAVALES.

De son côté, l'escadre de Brest travaillait à son armement. Le 2 juillet, le maréchal de Conflans était arrivé à Landerneau où l'attendait une flottille de canots et chaloupes pavoisés pour le conduire à bord du vaisseau amiral le Soleil Royal. Il n'avait pas pris la peine de déranger son itinéraire pour aller voir à Lannion le duc d'Aiguillon [Note : Dès la fin de mars, un conflit s'était produit entre les deux autorités au sujet du logement que le Maréchal voulait occuper à l'hôtel de ville de Brest et que le duc d'Aiguillon prétendait se réserver comme commandant en chef en Bretagne]. L'escadre devait être constituée à 21 vaisseaux, 6 frégates, 3 brûlots et quelques corvettes. Les équipages étant très incomplets, il avait été décidé, dès le mois de mai, que 4.200 hommes de troupes de terre seraient mis à bord de l'escadre. Le régiment de Saintonge et le régiment de grenadiers royaux d'Ailly furent -désignés pour y faire le service de soldats de marine ; 2.800 gardes-côtes, des capitaineries de Normandie et de Bretagne, devaient remplacer les matelots pour les basses manoeuvres [Note : Au sujet du recrutement de ces gardes-côtes, le Ministre de la Guerre écrivait le 13 juin au duc d'Aiguillon : « Je m'en rapporte à vous, Monsieur le Duc, pour mettre dans cette opération toute l'industrie et la cajolerie dont vous êtes capable pour ne pas effaroucher les gardes-côtes par l'idée qu'ils pourraient avoir en s'embarquant de servir comme matelots pour les basses manoeuvres, ce qui pourtant, vous le savez, est l'objet du Ministre de la Marine... Lorsqu'une fois ils seront sur leurs vaisseaux, on leur fera bien faire tout le service qu'on voudra en les traitant bien ; il conviendra pour cette raison de les faire embarquer avec leurs armes ». Le duc d'Aiguillon ne se prêta que difficilement à l'embarquement des gardes-côtes de Bretagne : « On ne gouverne pas aussi facilement les Bretons que les Normands, écrivait-il, surtout depuis quelques années. La Bretagne est dans une situation très critique. depuis le commencement de la guerre », et il citait le cas de lîle Bréhat où il ne restait que 160 hommes de tous âges contre 963 femmes ou filles. L'embarquement des gardes-côtes se fit néanmoins sans difficulté et donna satisfaction. (A. G., volume 3.533)].

Après son séjour à Versailles pour étudier le plan des opérations navales, M. Bigot de Morogues s'était rendu au Havre où il assista à des expériences concernant les bateaux plats. Il prit ensuite la route de la Bretagne, s'arrêta deux jours à Lannion pour conférer avec le duc d'Aiguillon et arriva à Brest le 2 juillet. Le maréchal de Conflans n'avait encore pas de précisions sur le rôle à jouer par son escadre. Le 11 le ministre lui écrivait : « S. M. espère que le mois prochain l'armée navale sera en état de partir en opérations ; Vous en aurez dans le temps une connaissance plus détaillée, le projet n'étant pas définitivement arrêté ». Le 14 juillet, le ministre fit connaître que la division chargée d'escorter la flotte du Morbihan comprendrait 4 vaisseaux, plus des frégates et corvettes, et invitait le Maréchal à présenter un plan de croisière pour l'escadre.

Mais sur ce plan le Maréchal n'était pas d'accord avec M, Bigot de Morogues; il ne pouvait se résigner à jouer un rôle secondaire. Le 20 juillet, M. de Morogues écrivait : « Il ne faut pas que le Maréchal convoye la flotte. Ce serait indiquer sa route à l'ennemi. Il vaut mieux qu'il me couvre en se faisant voir » (A. M. B4 87, f° 87). Le 23 juillet, faisant des réflexions sur le blocus de Brest par les Anglais, le même officier observait : « Tout cela m'annonce que notre besogne sera extrêmement difficile, quoique je ne la juge pas impossible. M. le Maréchal m'en a souvent parlé et nous ne sommes pas d'accord. Il voudrait escorter le convoi et je pense que c'est le plus mauvais parti. J'aime mieux la protection d'un coup de vent et qu'on nous laisse à notre bonne fortune. Nous avons du temps devant nous . Tout ceci retardera nécessairement et je ne vois pas que ce retardement soit un grand mal » (A. M. B4, 87, f° 56).

Une des raisons pour lesquelles le Maréchal répugnait à diviser son escadre était qu'avec moins de 20 vaisseaux il perdait, d'après les règlements, le droit d'arborer le pavillon amiral. En raison de son caractère emporté et inégal, les rapports avec lui étaient très difficiles ; dans les discussions, il allait jusqu'à proposer le cartel à ses interlocuteurs, pour l'instant d'après, leur demander leur amitié. M. de Morogues, qui eut plusieurs fois à souffrir de ces accès d'humeur, écrivait : « M. le Maréchal est à tout prendre un bon citoyen qui aurait moins d'humeur si peut-être on ne l'entretenait pas », faisant ainsi allusion à l'influence que prenaient sur le chef de l'armée navale certains officiers de marine, en particulier M. de Blénac, commandant la marine à Brest, peu favorable à l'expédition et en lutte constante avec les autorités de l'armée de terre.

Le duc d'Aiguillon doutait de la bonne volonté de la marine : « Je voudrais, écrivait-il le 13 juillet (A. G. volume 3.534, pièce 110), que la Marine eut autant de confiance en ses forces que j'en ai dans celles que vous avez bien voulu me donner. Mais ce que j'ai prévu et ai eu l'honneur de vous annoncer au Comité ne se vérifie que trop. Elle a une peur indécente. de l'escadre anglaise que n'a que deux vaisseaux de plus que la nôtre et je suis persuadé que M. de Conflans, quelque bonne volonté qu'il ait, n'osera pas sortir de la rade de Brest, si M. Berryer ne le lui ordonne formellement et positivement de la part du roi ». Le comte de Balleroy, qui commandait sur la côte près de Brest et qui était désigné pour l'état-major de l'expédition particulière, en contact fréquent avec les marins, tenait le duc au courant de leurs dispositions. Il avait reçu sa part des coups de boutoir du maréchal et se méfiait même de M. de Morogues : « M. de Morogues, écrivait-il, s'amarine presque comme les autres. Il ne voit plus, à ce qu'il m'a dit hier, qu'un coup de vent, de grands hazards et le doigt de Dieu qui puissent faire réussir la besogne.... Il faudrait être plus habile que je ne suis pour donner de l'âme et des moyens à ces gens-ci qui ne sont pétris que de faiblesse, d'irrésolution et de chipotages » (A. M. B4 86, f° 341).

Le même officier écrivait un peu plus tard (A. M. B4 86, f° 345) : « Tout soit dit sans vous déplaire, Monsieur le duc, vous n'êtes qu'en second dans cette affaire. C'est M. le maréchal de Belle-Isle qui est le grand objet de la fureur marine », et il citait les propos des marins, au sujet du Ministre de la Guerre : « Il n'a pas consulté M. de Conflans et devait l'appeler au Comité et le faire entrer au Conseil, .... Il n'a imaginé tout ceci que pour anéantir la marine dont il est jaloux. M. Berryer n'est que son commis.... L'on dit tout bas que M. Pitt lui a promis l'ordre de la Jarretière ; on finit par dire qu'il faut tout mettre en usage pour faire manquer son projet », et M. de Balleroy conclut : « Tous ces gens-ci sont en délire » [Note : La question du commandement des batteries de la rade de Brest où les marins faisaient encore le service soulevait aussi d'âpres querelles entre la marine et la guerre. Le duc d'Aiguillon écrivait à ce sujet le 22 juillet au Ministre de la Marine : « Comme il me paraît que le Maréchal de Conflans ne fonde le droit qu'il prétend avoir sur les batteries de la rade que sur le service que la marine doit y faire, j'espère, Monsieur, que vous me trouverez aussi bien fondé à prétendre le commandement des vaisseaux sur lesquels les régiments de Saintonge et d'Ailly et les milices gardes-côtes font le service et j'ose vous assurer que je m'en acquitterai aussi bien et avec autant de zèle que M. de Conflans de la défense de la rade par terre » (A: M. B4 86, f° 32)].

Le 2 août, le duc d'Aiguillon exposait la situation au Ministre de la Guerre, suppliant le gouvernement d'intervenir et lui suggérant le plan à adopter (A. G. volume 3.535, pièce 13) :

.... Je dois à vos bontés la confiance la plus entière, je vous le dois comme bon citoyen et fidèle serviteur du Roi à un ministre qui ne veut que le bien, mais je serais très fâché qu'un corps avec lequel je suis malheureusement obligé de vivre eût à me reprocher de l'avoir desservi auprès de son maître et de ses ministres. On ne peut pas être plus affligé que je ne suis du mauvais esprit qui y règne, surtout dans cette circonstance. J'ai dit au comité que si l'escadre du Roi escortait le convoi, elle serait battue et le convoi pris ou dispersé, je le répète encore et j'en suis plus persuadé que jamais. Il me semble cependant que tel, est votre projet actuellement, autant que je puis juger par les apparences et j'en suis inconsolable, parce que je suis convaincu qu'il ne peut avoir que des suites fâcheuses et faire manquer totalement l'expédition. Permettez-moi de vous représenter encore une fois, Monsieur le Maréchal, qu'il n'y a de praticable que l'arrangement que fut convenu pendant mon séjour à Versailles et que je croyais arrêté et que c'est le sel qui puisse réussir. Il faut que M. de Conflans sorte avec son escadre, mais il ne faut pas absolument qu'il se commette vis-à-vis des Anglais, encore moins qu'il s'approche du convoi. Celui-ci doit profiter du premier coup de vent forcé qu'il y aura dans les premiers jours de septembre, tirer droit sur le cap Finistère, se décaper totalement, reprendre ensuite la route du nord, tenir toujours le large et ne se rapprocher des terres que lorsqu'il aura dépassé la hauteur de la pointe septentrionale d'Irlande. Il doit être escorté par six vaisseaux de guerre bons voiliers, dont 3 de 74 canons et 3 de 64, 2 frégates et 2 corvettes. On les détachera de l'escadre de M. de Conflans la nuit qui précédera sa sortie de la rade de Brest, ils iront prendre le convoi à hauteur de Belle-Ile et feront route sur-le-champ. M de Conflans, avec les 16 vaisseaux qui lui resteront et tout ce qu'il pourra rassembler de frégates, bâtiments marchands, etc... pour faire nombre, se montrera de loin aux Anglais, prendra chasse lorsqu'ils s'approcheront de trop près, enfin les amusera pendant deux fois 24 heures ; il n'en faut pas davantage pour mettre le convoi en sûreté. Il rentrera ensuite à Brest pour en ressortir, lorsque les six vaisseaux qu'il aura détachés l'auront rejoint, si on juge à propos de faire une diversion dans cette partie pour favoriser le passage de M. le maréchal de Soubise. Je vous supplie instamment, Monsieur le Maréchal, de faire attention à la représentation que je prends la liberté de vous faire, je la crois juste et importante; j'ajouterai que tous les marins sensés et instruits sont et seront de mon avis, à l'exception de M. de Conflans qui par excès de zèle et d'ardeur voudrait escorter lui-même le convoi jusqu'à Cap-Clare et n'en sent pas comme moi les inconvénients et les dangers, parce qu'il n'est occupé que de sa besogne particulière ; mais je dois vous faire observer qu'en supposant les succès les plus heureux, qui ne sont malheureusement pas vraisemblables, vu l'esprit de timidité et de découragement qui règne dans notre marine, le peu d'expérience et d'habileté de la plus grande partie des capitaines de vaisseau, et la mauvaise composition de leurs équipages, ce serait encore un miracle si le convoi naviguant avec l'escadre arrivait à sa destination sans accident. Un seul vaisseau détaché de l'escadre anglaise pendant le combat peut disperser, couler à fond, détruire tous les bâtiments de transport, et il est physiquement impossible que M. de Conflans, que aura toujours 3 ou 4 vaisseaux de moins cite les Anglais, puisse y parer. Il pourrait battre les ennemis et perdre son convoi. Sa gloire serait à couvert, mais l'expédition serait manquée. J'ai cru qu'il était de mon devoir de vous mettre sous les yeux ces observations, je n'en parlerai plus et j'obéirai, mais, le mois d'août s'avance et nous ne savons encore rien. Je suis....

Dans sa réponse du 8 août, le maréchal de Belle-Isle fit connaître qu'il entrait dans les vues du duc : « Il est plus que temps de se décider définitivement, il n'y aura encore que trop de hazards à craindre et à essuyer, car il faut être bien juste, que le même coup de vent forcé qui fera partir le convoi de la hauteur de Belle-Isle fasse que M. de Conflans sorte en même temps de la rade de Brest et détache ses six vaisseaux... Nous traiterons cette matière dans la plus grande étendue au premier Comité et je vous ferai part de ce qui y aura été déterminé, car il n'y a plus de temps à perdre » (A. G. volume 3.535, pièce 54).

Le 11 août, le duc d'Aiguillon insista da nouveau auprès du Ministre de la Guerre, citant des faits, montrant la mauvaise disposition du maréchal de Conflans et la nécessité « de fixer son irrésolution par des instructions claires et précises qu'il exécutera très bien quand il sera sur son vaisseau, parce qu'il a un capitaine de pavillon et un major très intelligents et incapables de mauvaise manoeuvre, surtout le premier. Il me semble que pour l'apaiser, M. Berryer pourrait avoir l'air de le consulter sur la sortie du convoi, sans lui dire positivement s'il est destiné pour l'Ecosse, l'Irlande, Gibraltar ou l'Amérique, parce que cette destination ultérieure ne le regarde pas, et lui demander en conséquence son avis par écrit, en forme de mémoire détaillé et raisonné ; M. de Morogues à son insu donnerait le sien, le Conseil déciderait sur l'un et sur l'autre et il serait ordonné impérativement à M. de Conflans, de la part du Roi, de se conformer à la décision. Ce ne serait pas la première fois qu'un général aurait exécuté le projet de campagne d'un autre contre ses propres sentiments et qu'il aurait réussi » (A. G. volume 3.535, pièce 84).

Le 13 août, le duc d'Aiguillon reçut l'ordre de se rendre à Versailles ; il jugea utile d'aller d'abord à Brest pour s'entendre avec le maréchal de Conflans sur la sortie et l’escorte du convoi : « Cette marque d'égards pour lui de la part du ministère, écrivait-il, et de déférence de la mienne ne peut que faire un bon effet, surtout vis-à-vis de la marine, à laquelle il ne pourra plus dire qu'il n'est ni instruit ni consulté ».

L'entrevue de Brest entre le maréchal et le duc se passa bien ; en traversant Saint-Brieuc, le 10 août, le duc écrivit au ministre (A. G. volume 3.535, pièce 145) : « Je l'ai laissé dans les meilleures dispositions du monde et nous avons mis par écrit nos arrangements dont nous avons chacun un double, afin qu'il n'y ait pas de variation de part ni d'autre ».

M. de Morogues se rendit à Versailles en même temps que le duc d'Aiguillon, porteur d'un mémoire du maréchal de Conflans.

La délibération de Versailles aboutit à la lettre ci-après du Roi au maréchal de Conflans (A. M. B2 362 f° 545), qui consacrait le plan du duc d'Aiguillon :

Versailles, le 26 août 1759.
Mon cousin le maréchal comte de Conflans, j'ai destiné un corps considérable de mes troupes sous le commandement de mon cousin le duc d'Aiguillon, lieutenant général de mes armées, pour aller attaquer les Anglais chez eux et j'ai fait assembler tant au Morbihan que dans la rivière de Nantes un nombre suffisant de corsaires et navires frétés pour y embarquer mes troupes avec les munitions de guerre et les vivres nécessaires à leur suite. J'ai réglé en même temps que mes vaisseaux le Magnifique, le Juste, le Superbe, l'Éveillé, le Solitaire et le Brillant, sous le commandement du Sr Bigot de Morogues, seront détachés de mon armée navale avec quelques frégates et corvettes pour aller joindre la flotte à la rade de Quiberon et l'escorter à destination. Le point important est d'empêcher que l'escadre anglaise ne cherche à inquiéter la flotte tant lors de son départ de Quiberon que dans sa route. J'attends de votre zèle pour le bien de mon service et de votre expérience que vous emploierez mon armée navale à contrarier l'ennemi de manière que si dans le temps du départ de la flotte l'escadre anglaise continuait à garder la croisière sur Ouessant ou, après une relâche dans ses ports, revenait à la même croisière, vous chercheriez à l'occuper dans le parage de l'entrée de la Manche et de l'Iroise jusqu'à ce que vous puissiez juger que la flotte serait assez au large dans la route qu'elle doit tenir pour n'avoir plus à craindre d'être poursuivie. Mon intention est d'ailleurs que, par les manoeuvres que vous ferez faire à mes vaisseaux dans cette vue, vous vous attachiez en même temps à éviter tout engagement non seulement contre les forces supérieures sur lesquelles vous jugeriez avoir quelque avantage, mais même contre des forces égales ou peu inférieures, afin que mon armée navale, lorsqu'elle aura été rejointe à Brest par les six vaisseaux qui auront escorté la flotte et lorsqu'elle aura été renforcée par quelques autres, puisse être employée aux opérations ultérieures que mon service pourrait exiger. Si néanmoins l'escadre anglaise qui aurait continué sa croisière sur Ouessant ou qui y reparaîtrait ne s'attachait pas à y rester et fit craindre par ses manoeuvres qu'elle eût dessein d'aller attaquer la flotte, soit à Quiberon, ou dans sa route, je vous prescris alors de suivre cette escadre et de tâcher partoutes voies d'empêcher les tentatives qu'elle se trouverait à partie de faire contre la flotte ; m'en rapportant avec la plus grande confiance à tout ce que vous jugerez praticable de faire pour sauver la flotte et éloigner l'ennemi, même en combattant son escadre, si vous trouvez à le faire quelque avantage. C'est d'après ces dispositions et en prévoyant autant qu'il sera posible tous les cas qui pourront arriver que vous aurez à donner vos ordres et instructions au Sr Bigot de Morogues pour se détacher de l'armée navale avec six vaisseaux quand vous lui en ferez le signal et pour diriger ses manoeuvres avec la flotte relativement à celles que vous ferez dans le parage de l'Iroise. Comme il peut être avantageux que les corvettes anglaises qui pourront s'avancer pour reconnaître l'armée navale ne puissent juger par un changement de pavillon que le nombre des vaisseaux qui seront avec vous sera diminué mon intention est que, sans vous arrêter à ce qui est porté dans mes ordonnances du 20 juin dernier, vous continuiez de tenir arboré le pavillon amiral, quoique vous vous trouviez avec moins de 20 vaisseaux. Et la présente n'étant à autre fin, je prie Dieu qu'il vous ait, mon cousin le maréchal de Conflans, en sa sainte et digne garde. Louis
.

Une lettre du Ministre de la Marine au maréchal de Conflans accompagnait la lettre du Roi. Le maréchal était autorisé à changer an besoin les vaisseaux de la division de M. de Morogues. La lettre se terminait ainsi : « Sa Majesté a une entière confiance dans tout ce que vous ferez pour l'objet important dont il est question dans ce moment-ci. Il dépend beaucoup de ce premier début pour assurer l'exécution de projets ultérieurs plus considérables, et quoique la Marine en ceci ne paraisse pas avec la force et la gloire qu'elle pourrait acquérir par des combats, il est souvent encore plus avantageux d'user de ruse pour éviter des engagements que de chercher des occasions où ils ne pourraient que nuire à des expéditions particulières qui, par leur succès, peuvent être décisives » (A. M. B4 87, f° 174).

Afin de prévenir les influences qui pouvaient agir sur le maréchal de Conflans et l'empêcher de se conformer au plan imposé, M. Berryer ent soin d'écrire deux lettres confidentielles de même teneur, l'une à M. de Chézac, capitaine de pavillon du maréchal, l'autre au chevalier des Roches, major de l'escadre, officiers qui avaient la confiance du duc d'Aiguillon. Le Ministre les invitait à maintenir leur chef dans le droit chemin : « Comme vous n'ignorez, pas, écrivait-il, que souvent, sous divers prétextes et motifs malentendus, l'on peut s'attacher à prendre des partis qui ne s'accordent pas.avec les autres engagements, je ne saurais trop vous exciter à tâcher par vos sages conseils de concilier toutes choses de manière qu'il n'y ait que l'objet du plus grand bien du service qui soit en vue dans tout ce qui pourra être fait par les vaisseaux de Brest pour favoriser le décapement de la flotte » (A. M. B4 88, f°. 238).

Par les soins de M. de Morogues, un document (A. M. B4 85, f° 230) fut imprimé réglant la distribution des bâtiments de transport de la flotte en colonnes et en divisions. Six colonnes, chacune de trois divisions, chaque division de quatre ou cinq navires, furent organisées. Les bâtiments des différentes colonnes et divisions se distinguaient par la couleur des girouettes et la position d'un guidon, la couleur de ce guidon indiquant le rang du navire dans sa division. Trois frégates du Roi avaient leur place en tête des colonnes ; en queue de chacune devait se placer un des corsaires faisant partie de la flotte, pour protéger et surveiller la marche.

M. de Morogues établit en outre et fit imprimer un livre d'ordres et de signaux (A. M. B4 87, f° 103), décrivant toutes les formations que pouvait prendre la flotte et les signaux correspondants, signaux de jour, de nuit, de brume. Un exemplaire de ce livre était destiné à chaque capitaine de navire faisant partie du convoi.

Une lettre particulière du Roi (A. M. B4 87, f° 18) autorisa M. de Morogues à arborer sur son vaisseau le Magnifique la cornette de chef d'escadre, tant qu'il escorterait la flotte de transport.

En même temps que l'on réglait le plan des opérations navales, on décida que l'expédition particulière comprendrait 26 bataillons au lieu de 24. Les deux nouveaux bataillons furent fournis par les régiments de Berry et de Lorraine.

Le 5 septembre, le duc d'Aiguillon revenait à Brest et revoyait le maréchal de Conflans. Il se félicita tout d'abord des bonnes dispositions du maréchal : « Il s'est approprié, écrivait-il, toutes les idées qui lui sont suggérées à ce sujet, il croit les avoir proposées et il est très décidé à les exécuter du mieux qu'il pourra. Comme M M. Desroches et de Chézac ne le perdront pas de vue, j'espère qu'il ne variera pas. Mais je n'ose en répondre » (A. M. B4 86, f° 38).

L'humeur du maréchal n'était pas cependant parfaite et, avant de partir de Brest, le duc d'Aiguillon eut occasion de s'en apercevoir. Arrivé à Vannes le 7 septembre, il écrivait le lendemain au Ministre de la Guerre : « J'essuyai la veille de mon départ une vivacité de la part de M. de Conflans que j'appellerais à juste titre une brutalité, s'il n'était pas maréchal de France. J'en fus d'autant plus étonné qu'une heure auparavant il m'avait fait les protestations les plus tendres, se louant de ma déférence, de mes attentions et de mes égards pour lui. Vingt officiers de marine ont été témoins des injures qu'il m'a dites et de mon silence. M. de Morogues et le major de la marine furent traités de même. Il les menaça de les faire casser et moi de me faire ôter « le petit commandement dont je me glorifiais si fort », en me proposant le cartel à chaque phrase. Il est impossible de pousser plus loin la déraison et je puis dire la grossièreté. Il fallut essuyer cette bourrasque, après laquelle nous constatâmes non sans peine les arrangements convenus .... » (A. G. volume 3.556, pièce 65).

Le ministre répondit le 14 : « La conduite de M. de Conflans à votre égard a paru au Roi et aux membres de son conseil telle qu'elle est et c'est tout dire. On n'oserait la caractériser des épithètes qu'elle mérite pour l'honneur de la dignité dont il est revêtu et il y aurait tout à craindre de cette mésintelligence, s'il avait de la suite ; car je vois qu'une heure après, il parle comme s'il était votre meilleur ami et je vois qu'en effet vous étiez convenus, immédiatement après cette ridicule algarade, de tous vos arrangements » (A. G. volume 3.536, pièce 120).

  

LA CONCENTRATION DE LA FLOTTE DE TRANSPORT.

Ce plan d'opérations maritimes supposait que la flotte de transport était rassemblée au complet et prête à prendre la mer. Mais ce rassemblement était-déjà une opération difficile, en présence des croisières anglaises. Le 19 juillet, 9 bâtiments frétés partaient de Saint-Malo pour rejoindre le Morbihan. Le 20, un de ces navires se perdait sur les rochers des Sept-Iles ; le 21, un autre était attaqué à hauteur de Porsall par une frégate et un corsaire anglais ; réfugié sous le canon d'une batterie, il fut abordé et pris pendant la nuit suivante par les ennemis, qui avaient mis leurs chaloupes à la mer. Les sept navires restant purent continuer leur route et venir mouiller prés du Conquet, dans la rade des Bouteilles ; ils y furent aussitôt canonnés par des bâtiments de l'escadre anglaise, que le feu des batteries parvint cependant à faire éloigner. Les navires malouins restèrent bloqués au Conquet, malgré les tentatives de l'escadre pour les dégager ; ils ne purent entrer à Brest que le 31 juillet, après qu'un coup de vent eut écarté de la côte les vaisseaux ennemis. Il restait encore à les envoyer de Brest au Morbihan. « Ils s'y rendront quand il plaira à Dieu », écrivait un officier de Brest.

Le 29 juillet, le Morbihan vit entrer les premiers navires de la flotte. C'étaient la flûte La Fortune, qui devait servir de magasin général pour les échanges, et 9 bâtiments, venant de la Rochelle sous l'escorte de 3 frégates ; ce convoi avait pu échapper à une division anglaise qui croisait vers Quiberon.

Le 2 août, M. Le Brun s'inquiétait de la croisière anglaise ; il écrivait : « J'ai lieu de croire que les Anglais n'abandonneront pas ces parages et qu'ils y viendront avec assez de force pour barrer l'entrée et la sortie » (A. M. B4 86).

Dans les premiers jours d'août, La Thétis et l’Héroine, frégates armées en flûte, venant du Port-Louis, purent entrer à leur tour.

Le 11 août, 25 navires dé Bordeaux et 6 corsaires de Bayonne mouillaient en rade de Locmariaquer et de Cardelan ; ils n'avaient rencontré en route aucun bâtiment ennemi. Par contre, vers la même époque, 5 chasse-marées envoyés de Brest à Paimbœuf avec du matériel et des munitions destinés à l'équipage d'artillerie furent capturés. Pour réparer cette perte, il fallut organiser un autre convoi qui partit de Lorient et arriva à bon port.

Le 20 août, on put faire passer du Morbihan à Mindin, à l'embouchure de la Loire, un convoi de 10 bâtiments, qui apportait à la partie de la flotte qui se chargeait dans la rivière de Nantes certains approvisionnements envoyés de Vannes.

Ces mouvements de navires ne manquèrent pas d'attirer l'attention des Anglais et vers la fin d'août un blocus plus serré parut s'établir. La défaite de M. de la Clue à Lagos, le 17 août, anéantissant l'escadre de Toulon, rendait ce blocus plus facile, de nouveaux vaisseaux anglais devenant disponibles.

Le 1er septembre, M. Le Brun rend compte que 8 gros vaisseaux ont paru la veille à la pointe sud-est de Belle-Ile et qu'une frégate est venue sonder sous le petit Mont.

Des mesures nouvelles furent prises pour la défense de l'entrée du Morbihan ; les batteries de Port-Navalo et de Locmariaquer furent renforcées ; 2 chaloupes canonnières furent mouillées à l'ouvert de la passe. Ces dispositions furent concertées entre M. Le Brun et le chevalier de Redmond, envoyé par le duc d'Aiguillon.

M, Le Brun s'empressa de faire prévenir par un courrier le commandant de la marine à Rochefort, afin qu'il retint 13 bâtiments frétés. Ces bâtiments étaient sortis dès le 2 septembre, mais l'ordre put les atteindre et ils rentrèrent en Charente.

Le 7 septembre, le duc d'Aiguillon arriva à Vannes venant de Brest et en repartit le 8 pour Nantes et Paimbœuf où il voulait inspecter les bâtiments de la fraction de la flotte que se chargeait en Loire. Avant de partir, il écrivit au ministre de la Guerre la lettre suivante, qui fait connaître l'état de l'expédition particulière à cette date : « J'appris hier en arrivant ici, Monsieur le Maréchal, le désastre de M. de la Clue, qui n'est pas de bon augure pour nous, quelque convaincu que je sois que M. de Morogues ne fera pas les mêmes fautes.... Les suites de cet échec sont certainement aussi fâcheuses que les circonstances en sont affligeantes et je vous avoue que j'en suis accablé. Nos opérations, indépendamment de ce malheur, sont extrêmementt retardées et il ne dépend pas de moi de les accélérer. Il nous manque 26 bâtiments de transport, c'est-à-dire environ le tiers de ceux dont nous avons besoin. M. Dambrimont m'en garde 13 à l'île d'Aix depuis deux mois, 10 sont également arrêtés à Brest et 3 sont encore à l’île de Bas, dans la Manche. Les Anglais ont établi une chaîne de vaisseaux et de frégates depuis l'Ile Dieu jusqu'à Ouessant et rien ne peut passer à présent. Il est vrai que le premier coup de vend un peu forcé les obligera d'abandonner cette croisière et nous ne tarderons pas vraisemblablement d'en éprouver, mais ce même coup de vent qui amènera une partie des bâtiments que nous attendons, si ceux qui les conduisent savent en profiter, retiendra les autres, parce que les uns sont au nord, les autres au sud, et nous pouvons d'autant moins nous en passer, qu'ils sont chargés de vivres et d'approvisionnements qui nous sont absolument nécessaires. Il ne faut donc pas se flatter que nous soyons prêts pour le 15 comme je l'avais annoncé ; je prévois même un grand retardement auquel je ne puis malheureusement pas parer. Je ferai ce qui dépendra de moi pour l'abréger, mais cette besogne est si compliquée et dépend de tant de gens dont les vues ne sont pas toujours très droites, dont les lumières sont très courtes, l'humeur très forte, que je n'ose répondre du succès.... » (A. G. volume 3.536, pièce 65).

L'inspection de la flotte de Nantes composée de 29 navires donna satisfaction au duc d'Aiguillon, qui jugea les arrangements bien faits. Il avait eu l'idée, pour éviter l'encombrement dans le Morbihan, d'envoyer cette flotte mouiller dans la rivière de Crach. Une reconnaissance fut faite dans ce but et conduisit à y renoncer, car on constata que les bâtiments n'y seraient pas en sûreté et ne pourraient en sortir par les vents favorables à la sortie de la rade de Locmariaquer ; de plus, les ressources en eau douce étaient insuffisantes, et le ravitaillement journalier en vivres jusqu'au départ aurait été difficile.

Le duc renonça aussi à faire embarquer à Paimbœuf le personnel des neuf bataillons cantonnés sur la basse Loire. Il se borna à faire embarquer leurs équipages, les troupes devant gagner Vannes par voie de terre. En effet, étant donné le retard des bâtiments de Rochefort et de Brest et les revisions de chargement à faire quand ils seraient rendus, on avait tout le temps voulu pour ces mouvements de troupes ; on évitait en même temps pour les bataillons tout risque de traversée.

Les Anglais continuaient à surveiller la côte de près ; le 2 septembre, un chasse-marée chargé de futailles pour la flotte avait été pris près de Saint-Gildas ; malgré le feu de la batterie. Vers la même date, la corvette la Levrette, poursuivie par deux frégates anglaises, fit côte à Plouhinec ; l'équipage débarqua et mit le feu au navire, mais les Anglais éteignirent l'incendie et s'emparèrent du bâtiment.

Le 14, le duc d'Aiguillon rentra à Vannes où il s'installa définitivement. A défaut de renseignements, on peut conjecturer qu'il prit son logement au château de la Motte, résidence de l'évêque. Le grand train que menait le duc, les réceptions continuelles qu'il offrait ne pouvaient guère s'accommoder d'une autre demeure. Indépendamment de la symphonie qu'il amena de Lannion et qu'il comptait embarquer avec lui, il fit venir une troupe de comédie et aménager en théâtre le jeu de paume de la place des Lices [Note : Ce jeu de paume se trouvait sure l'emplacement où s'élève la maison qui a abrité longtemps le musée de la Société polymathique]. — Les officiers de l'état-major arrivèrent à Vannes en même temps, ainsi que M. Doreil, intendant de l'expédition, et un envoyé du duc de Choiseul, ministre des affaires étrangères. Cet envoyé, M. O'Dune, d'origine irlandaise, était désigné pour embarquer avec l'expédition et être chargé de missions politiques et diplomatiques. Il était porteur des instructions particulières adressées au duc, tant pour la partie politique que pour les opérations militaires.

Les instructions politiques (A. M. b4 86, f° 8) prévoyaient qu'à la suite du débarquement en Ecosse, le gouvernement anglais pourrait être amené à faire des propositions d'accommodement susceptibles de conduire à la paix et autorisait le duc à accueillir toute insinuation ou ouverture ; M. O’Dune serait délégué pour ces négociations ; né sujet de la grande Bretagne et y ayant longtemps résidé, il avait des facilités particulières pour cette mission. D'après l'instruction, certaines mesures concertées entre le ministre et un seigneur écossais devaient assurer le concours des partisans des Stuarts et des mécontents. Des pièces jointes donnaient la liste des sujets affectionnés à la France ou aux Stuarts, aucun engagement n'ayant d'ailleurs été pris avec ces derniers. Le manifeste à publier en Ecosse après le débarquement annoncerait que les troupes de Sa Majesté n'avaient pour objectif ni de changer la religion ni d'altérer la force du gouvernement, mais seulement de venger l'insulte personnelle faite au Roi de France et les dommages causés à ses sujets, et d'obtenir la paix. Le mémoire informait le duc que des négociations étaient en cours à Stockholm pour associer la Suède à l'expédition et obtenir un secours de 12.000 hommes.

Un pouvoir (A. M. B4 86, f° 7) signé du Roi donnait « au duc d'Aiguillon et à M. O'Dune conjointement, aussi bien qu'à l'un ou l'autre d'entre eux séparément, plein pouvoir, commission et mandat spécial » pour négocier, arrêter, conclure et signer tels articles et conventions relatifs au rétablissement de la paix.

Une lettre particulière du duc de Choiseul recommandait spécialement M. O'Dune ; les lignes suivantes montrent l'importance que le Ministre attachait à l'entreprise : « Il me reste, Monsieur le Duc, à vous parler de votre expédition ; je vous prie de ne pas perdre de vue qu'elle est de première utilité et que c'est véritablement vous qui remettrez nos affaires dans le lustre où elles doivent être, qu'effectivement je sens autant peut-être que vous les contrariétés que vous aurez, à éprouver ; mais, Monsieur le Duc, il faut les vaincre. Votre expédition n'est une ressource à l'Etat que parce qu'elle est difficile : les moyens aisés ne peuvent rien produire en l'état où nous sommes... » (A. M. B4 86, f° 172).

L'instruction militaire (A. M. B4 86, f° 13) porte la date du 13 septembre. Elle prévoit les points suivants : conduite à tenir en cas de dispersion de la flotte, établissement d'un poste retranché après le débarquement, achat de chevaux pour l'artillerie, les dragons et les convois, levée de 4.000 Ecossais, attaque du château d'Edimbourg. L'instruction signale les préparatifs faits sur les côtes de Normandie et des Flandres pour la deuxième expédition sous les ordres du maréchal de Soubise et invite le duc d'Aiguillon à se tenir au courant de ces embarquements pour régler ses opérations en conséquence.

De son côté, M. de Morogues avait reçu une lettre du roi (A. M. B4 86, f° 80) pour la conduite des opérations navales dont il était chargé : il devait doubler l'Irlande, prendre connaissance du cap Cantyre, gagner le golfe de la Clyde vers Irvine et faire le débarquement au point choisi de concert avec le duc d'Aiguillon. Si, par suite de la présence de forces anglaises de terre ou de mer, le débarquement à Irvine était impossible, on devait chercher un autre point sur la côte occidentale d'Ecosse, au besoin sur la côte orientale. Si le débarquement était partout irréalisable, le convoi reviendrait en France, en relâchant au besoin à la Corogne ou ailleurs en Espagne. Si les vaisseaux étaient bloqués dans la Clyde, l'ordre était de les brûler, s'il le fallait.

Le 18 septembre, le duc d'Aiguillon avait la joie d'annoncer l'arrivée au Morbihan de la flotte de Nantes : « La division de Nantes, M. le Maréchal, composée de 32 navires de transport sur lesquels sont embarqués l'équipage d'artillerie, les effets de l'hôpital ambulant, une partie des vivres et la poudre alimentaire, entra avant-hier en totalité au Morbihan, sous l'escorte de la frégate la Licorne et de six corsaires de Nantes, Bayonne et Bordeaux. Le sieur du Fresne Marion, officier bleu qui commande la Licorne, s'est acquitté de cette commission avec toute l'activité qu'on pouvait désirer. Une frégate détachée de l'escadre anglaise qui croise en dehors de Belle-Isle s'approcha pour reconnaître le convoi et tâcher de l'entamer. Le sieur Marion lui fit donner chasse par ses corsaires ; elle se retira vers les vaisseaux, qui ne purent approcher du Morbihan qu'hier matin lorsque toute la flotte fut entrée. Ils croisent actuellement en dehors, mais je ne pense pas qu'ils osent forcer l'entrée de cette rade qui est trés dangereuse, fort difficile et assez bien défendue. Je m'occupe cependant, par excès de prudence, d'y établir quelques nouvelles batteries.....
Le temps est beaucoup trop beau, mais nous approchons de l'époque où il va changer et j'espère que nos incommodes voisins s'en ressentiront et que nous les perdrons de vue pendant quelques jours ... »
(A. G. volume 3.536, pièce 169).

Cette rentrée importante de navires dans le Morbihan intéressa les Anglais. Le 20 septembre, M. Le Brun rend compte que 5 vaisseaux anglais et 7 frégates ont mouillé entre le grand et le petit Mont et que deux petites frégates se sont approchées de l'îlot de Méaban et y ont débarqué du monde. Le prince de Beauvau et le duc de Fronsac, s'étant rendus à Port-Navalo, constatèrent que les Anglais débarqués sur l'îlot examinaient la côte et l'entrée du Morbihan. Le duc d'Aiguillon donna en conséquence l'ordre de faire passer à la baie de Cardelan [Note : La baie de Cardelan (ou de Kerdelan) se trouve sur la côte de Baden, au nord de l’île Berder] les bâtiments qui se trouvaient trop nombreux et trop exposés à Locmariaquer.

Le 22 septembre, le duc d'Aiguillon annonçait : « Les Anglais qui sont devant nous tiennent toujours la même position, malgré le vent forcé du nord qui souffle depuis hier au soir ». Il informait en même temps le ministre de la perte de 2 des bâtiments (sur 3) venant de Morlaix. Deux navires furent aussitôt affrétés, l'un de Vannes, l'autre du Port-Louis pour combler cette perte. M. de Morogues, découragé, écrivait au Ministre de la Marine : « A peine entrevois-je la réunion de la flotte au Morbihan » ; il voyait venir avec appréhension la mauvaise saison, les grosses mers, les nuits de 16 et 17 heures, enfin les brumes quand il faudrait atterrir sur des côtes qu'on ne connaissait que par les cartes (A. M. B. 87, f° 95).

Le 26 septembre, le duc de Choiseul, rappelant le desastre de Lagos, écrivait : « Si j'avais su l'état de notre marine, peut-être que je n'aurais pas eu le courage de présenter le projet d'expédition que je considère comme la seule ressource de l'Etat pour le présent et pour l'avenir, car je ne cesse de le penser, de le représenter, le présent n'est rien en comparaison de l'avenir. Aussi, M. le Duc, la situation et la réflexion, les dépenses que nous avons faites me raniment pour soutenir mon projet ; il faut absolument que vous soyez le salut de la monarchie [Note : La situation générale était à ce moment très critique en Europe, sur mer et dans les colonies : 1er août, défaite de Minden ; 17 août, désastre naval de Lagos ; on s'attendait à recevoir la nouvelle de la capitulation de Québec, que en fait avait eu lieu le 18 septembre]. Quelque cruels que soient les obstacles, vous les surmonterez ou du moins les atténuerez. Je vous demande en grâce de ne pas considérer votre expédition comme douteuse, elle ne peut plus l'être et il ne reste que le temps de son exécution si attendue. Je vous avoue que je suis peiné de voir que le temps se prolonge, car ma négociation avec la Suède allait à merveille... mais je crains que votre retard ne jette des soupçons, d'autant plus que je m'étais avancé jusqu'à dire que vous partiriez ce mois-ci » ; et signalant les préparatifs qui se coutinuaient pour l'expédition Soubise au Havre, à Rouen, à Nantes, le ministre ajoutait : « Je compte beaucoup sur vous ; soyez tranquille pour les autres expéditions, j'y mets plus d'activité qu'à la vôtre, parce que vous n'y êtes pas » (A. M. B4 86, f° 174).

A la fin de septembre, on s'inquiétait à Vannes pour la sécurité de la flotte, menacée par la présence continue et rapprochée des vaisseaux anglais. Une batterie de huit pieces avait été établie sur le petit Vézy, au confluent des rivières d'Auray et de Vannes. D'autre part, comme la force des courants dans les grandes marées rendait très difficile le passage des navires de la rade de Locmariaquer dans celle de Cardelan, on fit remonter une partie des bâtiments dans la rivière d'Auray.

Les batteries et postes à signaux de la côte furent pourvus, par les soins de M. Le Brun, de pavillons blancs et rouges permettant de signaler aux caboteurs la présence ou l'absence des Anglais.

  

NOUVEAU PLAN D'OPÉRATIONS NAVALES.

En présence du blocus anglais serré et persistant, des retards qui en résultaient pour le rassemblement de la flotte, particulièrement sensible aux instances pressantes du duc de Choiseul, le duc d'Aiguillon se rendit compte que ses moyens propres ne lui permettraient pas d'aboutir ; il renonça à tabler sur une combinaison de coups de vents qui, d'une part éloigneraient les Anglais, d'autre part amèneraient les convois attardés ; le secours ne pouvait venir que de l'intervention effective de la marine.

Le duc se plaigniait de l'inaction du maréchal de Conflans. Le 25 septembre, il écrivait à M. Berryer : « Vous êtes informé par M. Le Brun de la constance avec laquelle les Anglais nous bloquent. Je crois qu'ils nous abandonneraient bien promptement, si l'escadre de Brest manoeuvrait et faisait mine de sortir » [Note : Le Ministre, sceptique, notait en marge :  « J'en doute fort et je crois que M. d'Aiguillon se trompe ». A. M. B4 86 f° 43].

Le même jour, il écrivait au maréchal de Belle-Isle : « Les Anglais qui nous observent sont toujours dans la même position et dans le même nombre. Si j'avais l'honneur de commander 21 vaisseaux du Roi, je les corrigerais bientôt de cette insolence. Mais ils font bien d'être impertinents, puisque nous sommes si humbles » (A. G. volume 3.536, pièce 230).

A Brest, le blocus était toujours aussi sévère et les Anglais aussi menaçants et agressifs. Deux vaisseaux étant sortis vers le 15 septembre pour essayer de couvrir la sortie du convoi destiné au Morbihan, furent chassés par 8 vaisseaux anglais et obligés de mouiller à Camaret. Le maréchal de Conflans les fit rentrer en rade. « Je n'enverrai plus de bâtiments en dehors du goulet, écrivait-il le 21 septembre » (A. M. B4 87 f° 238).

Le 1er octobre, un petit bâtiment de guerre, sorti pour reconnaître l'escadre anglaise, fut abordé et pris la nuit au mouillage sous la tour de Camaret par 5 chaloupes armées (A. M. B4 87 f° 222).

Dans la marine, l'expédition était toujours mal vue. M. Bigot de Morogues, toujours pessimiste, écrivait le 25 septembre : « Je ne vous dissimulerai pas que je commence à trouver bien du dégoût dans plusieurs des capitaines de l'escadre ; on fronde tous les projets, du premier jusqu'au dernier. On les tourne si fort en ridicule, quoiqu'on ne sache point encore le vrai, et on bavarde tant que l'on ôte peu à peu la confiance et que le mécontentement et la mauvaise humeur se montrent partout... » (A. M. B4 87 f° 67).

Dans ces conditions, le duc d'Aiguillon pensa qu'il convenait de revenir sur les dispositions adoptées en août pour les opérations navales ; ces dispositions supposaient en effet la flotte du Morbihan rassemblée ; et il fallait d'abord assurer ce rassemblement. Il espérait d'autre part trouver une meilleure volonté dans le commandement naval, si on lui laissait plus de liberté de manoeuvre. C'est dans cette pensée qu'il envoya, au commencement d'octobre, à Brest une mission composée du prince de Beauvau, du chevalier de Warren et de M. O'Dune pour tâter le terrain auprès du maréchal de Conflans.

Le 8 octobre, au retour de la mission, il rendait compte au maréchal de Belle-Isle du résultat de cette entrevue, en lui soumettant de nouvelles propositions :

« Les variations continuelles et la déraison de M. de Conflans, Monsieur le Maréchal, le découragement incroyable de la marine et un déchaînement indécent contre le projet de sortie, dont toutes les mesures ont été, vous le savez, proposées et décidées par M. de Conflans lui-même et les marins les plus sages et les plus intelligents, me faisant craindre qu'il n'en résulte à la fin l'anéantissement total de l'expédition, je me déterminai, il y a huit jours, d'envoyer à Brest M. le prince de Beauvau, MM. Warren et O'Dune pour tâcher de mettre l'esprit de M. de Conflons dans l'assiette où je l'avais laissé et de lui suggérer un nouveau projet de sortie que je regarde comme le seul qui puisse désormais s'exécuter et assurer la navigation du convoi, vu l'obstruction, la timidité, la mauvaise volonté et l'ignorance de notre marine. Je crois qu'il est impossible aujourd'hui d'en tirer parti à moins de réunir en une seule escadre toutes les forces qu'elle peut avoir et de la faire marcher droit à l'ennemi pour le combattre, en quelque nombre et position qu'il soit. Toute autre manoeuvre, quelque avantageuse qu'elle pût être, ne réussirait pas actuellement, parce que son succès dépendrait de plusieurs chefs découragés, ignorants et intéressés, pour des motifs particuliers qui font honte à l'humanité, à la faire échouer. Celle du combat roulera presque entièrement sur M. de Conflans ; il est brave, ardent, a grande envie de se signaler... Il a 22 beaux vaisseaux aussi bien armés que bien equipés et fraîchement carénés. Les Anglais n'en ont devant nous que 26 au plus ; ils tiennent la mer depuis six mois, leurs équipages sont fatigués et affaiblis, ils sont répartis par petites divisions dans une croisière de 70 lieues. M. de Conflans peut profiter du moment où il les saura le plus éparpillés, les attaquer et les chasser, s'il ne les bat point, et nous conduire ensuite, dans le premier instant de leur éloignement et de leur dispersion, jusqu'à la pointe septentrionale d'Irlande, d'où six vaisseaux nous escorteront jusqu'à notre destination. Il a, comme je le prévoyais, extrêmement goûté cette idée et l'a proposée sur-le-champ à M. Berryer… Vous serez certainement étonné, sachant l'algarade qu'il m'a faite, il y a trois semaines, du désir qu'il a de contribuer à ma gloire et à ma satisfaction ; mais il n'a pas de rancune et, j'en ai encore moins que lui, lorsqu'il s'agit du service du Roi. Je crois, Monsieur le Maréchal, qu'il ne faut pas hésiter d'acquiescer à sa nouvelle proposition et qu'il serait absolument inutile de lui faire agréer et exécuter un autre projet… C'est une dernière ressource qu'il ne faut pas manquer et qui réussira, je l'espère .... » [Note : A. G. volume 3.537, pièce 65. Par cette lettre, le duc d'Aiguillon se ralliait en somme au projet, qu'il avait d'abord combattu, de faire escorter le convoi par toute l'escadre. Le fond de sa pensée est peut-être donné par un passage d'une lettre que lui écrivait le 2 octobre le comte de Balleroy, qui commandait sur la côte à Brest et prenait part aux conférences entre le maréchal et les envoyés du duc : « Le maréchal n'est point assez manoeuvrier pour pouvoir espérer de son habileté une campagne savante qui pût contenir les ennemis, et je regarde un combat comme presque inévitable ; alors il, vaut mieux qu'il le donne avant que notre convoi soit au large. S'il nous est avantageux, nous passerons facilement ; s’il est douteux, il peut encore faciliter le passage ; si l'escadre est écrasée, les troupes de terre ne seront pas perdues... » Le comte de Balleroy écrivait en terminant : « Je crois que M. le Maréchal sera content s'il est charge de toute la besogne et qu'il ira de cul et de teste, permettez-moi cette expression, mais d'assez bonne foi » (A. M. B4 86, f° 349)].

M. O'Dune fut envoyé à Versailles pour fournir verbalement aux ministres tous les éclaircissements jugés nécessaires.

Le 9 octobre, le duc écrivit dans le même sens au duc de Choiseul ; il n'oublia pas de solliciter l'appui de Mme de Pampadour, qui avait au moins voix consultative au conseil du Roi.

De son côté, le maréchal de Conflans avait soumis au Ministre de la Marine ses propositions, qui concordaient avec celles du duc d'Aiguillon.

Ces démarches aboutirent à l'envoi d'une nouvelle lettre du Roi au maréchal de Conflans annulant les instructions données par la lettre du 26 août.

Versailles, 14 Octobre 1759.
Mon cousin M. le Maréchal comte de Conflans, comme les circonstances ne vous ont point permis de remplir les opérations que je vous ai prescrites par mes ordres particuliers du 26 août dernier, pour concourir avec mon armée navale à faciliter le départ de la flotte du Morbihan sur laquelle je fais embarquer un corps considérable de mes troupes, le retardement qui s'en est suivi peut donner lieu à quelque extension à mes premiers ordres à cet égard. Il m'a été rendu compte sur cela de la proposition que vous faites d'aller combattre les escadres de mes ennemis qui sont en croisière sur la côte et ensuite de vous charger vous-même avec l'armée navale entière de faire l'escorte de la flotte pour la mettre au large, jusqu'à ce que vous la jugiez hors des parages où elle pourrait être jointe par des forces supérieures à celles que vous lui laisseriez pour la conduire à sa destination. J'ai vu avec la plus grande satisfaction les marques que vous donnez à cette occasion de votre zèle pour mon service et la gloire de mes armes ; et mon intention étant de m'en rapporter entièrement à vous sur les opérations auxquelles vous trouverez à employer le plus utilement mon armée navale, je vous fais cette lettre pour vous dire que je laisse à votre expérience et à votre courage de profiter de toutes les circonstances que vous croirez être favorables pour aller attaquer les escadres et vaisseaux qui tiennent les croisières d'Ouessant et de Belle-Ile et ensuite, soit que vous jugiez à propos de rentrer à Brest pour en ressortir peu après, ou que vous continuiez de tenir la mer, je vous laisse également le maitre d'aller vous-même prendre l'escorte de la flotte du Morbihan, lorsqu'elle sera en état de mettre à la voile. Je vous prescris seulement de ne pas perdre de vue que le point principal de toutes nos opérations doit ètre la plus grande sécurité de la flotte du Morbihan et j'envisage comme tendant essentiellement à cet objet important la sortie que vous avez projetée pour chercher les vaisseaux ennemis qui sont sur la côte, et vous emparer ou détruire ceux que vous y rencontrerez. Mais si, par les vents ou autres événements, les escadres ennemies étaient rentrées dans la Manche, vous n'auriez point à les poursuivre et alors vous auriez seulement à protéger la flotte à son départ, jusqu'aux parages où vous la jugeriez hors de tout risque. Mon intention est toujours qu'en vous séparant de la flotte pour revenir à Brest, vous destiniez six vaisseaux et quelques frégate et corvettes pour l'accompagner jusqu'au lieu de débarquement, et je vous laisse le maitre de choisir pour cela, soit les mêmes vaisseaux en tout ou en partie que je vous ai désignés premièrement pour cette mission, soit d'autres que vous saurez plus en état de la remplir
(A. M. B4 86 f° 96) [Note : La lettre ci-après, de la même date que celle du Roi au maréchal de Conflans, apporta au duc d'Aiguillon les compliments de Madame de Pompadour : « Enfin, Monsieur, ma très douloureuse maladie vous tire de votre léthargie ; ce n'est assurément pas ma faute, sy vous y étiez resté, car je vous avais dit tout ce qu'il fallait pour vous en faire sortir. Je me porte très bien après avoir cruellement souffert. J'ay vu M. Orry ; il m'a paru très sensé et m'a donné de l'espérance sur nostre projet. Celui que va exécuter la marine est grand et je doute qu'il parte du maréchal de Conflans, j'en soubçone plutost vous et M. de Beauvau. J'attends le succès avec une impatience mêlée de beaucoup de crainte. Je dirai peut-être encore du mal de vostre teste, mais je n'en ai jamais pensé de vostre coeur, je le crois très honeste ; je suis persuadée qu'en le connaissant davantage vous y gagnerez infiniment et que j'aurai pour vous, Monsieur, l'amitié que vous désirez. » (British museum)].

Une lettre du Ministre de la Marine du 15 octobre (A. M. B4 87 f° 181) précisait les intentions du Gouvernement. Tout en spécifiant qu'on laissait au Maréchal toute liberté pour manoeuvrer, le Ministre indiquait comme avantageux de faire deux sorties la première avec les 21 vaisseaux de l'escadre, pour dégager la côte et permettre la réunion au Morbihan des éléments du convoi encore à Brest et à Rochefort ; puis l'escadre rentrerait à Brest et, après s'être renforcée du vaisseau le Palmier, en cours d'armement, et peut-être de quelques vaisseaux de l'escadre de M. de la Clue réfugiés à Cadix et à Rochefort, que auraient pu rejoindre, ferait une deuxième sortie au moment où la flotte du Morbihan serait complète et prête à prendre la mer. D'autre part, la division d'escorte, ne devant être constituée qu'en cours de route, ne pouvait plus être désignée à l'avance ; en conséquence, le ministre prescrivait que tous les documents, ordres, paquets cachetés, livres de signaux remis à M. de Morogues lui fussent retirés et confiés au commissaire de la Marine désigné pour être embarqué sur la flotte de transport, lequel aurait à les remettre au commandant de la division d'escorte quand celle-ci serait formée [Note : Un inventaire fut dressé de ce dossier. D'après cet inventaire (A. M. B4 87 f° 228) la documentation dont disposait le commandant de la division d'escorte était assez mince : des extraits de journaux de bord de corsaires ayant reconnu les côtes d'Ecosse en 1746, quelques cartes et plans de ces côtes. Rien n'indique d'autre part qu'on se fût assûré le concours de pilotes locaux. Après son arrivée à Vannes, en septembre, le prince de Beauvau, maréchal général des logis, avait signalé au Ministre de la Guerre qu'il ne possédait aucun renseignement sur le pays où l'on devait opérer ; le Ministre répondit : « Vous avez les Sieurs Warren et O'Sullivan qui peuvent vous donner beaucoup de lumières et, lorsque vous serez dans le pays, ce sera à vous à vous procurer par les habitants tous les secours qui pourront vous êtres nécessaires pour la connaissance du terrain »].

Le maréchal de Conflans avait ainsi carte blanche, d'une part, pour dégager le littoral, d'autre part, pour escorter la flotte portant l'expédition. Mais il ne considérait pas encore son escadre comme prête à sortir. Il voulait compléter ses approvisionnements et il avait besoin pour cela d'un convoy chargé de vivres qui se trouvait bloqué au Port-Louis avec 4 frégates destinées à l'escadre. En outre, ses équipages étaient encore incomplets. Il subissait enfin l'influence de son corps d'officiers qui, dans son ensemble, était hostile à tout projet de sortie [Note : A. G. 3.537, pièce 66. Lettre au Ministre de la Guerre de M. de Boisgelin, colonel commandant le régiment de Saintonge, embarqué sur le Soleil royal, du 8 octobre : « Les officiers de marine presque généralement ont opiné ouvertement pour la négative sur la sortie de l'escadre, ce que je regarde comme très préjudiciable, puisque la même idée s'est communiquée aux équipages. C'est l'effet de la lenteur de l'armement et d'un esprit d'indépendance toléré et peut-être ignoré de la cour depuis longtemps et qui anéantirait dans ce corps les principes de la discipline militaire, s'il n'était susceptible de prendre promptement l'esprit et la forme qui peut seul le relever et sans lequel on épuiserait inutilement tous les trésors de la plus riche monarchie. Vous en avez été instruit avant ce moment ; mais je crois plus depuis que je vois par moi-même »].

  

LE BLOCUS DU MORBIHAN.

En attendant et pendant que la Cour prenait ces nouvelles résolutions, la situation de la flotte du Morbihan n'avait pas changé.

Vers le 4 octobre, à Vannes, on avait vu les vents passer au sud-ouest et l'on avait pu espérer qu'ils se chargeraient de disperser la division qui bloquait le Morbihan. Mais, le 6, le duc d'Aiguillon écrivait « Nos espérances sur le changement de temps se sont évanouies bien promptement ; il est plus, beau que jamais, les vents sont remontés au nord... ».

Les troupes destinées à l'embarquement s'étaient rapprochées de Vannes. Les dragons de Marbeuf stationnaient près de la ville depuis le commencement d'août et avaient dès cette époque versé leurs chevaux à d'autres corps [Note : Le chevalier de Redmond, qui avait présidé à cette opération, louait la bonne volonté des dragons : « Le premier instant de la séparation de leurs chevaux leur a fait quelque sensation ; mais ils ont bientôt pris leur parti et ils ne font des vœux à présent que pour un prompt et heureux embarquement »].

Le régiment de Penthièvre occupait Locmariaquer ; celui de Limousin cantonnait dans la presqu'île de Rhuys. Les autres troupes étaient réparties dans la région vers Auray, Baud, Locminé, Josselin, assez mal installées, souvent logées dans des chapelles, à défaut d'autres locaux convenables, toutes à portée de gagner le point d'embarquement en deux ou trois étapes. D'après le duc d'Aiguillon, l'esprit des troupes était bon : « Il me revient, écrivait-il au maréchal de Belle-Isle, qu'on parle mal à Paris des troupes que vous avez destinées à l'embarquement. Il est vrai qu'il y a quelques fièvres dans la plupart des régiments ; mais elles ne sont pas dangereuses et personne n'en meurt [Note : L'état sanitaire laissait à désirer ; il avait fallu incorporer 500 hommes de milice pour remplacer les malades, et le déficit était loin d'être comblé !]. La volonté est telle que je puis la désirer parmi l'officier et le soldat et je ne vois d'inquiétude que sur la possibilité de la sortie, qu'on croit difficile parce que la marine crie hautement qu'elle est impraticable ; mais il s'en faut de beaucoup que les mauvais propos aient causé le plus léger découragement dans nos troupes, et je vous assure qu'elles seraient désespérées de ne pas s'embarquer. C'est une justice que je leur dois auprès de vous et que je leur rends avec grand plaisir » (A. G. volume 3.537, pièce 17).

C'est sans doute pour maintenir ce moral que le duc continuait à Vannes les réceptions fastueuses qu'il avait données à Lannion. « M. le duc d'Aiguillon, écrit un correspondant officieux du ministre de la guerre, donne à Vannes tous les plaisirs imaginables par bonne chère, concerts et comédies. Il y vit toujours magnifiquement » [Note : D'après une lettre du 2 octobre d'un officier de Marbeuf-Dragons, tout le monde ne vivait pas sur ce pied à Vannes ; il écrivait : « La dépense qui se fait ici est excessive, tous nos gens de vivres, médecins, etc.., mangent un argent infini ; l'or brille chez eux, tandis que nous sommes réduits, à de simples appointements où nos capitaines sont plus mal traités que les derniers d'infanterie ». La même lettre parle d'inventions merveilleuses créées en vue de l'expédition : fusils tirant 16 coups à la minute, bateaux de liège ou cabriolets marins dont l'idée était attribuée au duc d'Aiguillon et qui devaient servir à incendier les vaisseaux ennemis an moyen du feu grégeois qu'on disait retrouvé, balles de mercure fixé d'un effet foudroyant. Des bateaux de liège furent effectivement construits et essayés au mois de mai à Saint-Malo pour faire office de brûlots, et des croquis représentant ces engins sont conservés à la bibliothèque de l'Arsenal (man. 3766), mais les états d'embarquement relatifs à l'expédition n'en font aucune mention. Des fusils à tir rapide furent réellement distribués aux troupes, à raison de 50 par bataillon. Les autres inventions : feu grégeois, balles de mercure paraissent imaginaires. A noter toutefois qu'un ouvrage de l'époque mentionne qu'un chimiste dauphinois avait présenté un artifice incendiaire d'un effet merveilleux, mais que le roi Louis XV, par humanité, en avait proscrit l'usage. (Graincourt, Hommes illustres de la marine)].

Cependant la saison s'avançait, le mauvais temps était enfin venu et on s'aperçut alors que la croisière ennemie n'en souffrait pas, car la rade de Quiberon fournissait aux Anglais un excellent abri où ils pouvaient braver les tempêtes d'hiver. Le 11 octobre, le chevalier de Redmond, qui avait été détaché à Saint-Gildas pour observer l'escadre anglaise et veiller à la sécurité de la côte, écrivait : « J’ai ici sous mes fenêtres le même nombre de vaisseaux ennemis à peu près qu'à l'ordinaire. Vendredi ou samedi dernier, ils étaient 12 en tout, dont 3 de ligne. Le matin du dimanche, un de leurs plus gros vaisseaux, que les marins estiment de 80 canons, fit une manoeuvre fort hardie au dire des marins et des pilotes côtiers qui en ont été émerveillés et qui jugeaient la chose imposible. Il partit, suivi de deux frégates, par un vent du sud-est, fit route vers la pointe de Quiberon et passa entre cette pointe et un écueil fameux dans cette baie, appelé la Teignouse, où il n'y avait jamais eu que des frégates tout au plus de 20 canons qui avaient osé passer, à telles enseignes, qu'en 1746 ou 1747 un vaisseau du Roi appelé, je crois, l'Ardent, poursuivi par les Anglais, s'échoua à la côte pour n'oser tenter ce passage que l'on jugeait trop dangereux et impraticable. C'est une découverte importante et surtout dans ce moment. Mais vous savez, Monseigneur, que ce n'est pas la première obligation de cette espèce que nous avons aux ennemis dans cette partie. C'est à eux qu'on doit depuis 1746 la connaissance de ce mouillage de la baie de Quiberon qui est un des plus beaux et des plus sûrs qu'il y ait en France et peut-être nulle part. Les vaisseaux ennemis y sont comme dans la rade de Spithead. Ils y ont déjà essuyé un bon coup de vent les 2 et 3 de ce mois et, au moment où j'ai l'honneur de vous écrire, ils en essuient un autre du sud-ouest violent et qui dure depuis hier après-midi, sans que cela les dérange » (A. G. 3.537, pièce 89).

M. le Brun se lamentait du retard de l'arrivée des futailles que devaient amener les convois de Brest et de Rochefort, et dont il avait besoin pour former le premier plan du chargement des bâtiments. On dut faire venir par voie de terre des tonneaux de Lorient et de Nantes. D'autre part, les trois mois de fret payés aux armateurs étaient écoulés ; il fallait payer un nouveau mois. Le duc d'Aiguillon offrait d'avancer 50.000 livres ; mais il en fallait 500.000.

Devant l'impossibilité de faire entrer aucun navire au Morbihan, le duc d'Aiguillon avait fait donner aux bâtiments de Rochefort la destination de la basse Loire ; il voulait maintenant faire diriger sur le Port-Louis le convoi de Brest. Mais ces convois, d'après le plan d'embarquement, devaient raviser leur chargement en échangeant une partie de leurs approvisionnements contre d'autres à fournir par les navires déjà entrés dans le Morbihan. D'où la nécessité de prévoir des transports spéciaux :  1° entre le Port-Louis et le Morbihan (par charrettes du Port-Louis à Auray, puis par chasse-marées) ; 2° entre Paimbœuf et le Morbihan (par chasse-marées de Paimbœuf à Pénerf, par charrettes de Pénerf à Saint-Armel, et de nouveau par chasse-marées de Saint-Armel au mouillage de la flotte). M. Le Brun s'inquiétait de ces arrangements compliqués : il voyait son biscuit brisé par les charrois, mouillé par les pluies, et redoutait le coulage des vins et des salaisons. Le Ministre de la Marine notait en marge de sa lettre : « Cela va faire une belle cacophonie ; mais c'est l'affaire du duc d'Aiguillon ».

On s'apercevait aussi des difficultés de navigation dans le Morbihan. « Pour peu qu'il vente dans cette saison, notre rivière n'est pas navigable », écrivait M. Le Brun.

Le 16 octobre, nouvelle lettre de M. de Redmond : « Nous venons d'éprouver une tempête dans ces parages par vent forcé de ouest-sud-ouest. Les vaisseaux ennemis n'ont pas été dérangés. Ils sont venus en plus grand nombre se réfugier dans cette baie. Il y en a encore 15 mouillés dont 6 gros. Quelques-uns de leurs petits brigantins ont chassé sur leurs ancres, mais les vaisseaux et frégates n'ont pas branlé.... Je vivais dans l'espérance que quelqu'un de ces vaisseaux viendrait à la côte. Je n'ai eu qu'une triste barque sans équipage chargée de quelques barriques d'eau et de quelques paquets de cordage » (A. G. volume 3.537, pièce 137). « Il est effectivement singulier, écrivait un peu plus tard le maréchal de Belle-Isle, qu'un mouillage que nos marins avaient toujours regardé comme insoutenable soit devenu praticable pour les Anglais ».

Vers le milieu d'octobre, fut réglée la question de l'embarquement personnel du duc d'Aiguillon et des officiers généraux de son état-major. Il avait été primitivement décidé que le duc et son état-major seraient embarqués sur les vaisseaux de la division d'escorte ; certains officiers de marine devaient céder leurs cabines. Un tollé ne manqua pas de s'élever à ce sujet dans les carrés de l'escadre : « Il n'y a qu'un cri dans la marine à cet égard », écrivait M. Bigot de Morogues. Le duc d'Aiguillon, saisi de ces réclamations, répondit dédaigneusement : « J'étais si éloigné de vouloir porter atteinte aux droits de Messièurs les officiers de la marine et les incommoder que j'irais coucher à la Sainte-Barbe ou à la fosse aux lions, s'il (le Maréchal) le jugeait opportun pour donner l'exemple ». Ce conflit se trouva résolu du fait qu'en vertu du nouveau plan d'opérations navales, la division d'escorte ne serait formée qu'en cours de route ; le duc décida alors d'installer son état-major sur les corsaires et frégates faisant partie de la flotte de transport : « Nous ne serons pas sûrement aussi commodément, déclara-t-il, mais nous aurons la paix et c'est un bien inestimable en vue duquel tout doit être préféré ».

A la fin d'octobre, les régiments du corps expéditionnaire reçurent l'ordre d'envoyer à bord de chacun des bâtiments qui devaient les recevoir un détachement sous les ordres d'un officier qui devait préparer l'installation de la troupe et tenir le commandement au courant des progrès du chargement.

 

LA SORTIE DE L'ESCADRE DE BREST. — L'ATTENTE AU MORBIHAN : LA BATAILLE.

Le 18 octobre, le maréchal de Conflans avait annoncé au duc d'Aiguillon qu'il comptait sortir dans le début de novembre.

Des courriers avaient été établis, l'un à Lanvéoc, sur la rade de Brest, l'autre à Auray, pour assurer la correspondance entre l'escadre et la flotte.

Dès les premiers joûrs de novembre, la sortie de l'escadre est attendue d'un jour à l'autre. Le 3, M. de Redmond écrit de Saint-Gildas : « J'ai du monde sur tous les clochers et à toutes les pointes pour avertir de bonne heure M. le duc d'Aiguillon qui doit se rendre de suite ici. Il y a dans la baie quinze vaisseaux ennemis, dont six de ligne seulement. Ceci ne ferait qu'un amusement pour l'escadre du Roi. Dieu lui donne une heureuse traversée » (A. G. volume 3.538. pièce 14).

Le 5, le maréchal Conflans mande au duc : « Je persiste toujours, Monsieur, dans le même sentiment de commencer par aller au Morbihan détruire ce que je pourrai trouver d'ennemis à Quiberon ; une première aventure heureuse donnerait de l'âme à mes équipages et les enhardirait dans les autres occasions.... » (A. M. B4 86, f° 203). Il fait en même temps part de ses intentions au Ministre de la Marine, en ajoutant : « Comme cependant, malgré toute la prudence que je puis avoir, je pourrais être attaqué par toutes les forces ennemies nonobstant mes précautions, je ne veux dire autre chose, sinon que, dans ce cas, je combattrai avec toute la gloire possible, mais c'est ce que je chercherai à éviter » (A. M. B4 87, f° 245).

Vers le 5 novembre, le blocus anglais, gêné par le gros temps, cessa devant Brest et ce port de guerre put recevoir successivement deux divisions navales, l'une commandée par M. de Marnière, venant de l'océan Pacifique, l'autre sous M. de Bompard, arrivant de Saint-Domingue [Note : La division de M. de Bompard, composée de 7 vaisseaux et d'une frégate, portait un riche chargement en denrées coloniales (sucre, café, indigo) ; la cargaison était estimée à plus de 18 millions de livres. On reprochait alors aux marins de rechercher les missions aux colonies en vue d'utiliser à l'aller et au retour les bâtiments de guerre pour des opérations commerciales très fructueuses, en encombrant de marchandises les batteries, au risque de ne pouvoir servir les pièces en cas de rencontre de l'ennemi].

Les bâtiments de ces divisions n'étaient pas en état de renforcer l'escadre, mais ils purent fournir du personnel pour en compléter les équipages, une pistole de gratification étant versée à chaque matelot consentant au passage.

Le 7 novembre, profitant de l'interruption de la croisière anglaise, le convoi de Brest destiné au Morbihan put sortir du goulet et arriver au Port-Louis. Conformément aux ordres donnés par le duc d'Aiguillon, on s'occupa aussitôt d'organiser entre ce port et Auray les charrois nécessaires pour les échanges à faire avec la flotte du Morbihan. Ces opérations de transbordement furent activement menées et purent être terminées le 16 ; 500 charrettes y furent employées. Ordre fut donné à trois régiments irlandais de préparer leur embarquement au Port-Louis sur les bâtiments venus de Brest. M. de Warren fut détaché pour suivre ces embarquements.

Le 8 novembre, la répartition de la flotte de transport est la suivante : 61 bâtiments au Morbihan, en rade de Locmariaquer ou en rivière d'Auray ; 11 au Port-Louis, prêts à rallier les premiers en mer, et 16 encore à Rochefort.

Le duc d'Aiguillon a bon espoir. « Je compte, écrit-il le 10, que le convoi de Rochefort ne tardera pas à paraître de son côté.... Je me flatte que nous serons au large vers le 25 et j'ai la plus grande confiance dans notre navigation. Les Anglais qui ont laissé entrer si honnêtement MM. de Bompard et de Marnière à Brest,. ne s'opposeront pas à notre sortie, surtout si M. de Conflans corrige ceux qui nous observent de si près » (A. G. volume 3.538, pièce 63).

Dans la nuit du 10 au 11, un canot portant un matelot anglais vient s'échouer à la pointe de Corno près de Saint-Gildas. Fait prisonnier, ce matelot déclare que la division anglaise de Quiberon, commandée par le commandant Duff, comprend 6 vaisseaux de 64 canons, 8 frégates de 40 et 24, 3 galiotes à bombes, celles-ci armées de mortiers de 12 et 13 pouces pour bombarder le Morbihan. Ces navires étaient munis de vivres pour 4 mois.

Le 12, le maréchal de Conflans écrit au duc d'Aiguillon qu'il a pris ses dispositions de départ ; il n'attend qu'un vent favorable pour franchir le goulet, vu les difficultés de virage dans cette passe, n'étant pas assuré de la bonne exécution de la manoeuvre par ses équipages peu entraînés.

Le 14, le chef de l'escadre écrit : « ... Je fis hier désempeneller [Note : Lever l'ancre d’empenelle, ancre supplémentaire mouillée pour empêcher de chasser], et aujourd'hui à cinq heures j'ai fait le signal de désaffourcher, et sur les onze heures au plus tard je mettrai à la voile par un vent du nord qui pourra se fortifier et, s'il me permet de passer le goulet, je serai demain devant le Morbihan aux prises avec les ennemis... J’espère, Monsieur, que nous serons heureux dans nos expéditions. Je ne cachéterai ma lettre que quand je mettrai à la voile. J'ai le courrier à bord et j'arriverai peut-être avant lui... ». Le post-scriptum annonce : « Appareillé avec toute l'escadre par un vent de N. N. E. à 11 heures du matin » (A. M. B4 87 f° 254).

Le courrier portant cette lettre arriva le 15 au matin à Vannes. Le duc d'Aiguillon monta aussitôt à cheval pour se porter dans la presqu'ile de Rhuys, suivi des officiers généraux et de son état-major. Tous les chevaux disponibles à Vannes furent employés. « C'était, écrit un correspondant, une procession continuelle de Vannes à Rhuys ».

Arrivé à Port-Navalo, le duc d'Aiguillon écrit au Ministre de la Guerre. « ... Je me suis établi sur-le-champ sur la côte et je ne la quitterai que lorsque j'aurai fait mon compliment à M. de Conflans sur une victoire qui ne peut désormais lui échapper. Je vois actuellement 4 vaisseaux de ligne, 5 frégates, 2 corvettes, 3 galiotes à bombes et plusieurs autres bâtiments qui ne s'attendent certainement pas à voir arriver une si bonne compagnie et qui sont mouillés aussi tranquillement qu'ils le seraient à Portsmouth .... » (A. G. volume 3.538, pièce 79).

Le duc s'installa à bord du corsaire le Palu, qui était destiné à le recevoir, prêt à aller rejoindre le maréchal de Conflans, dès qu'il paraîtrait.

Le 17, nouvelle lettre du duc : « M. le maréchal de Conflans n'a point encore paru et je suis dans la plus grande inquiétude. Les vents sont depuis avant-hier au soir à l'E. S. E. et, ne lui permettront pas de se rapprocher de la côte. Cette contrariété est d'autant plus affligeante qu'elle lui fera manquer un des plus beaux coups que la marine du Roi pouvait faire dans la circonstance présente... Je me tiens en rade afin de pouvoir faire porter promptement à notre escadre, au moment qu'elle paraîtra, les secours dont elle pourra avoir besoin. Ce moment est bien intéressant pour l’Etat et surtout pour nous .... » (A. G. volume 3,538, pièce 82).

Le 17 au soir, las d'attendre, le duc se décida à rentrer à Vannes. La voiture qui le ramenait versa et il fut blessé à l'épaule, ce qui ne l'empêcha pas de s'habiller et de paraître en public les jours suivants.

Le 20 au matin, M. de Redmond envoie de Saint-Gildas au Ministre le compte rendu suivant : « ... Le dimanche 18, les vents étaient au sud assez violents. Les ennemis avaient souffert pendant la nuit, une de leurs galiotes avait chassé sur ses ancres pendant près d'une demi-beure... Le lundi 19, leurs corsaires hier matin voulurent courre sur de nos chasse-marées ou barques marchandes qui rangeaient la côte. Nos batteries les protégèrent et empêchèrent les ennemis d'approcher. Il leur arriva aussi une frégate et une corvette. Ainsi ils étaient dans la baie 4 vaisseaux de ligne, 5 frégates, 3 galiotes à bombes et 2 corvettes avec 6 ou 7 barques. Tout cela était dans la plus grande sécurité et dans la disposition ordinaire. Vers midi on entendit beaucoup de canon dans le nord-ouest de Belle-Ile. Deux, heures après, une frégate ennemie parut à la pointe de Quiberon, faisant des signaux à son escadre. Nous vimes celle-ci travailler à ses ancres et, en moins d'une heure, elle fut sous voiles [Note : D'après une lettre de M. de la Noue, les Anglais ne prirent même pas le temps de remettre leurs mâts de hune et de perroquet qu'ils avaient amenés à cause du gros temps] et fit route vers la Teignouse. Nous la perdîmes de vue à la nuit .... A ce matin il ne paraît rien d'aucun côté. Je crains bien que les ennemis ne soient réunis et que ceux-ci au moins n'aient échappé à notre escadre dont nous n'avons aucune nouvelle ici. Nous avons les yeux fixés sur la mer... ». M. de Redmond ajoute en post-scriptum : « Il paraît au large dans le sud une frégate et deux corvettes ou barques avec elle. La brume et l'éloignement empêchent de distinguer les pavillons et il faut que j'envoie la lettre à la poste » (A. G. volume 3.538, pièce 103).

Les bâtiments signalés étaient sans doute des éclaireurs de l'escadre de Brest, qu'on vit, enfin paraître dans l'après-midi dans les parages des Cardinaux, à l'est de Boedic. Pour ne pas se séparer d'une partie de ses navires qui ne savaient pas tenir le vent, le maréchal de Conflans n'avait pu passer le raz de Sein et avait été entraîné à 60 lieues à l'ouest de Belle-Ile ; revenant vers le Morbihan par vent contraire, il avait été rejoint par l'amiral Hawke parti de Torbay le 14, jour de la sortie de l'escadre de Brest. Quand le pavillon blanc fut distingué de la côte de Rhuys, l'arrière-garde était déjà aux prises avec l'escadre anglaise et ce fut alors la courte lutte qui a reçu dans l'histoire le nom de combat des Cardinaux ou de journée de M. de Conflans.

Le récit du combat a été fait maintes fois et il ne paraît pas utile de le détailler de nouveau. Entamé vers trois heures de l'après-midi, il dura jusqu'à la nuit. 3 vaisseaux coulés, un pris (le Formidable), sept vaisseaux et 4 frégates réfugiés dans la Vilaine, 8 vaisseaux à Rochefort, 2 échoués le lendemain sur la plage du Croisic, tel fut le triste bilan de la journée. Quatre vaisseaux seulement avaient réellement combattu.

Les Anglais avaient perdu deux vaisseaux sur les roches du Four. Au moment où l'amiral Hawke remportait cette victoire, le peuple anglais le brûlait en effigie dans les rues de Londres, pour avoir laissé s'échapper de Brest l'escadre du roi de France ; ce qui montre à quel point la menace d'une descente avait alarmé l'Angleterre.

Pendant la nuit du 20 au 21, on resta incertain à Vannes sur l'issue du combat. Ce ne fut que le 21 à 10 heures du matin qu'un écrivain du vaisseau l'Eveillé réfugié dans la Vilaine arriva à Vannes demander des secours et fit soupçonner l'étendue du désastre.

Le chevalier de Redmond, qui avait assisté de loin au combat, se rendit le 21 à l'embouchure de la Vilaine pour porter secours aux bâtiments qu'il voyait s'y réfugier ; rendant compte des évènements le 22 au Ministre de la Guerre, il terminait par ces mots : « Je vous écris cette lettre, Monseigneur, le coeur déchiré. Cette aventure est incpmpréhensible. Les sept vaisseaux que j'ai ici n'ont pas une égratignure et n'ont pas tiré une amorce... ».

Les deux vaisseaux échoués au Croisic étaient le Soleil royal, portant pavillon du maréchal de Conflans, et le Héros. Le premier, après avoir mouillé la nuit au milieu de l'escadre anglaise, sans avoir combattu, put s'échapper au petit jour pour gagner le Croisic. Quant au Héros, il avait été obligé d'amener son pavillon, mais l'état de la mer n'ayant pas permis aux Anglais de l'amariner, il s'était dérobé et avait rejoint le Soleil royal.

Une lettre de Vannes du 24 novembre donne des détails sur le sort final des deux vaisseaux échoués :

« Le Héros était échoué, mais droit sur sa quille et à portée de fusil de nos batteries. Malgré cela, les têtes étaient tellement tournées que tout l'équipage est venu à terre sans y laisser un homme de garde. Les Anglais sont venus à la découverte avec 4 chaloupes, et mettant le vaisseau entre eux et nos batteries, ils ont brûlé le beau vaisseau qu'un sergent et quinze hommes auraient conservé... Le Soleil royal a été dans l'instant sur le flanc. Les officiers principaux se sont jetés dans les chaloupes et canots et ont abordé [Note : Le maréchal de Conflans écrivit au duc d'Aiguillon le 21 : « J'ai fait ce matin, à mon âge, un prodige de force en me débarquant le long de l'étrave »] ; il n'est resté que 850 hommes qui ont demeuré 24 heures sur le côté le plus élevé du vaisseau, attendant d'être noyés ou canonnés. Les soins de M. de Broc, colonel de Bourbon, au Croisic, les ont sauvés sans en perdre un seul. Après quoi le maréchal y a fait mettre le feu, sans en retirer un chausson, disant qu'il voulais éviter que le pavillon du Roi fût pris par les Anglais » (Bibliothèque de l'Arsenal. Recueil Paulmy, 5.768).

 

APRÈS LA BATAILLE. — L'ENTREVUE DU CROISIC. — L'ABANDON DE L'EXPÉDITION.

Le duc d'Aiguillon, qui voyait s'anéantir ses projets, fut atterré par le désastre ; « il attendrirait un rocher par sa douleur », écrivait M. de la Noue. Le 22, le duc se rendit à l'abbaye de Prières, afin de donner des ordres pour la protection tant du littoral que des vaisseaux entrés en Vilaine ; il gagna ensuite le Croisic, où il se rencontra avec le maréchal de Conflans.

Les détails de l'entrevue des deux grands chefs nous ont été transmis grâce à des notes laissées par deux voyageurs parisiens faisant en 1760 une tournée en Bretagne, alors que les souvenirs des événements étaient encore dans leur fraîcheur.

Le récit fut fait aux voyageurs par un gentilhomme du pays, M. de la Grée Hériquel, qui possédait au Croisic la maison la plus considérable du lieu et avait logé le maréchal et le duc. Bien qu'il convienne de faire, des réserves sur l'exactitude parfaite des propos cités par un narrateur qui n'était que l'écho du témoin direct, on peut admettre que l'allure générale de la conversation est assez fidèlement reproduite.

« Je vais donc rapporter, écrit un des voyageurs, ce que j'ai pu retenir de cette conversation, d'après le récit que nous en a fait M. de la Grée Hériquel, mais sans pouvoir exprimer l'âme et le feu, les gestes et les mouvements de corps avec lesquels s'énonçait M. de la Grée, d'après les deux acteurs de cette entrevue et notamment M. de Conflans.
Elle commença, comme il est assez ordinaire, par des provocations monosyllabes :
Hé bien, Monsieur, dit le duc d'Aiguillon, en prenant le premier la parole, voilà une terrible affaire !
Oui, Monsieur le Duc, répondit le maréchal en répétant les paroles du duc et en prenant son ton.
Certes, Monsieur, voilà une terrible affaire ! reprit le duc, en se répétant et regardant de travers et en dessous le maréchal.
Oui, Monsieur, voilà une terrible affaire, répartit le maréchal, en rendant au duc regard pour regard, et lui signifiant par ses gestes, comme par ses paroles, qu'il le regardait comme la cause et l'auteur de la disgrâce que la France venait d'éprouver.
Sur quoi le duc répliquait : Comment, Monsieur le Maréchal, était-ce moi qui commandais la flotte du Roi ?
Oui, Monsieur, répondit le Maréchal, vous la commandiez bien plus en chef que moi et rien ne s'y faisait que d'après vos ordres, et d'abord n'est-ce pas vous, Monsieur le Duc, qui n'avez cessé de persuader à la Cour que, pour en imposer à l'ennemi, il n'y avait pas de moyen plus efficace que de faire une descente en Angleterre ? Vous assuriez en conseil du Roi que les Anglais n'avaient pas sur nos côtes plus de 33 vaisseaux à nous opposer.
Je le croyais ainsi, dit alors le duc, et tout le monde le croyait comme moi.
Comment pouviez-vous le croire, Monsieur le Duc, répondit le Maréchal, moi qui suis votre supérieur en âge et en grade, j'ai fait ce que vous auriez dû faire avant de porter des paroles en cour. Vous le savez, j'ai voulu tout voir de mes yeux. Je me suis mis en mer, j'ai approché de la flotte ennemie pendant une belle nuit et, à la portée du fusil et même du pistolet, je me suis donné le temps d'exarminer toute la flotte anglaise. J'ai compté 45 vaisseaux de ligne et de haut bord et près du double de frégates et autres bâtiments de même grandeur. Je vous en ai rendu compte, Monsieur le Duc ; mais, d'après les ordres dont vous vous disiez porteur, vous n'avez pas moins vivement insisté pour que je me portasse sur l'Angleterre avec les 27 vaisseaux dont on me donnait le commandement. A forces égales et même malgré l'infériorité, je n'aurais pas craint de leurs entreprises. Mais outre une supériorité trop marquée que je voyais devant moi, je n'ignorais pas que les approches de l'Angleterre étaient défendues par des forces encore plus considérables en marine.
Ç'a été encore un point dont je vous ai informé, Monsieur le Duc ; je vous ai même remis un état ou tableau ; et, pour résultat, ç'a toujours été de votre part des ordres de plus en plus pressants de me mettre à la tête de la flotte et de cingler sur l'Angleterre.
Dans cette détresse, je me proposais de faire un voyage à Paris pour conférer avec le Roi de l'entreprise dont je me trouvais chargé, entreprise assurément la plus importante qui ait été connue depuis que la France est France. Je vous ai parlé de mon voyage, Monsieur, je vous ai même demandé qu'il me fût permis de le faire et vous avez toujours continué à m'en refuser la permission.
Cependant, malgré vos défenses, je me suis déterminé à me rendre en poste et en toute diligence à Versailles. Mais qu’y ai-je trouvé ? Tout était plein de votre esprit. J'employai tout mon temps à solliciter une audience auprès du Roi. Non, me répondaient tous les courtisans et les ministres, ne parlez pas au Roi contre le projet de descente en Angleterre, vous feriez tomber Madame en pâmoison (c'était Madame de Pompadour qui était ainsi désignée). Et périssent mille fois Madame et toutes les Madames de son espèce ! et que la France sauve son honneur et sa marine ! s’écriait le brave Maréchal, en se levant brusquement de dessus son siège, ce que le bon M. de la Grée ne manqua pas d'exprimer en se levant avec la même vivacité de dessus le sien.
Enfin, après trois jours de sollicitations, d'attente, d'ennuis et de rebuffades, je parvins à faire entendre raison à un ministre prudent, sage et éclairé, qui me promit de me présenter au Roi dès le lendemain, jour et heure indiqués dans la matinée. Mais qu'arriva-t-il encore ? Le lendemain, de grand matin, j'apprends que ce sage ministre est disgracié et je reçois les ordres les plus pressants de quitter Versailles sans retard, de rejoindre ma flotte et de la conduire aussitôt vers l'Angleterre »
(A. M. B4 88, folio 325).

Le narrateur ajoute que ce fut en buvant du bon vin de Bordeaux provenant des soutes du Soleil Royal que M. de la Grée leur fit ce récit pittoresque ; ce qui montre que tout le chargement du vaisseau amiral n'avait pas été perdu.

Le 25 novembre, le Maréchal prit la route de Paris dans la chaise que le duc d'Aiguillon mit à sa disposition.

A cette même date, le Ministre de la Guerre mandait au duc que l'expédition particulière était remise à un autre temps ; fallait donc disloquer le corps, expéditionnaire et faire débarquer tous les approvisionnements et tout le matériel, afin de pouvoir rendre les navires aux armateurs et arrêter ainsi les dépenses d'affrétement. Le Ministre écrivait en même temps à M. Doreil de faire cesser d'urgence les dépenses extraordinaires de toute espèce et regrettait de ne pouvoir satisfaire sa demande d'argent, « parce que je n'ai pas un écu », déclarait-il. « Il faut espérer que le nouveau contrôleur général nous secourra mieux, mais il faut lui en donner le temps » [Note : M. Bertin venait d'être nommé contrôleur général des finances, en remplacement de M. de Silhouette. C'était le moment où le Roi, les princes, les ministres et les gens en place envoyaient leur vaisselle d'argent à la Monnaie pour venir en aide au Trésor].

La pénurie de fonds était telle qu'on ne put payer aucun frais de route aux marins débarqués du Soleil Royal et du Héros. Ils furent renvoyés à Vannes, sans hardes, avec 20 sols par tête que M. de la Noue dut leur avancer sur ses propres fonds. Le sieur Dubodan, maire de Vannes, représentant des banquiers de Paris (Beaujon, Goosens et Cie) qui finançaient l'expédition, était sans fonds depuis quinze jours et avait même avancé 12.000 livres sur son propre avoir. On reçut plus lard l'ordre de puiser dans le trésor de l'expédition, qui contenait trois millions.

On eut de la peine à trouver des locaux suffisants pour enmagasiner tout le matériel et les approvisionnements à débarquer. M. Le Brun faisait observer que la ville de Vannes étant peu commerçante, offrait peu de ressources et craignait d'être obligé de prendre des églises [Note : On utilisa en particulier les locaux des couvents (requête des Dominicains en 1765 pour obtenir le paiement d'un loyer). Une maison canoniale, rue de la Vieille-Psallette (aujourd'hui 2 impasse Émile Burgault) fut rendue inhabitable et même ruinée par les fardeaux dont elle avait été encombrée. Elle dut être reconstruite en 1777, ce qui donna lieu plus tard à un procès entre le Domaine et le Chapitre, ce dernier ayant omis de faire constater la nécessité de la reconstruction. (Archives du Morbihan)]. Le défaut de chasse-marées ralentissait le déchargement.

L'équipage d'artillerie fut débarqué à Auray ; on prit pour magasins, outre la halle, l'église et le couvent du Saint-Esprit. En décembre, on prévoyait que le débarquement ne pourrait être achevé qu'en février.

L'escadre anglaise, après le combat du 20 novembre, ne négligea rien pour assurer un blocus étroit du littoral. Pendant qu'une partie de l'escadre allait vers Rochefort rechercher et surveiller la division navale du prince de Bauffremont, d'autres vaisseaux bloquaient la Vilaine et le Morbihan. La flotte de transport mouillée à Locmariaquer se voyait menacée et remontait soit en baie de Cardelan, soit en rivière d'Auray. Les Anglais installèrent des pièces sur l'îlot de Méaban dans l'intention de bombarder la flotte ; cette menace donna lieu à un projet d'attaque de l'îlot par 80 volontaires pris dans les régiments de Brie et de Limousin. L'ordre d'attaque fut établi pour la nuit du 6 au 7 décembre ; mais aucun document ne permet d'assurer que cette attaque eut réellement lieu ; rien n'indique non plus que les Anglais aient tiré sur les mouillages du Morbihan soit de Méaban, soit de leurs vaisseaux. Une lettre de la Roche-Bernard signale d'autre part une descente de 400 Anglais à Pénestin ; ils enlevèrent des bestiaux et du vin, mais en payant le prix qu'on leur demanda [Note : Cette incursion avait été provoquée par une crise de subsistance dans l'escadre anglaise. Le ravitaillement, qui avait été très abondant avant la bataille devint irrégulier en fin d'année. Le quatrain suivant, cité par les historiens, anglais, avait cours dans l'escadre : Ere Hawke did bang — Monsieur Conflans, — you send us beef and beer, — now, Monsieur's beat,— we've naught to eat, — since you have naught to fear. [Avant que Hawke eût étrillé — M. de Conflans, — vous nous fournissiez boeuf et bière. — Aujourdhui Monsieur est bâttu — et nous n'avons rien à manger, — depuis que vous n'avez plus rien à craindre].

 

NÉGOCIATIONS AVEC LES ANGLAIS. — L'AFFAIRE DU HÉROS ET LE BOMBARDEMENT DU CROISIC.

Pendant, la fin de novembre, des pourparlers furent engagés entre l'amiral Hawke et le duc d'Aiguillon. Ces pourparlers concernèrent d'abord le renvoi des blessés et des prisonniers faits par les Anglais à bord du Formidable. Les blessés furent renvoyés à Vannes sans conditions, l'amiral Hawke ayant voulu reconnaître ainsi les soins que le duc d'Aiguillon avait fait donner l'année précédente aux blessés anglais recueillis après l'affaire de Saint-Cast. Pour régler les autres points, le chevalier de Balleroy, major général de l'infanterie, se rendit à bord de l'escadre anglaise et lord Howe, capitaine de vaisseau, vint à Vannes s'entendre avec le duc d'Aiguillon. Il y fut très bien reçu et même conduit le soir à la Cormédie. M. de Redmond fut envoyé ensuite sur l'escadre anglaise pour les derniers arrangements [Note : Les communications avec l'escadre anglaise eurent lieu par le port de Pénerf. Lord Howe était l'officier qui avait commandé la division navale anglaise dans les débarquements de Cherbourg, de Cancale et de Saint-Briac, en 1758. C'est le même officier qui, promu amiral, commandait la flotte anglaise au combat du 13 Prairial, an II, célèbre par l'épisode du Vengeur].

L'amiral Hawke se montra très large pour la libération des prisonniers : les officiers et soldats du régiment de Saintonge et les gardes-côtes pris sur le Formidable furent rançonnés dans les conditions prévues pour les prisonniers des troupes de terre (cartel de l'Ecluse en flandre), bien que les hommes fissent à bord le service de marins. Les marins proprement dits furent échangés homme pour homme contre des matelots anglais provenant des vaisseaux coulés sur le Four et recueillis sur la côte et d'autres matelots, déjà prisonniers en France, qu'on fit venir de Dinan. Les officiers de marine furent renvoyés sur leur parole. En acquiesçant à ces conditions, Hawke ajouta : « Etant responsable vis- à-vis du Roi mon maître, je suis obligé d'agir avec plus de rigueur que je ne serais porté à le faire par considération pour le duc d'Aiguillon. Si je l'avais pu, j'aurais renvoyé tout le monde, soldats, marins, milices, sans conditions ».

Dans ces entrevues, les officiers anglais firent connaître qu'en arrivant au sud de Belle-Ile leur escadre s'était trouvée dans une situation très critique, trois de leurs plus gros vaisseaux s'étant abordés et si bien mêlés qu'on fut plus d'une heure à les dégager. Si, à ce moment, le maréchal de Conflans avait fait virer de bord et ordonné l'attaque, les Anglais eussent pu éprouver un désastre.

Une question plus délicate concernait le Héros. Ce vaisseau ayant amené son pavillon au cours du combat, l'amiral Hawke en réclama les officiers et l'équipage, estimant qu'ils avaient agi contre les lois de la guerre en coupant leurs câbles d'ancre et et en allant s'échouer au Croisic. Le duc d'Aiguillon se récusa, faisant valoir qu'il n'avait aucune autorité sur l'escadre et estimant que c'était une affaire à traiter entre les deux amirautés.

Le 9 décembre, une frégate anglaise se présenta devant le Croisic et son capitaine somma les autorités de cette ville de lui laisser enlever l'artillerie du Soleil royal et du Héros, sous peine de voir bombarder et brûler les villes et villages de la côte. M. de Broc, qui commandait au Croisic, n'accepta pas la sommation, et prit des dispositions pour faire tirer sur les embarcations qui approcheraient des vaisseaux échoués.

Le 10, commença le bombardement du Croisic qui continua le 11 et le 12 sans causer d'ailleurs de grands dommages. Le duc d'Aiguillon fit envoyer de Vannes au Croisic des mortiers de l'équipage d'artillerie pour riposter au feu des Anglais. Mais ceux-ci, les vents ayant fortement fraîchi, disparurent dans la journée du 12, après avoir réussi à enlever deux canons de 12 et la figure de proue du Soleil Royal. Par une lettre du 12 décembre, l'amiral Hawke maintint des prétentions sur l'artillerie des deux vaisseaux et sur le personnel du Héros, se réservant d'exercer une vengeance sévère puisqu'on avait tiré sur ses bâtiments : « Je puis assurer Votre Grâce, écrivait-il, que si un capitaine de vaisseau de guerre anglais sous mon commandement avait demandé quartier et s'était rendu à un français et ensuite, par une infraction manifeste des lois de la guerre, avait emmené le vaisseau, je vous l'aurais remis aussitôt avec son capitaine pour être traité comme le mérite quiconque manque à l’honneur. J'aurais attendu la même chose du duc d'Aiguillon si je ne le considérais comme sujet d'un Etat où la volonté du monarque fait la règle du tort et du droit ». La lettre se termine par ces mots : « Comme particulier, j'honore et respecte le duc d'Aiguillon ; comme commandant d'une escadre anglaise contre un ennemi déclaré, j'obéis exactement aux ordres du grand roi mon maître, me rapportant seulement à mon propre jugement selon les circonstances » (A. G. volume 3.538, pièce 232 (traduction)).

L'affaire du Héros fut examinée le 26 décembre à Versailles par une commission d'officiers généraux de la marine ; cette commission conclut que les épaves appartenaient à la côte et que tout prisonnier a le droit de s'évader, s'il n'a pas donné sa parole de ne pas le faire. Aucune autre suite ne paraît avoir été donnée à l'incident.

Avec le bombardement du Croisic et, vers le 15 décembre, une descente des Anglais à l'île d'Yeu, se termina la campagne maritime de 1759 sur les côtes de l'océan.

Dans l'épisode de la guerre de Sept ans qui vient d'être exposé, on constate d'une part l'activité, la ténacité et les qualités d'organisateur dont fit preuve le duc d'Aiguillon pour mettre sur pied l'expédition particulière, d'autre part l'insuffisance, le désarroi et la démoralisation de la marine. L'erreur du duc de Choiseul et du duc d'Aiguillon fut de ne pas avoir saisi toutes les difficultés du problème naval, et de ne pas s'être rendu compte que l'infériorité de notre marine ne permettait pas de risquer une entreprise outre mer. L'année 1759 marque en effet le point le plus bas de l'état de la marine française, trop longtemps négligée : pénurie de matériel, équipages insuffisants, faiblesse du commandement. L'escadre de Brest aurait pu, avec de la chance, surprendre et battre la division anglaise de Quiberon et débloquer ainsi momentanément le Morbihan. Mais pouvait-on espérer que, convoyant près de cent navires de transport, elle pût échapper aux escadres britanniques au cours de la navigation longue et difficile qu'elle avait à effectuer jusqu'aux abords des côtes d'Ecosse ? Quand on songe au désastre qui aurait alors menacé l'expédition, on doit considérer comme un accident bénin la journée de M. de Conflans. Il est juste cependant d'observer que nous bénéficions aujourd'hui, pour juger les événements, d'une expérience historique qui manquait aux dirigeants d'alors ; c'est seulement de nos jours que l'importance de la maîtrise de la mer a été étudiée et mise en relief. Heureusement la leçon ne fut pas perdue. De la fatale journée date en effet l'effort persévérant du duc de Choiseul et de ses successeurs pour la restauration de notre puissance navale, effort qui nous donna la belle marine et les grands marins du règne de Louis XVI.

(Colonel JUGE).

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