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LES ANCIENS ORDRES MILITAIRES EN BRETAGNE

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ORDRES MILITAIRES.


I.

LES MOINES ROUGES ! Qui nous donnera le sens de ce mot latidique, qui s'attache à nos ruines les plus solitaires, plus attristées ? Qui nous expliquera cette énigme, qui flotte, vague et confuse, dans la mémoire du Breton, comme ces lambeaux de vapeurs que traînent après elles les nuits d'orage ?.

Une simple fantasmagorie, ou bien une réalité, grossie par l'imagination populaire, se cache-t-elle sous cette mystérieuse légende ? C'est à cette dernière hypothèse que nous nous arrêtons : l'exposé qui va suivre, de faits encore si peu étudiés, justifiera, pensons-nous, notre opinion.

Dans nos précédents volumes, nous avons résumé l'histoire des divers Ordres simplement religieux qui ont vécu en Bretagne.

Ni le costume ni les mœurs d'aucun d'eux, même aux jours de défaillance, ne pourraient justifier la dénomination de Moines rouges et la terreur superstitieuse qui s'y rattache. C'est donc ailleurs, c'est dans les Ordres militaires qu'il en faut chercher l'origine.

Or, nous n'avons eu réellement ici que deux Ordres militaires [Note : Les Ordres de l'Hermine et de l'Epi n'ont jamais formé des corporations ayant une existence, ce n'était pour les souverains qu'un moyen d'attirer autour d'eux des hommes de valeur. Pour nos fiers et farouches Bretons, les colliers de ces Ordres, étaient des licols à toute bête] : les Templiers, portant le manteau blanc, avec la croix rouge, et les Hospitaliers de Saint-Jean de Jérusalem, plus tard Chevaliers de Malte, qui portaient le manteau rouge, avec la croix blanche. Nous ferons deux parts dans notre exposé : dans la première, nous verrons les deux Ordres marchant côte à côte, mais les Templiers tenant le premier rang ; dans la seconde, ceux-ci ont sombré, et les Chevaliers de Malte occupent seuls cette place à part à côté de la société féodale.

Tous deux, on s'en souvient, avaient été fondés à Jérusalem par des Français [Note : Hugues de Payens, avec six chevaliers, forma le premier noyau des Templiers ; Guillaume Gérard réunit les premiers Hospitaliers], dans le premier quart du XIIème siècle. Il semblerait vraiment — et ce n'est pas un des traits les moins caractéristiques de cette époque — que les Croisés, une fois maîtres des Lieux-Saints, crurent naïvement en avoir fini avec le mahométisme. Les hommes les plus dévoués parmi eux, ceux que de graves intérêts ne retenaient pas en Orient ou ne rappelaient pas en Occident, prononcèrent les trois vœux de pauvreté, d'obéissance et de chasteté, pour consacrer leur vie à des œuvres de paix : les uns à soigner les malades, et surtout les pèlerins, dans les hôpitaux ; les autres à veiller à la sûreté des routes, surtout en vue des pèlerinages, qui étaient restés la pensée dominante du temps.

Les Templiers avaient choisi ce second rôle. Aussi furent-ils tout prêts pour combattre les Sarrasins, dès que ceux-ci revinrent chercher une revanche. La gloire dont la milice du Temple se couvrit dans cette nouvelle guerre et le péril commun ramenèrent sur le champ de bataille les Hospitaliers de Saint-Jean. Ils ne s'y conduisirent pas moins valeureusement, et ces deux milices sacrées formèrent comme une nouvelle légion thébaine, qui fut, d'abord, le principal rempart du royaume chrétien de Syrie.

Malheureusement, la discorde se mit là comme dans toute la colonie chrétienne. Cette discorde alla jusqu'à de sanglants combats ; ce qui, joint à l'influence du climat et des mœurs de l'Orient sur les Croisés, précipita leur ruine. Mais l'Occident ne savait encore que leurs grands coups d'épée et les pieuses légendes qui circulaient, surtout à l'endroit des Templiers. Entre autres, on racontait ainsi la fondation de Notre-Dame de Liesse :

Trois Templiers, originaires de Picardie, avaient été faits prisonniers par les infidèles, devant Jéricho. L'émir, aux mains duquel ils étaient tombés, employa inutilement tous les moyens pour les faire consentir à abjurer leur foi. Enfin, il leur envoya sa fille, admirable personne dont le savoir égalait la beauté. Non-seulement elle ne put les convaincre ; mais elle-même, touchée par la grâce, se convertit. Elle procura des chevaux aux trois captifs et s'enfuit avec eux. Arrivés au bord du Nil, un ange, sous la forme d'un batelier, passa les fugitifs, qui, exténués de fatigue, s'endormirent sur l'autre rive. Ils s'éveillèrent tous quatre en Picardie, au lieu où la jeune musulmane, devenue chrétienne, fonda plus tard l'église de Notre-Dame de Liesse.

Le vieil auteur qui rapporte cette légende prend la peine de rassurer le lecteur auquel il viendrait quelques doutes sur l'authenticité du miracle : il déduit les motifs théologiques qui permettent au sceptique de ne pas désespérer de son salut. Mais, au XIIème siècle, nul n'élevait de doute sur ces pieux récits ; et les héros qui en étaient l'objet étaient d'autant plus admirés qu'ils n'étaient pas mêlés à la vie commune. C'était de lointaines et sacrées abstractions.

L'opinion publique était ainsi montée en leur faveur, quand, en 1141, on apprit tout à coup, par une charte du duc Conan III, que les Templiers étaient en Bretagne.

Le lecteur trouvera cette charte au Livre suivant. Ces nouveaux venus étaient attirés sans doute par le besoin de se recruter, car l'état de la Palestine était compromis et le temps de la deuxièrme croisade proche. Ils étaient au nombre de trois : Guillaume Faucon, « Magister militum Templi, » et deux autres chevaliers de la même, milice, Alfred et Henri (pas de noms de famille) [Note : On sait que cet Ordre, qui reçut sa règle définitive de saint Bernard, se composait de trois classes : les chevaliers, milites ; les écuyers, armigiri ; les frères-servants, clientes]. Ils étaient accompagnés d'un chapelain.

En lisant cette pièce d'un haut intérêt, on sent que si les chevaliers du Temple acceptent les bienfaits du duc, ils n'en sont pas moins décidés à ne se mêler en rien à la vie civile du pays où ils viennent prendre terre. Conan, avec l'assentiment de sa mère Ermengarde, de sa femme Mathilde (d'Angleterre), de sa fille Berthe, leur donne l'île de « Lamna, » des métairies dans la forêt de Rennes, un revenu sur la cohue de Nantes et un emplacement pour bâtir non une forteresse, mais une simple maison, domum, dans la même ville. Ils se présentent ainsi désarmés au milieu de cette société militairement organisée ; mais le duc défend à ses justiciers de les inquiéter d'aucune manière. Au nom de ses barons, comme au sien propre, il promet que leurs propriétés seront partout respectées ; et il lance les plus redoutables imprécations contre qui s'opposerait à ses bonnes intentions. Mais eux ne promettent rien au duc de Bretagne, ni au roi de France, Louis-le-Jeune, dont ils mentionnent seulement le règne. Ils entendent n'être ni Français ni Bretons ; ils restent eux-mêmes, ne relevant que de leur grand-maître : soldats du Christ, toujours prêts à aller verser leur sang pour lui aux Saints-Lieux.

Ils furent longtemps fidèles à ce programme : on ne les vit se mêler ni à nos guerres civiles ni à nos guerres étrangères, ni aux cours de nos souverains [Note : N'y aurait-il pas déjà là de quoi faire tomber l'assertion du chevalier de Fréminville, que Du Guesclin était un templier, lui qui se maria deux fois, qui batailla toujours pour la France ou la Bretagne, et ne mit jamais le pied en Orient ?]. Cette indépendance, cet isolement en dehors de l'organisation féodale, cette qualité d'étrangers, toujours imposante pour les Bretons, le savoir qu'ils avaient acquis dans leurs rapports avec les Arabes, et qui fit nommer l'une de leurs maisons (Près Quimper) Kergoulaonen, manoir de la science ; le nom si vénéré de saint Bernard, dont l'auréole se reflétait sur l'Ordre qui avait reçu de lui ses règles ; et, par dessus tout, la gloire dont se couvraient en Orient ces héros de la chrétienté, sont sans doute les causes du respect superstitieux qui les entoura dès le commencement. Plus tard, ce sentiment fit place à de mystérieuses terreurs : leur science passa pour de la magie ; leur intérieur, où nul ne pénétrait, fut un foyer de lubricité et d'idolâtrie. Il en devait être ainsi, devant la situation que nous allons esquisser.

Quoi qu'il en soit, ils furent bien accueillis en Bretagne, et ce qui le prouve, c'est l'énumération des biens qu'ils possédaient dans la province à la fin du XIIème siècle. Le lecteur trouvera l'acte qui en contient la liste sous la date 1182.

Non loin de là, à la date de 1160, nous avons donné la pièce qui indique les biens de l'Ordre de Saint-Jean de Jérusalem. Bien que nous n'ayons pas de titres plus anciens les concernant, les Hospitaliers s'y montrent trop riches pour qu'on puisse les regarder comme des nouveaux venus. Mais la rareté des documents historiques qui leur soient propres, dans cette période et même plus tard, dit assez qu'ils étaient moins répandus, moins populaires ; peut-être aussi plus réservés, plus modestes que les Templiers.

Malgré leur prudence, les Hospitaliers de Saint-Jean eurent de bonne heure à souffrir du milieu brutal où ils étaient venus s'installer. Rappelons ici le cyrographe de l'archevêque de Tours, chargé par le Pape, en 1187, de rétablir le bon accord entre les Cisterciens de Saint-Aubin-des-Bois et les Hospitaliers de Jérusalem ; les deux Ordres se disputaient la terre de Techa. Nous remarquons que ces derniers se plaignaient que cette terre leur eût été enlevée par la violence des laïques.

Dans les dernières années du XIIème siècle, les Templiers commencent à paraître comme témoins dans les actes considérables du temps. Ainsi deux d'entre eux assistent à la sentence prononcée par l'archevêque de Tours, en 1163, dans la querelle entre l'évêque d'Alet et le prieur de Saint-Malo de Dinan (Anc. Ev. III, 40 ; — IV, 406). En 1170, Guillaume Ferron, maître du Temple, et Even, maître de l'Hospital, attestent une donation considérable faite au Mont-Saint-Michel (Act. de Bret. I, 662). Dans tous ces actes, le maître seul signe de son nom de famille ; les simples religieux n'articulent que leur nom de baptême.

Cette première période de l'existence des Templiers n'était pas terminée, que paraissait déjà dans un acte juridique quelque chose de cette hauteur qu'on leur a tant reprochée. Ils possédaient en commun avec une de nos grandes familles, les Rais, un droit de paragium mortuum [Note : Ce droit n'est pas complètement expliqué par nos vieux glossaires. Un érudit dont l'opinion doit toujours être prise en haute considération, Mgr DAVID, évêque de Saint-Brieuc et Tréguier, s'appuyant sur un texte de Du Cange, propose de voir dans le paragium mortuum une nue propriété], avec une écluse en Couëron. Pour l'exercice de ce droit, ils se montrèrent très-raides à l'égard de Stéphanie, veuve de Harcoët de Rais.

Cependant on éprouvait le besoin d'enrichir ces héros de la Foi, à ce point qu'un chapitre général de l'Ordre de Saint-Dominique recommande aux confesseurs de conseiller les legs à la milice du Christ (D. Marten. Thes. anecd. IV, 1685). Aussi, riches et pauvres, tous donnaient aux Templiers. Auprès des aumônes des ducs et des grands seigneurs, nous remarquons un pauvre chevalier qui, en 1196, ne pouvant faire mieux, léguait à une maison du Temple son cheval, avec ses couvertures, cooperturas, et aux Hospitaliers sa cuirasse, avec sa chaussure militaire, caligas. Prévoyant le cas où, à sa mort, il n'aurait plus de cheval, aux premiers, il remettait sa cuirasse, et au second ses caligas.

Comme les autres Ordres religieux, les moines-soldats recevaient tout ce qui leur venait. Mais il nous semble qu'ils recherchaient plus particulièrement les biens voisins des grandes voies, soit en mémoire de leur première vocation, soit pour se tenir en communication avec la mer, la route de l'Orient (D. Morice, Pr. I, 727).

La duchesse Constance et Pierre du Dreux confirmèrent les propriétés et les franchises octroyées avant eux aux Templiers. Ils y ajoutèrent de nouvelles largesses, ce dernier prince surtout, qui, étant en querelle avec tout le monde, aurait bien voulu s'assurer le concours moral et matériel de cette troupe d'élite. Mais tous les petits artifices auxquels il eut recours pour les attacher à sa cause restèrent sans effet : ils continuèrent à se tenir en dehors des divers partis qui se disputaient la Bretagne.

Cette réserve, qui leur était d'ailleurs imposée, puisque le poste de leurs hommes valides était en Orient, commençait pourtant à leur créer des ennemis dans tous les camps. On en voit quelques traces dans cette charte de 1213, où l'évêque de Nantes oblige Guillaume, sire de Clisson, à les indemniser pour les préjudices que ce dernier leur avait portés, et pour le meurtre qu'il avait commis dans le cimetière du Temple de cette ville.

Nous venons de parler des faveurs prodiguées aux Templiers par Pierre Mauclerc. Nous ne devons pas oublier que parmi les hospites réclamés par eux, et qu'il leur fit rendre en 1217, se trouvaient ceux de Jugon et de Moncontour. Dans le nom estropié de Lemnon ne pourrait-on pas reconnaître Saint-Léon, où la tradition place un des établissements de la milice du Temple ? La chute de l'Ordre ne fut-elle pas pour quelque chose dans l'étrange disparition de cette ville [Note : On a aussi proposé de voir en Lemnon Lannion. Les autres lieux nommés dans la charte que nous publierons sont Castralinum (Châteaulin-sur-Trieux, aujourd'hui Pontrieux) ; Castrum-Novum (peut être Quintin, ainsi nommé quelquefois ; peut-être Châteauneuf) ; Montrelaiz (Morlaix)] ?

Pour bien comprendre l'attitude des moines-soldats en Bretagne, il faut se rappeler l'ensemble des événements dont la Palestine avait été et était le théâtre. Là, en effet, se trouve leur véritable centre d'action.

Cinq cents ans avant l'époque dont nous nous nous occupons, l'Islamisme, après s'être solidement établi dans l'Asie occidentale, avait débordé, sur le nord de l'Afrique, et de là gagné l'Espagne. Il s'avançait victorieux à travers l'empire des Francs, menaçant d'ensevelir la civilisation chrétienne sous les ruines de la monarchie de Clovis, quand il fut arrêté court par le bras puissant de Charles-Martel. Une infranchissable barrière le maintint de ce côté, jusqu'au jour où l'Espagne en fut enfin débarrassée.

Mais un autre courant s'avançait par le sud-est, et battait de son flot toujours renouvelé le faible trône de Constantinople. Il aurait bientôt franchi cet obstacle, si une oscillation providentielle n'avait tout à coup poussé l'Europe dans l'offensive, et ne l'avait lancée sur l'Orient.

Le résultat de la première croisade fut d'arracher aux infidèles le tombeau du Christ, en 1099, de fonder le royaume chrétien de Jérusalem, ayant pour boulevard des colonies chrétiennes semées le long des côtes de Syrie. Par là les avant-postes de la vraie civilisation se trouvaient portés jusqu'à l'isthme de Suez. La Bretagne, occupée de sa réorganisation et de la conquête de l'Angleterre, prit peu de part à ce glorieux mouvement.

La réaction des Orientaux fut terrible. Après 88 ans de luttes acharnées, ils reprirent Jérusalem, en 1187. L'expulsion totale des chrétiens du sol asiatique prit encore un siècle, grâce aux secours qui arrivaient incessamment d'Europe. Celle-ci était lasse, quand saint Louis l'entraîna dans un suprême effort, qui alla s'éteindre dans le désastre de Mansourah, en 1250. Beaucoup de chevaliers y tombèrent aux côtés du saint roi ; bien peu revirent leurs tourelles, et ceux-ci avaient senti la mort de si près, que beaucoup se firent moines pour accomplir un vœu promis pendant le danger.

Cette cruelle leçon ne put calmer la pieuse ardeur de Louis IX. En 1270, il traversa encore une fois la Méditerranée ; mais pour aller mourir de la peste près de Carthage. Vingt et un ans après, en 1291, les chrétiens perdirent Ptolémaïs, leur dernière place forte en Palestine. Là finirent, après deux siècles, ces grands chocs de l'Europe contre l'Asie, de la civilisation chrétienne contre la civilisation arabe.

La résistance des chrétiens se serait sans doute prolongée longtemps encore, s'ils n'avaient eu au milieu d'eux des ennemis plus redoutables que les Sarrasins. Ces ennemis, c'était le manque de cohésion, les divisions, l'anarchie, les mauvaises mœurs ; et, comme conséquence inévitable, l'absence des conceptions élevées, le manque de suite dans les opérations. On se battait admirablement en détail ; mais ces efforts isolés, souvent contradictoires, restaient presque toujours sans résultats, ou ne donnaient que des résultats incomplets. Les Orientaux, au contraire, poursuivaient avec persévérance, malgré leurs divisions intestines, un but précis : jeter à la mer ces chiens de chrétiens.

Les deux éléments les plus vigoureux, mais aussi les plus indisciplinés dans l'armée chrétienne, étaient toujours les Ordres du Temple et de Saint-Jean. Leurs querelles de corps continuaient d'ensanglanter fréquemment la Palestine. Les choses allèrent même à ce point qu'on vit chacun des deux Ordres prendre parti pour des sultans en lutte ; de telle sorte que la Croix combattit un moment contre la Croix, au profit du Croissant.

Mais quand on parvenait à les réunir pour les lancer contre l'ennemi commun, ils étaient magnifiques. Il en fut ainsi jusqu'au bout : presque tous les grands-maîtres périrent sur le champ de bataille.

Les péripéties des croisades se réflètent, dans une certaine mesure, sur le peu que nous savons de la vie des moines-soldats en Bretagne. Ils s'y multiplièrent beaucoup, après la prise de Jérusalem par les infidèles. Leur expérience de ces guerres, leur connaissance profonde des hommes et des choses qui se heurtaient en Orient, leur avaient sans doute fait comprendre que la domination chrétienne n'y serait qu'éphémère, ou qu'elle ne s'y soutiendrait que par les sacrifices sans cesse renouvelés de l'Europe. Ils cherchèrent donc à s'établir solidement, dans cette Europe, peut-être autant par calcul que par fatigue et découragement.

On les accusa, les Templiers surtout, de s'être montrés peu pressés de reprendre la lutte avec saint Louis. A part tout sentiment égoïste, ils connaissaient trop les moyens de l'attaque et de la défense, pour ne pas redouter ce nouveau choc. Mais, dès qu'il fut résolu, ils marchèrent en avant, avec leur inébranlable bravoure. Le grand-maître du Temple, n'ayant pu empêcher le comte d'Artois de commettre l'imprudence qui perdit l'armée, se fit tuer à ses côtés dans Mansourah. Presque tous nos chevaliers du Temple et de Saint-Jean étaient partis avec saint Louis. Aussi la disette de chartes, vers cette époque, devient-elle de plus en plus grande.

A mesure que le nombre des frères augmentait en Occident, leur hiérarchie s'y constituait peu à peu, et non sans certains tâtonnements. Ainsi chaque « domus Templi » paraît avoir relevé d'abord directement du Magister ou Preceptor de l'Ordre. Plus tard celui de Nantes et celui de La Guerche eurent une juridiction étendue. Au-dessus d'eux parut bientôt le maître d'Aquitaine ; au-dessus encore, celui de France.

Ni la règle ni la sanction n'étaient publiques. On ne savait rien de la vie intérieure des frères, ni des punitions qu'ils s'administraient entre eux : la curiosité non satisfaite débitait là-dessus bien des fables. On savait seulement que l'évêque diocésain n'hésitait guère à recourir en leur faveur aux foudres ecclésiastiques : aussi n'était-il pas rare de voir la partie qui traitait avec eux se soumettre d'avance à l'excommunication sans appel, si ladite partie venait à manquer à ses engagements (Act. de 1245).

Nous disions que la règle de l'Ordre n'était pas et n'est pas encore connue [Note : On dit qu'il n'en existait qu'un exemplaire écrit ; il était aux mains du grand-maître. Chaque chevalier n'en savait que ce qui concernait son grade et les grades inférieurs]. Mais divers indices montrent qu'elle était démocratique dans une certaine mesure. Ainsi, quand un Preceptor, même d'une juridiction supérieure, traitait pour une maison, c'était toujours avec l'assentiment des frères de cette maison.

Pendant que nous soulevons un coin du voile qui cachait aux regards de la foule la vie intérieure des Templiers, nous noterons une charte de 1252. Par devant l'humble doyen de La Guerche, un certain Durand du Temple donnait aux frères de sa maison, pour après sa mort, un champ, qu'il possédait. Nous n'avons pas retrouvé la cause de cette exception, d'ailleurs unique, à la loi de pauvreté personnelle pour tous les membres de l'ordre. Ce n'était pas une infraction, puisqu'un dignitaire ecclésiastique séculier était pris pour témoin.

Quant à sa situation extérieure, « la milice du Temple de Salomon, » comme elle s'intitulait quelquefois, continuait de primer, dans tout le cours du XIIIème siècle, les autres Ordres religieux. Son sceau respecté était recherché pour les actes les plus considérables de ce temps. Le témoignage des Templiers était invoqué dans les circonstances importantes, et ce n'est pas la moindre preuve de la considération dont ils jouissaient toujours. Nous citerons à l'appui de cette observation l'enquête dirigée par le sénéchal du Poitou, en 1220, pour fixer les droits du duc de Bretagne sur le sel (D. Mor. Pr. I, 847).

Deux ans après, le duc, en faisant rebâtir les remparts de Nantes, donnait aux Templiers la partie de ces remparts qui touchait à leur maison, et n'exigeait même pas d'eux l'entretien. C'était rattacher forcément, et comme malgré eux, les frères à la défense de la place (D. Mor. Pr. I, 850).

La faveur des ducs, les richesses de cet Ordre puissant, ses rapports peu commodes, continuaient à exciter peu à peu la malveillance de la noblesse et des divers Ordres religieux. Le lecteur remarquera le traité passé, en 1234, entre « l'humble prieur des maisons hospitalières de France, » d'une part, et le « Preceptor et les frères de la milice du Temple de Nantes, » d'une autre part, relativement à un fief qu'ils s'étaient longtemps disputé. Signalons encore celui de 1276, où l'on voit les Cisterciens faire une assez méchante querelle aux Templiers.

Ceux-ci, nous devons le reconnaître, se soumettaient à la juridiction ecclésiastique, sans jamais chercher à se faire justice par eux-mêmes, malgré l'arrogance dont on les accusait. Ainsi Pierre d'Acérac fut excommunié pour ses sévices envers eux, à la requête du « Preceptor domorum militie Templi in Britannia » [Note : Cette qualification de Preceptor fut, quelquefois au moins, employée dane l'Ordre de Saint-Jean, qui d'abord avait d'ailleurs adopté beaucoup des formes des Templiers. Ainsi, nous avons publié, au cartulaire de l'abbaye de St-Aubin un texte de 1244 où une vente est faite devant « Frère Pierre de Villedieu, pour le moment humble Preceptor de la maison de l'Hôpital de Jérusalem, in Romano Britannie ». (Anc. Ev. III, 103)]. Un autre individu fut condamné par l'official de Nantes pour avoir battu frère Foulque.

A mesure que les Ordres militaires sentaient l'Orient leur échapper, ils se mêlaient de plus en plus à la vie des sociétés de l'Occident. A leur apparition en Bretagne, nous les avons vu accepter des aumônes, mais comme des étrangers qui passent : ils se dérobaient aux liens de la hiérarchie féodale ; ils voulaient rester libres de voler là-bas au premier appel.

Plus tard, il n'en fut pas ainsi, ils acceptèrent des fiefs, avec toutes leurs charges, « servitio seculari ». Ainsi ils se chargèrent du guet dans les places fortes des seigneurs de Rais ; et les Hospitaliers, en se substituant à eux, durent accepter la même charge.

La charte de 1233 les montre déjà chefs de fiefs, investis de toutes les prérogatives féodales. Ils semblent même avoir songé à reconstituer l'antique recommandation, commendacio. En 1272, en effet, un individu reconnaît devoir un cens de deux sols aux Templiers, pour être sous leur protection et défendu par eux à l'égal de leurs autres hommes.

Bientôt ils ne se contentèrent pas du sol : ils voulurent s'emparer du numéraire par le commerce sur les bonnes voies commerciales, telles que les ponts de Nantes ; ils bâtirent des boutiques et des magasins, qu'ils louèrent ou firent valoir eux-mêmes. Ils se firent donner des fours [Note : Ainsi celui de Coiron, que leur abandonna Alain de La Roche. (D. Mor., I, 919]. Ils disputèrent à l'évêque de Nantes ses droits sur le commerce des vins, etc. En se mêlant ainsi à la vie du peuple par le commerce de détail, en le soulageant surtout par d'abondantes aumônes, ils conservèrent jusqu'au bout l'attachement des masses. Rien n'indique d'ailleurs que, comme les Hospitaliers, ils se soient exclusivement recrutés dans la noblesse. Aussi, dans les derniers temps, les dons leur venaient-ils surtout des classes peu élevées.

Si l'on n'avait pas redouté cette popularité dont ils jouissaient en France, comme en Bretagne, aurait-on tant insisté sur cette accusation que, s'ils distribuaient du pain de seigle aux pauvres, ils nourrissaient leurs pourceaux avec du froment ? Rien n'indique que cette absurdité ait trouvé aucune créance : les Hospitaliers, en recevant les charges avec les biens de leurs rivaux, purent s'apercevoir combien la libéralité de leurs prédécesseurs était grande.

Avant d'arriver au procès intenté à l'Ordre par le roi de France, nous avons encore à noter quelques documents d'un intérêt réel.

L'un, de 1293, donne la composition détaillée d'un domaine rural ou hébergement du pays nantais. C'est déjà curieux ; mais ce qui l'est bien plus encore, c'est que cette charte est donnée par « religieux homme-frère Jacques de Molay, humble maître en celuy temps des mesons de la chevalerie du Temple d'Outre-Mer ». Cet acte inédit est, croyons-nous, la seule preuve de la présence sur le sol breton de l'illustre dernier grand-maître. Cette pièce prouve encore que l'autorité, bien que fortement constituée parmi ces religieux, n'était pas un pouvoir absolu. Elle fait donc justice de ces stupides accusations d'une prétendue tyrannie qui serait allée jusqu'à exiger l'idolâtrie et les crimes les plus révoltants.

Il est une autre pièce sur laquelle nous appelons l'attention du lecteur. C'est le procès-verbal de réception de Pierre de Launay dans l'Ordre du Temple, en 1294. La cérémonie eut lieu dans la chapelle de Lanouée, au diocèse de Saint-Malo. Frère Pierre de Villiers, qui recevait le néophite, était assisté de quatre autres frères. Ainsi tombe cette monstrueuse accusation qui prétendait que le frère recevant et le frère reçu étaient seuls, pour se livrer à toutes sortes de sacrilèges, à toutes sortes d'obscénités.

Bien peu de temps avant ce déluge de calomnies grossières, venues de France, voici en quels termes un des hommes qui ont le plus honoré le trône de Bretagne, le duc Jean II, parlait, dans son testament daté de 1304, de l'Ordre qui était à ses yeux la personnification des Lieux-Saints :

« Et pour ce que toujours je ay eu e ay grande affection à la sainte Terre d'Outremer, e grant desir de la visiter, et profiter de tout mon pouoir, par que je ay toujours mis poine des biens meubles le plus que je ay pu, pour entens de les mettre e convertir touz au proffilt e en l'aide de icelle sainte Terre, se Dex me donna grace que je i pousse aller en ma personne ; je vueil e ordonne, si les choses dessus devisées, enterinées, acomplies e mises à exécution, il a remaignant en mes biens meubles que je auray au temps que je trespasseray de cest siècle en l'autre ; que celuy remaignant de mes dits biens, c'est assavoir deniers, vesselle, joyaux d'or et d'argent, excepté croiz e reliques, e tout or et argent en masse, e en toute autre manière, soit mis et converti ou proffit e en l'aide de la dite sainte Terre, c'est assavoir a mettre ou rapareillement e ou relevement des villes, des chastiaux et des autres bens de la dite terre, par les mains dou Grand Maistre dou Temple e de l'Opital, là où il verra qu'il sera mieux employé, e especialement je vueil que D liv. en soient converties e mises au rapareillement de l'église de N. D. de Nazaret, se il avient qu'elle soit prochiennement en la main des crétiens, en manière que lan y puisse ouvrer ».

Si incomplète que soit la série des actes que nous avons pu retrouver, elle nous amène pourtant ainsi à la suppression de l'Ordre.

Grâce au ciel, nous n'avons pas à pénétrer complètement ici ce mystère d'iniquité, la plus grande souillure peut-être de la monarchie française. Si ce problème historique rentrait dans notre cadre, nous ferions de notre mieux pour l'aborder pièces en main, et dégager la vérité de la montagne de mensonges sous laquelle on a voulu l'étouffer.

Mais la Bretagne n'est qu'à demi-solidaire de ce grand crime. En fait, elle était alors entièrement soumise à l'influence française.

Comment son duc, Arthur de Richemont, aurait-il pu résister à Philippe-le-Bel, lorsque le Pape et tous les souverains de l'Europe courbaient la tête. Il ne se rendit coupable que de spoliation : c'était beaucoup trop, mais enfin c'était peu, relativement aux cruautés, aux infamies qui se commettaient en France contre les malheureux Templiers. Nous ne prendrons ce lugubre drame que ce qui nous semble nécessaire à notre récit.

On attribue généralement à deux motifs la haine acharnée que Philippe-le-Bel montrait contre la milice du Temple : l'orgueil blessé et une cupidité inextinguible. L'esprit fiscal de son gouvernement avait fini par soulever contre lui la population parisienne : le roi ne trouva d'asile sûr qu'au Temple.

Il sortit de sa cachette, le cœur ulcéré par l'humiliation qu'il venait de subir, et tout plein de convoitises pour les richesses qu'il avait entrevues. Deux misérables se portèrent accusateurs de l'Ordre, et déposèrent de faits où l'odieux le dispute au ridicule.

Hélas! nous n'avons que trop vu les vices s'introduire avec les richesses dans les monastères. Pendant que le grand-maître, à la tête de l'élite de ses chevaliers, tenait en échec les Musulmans par des combats journaliers sur la Méditerranée, le nombre des Templiers non combattants et désœuvrés se multipliait dans tous les royaumes chrétiens. La vie peu religieuse, souvent très-relâchée, d'un grand nombre d'entre eux, ne froissait pas moins que leur hauteur. Voilà ce qui nous paraît ressortir clairement de l'étude impartiale des faits.

Mais prétendre que l'Ordre entier reniait Jésus-Christ, crachait sur la croix, adorait des idoles, se livrait à la plus révoltante immoralité, aux crimes contre nature ; ce sont là des calomnies, manifestes par leur exagération même. Malgré les efforts tentés pour les accréditer, nulle part elles ne furent prises au sérieux. Partout on consentit à arrêter les Templiers, à s'emparer de leurs biens, à faire une enquête, mais on s'en tint là. Pour voler, tout le monde se trouva prêt ; mais quant à couvrir le vol en déshonorant et brulant les victimes, c'est une gloire qui fut laissée à Philippe-le-Bel.

En Angleterre, l'enquête fut faite avec un soin minutieux, et rien n'établit la culpabilité de l'Ordre. Il en fut partout ainsi, puisque, après la suppression, les anciens Templiers furent admis non-seulement dans les Ordres nouveaux, mais aussi parmi les chevaliers de Saint-Jean, qui se sont toujours trop respectés eux-mêmes pour introduire dans leurs rangs des hommes tarés. Or, s'ils acceptèrent les biens de leurs rivaux, — biens destinés d'ailleurs par la sentence papale aux besoins de la Terre-Sainte, — ils ouvrirent si largement leurs portes aux chevaliers déchus, que souvent on leur donna et qu'ils acceptèrent le nom de Milice du Temple.

En Bretagne, nous ne trouvons aucune trace d'enquête. Mais si les classes élevées étaient devenues peu sympathiques aux Templiers, là surtout où elles espéraient pouvoir profiter de leurs dépouilles, l'opinion générale n'était pas très-exaltée contre eux, puisque les officiers du roi furent maltraités et chassés par la population nantaise, quand ils voulurent mettre sous le séquestre les biens relevant du Temple de cette ville. Les Nantais disaient que s'il y avait lieu à confiscation, ce devait être au profit de leur souverain et non d'un prince étranger.

Tout ce que nous venons d'avancer nous semble confirmé par ses actes que nous avons pu retrouver entre 1307, date de l'arrestation des Templiers, et 1313, année du supplice du grand-maître. Sous cette dernière date, nous donnons un inventaire qui nous paraît offrir un intérêt réel. Cette pièce montre par le menu ce qu'était une commanderie du Temple au moment où elle passait aux mains des Hospitaliers. Le culte, la vie intérieure, le travail agricole de ces hommes laboureurs et soldats se retrouvent dans cette pièce rare [Note : Nous aurions souhaité qu'elle appartint à la Bretagne, mais nous n'avions pas le choix. Nous sommes heureux d'ailleurs d'ajouter par là quelque chose au beau travail de M. Léopold Delisle, qui a publié les premiers actes de cette nature. Etude sur la condition de la classe agricole et l'état de l'agriculture en Normandie au moyen-âge, p. 721 à 728].

Quelques mots encore, dans l'intérêt de la justice et de la vérité.

On a dit et répété : « Au commencement de ce XIVème siècle, si brillant, si chevaleresque, comment ces cruels supplices pourraient-ils s'expliquer, sinon comme l'expiation de crimes horribles, parfaitement prouvés ? Quoi, cinquante-neuf chevaliers, d'une part ; cinquante-sept, de l'autre, tous ayant versé leur sang pour la Foi chrétienne, auraient été, sur des accusations sans preuves, brûlés vifs et à petit feu ! ».

Oui, mais ils possédaient des richesses immenses, et la soif de l'or chez Philippe-le-Bel ne connaissait plus de frein. Ce maniaque, qui souillait le trône de France, n'était-il pas arrivé à ne plus se contenter de la vie de ses victimes : il lui fallait des tortures. Trois jeunes seigneurs de sa cour étaient, à tort ou à raison, accusés d'avoir eu des relations coupables avec ses trois brus : ne venait-il pas de les écorcher vifs, de les traîner sur la claie, de les rouler sanglants dans un pré nouvellement fauché ; enfin, de les mutiler de la façon la plus horrible, avant de les faire décapiter.

L'Europe entière frémissait indignée devant ses cruautés ; mais il était le plus fort. Le pape Clément V fit des observations sévères, et retira les pouvoirs d'inquisiteur au confesseur du roi, qui menait l'attaque contre les Templiers.

Mais Philippe avait un moyen sûr de venir à bout des résistances de la cour de Rome [Note : Les historiens s'accordent à reconnaître que ce moyen était un engagement pris, au moment du conclave, pour obtenir l'appui de la France. (Fleury, Hist. Eccl. XIV, 129 et suiv.— Mézeray, Hist. de France, V, 817 et suiv.)]. En effet, il en obtint bientôt l'ordre d'arrêter les Templiers dans tous les royaumes chrétiens, de saisir leurs biens, d'instruire leur procès. En même temps, il était enjoint au grand-maître, qui combattait en Orient, de se rendre à Paris.

Jacques de Molay n'hésita pas : il arriva, suivi de soixante des principaux chevaliers de l'Ordre. Epuisé par une longue captivité et par la torture, il finit par avouer tout ce qu'on voulut. Mais, en montant sur le bûcher, il rétracta solennellement les aveux arrachés par la force de la douleur. Tous ses compagnons en firent autant : tous protestèrent contre les calomnies dont ils mouraient victimes, tous affirmèrent l'innocence de leur Ordre.

Ces vieux soldats, couverts de cicatrices glorieuses, brisés par les tortures, devinrent des martyrs pour cette population parisienne, au milieu de laquelle ils marchaient à la mort avec une mâle résignation. Et quand, du haut du bûcher que la flamme entourait déjà, on entendit la voix retentissante du grand-maître ajourner au tribunal de Dieu le roi et le pape son complice, une clameur immense s'éleva dans la foule ; et chacun se retira convaincu qu'une grande iniquité venait d'être consommée. Ce sentiment prit encore plus de force, quand on vit Philippe-le-Bel et Clément V mourir d'une façon étrange, dans le délai fixé par leur victime.

II.

Devenu seul représentant des Saints-Lieux, l'Ordre des Hospitaliers de Saint-Jean de Jérusalem prit en Bretagne une position plus élevée. Sorti d'une pensée de charité et d'humilité dont la trace se retrouva longtemps dans ses formules [Note : Dans les pièces que nous donnons, le lecteur remarquera celle qui commence ainsi : « Frater Johannes de Valetra, Dei gratia sacre domus hospitalis sancti Johannis Hierosolomitani magister humilis, pauperum Jesu Christi custos »], il sut conserver dans ses rapports extérieurs une mansuétude qui lui évita une partie des difficultés sous lesquelles la milice du Temple avait succombé.

Comment se fait-il donc qu'entouré du respect de tous, même au milieu de nos discordes, les pièces qui le concernent soient si rares ? A cela on pourrait peut-être assigner plusieurs causes, notamment la non résidence de la plupart des dignitaires placés à la tête des commanderies. En tout cas, cette pénurie de titres remonte haut. Le terrier de La Feuillée, sous la date de 1698, porte déjà l'indication suivante : « Le deffaut de titres aux archives fait que les vassaux de ce membre (Quimper) seulement sont frans et ne sachent à quel titre ils possèdent ; la plupart disent, à la vérité, posséder des terres de la commanderie, qu'ils appellent terres du Temple, mais estre exempts de tous droits seigneuriaux et debvoirs. ». Cette absence de documents locaux nous oblige, pour l'intelligence de ce qui nous reste à exposer, à remettre sous les yeux du lecteur un aperçu général de l'Ordre.

Au sommet gouvernait le grand-maître, assisté d'un conseil ordinaire, et d'un conseil extraordinaire dit conseil complet. Le premier se composait des grands-croix, des baillis conventuels, des grands-prieurs et baillis capitulaires. Le second se formait par l'adjonction des deux plus anciens chevaliers de chaque langue. Ce gouvernement était donc une monarchie élective et tempérée, où l'élément démocratique était beaucoup moins développé que chez les Templiers.

On appelait langues les diverses nationalités où l'Ordre s'était primitivement établi, et parmi lesquelles il se recrutait. Les langues étaient au nombre de huit, savoir : Provence, Auvergne, France, Italie, Arragon, Allemagne, Castille et Angleterre. Les chefs ou piliers de ces langues, appelés aussi baillis conventuels, résidaient près du grand-maître. Les diverses branches de l'administration étaient réparties entre eux : chacun était chef d'un service ; l'un de la marine, l'autre de l'infanterie, l'autre de la cavalerie, etc.

Chaque langue se divisait en un certain nombre de grands-prieurés. Ceux de la langue de France étaient au nombre de trois : France, Aquitaine et Champagne. Outre les grands-prieurés, il y avait des grands-baillages, au nombre de deux pour la langue de France : La Morée et Saint-Jean-en-l'Ile, prés Corbeil. Le titulaire du premier de ces baillages, dit commandeur de Saint-Jean-de-Latran, veillait sur la foi et les mœurs ; il résidait au Temple à Paris, depuis la disparition des Templiers. Le titulaire du second était grand-trésorier : il veillait sur le temporel et centralisait les fonds, qui devaient parvenir au grand-maître.

Chaque grand-prieur administrait de concert avec une assemblée provinciale et avec l'aide de divers officiers, dont le principal était le chancelier. Le prieuré se partageait en un certain nombre de commanderies que nous verrons varier en Bretagne comme partout. Ces commanderies étaient, suivant leur importance, confiées aux chevaliers, aux chapelains ou aux servants d'armes, formant les trois classes de l'Ordre.

Ces commanderies s'obtenaient par ancienneté, justice ou grâce. L'ancienneté courait du jour de la réception dans l'Ordre. On passait par justice d'une commanderie à une antre d'un rang plus élevé, lorsqu'on avait fait d'importantes améliorations dans sa première résidence, ou rendu à l'Ordre quelque notable service. Le grand-maître et le grand-prieur pouvaient disposer pour cinq ans d'une commanderie, dans chaque prieuré, selon leur bon plaisir : c'était là les commanderies de « grâce ».

Nul ne pouvait posséder une commanderie, s'il n'avait résidé cinq ans à Malte, pour en prendre l'esprit, et s'il n'avait fait au moins quatre caravanes ou campagnes sur mer. Depuis que l'Ordre, forcé de quitter la Palestine, à la chute de Ptolémaïs, s'était successivement retiré à Chypre, à Rhodes et à Malte, c'était surtout vers la marine qu'il avait dirigé ses forces : on sait les immenses services rendus à la chrétienté par les flottes et les galères de cet Ordre ou Religion, comme on disait souvent.

On entrait fort jeune en religion, dès un an quelquefois, mais généralement à six ; cela se nommait entrer en minorité. On entrait aussi comme page du grand-maître ; il y en avait seize, de douze à quinze ans, qui servaient autour de sa personne. Puis on entrait au noviciat pour faire profession à dix-huit. On pouvait toutefois ne faire profession qu'à vingt-six.

Pour être admis dans la classe des chevaliers, il fallait faire preuve de quatre quartiers de noblesse, tant dans la branche paternelle que dans la branche maternelle [Note : Jusqu'au bout, ces preuves se firent avec rigueur. Nous avons sous les yeux lu procès-verbal de celles fournies, en 1727, par Jean-Louis de La Lande, fils de messire Claude, chevalier, seigneur de Calan, de La Ville-Rault, etc., et de Anne Geslin de Trémargat. Pour faire entrer cet enfant dans les pages de Son Altesse Eminentissime le grand-maître, voici l'ordre suivi dans l'enquête pour établir les preuves : Envoi à Malte de la copie authentique de toutes les pièces dont le présenté entend se servir. Après examen, renvoi par la langue de France au chapitre provincial d'Aquitaine. Celui-ci nomme une commission d'enquête. Deux commandeurs enquêteurs, envoyés à Saint-Brieuc, prêtent serment aux mains de commandeur de La Feuillée. Ils choisissent un notaire apostolique qui prête même serment. Ce serment engage à suivre exactement les us de l'Ordre dans l'enquête et à ne pas se laisser influencer. — Ils entendent d'abord le père et la mère, déclarant, sous serment, qu'ils ne possèdent pas de biens de l'Ordre ; que lse témoins sont catholiques, gentilshommes, non parents, alliés ou influencés. — Deux témoins pour la ligne paternelle, deux pour la ligne maternelle, attestent, sous serment, la noblesse, légitimation, bonne vie et mœurs du présenté, de ses père et mère, aïeuls et bisaïeuls, jusqu'à cent ans au moins ; qu’il est né dans l'étendue du prieuré et à l'âge requis, ce qui s'établit par l’acte de baptême, certifié par l'évêque ; qu'il est sain de corps et d'esprit et capable de rendre service à l'Ordre ; qu'il n'a point promis mariage ni fait ses vœux dans une autre religion; qu'il n'a dans ses ancêtres ni juif ni mahométan. — Passant aux preuves écrites, ils examinent les pièces qui leur sont soumises : la filiation, pour la branche paternelle, est établie jusqu'en 1427 ; pour la branche maternelle, jusqu'à 1235. L'enquête reste secrète ; le procès-verbal, avec pièces à l'appui, est envoyé à l'assemblée provinciale d'Aquitaine, présidée par le bailli. Après examen, celle-ci prononce l'admission. Ce page devint lui-même commandeur, puis bailli. C'est lui-même qui réunit, au château de La Ville-Rault, cette belle galerie de peinture dont nous avons vu encore quelques magnifiques débris dispersés dans les campagnes environnantes]. Le Pape et le conseil général de l'Ordre pouvaient seuls accorder des exemptions. Il fallait de plus payer, sous le nom de passage, une somme de mille écus d'or au trésor central, une autre à la langue ; une autre au grand-prieuré.

La classe des chapelains et des servants d'armes se recrutait dans la bourgeoisie, dans les professions dites aujourd'hui libérales, dans le grand commerce, la grande industrie, dans les bonnes familles de l'agriculture. Les chapelains arrivaient parfois aux plus hautes dignités de l'Eglise ; on en a vu revêtus de la pourpre romaine. Il en était de même des servants d'armes : on cite parmi eux des amiraux de France. Cette classe secondaire n'avait à payer à son entrée qu'une faible rétribution et pouvait prétendre à de bons bénéfices.

On le voit, l'Ordre de Malte réunissait les forces vives de la société de ce temps, ou plutôt il en était la fidèle image. Il pénétrait par ses racines dans toutes les classes, puisque toutes lui fournissaient des recrues. Là d'ailleurs tout se passait à ciel ouvert. Comment soulever ainsi les défiances, les craintes, les haines ?

La commanderie se partageait en un nombre variable de membres. Ces membres, souvent fort éloignés les uns des autres, se groupaient d'une façon arbitraire, selon les convenances personnelles des divers commandeurs.

Nous ne suivrons pas, dans sa lutte séculaire sur la Méditerranée, ce grand instrument, si régulièrement, si admirablement préparé pour de longues guerres. Il faut chercher ailleurs l'histoire de ses combats, sur terre et sur mer, contre les derniers efforts envahisseurs de l'Islamisme ; puis dans cette guerre de détail et de piraterie qui succéda aux grandes armées turques.

Nous devons nous borner à indiquer comment l'Ordre de Malte, depuis la chute des Templiers, fonctionna dans son prieuré d'Aquitaine, dont la Bretagne faisait partie, et spécialement dans la contrée qui fait l'objet de cette étude. Notre tâche va devenir bien aride, et se borner trop souvent à une simple nomenclature géographique : aussi l'abrégerons-nous le plus possible. D'ailleurs , il ne s'agit plus ici que de propriétaires exploitant le sol, administrant de vastes domaines d'une façon particulière, ne se mélant que fort peu à la vie sociale de la féodalité. La monarchie, qui avait renversé la « préceptorerie » du Temple, frappa le fief sans toucher à la commanderie de Saint-Jean ; mais monarchie et commanderie disparurent dans le tourbillon révolutionnaire.

Après de longs tâtonnements, le prieuré, nommé aussi quelquefois la province d'Aquitaine, avait réuni ses propriétés de Bretagne en quatre grandes commanderies, savoir : 1° le Temple de Sainte-Catherine et l'hôpital de Saint-Jean à Nantes, 2° le Palacret, 3° Carentoir, 4° le Temple de La Guerche.

Du Temple de Nantes relevaient huit membres :
Le Temple de Maupertuis ; — le Temple de La Madeleine de Clisson ; — le Temple de Grée, en Saint-Herblon ; — Faugaret, en Assérac ; — Biais, en Saint-Père-en-Rais ; — l'hôpital d'Orvault ; — Oudon ; — l'hôpital de Varodes.

Le Palacret avait dix membres :
La Feuillée ; — Quimper ; — le Croisty ; — Saint-Jean-Balasnou ; — Pontmelvez ; — Maël et Louch ; — La Madeleine ; — Plouaret ; — le Temple de Plélo ; — le Temple de Bocqueho.

Carentoir comprenait :
Le Temple de La Coiffie, ou Messac, devenu chef-lieu de la commanderie, après que Carentoir et Quessoy eussent été détruits par les guerres de religion ; — le Guerno, en Noyal-Muzillac ; — Questembert ; — Limerzel ; — Fescal, en Portel ; — Lautiern, en Arzal ; — La Vraie-Croix et Gorvello, en Sulniac ; — Molac ; —Saint-Longu ; — Quillac (tous les membres précédents étaient du Temple) ; — Malansac ; — Villenéant, en Ploërmel ; — Pont-d'Oust, en Fougerets ; — Quessoy. qui avant sa réunion à Carentoir comprenait : La Croix-Huis, au diocèse de Saint-Brieuc ; Saint-Jean-du-Port-Establon, en Saint-Malo ; Bos-sur-Coiron, en Dol.

De La Guerche relevaient :
Vitré ; — Vomfier, en Château-Giron ; — Rennes ; — l'hôpital de Plumaugat ; — l'hôpital de Dol; — Romillé ; — Lannouée , en Yvignac ; — La Caillebotière , en Plurien ; — le Créhac , en Plédran.

Cette liste, déjà longue, est loin pourtant d'embrasser tous les biens ayant appartenu à l'un et à l'autre Ordre. Nous donnerons, par ailleurs, le catalogue des localités où nous avons trouvé quelques traces des chevaliers du Temple et de ceux de Saint-Jean. Mais ce n’est la qu'un cadre où nous invitons le chercheurs à ajouter les découvertes nombreuses qui restent à faire encore.

Pour montrer l'incomplet de la nomenclature précédente, admise par les pouillés de l'Ordre, nous citerons la déclaration suivante, faite le 24 juin 1499, par le commandeur de la Templerie près Montbran, appelée le « Temple de Tréhen ou baillage du Chemin-Chaussée ». Ces renseignements lui avaient été fournis par une déclaration de son prédécesseur, en 1424 :

Le Temple de Montbran ou de Tréhen, en Pléboulle ;
Le Port-à-la-Duc et La Ville-Morhar, en Pléhédel ;
La Caillibotière, ou Temple, hôpital et autres, en Plurien ;
Le Temple et autres, en Hénanbihen ;
Le Temple Rugeart et autres, en Hénansal ;
Le Temple de La Lande et autres, en Saint-Aubin ;
Le Temple Fougeray, en Saint-Alban ;
Le Temple Prestan, en Planguenoual (Arch. de La Vienne, Fds. du Gd Pr. d'Aquit. 3, 614).

N'est-on pas frappé, en parcourant ces listes, du grand nombre des membres ayant appartenu à la milice du Temple ? N'est-ce pas la confirmation de ce que nous avons dit de l'état comparatif des deux Ordres, et de la prépondérance dont avait joui longtemps celui qui était si tristement tombé ?

Jamais les chevaliers de Saint-Jean ne cherchèrent à faire disparaître l'origine de ces biens. Nous l'avons dit : jamais Malte ne rougit ni des biens ni du nom de la milice du Temple. Ainsi, dans une enquête ordonnée par le prince d'Orange, en 1500, pour reconnaître les fiefs amortis du Penthièvre, dont il était usufruitier, il parlait du prieuré des Hospitaliers ou Templiers, en Planguenoual (Arch. dE Penth. Lamb. B. 8, L. 32-12). En 1608 encore, le commandeur de Lesmelleuc, de La Salle, se défendant contre le seigneur de Saint-Bihy, au sujet de la chapelle de Saint-Jean-du-Temple, en Plélo, disait : « Ce mot de Temple ne s'accommode qu'aux commanderies des chevaliers de Saint-Jean de Jérusalem, lesquels aussi, par cette cause, s'appellent Templiers (Arch. des Côtes-du-Nord).

A une date bien postérieure à celle où nous arrêtons d'ordinaire nos chartes, en 1566, le lecteur trouvera une bulle émanant du grand-maître Jean de La Valette, en son sacré-chapitre. Cette pièce nous paraît curieuse à plus d'un titre.

Elle montre d'abord combien le sentiment d'humilité, le véritable esprit religieux, existait encore à Malte, à cette époque où l'Europe était si profondément troublée par les guerres de religion ; où le clergé régulier, aussi bien que le séculier, s'en allaient presque partout à la dérive, emportés par les courants anarchiques de ce triste temps. Ce qui fut plus tard le « palais » du grand-maître n'était encore qu'un « couvent ». Le « conseil complet, » ou grand conseil, et son illustre chef, traitaient avec déférence ces frères servants d'armes qui n'appartenaient pas comme eux à la noblesse.

Ces frères jouissaient, avons-nous dit, de certaines commanderies. Soit par suite des troubles civils, soit par ignorance de l'agriculture, ils les laissaient trop souvent dépérir entre leurs mains. Alors, pour acquitter leurs charges à l'égard du trésor de l'Ordre , à l'égard des pauvres ; enfin , pour vivre eux-mêmes , ils étaient obligés de s'adresser au conseil du prieur d'Aquitaine pour obtenir que de nouveaux membres leur fussent accordés. Leur requête, appuyée ou non, arrivait à Malte, pour être soumise à un second et dernier examen.

Ainsi fut prononcée la réunion de la commanderie de Quessoy à celle de Carentoir ; ainsi se traitaient toutés les affaires importantes, surtout quand elles tendaient à modifier en quelque chose l'ordre établi. Mais, dans son domaine, le commandeur agissait en liberté, en propriétaire ; trop souvent en propriétaire viager, tenté, hélas ! de dire avec Louis XV : « Cela durera toujours autant que moi ». Partant, peu ou point de ces améliorations dont la charge est pour le présent et le fruit pour l'avenir.

Pour achever de nous rendre compte de ce système, réunissons ici quelques détails sur deux membres. Ce sera assez pour donner une idée de tous les autres. Nous les prendrons dans l'ancienne commanderie de Quessoy, réunie, en 1566, à celle de Carentoir.

La commanderie de Quessoy, outre son chef-lieu, comptait seulement trois autres membres : La CroixHuis, Saint-Jean-du-Port-Stablehon et Roz-sur-Couesnon. Laissant de côté cette dernière, qui ne rentre pas dans notre cadre, voyons ce que furent les deux autres.

La Croix-Huis, Crux Hagaguis, de la charte donnée aux Hospitaliers par le duc Conan IV, en 1150, avait son centre dans la paroisse de Saint-Cast, à une pauvre petite chapelle sous le vocable de saint Jean-Baptiste [Note : Il en était ainsi de presque tous les établissements templiers. Ils avaient leur église particulière près de la paroisse, même quand ils desservaient celle-ci, comme à Langourla]. Aux alentours se trouvaient quelques « rentes et obéissances, » qui s'étendaient aux paroisses de Hénanbihen, Pléboulle, Pleurtuit et Erquy. Ces rentes ne formaient pas un gros revenu ; mais, tel quel, il allait au commandeur. Quant au pauvre chapelain, nous dit l'état de la commanderie de Carentoir dressé en 1644, il n'avait pour vivre que les aumônes des voisins ; encore devait-il fournir les ornements de la chapelle. Tout cela n'était pas bien généreux pour un Ordre si riche.

Les chevaliers de Saint-Jean étaient-ils venus jadis fonder un hôpital au Port-Establehon ou Stablehon, en Saint-Suliac ; ou bien cet hôpital, élevé sur les bords de la Rance, avait-il donné naissance au port de ce nom ? c'est ce que nous n'avons pu retrouver. Nous savons seulement que les rentes de cette fondation s'étendaient en Plélin, Plouër, Taden, Pléneuf, Pleudihen et Evran.

Nous avons déjà rappelé cette charte du cartulaire de Saint-Aubin où un Preceptor de l'Ordre de Saint-Jean appose son sceau à la vente d'un herbergement faite, en 1244, dans le fief de l'hôpital de Port-Establehon. Il réserve tous les droits de cet établissement ; mais quels sont-ils ? Il ne le dit pas. A ce moment, les commanderies n'existaient pas encore.

Quant à Quessoy même, « le commandeur Charles de Laurencin, prêtre religieux de Saint-Jean de Jérusalem, grand-vicaire au spirituel, pour son Ordre, dans toute la province d'Aquitaine, » s'en exprimmait ainsi dans son aveu au roi, aveu daté de 1654 : « Il y avait là une chapelle fondée en l'honneur de saint Jean-Baptiste [Note : Les termes qu'emploie le commandeur semblent indiquer que, de son temps, cette chapelle n'existait plus ; mais depuis elle aurait été rebâtie, car en voit aujourd'hui cette chapelle non loin de l’église paroissiale], avecque cimetière, près de laquelle est nombre de mazières ou estoit le logis et manoir du dit lieu, lequel est à présent de tout ruyné, quelle ruyne a esté faict par l'injure des guerres civiles ».

Dix ans auparavant, les gens du voisinage s'étaient joints aux sujets de l'hôpital pour faire de grosses réparations à cette chapelle, très-vénérée dans le pays. Aussi avait-elle deux cloches, des vitraux, des ornements, des calices, dont un en or et un autre en étain. Les seigneurs du Bourgneuf et de La Houssaye y avaient des prérogatives, droits d'armoiries, bancs, caveaux, etc... La demeure du chapelain était encore debout ; mais il n'est plus question de l'hôpital, qui avait été pourtant l'objet principal de la fondation. Elle avait la métairie des Granges, en Yffiniac ; un moulin, quelques dîmes et rentes en Plouguenast, Saint-Aaron, Saint-Gouéno, Plaintel ; une justice patibulaire à deux pots au village même de l'hôpital. Le plus ancien commandeur dont nous ayons pu retrouver le nom est Geoffroy Berthon, en 1312.

Cette petite commanderie, assez mal entretenue, assez besoigneuse, composée de biens qui ont toujours appartenu aux chevaliers du Saint-Sépulcre, nous paraît représenter assez exactement ce que furent la plupart des domaines de cette religion dans nos contrées.

Passons maintenant à deux fiefs, réunis à une époque ancienne, et qui provenaient très-certainement des Templiers. Il n'est pas sans intérêt de suivre une des épaves de ce grand naufrage. Ce qui se passa ici ressemblait sans doute beaucoup à ce qui se passait ailleurs.

Le pouillé et le terrier de Malte s'accordent à regarder Saint-Jean du Temple, en Plélo, et la Ville-Blanche, en Boqueho, comme étant fort anciennement aux mains des chevaliers du Temple. Des traces de quevaise confirment ces souvenirs [Note : La Ville-Blanche était voisine de Coatmalouen, cette abbaye de « Le Vieille-Terre, » qui conserva fort tard cette antique tenure], ainsi que ceux de Neufme ou mortuaires, que ne cessèrent de réclamer les recteurs de Bocqueho, ainsi que les chapelains de Saint-Jean.

En visitant la Ville-Blanche, nous avons été frappés de certains restes qui annoncent un établissement considérable. Une large voie pavée, entre autres, conduit directement au grand marché aux chevaux, mar'challac'h. N'est-il pas permis de soupçonner que les chevaliers du Saint-Sépulcre, dont la mission première avait été de veiller à la sûreté des grandes voies, avaient pris sous leur protection celles qui conduisaient à l'un des principaux lieux d'échange de la Bretagne, et qu'ils avaient sans doute la police de ce marché ? Les autres se sont partout conservés : comment expliquer autrement la disparition subite de celui-ci ?

Une disposition analogue existe à Montbran. Là les Templiers s'étaient bâti une tour [Note : Ce donjon, comme la plupart de ceux du XIIème siècle, est cylindrique en dedans, prismatique au dehors. Tout à l'entour se développaient de nombreux bâtiments et la chapelle Sainte-Croix, qui existe encore, mais rebâtie par Pierre du Guesclin, seigneur de Plancoët. Nous avons vu que ces seigneurs s'étaient emparé de la plus grosse part des dépouilles des Templiers dans leur quartier. — Nous avons publié une charte relative à l'abbaye de Saint-Aubin, qui fut dressée dans ce monastère de Sainte-Croix de Montbran. (Anc. Ev. III, 45)] près d'une foire si ancienne que les échanges s'y font encore en partie en nature [Note : Ce sont surtout les grains qui s'échangent pour des poteries] ; si considérable que c'est une ville entière qui s'y dresse sous toile pendant plusieurs semaines [Note : Tant que les Templiers veillèrent sur les transactions de le célèbre foire de Sainte-Croix, tont s'y passa bien. Plus tard, la police faisant défaut à ces grands concours de population, il s'y passa trop souvent des désordres graves. Nous en avons donné des preuves aux chartes de Saint-Jacut. (Anc. Ev. IV, 293). — Cette foire était l'époque où se payaient la plupart des redevances en ce pays. Parmi celles qui étaient dues à la seigneurie de Montbran, nous remarquons une paire de campanes à faucon].

Le Temple de Plélo avait eu aussi son importance. Le pouillé déclare que, au commencement du XVIIIème siècle, on pouvait encore reconnaître un canton de plus de deux lieues de diamètre, limité de toutes parts par des chemins : c'était ce qui avait formé le fond du fief. Un arpentage fait vers le même temps donna une superficie de 300 cordes sur 450. Là il y avait haute, basse et moyenne justice, un moulin, une chapelle tellement fréquentée que le pape Benoît XIII accordait encore, par un bref de 1626, une indulgence aux pèlerins qui y feraient leurs dévotions au jour de la fête du saint patron.

Eh bien, tout cela réuni ne rapportait plus au-delà de 70 à 80 ou 90 livres. Les anciens tenanciers acceptaient la juridiction ; mais ils soutenaient n'être tenus à aucun cens, et nul titre n'établissait le contraire. L'année d'interrègne qui s'écoula entre la saisie des biens du Temple et leur remise aux Hospitaliers avait été mise à profit, surtout dans les provinces ne relevant pas directement de la couronne. Là ces biens et leurs archives avait été laissés à peu près à l'abandon et au pillage.

Il en résulta des envahissements scandaleux. Tel, par exemple, à Saint-Jean de Plélo. Le seigneur de Saint-Bihy se disait fondateur de la chapelle, sous prétexte qu'il avait contribué à la reconstruire. Il fallut plusieurs arrêts pour le forcer à rendre les cloches, les ornements, la clef de la chapelle dont il s'était emparé ; mais il trouva moyen de garder les arbres qui en couvraient le placitre (Arch. des Côtes-du-Nord).

Nous avons sous les yeux un titre relatif au Temple de Plélo : il donne lieu à deux observations, par lesquelles nous terminerons ce que nous croyons utile de dire sur ce fief :

Le 12 septembre 1701, Louise de Quélen, veuve de Maurille de Bréhan, de son vivant chevalier, seigneur baron de Mauron, comte de Plélo, seigneur de Galinée, de Saint-Bihy et autres lieux, conseiller du roi au Parlement de Bretagne, rendait aveu pour les biens qu'elle tenait au fief du Temple de Plélo. Ces biens, c'est à peu près tout ce qu'on connaissait du domaine des Templiers sur ce point, moins la chapelle et le moulin. Là, comme à Montbran, l'Ordre de Saint-Jean n'avait trouvé à recueiller qu'une supériorité presque chimérique ou tout au moins peu productive.

Le religieux à qui cet aveu était rendu ne se contentait plus du titre de commandeur du Palacret. Il était « messire, grand'croix de l'Ordre, bailli de Bethomas, commandeur des commanderies du Paraclet, Pomelevé, Mesle, Louche, La Feillée, Quemper, Croesty, Saint-Jean-du-Temple en Plélo et autres membres en dépendant, premier chef d'escadre des galères du roy, etc. » [Note : Une déclaration du même au roi, en 1697, n'est pas plus sobre de titres. Il affirme ne devoir à sa Majesté que foi, prières et oraisons]. Ainsi, voici un des grands dignitaires de l'Ordre au service d'un prince séculier ; voici le cumul des bénéfices ; voici le vaniteux étalage du plus grand nombre de titres possible. Ce fait n'était pas une exception.

Il y a loin de là à ces « humbles maîtres de l'Hôpital, gardiens du bien des pauvres, » que nous voyions agir avec tant de sagesse et de prudence dans les beaux jours de l'Ordre. Nous sommes ici en pleine décadence, et l'on ne peut être surpris des ventes, des échanges, des réunions et des disjonctions de terre, des tripotages de toutes sortes que les commandeurs se permettaient, dans les XVIIème et XVIIIème siècles, avec ou sans l'agrément des assemblées provinciales [Note : C'est ainsi, par exemple, que nous voyons le membre de Créhac, en Plédran, avec ses 39 feux, passer de la commanderie de Quessoy à celles « de Carentoir, de La Guerche et du Palacret »]. Le mal eût été bien plus grand encore, si, dans l'intérêt de sa propre dignité, l'Ordre n'avait maintenu jusqu'au bout un soin de plus en plus sévère à se bien recruter [Note : Le lecteur a pu remarquer, sans en être surpris, que nous ne nous sommes point occupés des chevaliers du Saint-Sépulcre, qu'on confond quelquefois avec l'Ordre de Malte. Ils furent, en effet, réunis à cette « religion » de 1484 à 1496 ; mais ils n'ont jamais joué en Bretagne un rôle de quelque importance].

Nous ne pouvions étudier le côté militaire de l'histoire de notre pays, sans toucher aux moines-soldats. Malgré la pénurie des titres, nous sommes parvenus, nous osons l'espérer, à grouper assez de faits pour donner au moins une idée générale de la mise en œuvre de cette pensée hardie.

Le dévouement, l'obéissance, le sacrifice sont partout les mêmes, sous la cuirasse romme sous le froc : moines et soldats sont frères, frères par plus d'un côté. Comment se fait-il donc que le Moyen-âge, qui a tiré si bon parti de l'un et de l'autre séparés, n'en ait obtenu que des résultats relativement restreints dès que les deux caractères ont été réunis dans une même personne ! A cela il y a plus d'une cause. Nous en indiquerons une au moins :

En se dévouant à jamais à la défense des Lieux-Saints, les deux ordres du Temple et de Saint-Jean avaient, dans chacun de leurs membres, renoncé à la patrie, à la famille, au repos, à tous les sentiments personnels. C'était le sacrifice sous la forme la plus élevée ; c'était vraiment la milice du Christ !

Tout alla bien pendant qu'ils occupèrent le champ de bataille auquel ils étaient préparés. Mais quand ils eurent été rejetés hors du sol asiatique et qu'ils ne purent continuer la lutte que sur mer, ils se trouvèrent déjà en dehors des conditions prévues par leurs règles.

La guerre maritime nécessite un matériel coûteux, qui limite le nombre des combattants. Ceux-ci d'ailleurs sont plus promptement hors de service. Les deux Ordres eurent donc dès lors une plus grande quantité de membres dont le rôle se réduisait à développer la richesse commune par l'agriculture et par l'industrie. Ceux-là, habitués à la licence des camps, aux mœurs relâchées de l'Orient, sans surveillance effective, purent souvent enfreindre leurs vœux, surtout dans le mystère dont s'entouraient les Templiers.

Le relâchement dut se glisser d'autant plus vite parmi ceux-ci que leur recrutement n'était pas entouré des garanties que l'autre Ordre exigea jusqu'au bout. Si les chevaliers de Malte restèrent respectables et respectés, ils le durent pour beaucoup à ce que leur tête, la classe des chevaliers, se recrutait dans des familles où le dévouement était traditionnel. Ils acceptaient le contrôle de l'opinion publique, et ils appliquèrent leur activité à la défense des causes justes, quand ils ne trouvèrent plus devant eux de Sarrasins à combattre [Note : Nous citerons ici La Villegagnou, — vice-amiral de Bretagne, tout en étant chevalier de Malte, — qui dirigea la première tentative de colonisation des français an Brésil, en 1555. Mais nous ajouterons bien vite qu'il n'avait rien de breton, ce personnage doué d'un fanatisme à tiroir, qui porta successivement la même fougue, les mêmes violences, dans sa foi catholique d'abord, dans sa foi protestante ensuite, puis dans sa foi catholique de nouveau, selon l'intérêt du moment. Dans le récit de nos luttes intestines de la seconde moitié du XVème siècle, nous avons rencontré bon nombre de ces condottieri pour qui la religion n'était qu'un masque facile à changer, et qui criaient, suivant le temps : Vive le Roi ! vive la Ligue !].

Si, en finissant, nous jetons un coup-d'œil d'ensemble sur la société que nous venons d'étudier, que voyons-nous ?

Nous voyons, au Xème siècle, la réaction bretonne qui jette à la mer l'invasion scandinave. Nous voyons un péle-mêle d'abord assez confus de soldats, de moines, et de moines-soldats.

Peu à peu, dans ce siècle et le suivant, tout se débrouille et se classe. La hiérarchie s'établit, plus encore par la parole du prêtre, par la persuasion, que par la force. Les Bretons, militairement organisés, s'élancent, sur les pas de Guillaume-le-Conquérant, à la poursuite des races du nord. Une partie d'entre eux s'installent de l'autre côté de la Manche : entre la Grande et la Petite Bretagne se créent des liens dont l'influence se retrouve fort tard.

Cependant sur la terre d'Armor avait grandi une nationalité vigoureuse, qui reposait sur deux fondements, la foi chrétienne et la hiérarchie féodale. Il faudra que ces deux fondements soient fortement ébranlés pour que cette nationalité périsse.

Mais elle aura pendant près de cinq cents ans défendu son autonomie, d'abord contre l'Angleterre, puis contre la France. Elle aura porté le poids de son épée dans la plupart des grandes luttes de l'Europe, et le sang de ses fils aura coulé jusqu'en Orient, sur le sol stérilisé par l'islamine. Elle aura laissé un art, une littérature, des monuments de toutes sortes que les savants et les artistes de tout pays interrogent avec intérêt. Enfin, elle aura apporté au faisceau français une individualité assez virile pour que sa physionomie se reconnaisse après trois siècles, comme ces fleuves dont le courant se conserve à travers les flots mêlés de l'Océan.

Tel est le petit peuple dont notre faible plume a tâché d'esquisser en partie la vie vraie.

(J. Geslin de Bourgogne et A. de Barthélemy).

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