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PROCÈS DES MAGISTRATS ET DE M. DE LA CHALOTAIS  (1765-1770).

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PROCÈS DES MAGISTRATS ACCUSÉS ET DE M. DE LA CHALOTAIS.

La démission des magistrats, suite à la démission du Parlement de Bretagne en mai 1765, ne manqua pas d'avoir un grand retentissement dans la ville de Rennes. Cet acte préparait la ruine de la cité ; mais, qu'importe, le gouvernement était mis dans l'embarras : or, en tout temps, l'opposition n'a-t-elle pas été bien reçue en France ?

A peine cette nouvelle s'est-elle répandue dans le public, que la population se transporte au palais. Ce sanctuaire de la justice que tout le monde connaît à Rennes, dont l'abord seul inspire je ne sais quel respect mêlé de crainte, car on sent que là règne une justice sévère, se vit tout à coup transformé en un lieu d'émeute populaire. A la sortie des magistrats démis se fait entendre un tonnerre d'applaudissements et de vivats ; on vient les prendre jusqu'au pied du grand escalier pour les porter en triomphe ; chacun d'eux est reconduit à son hôtel au milieu des acclamations populaires. Si dans ce moment le duc d'Aiguillon s'était trouvé à son hôtel, l'écho du triomphe venant le réveiller subitement aurait pu lui faire craindre un contre-coup funeste ; mais prudemment il avait fui l'orage avant qu'il éclatât : dès le mois d'avril, il était allé dans les Pyrénées s'enfermer dans la solitude sous le prétexte de refaire sa santé.

Par contre, les douze malheureux magistrats qui n'avaient pas cru devoir s'associer à cette suspension générale de la justice devinrent le point de mire de l'exaltation populaire. Jamais l'excommunication n'a été fulminée avec autant de rigueur. A leur sortie du palais la foule les couvrit de ses huées, ils furent littéralement honnis. Se présentaient-ils dans un cercle, on se dispersait tout à l'heure ; parlaient-ils, on dédaignait de leur répondre ; on s'engageait à ne jamais contracter d'alliance avec eux dans la suite des générations ; en un mot, ils furent moralement jetés aux gémonies. Les marchands eux-mêmes se cotisèrent contre eux ; les perruquiers leur refusèrent leurs services ; les épiciers n'en voulurent point comme clients et les porteurs de chaises [Note : L'industrie des chaises à porteur existait encore à Rennes à la fin du XVIIIème siècle] n'écoutèrent pas leurs réquisitions. Quelques-unes de ces injures journalières sont parvenues jusqu'à nous.

Un jour, plusieurs magistrats démissionnaires se promenant au Thabor dirent en voyant passer deux de leurs collègues non démis : « Ce sont des Ifs ». C'était en effet le nom qu'on leur donnait. Aux Ifs on opposait les Orangers en souvenir des bouquets de fleurs d'Oranger que les dames de la halle offrirent exclusivement à chacun des démissionnaires.

Les jours suivants on faisait circuler en ville une estampe satirique. C'était un carré rectangulaire sur lequel étaient gravés les noms des douze non démis, entourés de branches d'If, elles-mêmes entrelacées de J et de F : au centre il y avait un médaillon sur lequel étaient gravées ces deux lettres en caracteres majuscules. Au bas on lisait cette légende : « Liste de MM. Les présidents et conseillers à la Grecque du Parlement de Bretagne » ; au haut cette devise : « Ne sedeas in umbrâ ».

Les plus timides traduisaient ces deux lettres par « Judex fidelis, juge fidèle » ; mais beaucoup d'autres, moins réservés dans leur langage, exprimaient à notre avis la véritable pensé des auteurs de l'estampe, en se servant d'une expression que caractérisait parfaitement dans leur esprit la conduite plus que douteuse des magistrats non démis.

Le contre-coup de cette démission ne se fit pas moins sentir à la cour de Versailles. Le gouvernement demeura stupéfait en face l'un pareil événement. D'un autre côté il n'était plus possible de reculer. Les ministres de Louis XV connaissaient déjà, de vieille date l'entêtement des Bretons, mais ils ne pouvaient pas s'imaginer qu'il prendrait une telle consistance. Cependant l'avenir leur réservait encore d'autres surprises. Les Bretons, que le vieux maréchal de Montesquieu traitait jadis de peureux, vont montrer qu'ils ne tremblent pas même devant l'autorité royale quand il s'agit de défendre les droits de la province. A la cour royale on dut compter avec eux, et les ministres qui jusqu'alors traitaient la noblesse de Bretagne avec tant d'arrogance, se virent tout à coup forcés d'être plus courtois.

Bientôt la province entière, la ville de Rennes surtout, furent inondées de pamphlets violents à l'adresse du ministère ; dans les réunions particulières circulaient des billets anonymes où l'on couvrait de mépris la royauté elle-même. Chaque jour la poste transportait à Paris des lettres grossières et menaçantes. La parole, l'écriture, la poésie, tout était mis au service de la vengeance populaire. Le comte de Saint-Florentin et son neveu le duc d'Aiguillon n'étaient pas les plus épargnés dans cette guerre de plume et de langue : dans les cabarets, dans les clubs, dans les salons, on chansonnait à l'envi l'oncle et le reveu. Tout cela dénonçait une effervescence populaire dangereuse. Le gouvernement y perdit presque la tête.

Des arrestations sans nombre furent ordonnées. 0llivault, graveur à Rennes, accusé d'être l'auteur de l'estampe, est conduit dans les prisons de Vitré ; M. de la Bellangerais est enfermé à la Bastille pour en avoir distribué des exemplaires. La marquise de la Roche est exilée à Moulins sous prétexte qu'elle avait fait de son château du Boschet le séjour des mécontents. L'abbé de Boisbilly, un des plus beaux esprits de l'Eglise, est traîné à la Bastille pour avoir fait d'une lettre du ministre Saint-Florentin une parodie en six couplets dont les premiers mots étaient : « Le roi commence à s'occuper des affaires de Bretagne » sur l'air : « accompagné de plusieurs autres ».

Il y eut plus de trente arrestations dans un mois. L'Intendant de Flesselles, chargé de les faire, en ordonnait à temps et à contre-temps ; il y en avait même qui ne pouvaient que jeter le ridicule sur les actes de la royauté. Ainsi le 18 septembre 1765 il ordonne l'arrestation de deux honorables magistrats démis M. Salliou de Chef-du-bois et M. Bonin de Villebouquay, sous le simple prétexte d'avoir « attaqué le guet de nuit et les marchands légumiers ». En vérité était que M. Bonin, revenant de souper chez le président de Robien, heurta une botte de laitues, la renversa et la paya trente-six sous ; M. de Chef-du-bois donna un soufflet à un patrouillard qui était venu le regarder sous le nez, et lui fit remettre six livres pour le dédommager.

De toutes ces arrestations une seule était motivée, celle d'un nommé Bouquerel, négociant à Rennes. Il avait à M. de Saint-Florentin écrit une lettre dans laquelle il faisait au roi une menace qui ne fut que trop réelle pour son successeur : ses aveux furent complets ; mais il jura devant Dieu n'avoir jamais eu dans l'essprit les intentions qu'on lui prêtait d'après sa lettre.

En vain l'intendant de Flesselles essaya-t-il d'intimider le peuple par ses procédés plus ou moins arbitraires ; lorsqu'il voulait donner à ses arrestations une forme légale, MM. de la Chalotais et de Caradeuc, son fils, encore en fonctions, refusaient de requérir sous le prétexte qu'on ne pouvait regarder comme coupables des gens qui chantaient pour s'étourdir.

Louis XV se décida enfin à entamer une procédure pour faire juger tous ces faits attentatoires à son autorité. Le 18 juillet 1765 il ordonne par lettres patentes à la chambre de la Tournelle du Parlement de Paris d'informer « contre diverses intrigues pratiquées en Bretagne pour exciter du trouble, consistant en libelles diffamatoires, en écrits tant en vers qu'en prose, en lettres anonymes adressées aux ministres tendant à attaquer leur honneur et leur réputation ». Dès le 1er août la Cour de Paris ordonna de commencer la procédure. Le Procureur général fait ensuite l'analyse de toutes les pièces, dont voici les principales : Parodie d'une lettre du roi sur l'air « accompagné de plusieurs autres » ; un rondeau de quatorze vers commençant par ces mots : « Parmi les Ifs » ; une chanson à l'adresse des non-démis sur l'air de « Robin-tur-lure » ; une lettre anonyme à M. de Saint-Florentin qui contient ces mots : « Inutilement, Louis, sous la conduite de douze à quinze scélérats » ; et enfin un billet anonyme conçu en ces termes : « Dis à ton maître que malgré lui nous chasserons les douze Ifs et toi aussi ». Tout ce réquisitoire est un long factum qui n'a jamais eu d'autres résultats que de rester au fond des bibliothèques sous une épaisse couche de poussière.

D'autres écrits parurent à Rennes pendant le mois d'août, mais ceux-là circulaient librement, parce qu'ils approuvaient les actes de la royauté. L'un d'eux était intitulé : « Mémoire historique, critique et politique sur les droits de souveraineté relativement aux droits de traite qui se perçoivent en Bretagne ». Lorsqu'il eut paru, certains conseillers dirent qu'il ne serait pas difficile de répondre à ce mémoire ; mais une lettre de M. de Laverdy, contrôleur général, vint défendre au nom du roi de faire aucune réponse « parce qu'on pourrait illusionner le peuple ». Un des démissionnaires, M. Charette de la Collinière ne tint pas compte de cette défense ; il publia aussitôt sous forme de réfutation un autre mémoire qui fut saisi dans le mois de septembre chez le libraire Ravaux.

Pendant ce temps l'Intendant de Flesselles continuait de lancer ses mandats d'arrêt. Le comte de Kerguézec qui avait présidé les Etats en 1762 et le marquis de Piré sont exilés ; MM. Even, Berthier et Bureau, juges de police et procureurs au Parlement, sont enfermés à la Bastille. Ces derniers avaient eu le tort de rendre un jugement conformément à une décision du roi du 3 mars 1739 contre le sieur Audouard, major de la police bourgeoise de Rennes, qui faisait des emprisonnements sans motif. L'avocat général du Parc Porée fut rélégué à sa terre de Chaudebœuf, près de Fougères.

Tout à coup on vit arriver à Rennes un régiment de dragons d'Autichamp, commandé par le marquis de Bruc ; tous les détachements de ce régiment qui étaient à Montfort, à Combourg, à Châteaugiron, etc..., sont immédiatement appelés. On mettait en avant la création d'une école d'équitation à Rennes ; ce n'était qu'un prétexte : il s'agissait, ni plus ni moins, de procéder à un enlèvement qui serait le couronnement de tous les autres. De tels préparatifs étaient évidemment pris dans la crainte d'un soulèvement populaire.

Voici le fait. Dans la nuit du 10 au 11 novembre 1765, MM. De Caradeuc de la Chalotais, père et fils, procureurs généraux, MM. Picquet de Montreuil, Charette de la Gascherie, Charette de la Collinière, conseillers, et le sieur Boudesseul, secrétaire de MM. de la Chalotais, furent arrêtés par ordre du roi.

Louis-René de Caradeuc de La Chalotais (Bretagne).

Nous avions déjà vu plusieurs arrestations depuis le commencement de ce récit ; mais aucune n'a été faite avec des procédés aussi rigoureux pour ne pas dire davantage. Vers minuit une compagnie de dragons d'Autichamp entoure l'hôtel des magistrats ; des soldats sont postés jusqu'à la porte de leur appartement, dont ils forcent l'entrée. M. de la Chalotais est arrêté dans son lit ; il n'a pas même le droit d'avertir son valet de chambre de venir l'aider à s'habiller. En vain demande-t-il la permission d'écrire à M. de Bruc ou à l'intendant de Flesselles pour prier qu'on le traite avec un peu plus d'égards ; en vain, Mlle de la Mancelière, sa belle-soeur, implore-t-elle cette grâce pour son beau-frère ; au lieu de lui accorder cette faveur, on la consigne dans une chambre voisine. Il n'est pas même permis aux enfants de M. de la Chalotais de voir une dernière fois leur père. M. de Caradeuc, son fils, est violemment arraché des bras de son épouse, grosse de sept mois. Ces messieurs demandent-ils copie des ordres qu'on leur intime, on leur répond par un nouveau refus. Cependant grâce à la diligence de Mlle de la Chalotais, l'Intendant leur accorde de recevoir les adieux de leur famille en présence des subdélégués et des dragons armés. En même temps, sept notaires royaux se rendaient au château de Vern, résidence de campagne des procureurs généraux, et mettaient les scellés sur tous les papiers.

Cette opération violente dura jusqu'à cinq heures du matin ; à ce moment on les fit quitter Rennes, toujours escortés de dragons : évidemment on profitait des ténèbres pour n'avoir pas à réprimer un soulèvement populaire. Ils voyagèrent ainsi plusieurs jours sans savoir où on voulait les conduire. Arrivés à Morlaix, leur cousine, Mlle du Parc de Locmaria vole au-devant d'eux pour les embrasser ; les soldats lui présentent la baïonnette.

De là ils sont transportés à trois lieues en mer, au château du Taureau. Abandonnés à la surveillance du sieur de Lord, exécuteur des ordres du duc d'Aiguillon, ils sont enfermés dans des chambres humides où pénétraient à peine l'air et la lumière. Ils n'ont pas même la consolation de pouvoir contempler la mer dont les flots viennent battre le pied des remparts.

D'abord le père et le fils avaient la faculté de se parler ; mais le 21 novembre, quatre fusiliers envoyés par de Lord viennent leur intimer l'ordre de se séparer. Le fils est violemment arraché des bras de son père. Ils ne peuvent plus ni se voir, ni se parler, ni s'écrire, ni savoir en aucune manière des nouvelles l'un de l'autre. M. de Caradeuc ne peut écrire à son épouse même en soumettant sa lettre au commandant. M. de la Chalotais en proie à une grave maladie, se voit refuser les secours les plus nécessaires. Jour et nuit une garde veille à leur porte.

On procéda absolument de la même manière à l'égard des trois autres magistrats. A l'hôtel de la Gascherie et de la Collidière, les fusiliers ne pouvant ouvrir les portes les brisent sans aucun scrupule. MM. de la Gascherie et de Montreuil sont conduits au Mont-Saint-Michel ; M. de la Collinière et le sieur Boudesseul au château de Nantes.

Cette première séquestration dura trente-cinq jours. Avant de continuer le récit des traitements qu'on leur fit subir, revenons un instant sur nos pas et voyons ce que sont devenus les autres magistrats démissionnaires. Nous avons été témoins tout à l'heure des acclamations populaires dont ils furent l'objet ; les autres classes du Parlement français vinrent encore renchérir en les montrant au monde comme un modèle de patriotisme antique. Néanmoins ces honorables conseillers déploraient amèrement la situation présente de la province. Réunis en assemblée privée le 17 juin, ils firent de nouvelles remontrances pour se justifier une fois de plus aux yeux du roi et pour solliciter le rétablissement du Parlement : « Rendez, s'écriaient-ils, à une province digne de vos regards et de votre protection ses libertés et ses défenseurs ; rendez à des magistrats vertueux et fidèles leur état légal et leur dignité » (Remontrances du 17 juin 1765. Archives d'Ille-et-Vilaine, C 1778).

Cet appel à la bonté royale demeura sans réponse pendant plusieurs mois. Enfin le 11 novembre, le jour même de l'arrestation des procureurs et des magistrats, chacun des membres du Parlement reçoit une lettre de cachet lui ordonnant de se rendre le lendemain « en robe, en rabat et en bonnet carré » au lieu ordinaire des séances. Alors seulement le roi fera connaître ses ordres.

En y mettant plus d'adresse que de loyauté, comme nous l'avons dit, le duc d'Aiguillon avait fini par obtenir des Etats, toujours à la majorité de deux ordres sur trois et malgré l'opposition persistante de la Noblesse, l'enregistrement des deux nouveaux vingtièmes réclamés dans la déclaration du 21 novembre. On payait déjà quatre sous par livre, cette addition des deux autres sous ne pouvait que ruiner la province déjà écrasée sous le poids des impôts ; il faut donc avouer que l'opposition du Parlement et de la Noblesse était bien fondée. A la tenue de 1764, les Etats offrirent un abonnement de 700.000 livres pour tenir lieu jusqu'au 1er janvier 1767 de cette nouvelle imposition. Par une déclaration en date du 8 novembre, le roi avait accepté cet abonnement. Les magistrats démissionnaires rappelés en séance le 12 du même mois, trouvèrent sur leur bureau cette déclaration dont Sa Majesté ordonnait sens retard l'enregistrement. A cette seule condition, démissionnaires et non démissionnaires pourraient continuer d'exercer leurs fonctions.

Cette déclaration n'avait qu'un défaut, elle ne rétablissait point le droit d'opposition des Etats ni la compétence du Parlement ; en conséquence, les motifs de démission demeurant toujours les mêmes, l'unanimité des démissionnaires persista dans l'acte du 22 mai et refusa d'enregistrer. Le plus grand nombre de ceux qui ne s'étaient pas démis voulaient l'enregistrement pur et simple (Registres secrets. Arrêt du 12 novembre 1765). Deux jours après le roi déclarait vacants tous les sièges des membres démissionnaires du Parlement de Bretagne et enjoignait à ces derniers de se tenir exilés à 20 lieues de Rennes sans pouvoir approcher de Paris ni de la Cour. Enfin, par lettres patentes du 16 novembre, une commission était nommée pour remplacer le Parlement de Bretagne. Cette commission se composait de douze conseillers d'Etat et maîtres des requêtes, qui devaient concurremment avec les magistrats non démis remplir les offices de la Cour.

Arrivée les Rennes le 26 novembre, cette commission tint séance le même jour. Son premier soin fut de ratifier les volontés du roi : elle se hâta de procéder à l'enregistrement de l'édit que supprimait le Parlement de Bretagne, de la déclaration du 8 novembre concernant l'abonnement, de la taxe des deux sous par livre et des lettres patentes qui ordonnaient de procéder extraordinairement contre les cinq magistrats prisonniers d'Etat. Les avocats et les procureurs refusèrent unanimement de lui prêter leur concours. La consternation était telle à Rennes, que, le jour de ces enregistrements, les coneillers ayant fait ouvrir les portes de la grande Chambre, aucun des citoyens n'y entra ; « il ne s'y trouva que les secrétaires, les valets des membres de la commission et quelques autres personnages tarés du bas peuple » (Journal des événements de 1765).

M. de Calonne, maître des requêtes et ci-devant procureur général près le Parlement de Douai, désigné par le roi pour remplir les fonctions de procureur général, arriva à Rennes le 2 décembre. Le lendemain il rendait plainte contre les magistrats détenus.

Enfin, pour se donner aux yeux du public une certaine apparence d'autorité, et pour ne pas paraître ce qu'elle était en réalité, un fantôme de Parlement, cette commission voulut à son tour ouvrir solennellement ses séances. Le 5 décembre elle fit célébrer la messe du Saint-Esprit par un Cordelier. Puis il y eut une séance publique où le président, M. Lepelletier de Beaupré, fit un discours sur les devoirs du magistrat en général, et M. de Calonne, sur l'obligation où sont tous les juges de remplir les fonctions auxquelles ils sont assujettis par leur serment. Les procureurs furent contraints de prêter le serment habituel ; mais on ne vit assister ni les avocats, ni les députés du chapitre que avaient refusé de célébrer la messe du Saint-Esprit, ni ceux des abbayes de Saint-Melaine et de Saint-Georges qui avaient leurs places marquées dans le barreau (Journal des événements de 1765).

En général cette commission n'inspirait aucune confiance. A peine installée, elle se mit à l'œuvre pour trouver des motifs d'accusation contre les magistrats détenus. Beaucoup de témoins furent interrogés ; et afin de les empêcher de s'entendre et de se concerter avant la déposition, M. de Calonne les faisait assigner le soir, à la brune, pour le lendemain matin, ou bien au moment de midi pour trois heures. En même temps, des espions étaient postés dans toutes les parties de la ville pour surveiller leurs démarches. Un grand nombre de ces témoins ne sachant rien à la charge des accusés voulaient en faire l'éloge, mais aussitôt on leur imposait silence. Les enquêteurs ne cherchaient que des témoins à charge.

Dans le courant du mois de décembre, les prisonniers furent ramenés successivement du lieu de leur détention à Rennes, au couvent des Cordeliers, où on leur avait préparé une prison. On les faisait venir pour assister à l'examen de leurs papiers que firent l'Intendant de Flesselles et ses subdélégués. Après cette opération on leur permit de passer une heure avec leur famille, condition toutefois que l'officier serait présent à cet entretien ; puis on les conduisit au château de Saint-Malo. A leur arrivée dans cette ville la consternation, se répandit partout ; un concert entretenu par des amateurs cessa aussitôt et toute la cité se mit en deuil. Cela montre quelle estime on avait pour les actes du duc d'Aiguillon dans toute la province. Dans toutes ces allées et venues ils eurent toujours près d'eux une escorte de dragons d'Autichamp. MM. de la Chalotais, père et fils, bien qu'ils se soient trouvés en même temps au couvent des Cordeliers, n'eurent pas même la consolation de se voir. Les magistrats détenus, en changeant de résidence, n'éprouvèrent aucune amélioration dans leur état ; ils furent absolument traités de la même manière, sinon plus sévèrement encore. Les fenêtres de leur appartement étaient murées à sept pieds de hauteur ; le reste était grillé. Ils se nourrissaient à leurs frais et les mets étaient visités avant de leur être remis. Ils ne pouvaient ni sortir, ni recevoir des visites, ni aller à la messe ; on leur défendait même d'écrire à qui que ce soit, et, pour que l'ordre fut plus sûrement observé, on leur retira plume, papier et encre.

Quel crime avaient donc commis ces magistrats pour mériter une détention si sévère ? Il serait difficile de le dire. On se perd en parcourant cet amas énorme d'accusations calomnieuses dont MM. de Calonne, procureur général, et Lenoir, conseiller d'Etat, se sont fait les dépositaires. Tout le mois de janvier 1766 fut rempli par l'interrogatoire des témoins. Le principal grief était d'avoir écrit à un ministre certaines lettres injurieuses pour le roi. La Chalotais ignorait encore cette étrange accusation ; aussi, quand l'officier instructeur lui présenta deux billets dont le style indiquait clairement la basse origine, il fut pris d'un fou rire et offrit sa tête à quiconque lui prouverait qu'il avait écrit de pareilles rapsodies (Etats de Bretagne, par le comte de Carné).

Après ce chef d'accusation particulier au procureur général, en venaient d'autres communs à tous les magistrats détenus. Ils avaient dû fomenter au sein des Etats et du Parlement la résistance aux volontés du roi ; ils avaient excité et entretenu l'animosité populaire contre les ministres, et enfin tourné en dérision dans des correspondances particulières les instructions ministérielles. M. de la Chalotais aurait dit en passant devant la statue du roi : « Voilà la statue que les Bretons ont élevée à l'homme qui les persécute » ; M. de la Gascherie et de la Collinière auraient l'un inspiré, l'autre écrit un mémoire pour démontrer l'indépendance de la Bretagne (Etats de Bretagne, par le comte de Carné). Il est vrai que ce mémoire avait été écrit, mais M. de la Collinière en avait accepté seul la responsabilité. Quant à M. de la Chalotais, il est étrange de le voir accusé de semer la division au sein du Parlement, lorsqu'à l'époque de la démission il fit tous ses efforts pour empêcher ses collègues d'en venir à cette extrémité.

Après tous ces interrogatoires un certain nombre de magistrats démis, exilés à vingt lieues de Rennes, se voient relégués les uns dans leurs terres, les autres dans les villes éloignées de la province. Les dames elles-mêmes n'étaient pas épargnées. Mmes de Guerry, de Bonteville, du Halgouet et de la Pajottière reçurent de leur côté des lettres de cachet qui leur ordonnaient de quitter sans retard la ville de Rennes, sous prétexte qu'elles y entretenaient une agitation dangereuse.

Le gouvernement, ou plutôt le duc d'Aiguillon, ne savait à qui s'en prendre. Bientôt la commission chargée de remplacer l'ancien Parlement n'est plus de son goût ; aussitôt il la fait rappeler. Cette commission avait eu le tort à ses yeux de ne pas plaire aux habitants de Rennes : la salle de ses audiences était déserte ; les avocats refusaient de venir plaider ; et les procureurs, après avoir prêté le serment, écrivaient au président de Beaupré que désormais ils ne rempliraient plus leur office. C'était pour le Commandant un échec constant dont il ne voulut pas garder plus longtemps le souvenir.

D'un autre côté, six présidents à mortier et cinq conseillers, tous démissionnaires, recevaient chacun une lettre de cachet datée du 9 janvier, qui leur ordonnait de reprendre séance le 16 du même mois.

Donc le 16, à huit heures du matin, le premier président de la Briffe d'Amylli et huit conseillers démissionnaires rentrèrent au palais et enregistrèrent les lettres patentes qui portaient : « Continuation du Parlement de Bretagne par les officiers de ladite Cour ». D'autres lettres patentes qui renvoyaient devant eux le procès des magistrats détenus leur furent aussi présentées ; mais la Cour, se fondant sur ce que plusieurs de ses membres avaient des motifs de récusation valables et que le nombre de ceux que restaient n'était pas suffisant, supplia le roi de vouloir bien les retirer. Le même jour fut rapporté l'arrêt du 16 juillet 1764 qui défendait aux membres de la Cour d'aller visiter le duc d'Aiguillon.

On devait s'y attendre.

Ce dernier, rentré à Rennes la veille après une absence de sept mois, reçut de Versailles une double mission : la première, de reconstituer le Parlement ; la seconde, de tenir les Etats convoqués pour la fin de l'année 1766. Il ne réussit à peu près ni dans l'une ni dans l'autre. Pour la dernière il échoua cruellement. Quant à la première, s'il parvint à faire reprendre leur siège à un quart de ceux qui avaient signé la démission collective, les choix qu'il fit ensuite pour combler les vides furent assez malheureux pour assumer sur sa tête à peu près les mêmes reproches qui atteignirent plus tard le Parlement Maupeou. En un mot, ce qu'on est convenu d'appeler le bailliage d'Aiguillon n'était à vrai dire qu'un fantôme de Parlement.

La plupart de ces conseillers, fort âgés, sujets à des infirmités très graves, ne fréquentaient plus le palais depuis longtemps. Un certain nombre même étaient loin de réunir les qualités indispensables du magistrat. Un de ces derniers, perdu de dettes, avait été chassé de l'ancienne compagnie à cause de la dépravation de ses moeurs. Un autre avait été déclaré roturier par le Parlement de Paris, un troisième condamné pour crime d'adultère. Le duc d'Aiguillon n'était pas scrupuleux dans son choix. Qu'on fût vexateur public de ses vassaux, insensé, ignorant, inique, inepte, contrebandier, tricheur au jeu, rien de tout cela ne fermait l'entrée du nouveau Parlement. Ne fallait-il pas à tout prix remplir les places vides ? Aussi voyons-nous MM. De Grimaudet de la Marche et de Boispéan, appelés personnellement par le roi à faire partie de la nouvelle Compagnie sous peine de désobéissance, protester hautement contre une telle réorganisation (Biographie du bailliage d'Aiguillon. Archives du greffe de la Cour d'appel de Rennes).

Nous savons comment le Parlement d'Aiguillon a décliné sa compétence relativement au procès des magistrats prisonniers. Le roi ayant accepté son refus nomma pour instruire ce procès la même commission qui pendant quelques jours avait joué à Rennes le rôle d'un Parlement bâtard. Le 22 janvier, cette commission, dite Chambre criminelle, arriva à Saint-Malo. M. Le Pelletier de Beaupré en était le président, et M. de Calonne, le procureur général.

Dès le jour de son arrivée, M. de Calonne eut avec M. de la Chalotais une longue conférence privée dont il a parfaitement gardé le secret. Le lendemain la commission se mit à fonctionner. Les commissaires entrés dans la chambre du procureur général dès le matin n'en sortaient que le soir. Cet interrogatoire dura plusieurs jours et se termina par un long réquisitoire de M. de Calonne contre son armi d'autrefois. Il concluait en disant que M. de la Chalotais, non content d'avoir soulevé de nombreuses difficultés pendant la tenue des Etats de 1764, au sujet des deux nouveaux vingtièmes, aurait entretenu avec plusieurs personnes ennemies du bon ordre et de l'autorité, une correspondence clandestine contre le gouvernement. En outre, on lui imputait la rédaction de certains billets orduriers à l'adresse des ministres. Sans doute la ressemblance entre ces billets et des lettres autographes du procureur ne portait que sur trois m, sur la manière de pointer les i, de boucler les e et de faire des queues aux s ; mais ne pouvant faire condamner M. de la Chalotais politiquement, il fallait bien trouver dans ce fait matériel un moyen de lui enlever la considération générale qu'avait encore augmentée le bruit de ses malheurs.

Quant aux autres accusés, on leur reprochait surtout d'avoir excité par des billets et des écrits les autres classes du Parlement de France à faire opposition aux vues de l'autorité souveraine ; d'avoir provoqué autour d'eux la résistance aux volontés de Sa Majesté et de s'être exprimés en termes indécents sur l'administration de la province. M. de Calonne revint aussitôt après à Rennes où naturellement il descendit chez le duc d'Aiguillon. A son passage dans cette ville il répandit les plus infâmes calomnies sur le compte des magistrats accusés et principalement sur M. de la Chalotais. Il ne craignit pas de présenter ce dernier comme un homme perdu, qui s'enivrait souvent et dont le cerveau était troublé. Il ajoutait que M. de Caradeuc était devenu fou, que M. de la Gascherie se sentant coupable s'était jeté aux pieds de M. Lenoir ; qu'on avait trouvé des pièces tout à fait compromettantes chez M. de Montreuil et que le mémoire de M. de la Collinière, plein de vues séditieuses et opposées à celles du gouvernement était l'oeuvre de son oncle. Quelques-uns des rentrés, l'Intendant et les émissaires du duc d'Aiguillon se firent l'écho de toutes ces calomnies ; ils les répétèrent à qui voulut les entendre, espérant ainsi perdre les accusés dans l'opinion publique ; mais ils produisirent un effet tout contraire : ils ne firent qu'exciter de plus en plus l'indignation des habitants de Rennes.

Après le départ de M. de Calonne, M. Lenoir, lieutenant de police et l'un des commissaires, commença l'interrogatoire des autres magistrats accusés. Il entrait au châtteau à neuf heures du matin pour n'en sortir qu'à mid i; y retournait à quatre heures pour y demeurer jusqu'à minuit. Aucun des magistrats ne s'était entendu, ils n'en furent pas moins unanimes à récuser la compétence de la commission. Ils ne reconnaissaient le droit de les juger qu'au Parlement, chambres assemblées, ou à son défaut, d'après l'ordonnance de 1737, au Parlement de Bordeaux. Néanmoins, pour prouver une fois de plus leur fidélité au roi, ils voulurent bien répondre à la commission.

A la suite de cet interrogatoire, dont il serait trop long de raconter tous les incidents, on entendit de nouveaux témoins ; puis la commission se réunit le 11 février, au retour du procureur général de Calonne afin de recoler et de confronter toutes les pièces. Pendant ce temps des bruits étranges parcouraient la ville : on avait aperçu des allées et venues mystérieuses au château, des gens qui apportaient des planches et des madriers, sans doute pour construire un échafaud ; car on montrait d'un autre côté des hommes préposés à la garde de certains instruments préparés pour sacrifier des victimes à la haine du duc d'Aiguillon. Heureusement des ordres envoyés de Versailles en toute hâte arrivèrent assez à temps pour arrêter la main des bourreaux.

A vrai dire, on n'en voulait pas à la vie des prisonniers, au moins pour le moment, on voulait seulement leur ravir ce que l'homme a de plus précieux au monde, l'honneur ; et pour y arriver plus sûrement on les décréta de prise de corps, comme de simples malfaiteurs. On procédait en même temps à l'arrestation d'un autre conseiller, M. Euzenou de Kersalaün, que le duc d'Aiguillon signale souvent dans son journal comme l'un des hommes les plus redoutables et les plus dangereux du Parlement. On lui reprochait de prêcher en Basse-Bretagne la révolte contre l'autorité royale. Pris pendant son repas au milieu de sa famille à Quimper, il fut à son tour incarcéré à Saint-Malo.

Comme dans la cité malouine on se plaignait hautement de ce décret de prise de corps contre les magistrats, les commissaires s'excusaient en disant qu'ils n'avaient pu faire autrement ; que le roi se portait lui-même accusateur, et que le ministère influerait beaucoup sur le jugement de cette affaire.

Ce procédé de basse jalousie mit fin aux travaux de cette fameuse commission, d'abord Parlement bâtard, dite ensuite Chambre criminelle. Aussitôt après avoir réuni toutes les pièces du procès et les avoir déposées au greffe, les commissaires enregistrèrent des lettres patentes qui portaient cassation de leurs pouvoirs : de ce moment ils ne reparurent plus en Bretagne à la grande satisfaction de tous.

L'arrivée des commissaires à Saint-Malo avait répandu la consternation et l'alarme dans tous les coeurs ; aussi se plaignaient-ils fort de la tristesse locale. Voici un fait qui caractérise assez l'estime qu'on avait pour eux ; nous nous permettons de le citer comme digression. Le traiteur Gaigneux marchandait un jour un turbot dont il offrait dix-huit livres. Le pêcheur, entendant dire que cet homme faisait la provision de la table des commissaires, répondit brusquement « N'y a rien ici pour les gas de Paris. Je veux que nos chers prisonniers mangent le poisson. Vous m'en offririez en vain cinquante écus. J'aimerais mieux le f... à la mer que de vous le vendre... » et le turbot fut envoyé aux prisonniers.

Si cette commission ne fut pas bien reçue à Saint-Malo, dans le reste du royaume elle ne jouissait pas d'une meilleure considération. Tous les Parlements de France se soulevèrent pour protester contre une pareille manière de rendre la justice ; celui de Paris en particulier se fit remarquer par sa violence : il adressa au Souverain d'énergiques remontrances dans lesquelles il démontrait l'illégalité flagrante de tout ce qui se passait en Bretagne. Le 11 février 1766 il prenait un arrêté virulent contre tous les actes de ce gouvernement arbitraire. Nous le reproduisons en entier, car il montre bien, nous semble-t-il, à quel degré l'esprit révolutionnaire en était arrivé dans le corps de la justice. Les magistrats disent hautement aux agents du despotisme ce mot que d'autres plus violents répéteront plus tard en s'en servant comme d'une machine de guerre pour saper par la base l'antique royauté : c'est la loi qui doit régner, vous n'en êtes que les exécuteurs.

Voici le texte de cet arrêté. — « La Cour, considérant que depuis le mois de juin 1764, elle voit s'exécuter l'entreprise formée contre la dignité et la sûreté de la magistrature et contre la stabilité des lois les plus inviolables et des droits nationaux ; qu'elle a cru pendant longtemps devoir se dissimuler les tentatives du pouvoir arbitraire et attendre en silence que la force même des lois prévalût sur les surprises faites au roi ; que, voyant s'exécuter les preuves de la disgrâce encourue par le Parlement de Rennes, elle s'est enfin vue forcée d'employer ses instances auprès du roi par de très humbles et très respectueuses remontrances ; que la Cour n'a pas eu jusqu'ici la consolation de recevoir la réponse aux dites remontrances, ni d'en voir aucun effet ; qu'au contraire on a porté le roi à des mesures extraordinaires contre le Parlement de Rennes, à, ordonner l'enlèvement de plusieurs magistrats qui ont été emprisonnés de la manière la plus rigoureuse, à envoyer en Bretagne des commissaires pour suppléer, s'il était possible, le Parlement, et à leur déférer le procès criminel de ces magistrats ; que dans le mois dernier, la Cour au lieu de suivre les exemples nombreux que lui présentent ses registres et d'opposer la force des lois à l'entreprise illicite de ses commissaires en leur défendant formellement d'y procéder, a préféré recourir à la justice et à la sagesse du roi ; que ses représentations sont encore demeurées sans réponse pendant que les entreprises des commissaires devenaient de jour en jour plus pressantes ; que ces commissaires sans respecter les circonstances qui ont déterminé le silence de la Cour, ont trouvé dans leur chaleur pour leur fausse juridiction une activité que le malheur public ne permettait pas à la Cour de trouver dans sort propre zèle pour le bien de l'Etat ; que ces commissaires changeant ensuite de forme et de nom ont établi à Saint-Malo un nouveau tribunal du genre de ceux que les traits de l'histoire ont dévoué à l'indignation publique ; que la Cour s'est encore bornée à porter au roi ses représentations plus pressantes que les premières et à le supplier d'y répondre ; qu'elle a vu lesdits commissaires accroître leur activité à proportion de ce que la Cour se renfermait dans une conduite plus mesurée et observait à leur égard plus de ménagement ; qu'elle les a vus hâter et aggraver contre les magistrats leur procédure illégitime et ne les surprendre que pour venir rapidement en rendre compte, prendre des ordres et retourner aussi rapidement les exécuter en Bretagne ; que la Cour a encore épuisé la voix des remontrances par lesquelles elle expose au roi le renversement des lois nationales, l'infraction des droits qui font toute la stabilité de l'honneur et de la vie des magistrats, des grands de l'Etat et des citoyens de tout ordre ; que l'intervalle du terme indiqué par le roi pour la réception des dites remontrances est employé par les dits commissaires à consommer leur entreprise ; qu'enfin la Cour a adressé au roi ses plus vives supplications pour qu'au moins les moments attendus par la Cour pour lui présenter ses très humbles remontrances ne fussent pas prévenus par des actes qui rendissent plus difficile ou moins entière la justice qu'elle attendait du roi ; que les nouvelles instances n'ont point produit l'effet qu'elle avait lieu d'espérer ;

A protesté et proteste contre tout ce qui a été fait et pourrait l'être à l'avenir par les commissaires établis ci-devant à Rennes, et depuis à Saint-Malo, contre les magistrats qui ne peuvent au terme des lois être jugés ni convenus devant les commissaires ; contre tous actes, procédures, instructions, jugements interlocutoires ou définitifs qui seraient émanés où pourraient émaner desdits commissaires ; ensemble contre tout acte d'acquiescement ou d'approbation de ladite commission ou de procedures faites en icelle, si aucune avait été ou pouvait être à l'avenir extorquée ou surprise, soit auxdits. magistrats détenus, soit à aucun des magistrats de Rennes, comme le tout étant nul, fait par l'impression du pouvoir arbitraire, par entreprise sur les lois du royaume, sur les droits de la magistrature et sur la sûreté publique et au préjudice du serment prêté par les commissaires de garder et observer les ordonnances du royaume (Journal du Parlement de Paris. Manuscrit en notre possession) ;

Se réservant au surplus ladite Cour de pourvoir ainsi qu'il appartiendra au maintien de l'ordre public et des lois de l'Etat et d'aviser ainsi qu'il conviendra faire relativement à ladite commission, auxdits commissaires et aux procédures émanées d'eux ; à l'effet de quoi la délibération continuée à vendredi, onze heures du matin, chambres assemblées ».

Ces remontrances et cet arrêté furent bientôt connus dans la ville de Rennes ; chacun voulait en avoir des exemplaires. Mais à peine l’Intendant de Flesselles en a-t-il connaissance qu'il fait appeler tous les libraires et leur défend d'en distribuer sous peine de se voir retirer l'autorisation d'exercer leur métier.

Cette énergique protestation finit cependant par éclairer Louis XV, qui malgré les instances du duc d'Aiguillon et malgré ses ministres, rappela la commission de Saint-Malo. Le Commandant en fut fort désappointé, mais il ne perdit pas courage. Aussitôt il se retourne vers le Parlement des rentrés ou il avait placé un certain nombre de ses créatures et envoie des émissaires vers chacun des conseillers afin d'obtenir qu'ils jugent le procès criminel des magistrats accusés sur l'instruction faite par les commissaires.

Cette proposition ne convint qu'à un très petit nombre de magistrats ; la plupart n'étaient pas pressés d'entreprendre cette affaire et surtout voulaient tout d'abord refaire l'instruction. En un mot, ce qu'avait fait la commission était à leurs yeux trop entaché de partialité.

La majorité des conseillers rentrés avaient encore conservé un certain sentiment de dignité ; ils se regardaient toujours comme solidaires de leurs infortunés collègues. Aussi leur premier soin fut-il d'écrire au roi pour solliciter le rappel de tous les magistrats : « Si des causes légitimes, était-il dit dans cette lettre, excluent les magistrats présents de juger ceux de leurs collègues qui ont eu le malheur d'encourir votre disgrâce, le rappel des absents aux fonctions de leur office mettra votre Parlement en état d'user de ce droit incontestable et fournira un nombre plus que suffisant de juges compétents » (Lettre du 24 janvier 1766. Archives d'Ille-et-Vilaine, C 1778 et sq.).

Cette lettre ne passa pas inaperçue à Versailles. Les ministres s'occupèrent activement de faire rentrer au Parlement un certain nombre de magistrats démissionnaires, se gardant bien toutefois de rappeler l’universalité des membres. Vers le milieu du mois de février 1766, onze de ces derniers recevaient, par l'entremise du duc d'Aiguillon, un ordre qui leur enjoignait de reprendre leur office sous peine de désobéissance. En même temps était signifié à tous les démissionnaires un arrêté du conseil d'État qui réduisait le nombre des magistrats de cent vingt à soixante, conformément aux lettres patentes du 9 janvier précédent, et déclarait vacante la place de tous ceux qui ne suivraient pas dans le plus bref délai l'exemple de quelques-uns de leurs collègues. Ce nouvel ordre n'ébranla personne, et ceux-là seuls rentrèrent qui y furent forcés par les lettres de cachet du duc d'Aiguillon.

Ainsi recomposé, ce Parlement ne fut évidemment qu'un exécuteur servile des volontés du Commandant, bien qu'à certains moments nous le verrons lui résister avec une énergie surprenante. A peine les derniers rentrés eurent-ils repris leur place, qu’ils durent aussitôt enregistrer les lettres patentes qui renvoyaient devant eux la continuation du procès des magistrats accusés. Le duc d'Aiguillon n'avait pas perdu de temps ; il s'était hâté de combler les sièges vides, voulant absolument en finir avec ceux qu'il regardait comme ses plus mortels ennemis. Néanmoins il n'obtint pas complète satisfaction, car ces lettres furent enregistrées avec des modifications remarquables : « elles seront exécutées conformément à la volonté du roi sans néanmoins préjudicier ni déroger aux droits de la Cour, tribunal naturel et ordinaire de ses membres, ni aussi aux droits et moyens des parties ». La Cour supprima ensuite, sur le rapport de M. Blanchard du Bois de la Muce, qu'on appelait le dénonciateur public, les remontrances du Parlement de Rouen et l'arrêté de celui de Paris. Le texte de suppression fut aussitôt imprimé et distribué dans la ville de Rennes. Un procureur ayant dit qu'on avait raison de s'empresser d'acheter une aussi bonne marchandise, fut vivement réprimandé par M. Blanchard du Bois de la Muce : « Je vous dénonçais, lundi, dit-il au procureur venu pour lui faire des excuses, et certainement on vous aurait décrété et on vous aurait appris à traiter les arrêts du Parlement de marchandise ». On le voit, ces Messieurs tenaient à faire respecter leurs actes, mais ce n'était pas sans embarras.

Ce prétendu Parlement s'abaissait jusqu'à seconder les vues haineuses du duc d'Aiguillon dans la persécution que ce dernier dirigeait contre tout ce qui touchait de près ou loin aux personnes des prisonniers. La famille la Chalotais devint particulièrement le point de mire de ses basses rancunes. Le chevalier de la Chalotais et Mlle de la Chalotais, sa soeur, s'étant rendus à Paris pour plaider la cause de leur père et de leur frère, reçoivent l'ordre de quitter la capitale au plus tôt. Mlle de la Chalotais ne pouvant voyager à cause d'un crachement de sang, est enfermée au couvent de Bellechasse, rue Saint-Dominique. Jour et nuit leur hôtel de Rennes, situé près de la Motte, était investi d'espions, que en dénonçaient les visiteurs au Commandant. Même les serviteurs n'étaient pas épargnés : nous avons vu Boudesseul, secrétaire des procureurs généraux, partager la captivité de ses maîtres ; le sieur Loisel, que Mme de Caradeuc avait pris comme copiste, est également traduit devant le bailliage d'Aiguillon. La procureuse générale elle-même se vit obligée de subir un interrogatoire, ainsi que sa tante Mlle de la Mancelière, pour avoir fait copier l'arrêté de la Cour de Paris, et si l'on avait cru le Commandant, elles étaient dignes de finir leurs jours à la Bastille : mais les magistrats se contentèrent de rendre une ordonnance de non-lieu. En un mot il suffisait d'avoir quelques relations avec la famille de la Chalotais pour être suspect.

Quand, du fond de son cachot, M. de la Chalotais eut connaissance de ces vexations, il en éprouva une tristesse profonde. Jusque-là il avait supporté son malheur avec une grandeur d'âme remarquable ; mais de savoir que les siens étaient en butte aux dernières rigueurs du pouvoir lui fit perdre son sang-froid. Pourquoi donc tant de tortures ? Etant admis qu'il fût coupable, était-ce une raison de tourmenter des innocents. Ah ! il est bien vrai de dire que la haine arrivée à un certain degré ne connaît plus de bornes. L'illustre procureur tomba tout à coup dans une profonde mélancolie, son âme à ce moment s'exhala en accents sublimes. Heureusement pour nous, les murs de sa prison ne furent pas assez épais pour les contenir et les étouffer. C'est alors qu'à l'aide d'un cure-dent et de suie détrempée dans du vin, il poussa ce cri que la postérité entend encore : il écrivit du mois de janvier au mois de juin 1766 ses Mémoires où s'épanchaient avec tant d'éloquence « les tristesses de l'homme et les colères du citoyen ».

Il se croyait délaissé et son nom remplissait l'Europe : tous les Parlements du royaume ne venaient-ils pas de se lever pour le défendre ? Ceux qui prétendaient tenir celui de Bretagne voulurent aussi joindre leur note à ce concert. S'il était composé de gens tarés, créatures du duc d'Aiguillon, il y avait pourtant dans son sein bon nombre d'hommes d'honneur qui, gentilshommes toujours, n'entendaient pas plus après avoir repris leur démission qu'auparavant, abandonner d'anciens collègues à leur malheureux sort. Déjà une première fois ils avaient élevé la voix ; une première faveur obtenue leur donna du courage ; ils se crurent autorisés à parler de nouveau. C'était trop de confiance. A leur lettre du 5 mars qui demandait le rappel de l'universalité du Parlement, le roi répondit brièvement que ceux-là seuls que suivraient leur exemple pourraient peut-être reprendre leurs fonctions. D'un autre côté, le duc d'Aiguillon se vantait d'avoir empêché à tout jamais le retour des exilés. Bien souvent dans la suite les rentrés reprendront la parole, mais leurs supplications demeureront presque toujours sans réponse. Enfin ils réussiront un jour, et ces instances réitérées seront à peu près le seul acte dans l'histoire à l'honneur du bailliage d'Aiguillon.

Cette pauvre Compagnie se donna bien du mal pour gagner la confiance des Bretons, et encore n'y réussit-elle pas. Les procureurs ne se présentaient plus au palais faute de clients ; les avocats ne venaient plus plaider. On eut beau menacer ces derniers de la milice, de lettres de cachet, d'enlèvement et même de la prison : rien n'y fi t; ils ne voulurent pas reconnaître le droit de juger à ce tribunal que repoussait la conscience du pays.

Le duc d'Aiguillon, impatient de toutes ces difficultés, se trouvait toujours en présence d'une autre préoccupation qui le tourmentait sans cesse : le procès des magistrats détenus ne marchait pas selon son gré. Pourtant, que de démarches n'avait-il pas faites pour parvenir à reconstituer un fantôme de Parlement, uniquement dans le but de faire procéder à ce jugement! Enfin, le 20 mars, le gouvernement ordonna de commencer une nouvelle procédure. Le roi voulait qu'on y mît beaucoup d'activité. Le duc d'Aiguillon ne manqua pas de se prévaloir de ce désir auprès du président de Montbourcher, nommé pour diriger le procès ; même on l'entendit s'écrier pendant une entrevue : « Je veux que cette affaire se termine promptement ; il y a trop longtemps qu'elle dure ; toutes vos lenteurs m'impatientent ». Il avait hâte d'en finir avec ses ennemis.

L'instruction commence enfin. M. de Montbourcher préside ; M. Bonin de la Villebouquay est nommé rapporteur du procès criminel et M. Geoffroy de la Villeblanche, procureur général dans cette affaire. On ne vit pas sans en éprouver une grande surprise la nomination de ce dernier, qui nourrissait, au su de tout le monde, une haine profonde contre M. de la Chalotais. Il s'était d'abord récusé lui-même, comment acceptait-il ensuite d'être procureur général ?

Mais, malgré tout, l'affaire traînait encore en longueur ; les magistrats rentrés semblaient avoir pris à tâche de ne pas se presser. Beaucoup demandèrent à être récusés, soit pour cause de parenté avec M. de la Chalotais ou l'un des autres magistrats détenus, soit pour cause de désaccord ; personne, semblait-il, ne voulait prendre sur soi la responsabilité d'une pareille procedure. MM. de la Briffe d'Arnilly, de Boisgelin, Le Prêtre de Châteaugiron, présidents ; de Grimaudet, du Boisbaudry et Picot de la Prégenterie, conseillers, furent seuls autorisés à ne pas prendre part au procès. L'examen de tous ces motifs de récusation demanda un temps considérable. A chaque instant le président de Montbourcher recevait des avertissements de Versailles : on blâmait vivement la lenteur du Parlement. Le duc d'Aiguillon, qui était allé à Paris dans l'intervalle, se montra fort irrité à son retour qui eut lieu vers le milieu du mois de juin, de ne trouver encore rien de fait.

De leur côté, vers la fin du mois d'avril, les familles des accusés donnèrent des requêtes, adressées au Parlement de Bretagne, chambres assemblées, pour demander la cassation et le rejet de la procédure instruite par les commissaires. Ces requêtes furent déposées au greffe, et le Parlement allait les recevoir favorablement, lorsqu'un ordre royal ordonna de continuer « la procédure commencée par les commissaires tant à Rennes qu'a Saint-Malo ». Quant aux requêtes, à l'instigation du duc d'Aiguillon, son oncle, le comte de Saint-Florentin, soutint qu'elles étaient extraordinaires, et que les familles des accusés étaient sans qualité pour les présenter. Dès la séance suivante on décacheta la procédure des commissaires du conseil, en présence du président de Montbourcher ; celui-ci en prit lecture et la remit au procureur Geoffroy de la Villeblanche, en lui ordonnant de faire son rapport le plus tôt possible.

Pendant ce temps on procédait toujours avec rigueur contre les prisonniers. Le premier jour de mai, M. de Caradeuc demanda et obtint d'assister à la messe à l'occasion de sa fête. Apercevant son père au haut d'un escalier, il s'empresse vers lui pour l'embrasser : l'officier de surveillance, qui n'avait pas cru devoir s'opposer à cet acte d'amour filial, est mis aux arrêts ; M. de Caradeuc est resserré plus étroitement encore, et à partir de ce jour, il ne peut plus assister à l'office divin. Dans maintes circonstances Mme la procureuse générale avait écrit au ministre Saint-Florentin ; elle sollicitait quelques soulagements pour les siens ; le ministre ne prit même pas la peine de lui répondre.

Vers la fin du mois d'avril, Mlles de la Gascherie se rendirent également à Paris avec un avocat de leurs amis ; elles voulaient aussi demander des adoucissements à la détention si rigoureuse de leur frère, M. de la Gascherie, et de leur neveu, M. de la Collinière. A peine sont-elles arrivées qu'on leur intime l'ordre de sortir de la ville sous le plus bref délai. L'ainée de ces demoiselles étant très malade, proteste qu'il lui est impossible de voyagor sans compromettre gravement sa vie. Des reclamations sont faites au ministre, qui ne veut pas même les entendre. Malgré les certificats du docteur Boyer, médecin royal ; malgré les protestations de Mlle de la Gascherie qui ne veut pas abandonner sa soeur dans un tel état, le ministre se montre inflexible.
— Il leur ordonne d'abord de partir quand même pour la Bretagne, puis il leur permet de se retirer au Val-donne, et enfin il les fait enfermer au couvent de Saint-Assise. Dans toutes ces allées et venues elles étaient accompagnées d'agents de police non moins durs que leur maître. La malade éprouva deux faiblesses considérables pendant le transport, et une troisième à l'arrivée. Elles étaient détenues comme des prisonnières d'Etat ; elles ne pouvaient communiquer avec personne, ni écrire, ni recevoir aucune lettre ; les visites, même celles de leurs parents et de leurs serviteurs, leur étaient interdites. On fouillait, on sondait tout ce qui leur était apporté, même leur nourriture. En un mot elles étaient traitées plus durement que les prisonniers de la Bastille ; et quand on en fit la remarque au comte de Saint-Florentin, il répondit froidement que telle était son intention.

Mmes de Montreuil et de la Collinière ayant écrit de leur côté pour protester contre une détention si dure, le même ministre leur fit répondre que les prisonniers ne devaient attendre de changement dans leur situation que de leurs juges.

Mais on eut beau faire, on ne put étouffer la voix de M. de la Chalotais ; il venait d'achever un mémoire pour sa justification et celle de son fils : sous le coup d'une inspiration héroïque, il le jette aussitôt par dessus les murs de sa prison, l'abandonnant ainsi au hasard des vents et des flots. Ce mémoire, recueilli par un ami fidèle, est imprimé à Bordeaux et bientôt il est répandu dans plusieurs parties de la Frange. M. de Saint-Florentin le fait saisir et se hâte de l'envoyer à Rennes pour être joint à la procédure. Mais la lecture de ce mémoire ne produisait pas l'effet attendu sur l'esprit des magistrats rentrés : l'un d'eux voulait le supprimer ; un autre le joindre à la procédure ; un avis plus général en ordonna le dépôt au greffe. Plusieurs conseillers trouvaient ce mémoire fortement écrit, pleinement justificatif, très respectueux pour le roi, mais tort énergique contre le duc d'Aiguillon et M. de Calonne.

Toutes ces appréciations ne pouvaient pas plaire au gouvernement : le duc d'Aiguillon en voulait la suppression, il l'obtint ; le Conseil d'Etat lui donna gain de cause par un arrêt du 28 juin.

Le Commandant poursuivait avec un acharnement special l'ancien Parlement et les magistrats détenus. Paraissait-il un écrit favorable à cette Compagnie ? il se hâtait de le faire supprimer ; en revanche, le Conseil d'Etat cassait-il des arrêts ? le roi répondait-il défavorablement aux réclamations des autres Cours parlementaires de France ? aussitôt il faisait imprimer et répandre avec affectation tous ces arrêts et toutes ces réponses.

Le mémoire supprimé, MM. de la Chalotais ne se tiennent pas pour battus. Immédiatement, ils font signifier à M. de la Villeblanche, procureur, une cédule évocatoire par laquelle ils récusent le Parlement des rentrés ; ils demandent en même temps le renvoi de leur procès devant le Parlement de Bordeaux, qui, d'après une ordonnance de 1737, devait être subrogé à celui de Rennes, dans le cas ou ce dernier ne pourrait connaître les affaires qui lui seraient portées. M. de Calonne, même avant d'avoir eu, au moins officiellement, connaissance de cette cédule évocatoire, fit une longue dissertation pour démontrer qu'elle était mal fondée, et l'envoya au duc d'Aiguillon. Ce dernier la communiqua immédiatement à M. de la Villeblanche, qui à son tour en fit part aux rentrés. Il espérait ainsi les gagner à sa cause ; mais cette fois encore il allait au devant d'un nouvel échec. Les preuves qu'apportait l'auteur furent fortement critiquées. Après examen, la plupart des citations se trouvèrent fausses. Un des rentrés n'eut pas de peine, dans un petit mémoire de quatre pages, à réfuter tous ces sophismes. Le Commandant, fort irrité, en fit de vifs reproches à l'auteur : « Quoiqu'on fasse, disait-il, l'évocation n'aura pas lieu ». A l'appui de ce mémoire, des avocats de la plus haute réputation, cinq du barreau de Paris et dix-sept de Rennes, donnèrent des consultations très favorables à la cédule.

Sommé par M. de la Chalotais, le procureur de la Villeblanche se décide enfin à donner des conclusions au sujet de l'évocation. Le ministre Saint-Florentin écrit une longue lettre pour démontrer la nullité de cette cédule ; un des rentrés répond en séance par la lecture des consultations des avocats : « Le Parlement, s'écrie-t-il, ne peut faire autrement que de renvoyer cette affaire devant la Cour de Bordeaux ». On décide enfin qu'il n'y a pas lieu à délibérer sur la lettre du ministre. Aussitôt, la cédule évocatoire et les consultations sont imprimées ; vite on les répand dans le public, où elles sont reçues avec une grande satisfaction.

Le comte de Saint-Florentin et le duc d'Aiguillon firent des efforts inouïs pour en arrêter l'effet ; le dernier en vint même jusqu'à réprimander plusieurs avocats qui avaient signé des consultations. Mais, malgré toutes leurs intrigues, la cédule parviendra jusqu'au Conseil d'Etat où elle déjouera, au moins en partie, leurs basses manoeuvres.

Le procureur général et le comte de la Fruglaye, gendre de M. de la Chalotais, partirent immédiatement pour Paris, afin d'obtenir du conseil royal le succès de la cédule ; mais, à peine arrivés, ils reçurent l'ordre de quitter aussitôt la capitale.

Mais la haine du ministre Saint-Florentin et de son neveu le duc d'Aiguillon ne pouvait se contenter de ces procédés insignifiants. Par suite de l'évocation de la cédule au conseil d'Etat, ils entrevirent le moment où leurs victimes allaient leur échapper. Alors ils changent de tactique ; ils sollicitent et obtiennent un décret qui ordonne que la procédure commencée en la Chambre de la Tournelle à Paris, et précédemment évoquée au Parlement de Bretagne, soit continuée et poursuivie séparément de toute autre procédure. Quatre jours après, la Cour enregistrait ce décret.

Nous avons vu, après la démission du Parlement, le sieur Bouquerel écrire au comte de Saint-Florentin une lettre menaçante pour Louis XV, et pour ce motif, être saisi et enfermé à la Bastille. Nous savons aussi que sa lettre et bon nombre d'autres écrits injurieux pour le gouvernement furent envoyés au Parlement de Paris afin qu'il ordonnât une enquête. Cette enquête commencée demeura sans résultat définitif. C'est cette procédure qui revint en ce moment devant le bailliage d'Aiguillon, par suite du décret dont nous venons de parler. Le procureur de la Villeblanche, profitant de ce renvoi dépose aussitôt sa plainte contre Bouquerel, ses fauteurs et ses adhérents, sans en nommer aucun, mais dans le nombre il comptait évidemment M. de la Chalotais. Sur les conclusions du procureur, le Parlement décrète Bouquerel de prise de corps ; il est donc ramené à Rennes et enfermé au fort Saint-François : c'était l'infirmerie du couvent des Cordeliers, qu'on avait ainsi transformée en prison.

Ausitôt, arrivé, on lui fait subir un interrogatoire. Pendant trois heures le commissaire-rapporteur Bonin de la Villebouquay le questionne. Les émissaires du duc d'Aiguillon allaient jusqu'à dire qu'on le mettrait à la question s'il n'avouait pas avoir écrit sous la dictée de M. de la Chalotais sa lettre au comte de Saint-Florentin. Après cet interrogatoire, il tombe dans des agitations violentes, puis en frénésie ; on est obligé de le lier. Des médecins et des chirurgiens le visitent ; le duc d'Aiguillon lui-même se transporte au fort Saint-François pour le voir. On le saigne aux pieds, on le fait baigner ; on lui jette des seaux d'eau vive sur la tête : tout est inutile. En outre, depuis cinq jours, il refusait de prendre aucune nourriture. Sur le rapport de Dulattay, médecin, et de Rapatel, chirurgien, Bouquerel fut déclaré atteint d'aliénation mentale. Alors on le fit transporter des Cordeliers à l'hôpital Saint-Méen, dans une chaise à porteurs, escorté de trente dragons armés. Ce fut la fin des poursuites dirigées contre ce malheureux. Quelques jours après, le bruit se répandit qu'il était mort : c'était une fausse nouvelle. Par ordre du ministre il fut enlevé de Saint-Méen, reconduit à la Bastille et de ce moment il n'en a plus été mention.

Encore un échec pour le duc d'Aiguillon. Désormais il ne pouvait plus accuser M. de la Chalotais d'avoir dicté la lettre de Bouquerel ; celui-ci, même dans sa folie, avait toujours soutenu le contraire ; l'accusation eût été trop manifestement calomnieuse. Cependant les choses en étaient arrivées à ce point que si M. de la Chalotais n'était pas reconnu coupable, l'honneur même du Commandant se trouvait gravement compromis. Que faire alors ? Il ne pouvait pas, sans s'attirer le ridicule, l'accuser du crime, de lèse-majesté : il ne restait donc plus de resource que dans les billets anonymes. Qu'on prouve au moins d'une manière apparente que M. de la Chalotais est l'auteur de ces billets, et aussitôt il retombe sous le coup de la justice. Le duc d'Aiguillon ne demandait pas autre chose. A son instigation, le premier président de la Briffe d'Amilly écrit aussitôt à Paris pour demander des experts en écriture. M. de Saint-Florentin envoie immédiatement les experts Paillasson et Dautreppe, et fait remettre en même temps au procureur de la Villeblanche, comme pièces de comparaison, des lettres autographes qu'il avait reçues du procureur général. Les experts se mettent sans tarder à l'examen des lettres et des billets anonymes, y passent plusieurs semaines, font de longues dissertations sur la ressemblance des écritures et finissent par conclure que les billets anonymes sont conformes aux pièces de comparaison et qu'ils les croient du même auteur et de la même main.

A ce moment parurent deux autres mémoires de M. de la Chalotais, datés du château de Saint-Malo : on les connut bientôt dans la ville de Rennes où ils produisirent la sensation la plus avantageuse. On y retrouvait avec plaisir le style éloquent et fougueux de l'ancien procureur général. Il établissait, sur des preuves incontestables, sa justification et celle de ses cinq co-accusés, si bien que les ennemis de M. de la Chalotais, pour en atténuer l'effet autant que possible, s'abaissèrent jusqu'à saisir l'arme du mensonge et à soutenir qu'il n'en était pas l'auteur.

Pendant ce temps le procureur de la Villeblanche, de plus en plus pressé d'en finir, déposait une nouvelle plainte, et tout en le louant extérieurement, dénonçait M. de la Chalotais comme auteur de billets anonymes. il terminait en demandant qu'on procédât à son interrogatoire.

Quelques jours après on vit s'arrêter un soir, devant le couvent des Cordeliers, une voiture mystérieuse ; elle ramenait de Saint-Malo le procureur général. Il était accompagné d'un valet de chambre, d'un maréchal des logis et de cinquante dragons tant à pied qu'à cheval. A son tour il fut enfermé au fort Saint-François, d'où l'on venait de faire sortir Bouquerel. Au moment de son arrivée, son fils le chevalier de la Chalotais court vers lui pour l'embrasser ; il est immédiatement écarté par les baïonnettes. On affectait ainsi sur tout son passage un appareil militaire propre à jeter l'épouvante et la consternation.

Dans cette nouvelle prison il fut détenu avec plus de rigueur encore qu'à Saint-Malo et au château du Taureau. On lui refusait même des livres pour se distraire ; il ne pouvait recevoir aucune visite. Le linge, les habits, les aliments que Mme la procureuse générale, sa belle-fille, avait permission de lui passer, étaient soumis à un examen sévère avant de lui être remis. On transvasait son café ; on découpait son pain ; on fouillait ses vêtements ; on alla même jusqu'à défriser les boucles d'une perruque pour voir si l'on ne découvrirait point parmi les tresses quelques projets de conspiration. Les officiers eux-mêmes chargés d'exécuter ces ordres, ne le faisaient qu'avec une excessive répugnance. Le duc d'Aiguillon semblait se plaire à torturer ses victimes.

Dès que M. de la Chalotais fut installé au fort Saint-François, M. Bonin de la Villebouquay, rapporteur du procès criminel, vint l'y trouver. Il lui notifia l'ordre royal, qui renvoyait devant le Parlement de Rennes l'information sur les billets anonymes dont on lui attribuait la rédaction. M. de la Chalotais apprit de plus qu'on l'accusait d'avoir dicté la lettre écrite au comte de Saint-Florentin par le fameux Bouquerel. Ce dernier était devenu fou, comme on le sait, et malgré ses négations réitérées, les ennemis du procureur général avaient profité de son délire pour propager quand même cette infâme calomnie. M. de la Chalotais n'eut pas de peine à réfuter tous ces griefs devant le rapporteur, il répéta à peu près ce qu'il avait dit devant les commissaires de Saint-Malo. Rappelant en outre sa cédule évocatoire, il refusa au bailliage d'Aiguillon le droit de le juger, lui aussi bien que ses cinq co-accusés. De nouveau il en appela au Parlement de Bordeaux. Les rentrés ayant eu connaissance de ces protestations, les traitèrent de frivoles et arrêtèrent qu'on passerait outre et qu'on continuerait l'instruction. Sans doute, en ce moment, ils étaient sous le coup d'une influence défavorable aux accusés. Les experts sont donc assignés de nouveau ; ils procèdent encore à la vérification des billets, font un rapport et concluent cette fois en affirmant qu'ils sont l'oeuvre du procureur général. Ils ne s'occupèrent pas même des consultations de plusieurs avocats distingués, entre autres M. Poullain du Parc, qui niaient l'accusation fondée sur la comparaison d'écriture. On voulait absolument la condamnation de M. de la Chalotais en particulier : donc, à défaut d'autres griefs, on s'empara vite de ce dernier qui n'était qu'apparent, pour en faire un chef d'accusation . M. de la Villeblanche bâtit là-dessus un volumineux rapport qui tendait à un second décret de prise de corps contre l'illustre procureur général. Un seul conseiller fut d'un avis conforme.

En même temps, on présentait au roi une nouvelle requête au Nom de MM. de la Chalotais, procureurs généraux ; de MM. Picguet de Montreuil, Charette de la Gascherie, Charette de la Collinière et Euzenou de Kersalaün, conseillers, tous magistrats détenus. Cette requête était dirigée contre les lettres patentes du 5 juillet, qui renvoyait devant la Cour de Rennes l'affaire des billets anonymes et demandait de suspendre l'instruction du procès jusqu'à ce que Sa Majesté eût donné sa décision sur la cédule évocatoire. Le Parlement ne voulut pas y répondre, vu que cette requête était adressée au roi ; mais il décida de continuer quand même les opérations. De leur côté, les enfants de M. de la Chalotais présentaient une autre requête pour rendre compte de plusieurs faits essentiels à sa défense. Ces deux requêtes furent admises au Conseil d'Etat qui, par un arrêt du 15 septembre 1766, ordonna de lui remettre toutes les pièces concernant le procès des six magistrats « le roi se réservant de connaitre personnellement de cette affaire ». Le même jour, Louis XV prorogeait les séances du Parlement jusqu'à la Saint-Martin suivante.

Ainsi finit cette longue procédure: Instruite devant la Cour de Rennes pendant près de six mois, elle vint aboutir au néant. Le rapport de M. de Villebouquay, le réquisitoire du procureur de la Villeblanche, les dépositions des experts en écriture Paillasson et Dautreppe, le long factum de M. de Calonne demeureront toujours des oeuvres mort-nées. Ce dernier, qui avait changé son rôle d'ami en celui d'accusateur et peu après de calomniateur, tomba bientôt- sous le poids du mépris public. Les seigneurs de la Cour de Paris, ses collègues, le chassèrent de leur société. Chaque jour il avait à subir de nouvelles avanies : s'étant présenté dans une loge de la Comédie italienne, le parterre le siffla à diverses reprises et malgré son sang-froid il fut obligé de quitter la salle.

L'évocation du roi n'améliora point le sort des malheureux prisonniers : ils furent plus détenus que jamais. D'abord ils pouvaient se promener sur la plate-forme du château, mais bientôt on leur enleva cette faveur. A partir du 8 août, M. de Caradeuc eut défense de sortir même de sa chambre.

Cette détention rigoureuse dura jusqu'à ce que, sans savoir pour quel motif, par une résolution nouvelle, les accusés furent transférés à la Bastille. A leur départ de Saint-Malo, le sieur de Fontette, Commandant du château, les somma de payer leur traiteur : sitôt la nouvelle connue, les Malouins s'empressèrent de verser pour eux la somme de dix mille livres. C'était montrer combien ils estimaient les magistrats, et quel mépris ils professaient pour le duc d'Aiguillon et sa suite.

M. de la Chalotais et ses co-accusés ne demeurèrent pas longtemps à la Bastille. Un ordre royal du 22 décembre 1766 vint changer leur emprisonnement en un exil perpétuel à Saintes. Un second ordre réduisait à néant toutes les procédures commencées contre ces magistrats « Sa Majesté ne voulant pas trouver de coupables » (Comte de Carné, Etats de Bretagne).

Ainsi on abandonnait les poursuites en maintenant l'accusation ; n'était-ce pas le comble de l'iniquité et de l'hypocrisie ? Ici encore il était facile d'apercevoir l'effet des agissements secrets du duc d'Aiguillon ; ne pouvant faire condamner les magistrats, il veut au moins les flétrir devant la postérité. M. de la Chalotais et ses co-accusés ne se tinrent donc pas pour absous ; ils rejetèrent énergiquement cette clémence flétrissante qui les laissait sous le coup d'une imputation infâme. Le vieux procureur général reprend sa plume et lance un vigoureux appel à toutes les autres classes du Parlement français. Aussitôt celles-ci se lèvent, ressaisissent l'arme des remontrances et réclament justice. Ainsi le nom de la Chalotais retentissait de nouveau en Bretagne et dans l'Europe entière. Au fond de sa solitude de Saintes, il frappa un nouveau coup qui ne contribua pas peu à ébranler un trône déjà bien vermoulu.

La plupart des barreaux du royaume viennent à la rescousse en donnant des consultations dans le même sens. L'accusation avait eu un trop grand retentissement ; et alors de deux choses l'une : ou ils étaient innocents, ou ils étaient coupables ; s'ils étaient coupables, ils méritaient un châtiment exemplaire ; s'ils étaient innocents, une sentence d'absolution éclatante, et, comme conséquence inévitable, la punition des calomniateurs avec la réhabilitation des accusés pouvaient seules leur rendre leur dignité.

Au milieu de ces appels à la justice, s'ouvrirent à Rennes les Etats de 1766. Le premier soin de la Noblesse fut de demander l'élargissement des magistrats, détenus et le rappel de l'ancien Parlement. Elle fit des protestations énergiques mais qui demeurèrent sans résultat : grâce à la défection du Clergé et du Tiers, qui, après avoir soutenu l'ordre privilégié, finirent par céder au gouvernement, l'assemblée se sépara sans avoir rien obtenu.

Pendant ce temps, le bailliage d'Aiguillon perdait de plus en plus la confiance des Bretons. En pouvait-il être autrement quand ses arrêts étaient presque toujours rendus contrairement aux intérêts de la province ? Les procureurs, les avocats désertaient la salle des délibérations ; les huissiers ne remplissaient plus les devoirs de leur office ; à chaque instant, le premier président de la Briffe d'Amilly se voyait obligé de les rappeler à l'ordre. Les procureurs poussèrent encore plus loin l'insolence. Dans une de leurs réunions, ils firent une requête injurieuse pour la magistrature. Ils ne voyaient dans les travaux du Parlement que longueur et engourdissement; qu'un corps dont les actes étaient sans fruit pour le public et nullement désireux de procurer le bonheur de ses concitoyens ; pour eux il n'y avait qu'un remède à tant de maux : le rappel des anciens magistrats. La Cour, se sentant blessée dans son honneur, fit rayer d'office une pareille requête sur le registre de la communauté des procureurs. Le greffier fut mis en prison et douze des signataires suspendus de leurs fonctions.

La rigueur s'exerça encore contre plusieurs libellés injurieux, soit pour la religion, soit pour la royauté, soit pour la magistrature. Comme cela se voit toujours dans les moments troublés, de temps en temps il sort de certaines presses clandestines des écrits menaçants, remplis de calomnies, propres à exciter la révolte et partant fort nuisibles à la société. En les condamnant, les magistrats ne font que leur devoir. C'est ainsi que nous voyons le bailliage d'Aiguillon condamner successivement à être lacérés et brûlés au pied du grand escalier du Palais-de-Justice, des livres remplis de mensonges ou d'infamies, tels que : Assemblées secrètes et fréquentes des Jésuites ; — Le royaume des femmes ; — Lettres d'un gentilhomme breton à un noble espagnol, etc. Tous ces imprimés n'étaient propres qu'à troubler l'ordre public. Si on les supprimait ainsi de nos jours, la société ne serait pas aussi malade.

Quoique religieusement soumis aux ordres du gouvernement, le bailliage d'Aiguillon y mettait parfois cependant une vive opposition, surtout lorsqu'il s'agissait de défendre les vieilles coutumes de la Bretagne : il ne voulait point devant l'histoire passer pour avoir laissé périr entre ses mains les droits antiques de la province. Irrité de la résistance de la Noblesse pendant la tenue des Etats de 1766, le roi voulut vaincre cet obstacle en imposant un nouveau règlement ; il en serait ainsi devers le maître absolu. Mais il avait compté sans son Parlement qui semblait pourtant composé d'hommes très dévoués à sa cause. Le comte de Saint-Florentin dresse donc un règlement qu'il soumet à l'approbation de la Cour de Bretagne. A peine le procureur général, Le Prêtre de Châteaugiron, l'a-t-il exposé devant les chambres assemblées qu'il rencontre une opposition unanime. En effet, si ce règlement avait été approuvé, c'en était fait pour jamais des droits et des privilèges réservés par le Contrat d'Union de la Bretagne à la France. Par bonheur, il n'en fut pas ainsi. Les deux principales dispositions du règlement étaient que le vote à la majorité de deux ordres contre un était désormais un fait établi ; et qu'aucun gentilhomme ne pourrait entrer aux Etats s'il ne payait au moins trente livres de capitation, ce que nécessitait une fortune assez considérable que ne possédaient pas beaucoup de nobles bretons. Le Contrat d'Union portait au contraire que quiconque possédait des titres de noblesse était de droit membre des Etats et l'unanimité des trois ordres était requise pour la levée des impôts.

Le Parlement ne voulut pas prendre sur lui de rompre un engagement si solennel. D'abord il supplia le roi de ne pas le forcer à enregistrer ce règlement, puis il fit des remontrances. Après beaucoup d'hésitations, Louis XV céda enfin : il permit aux Etats de rédiger le règlement qui conviendrait le mieux pour l'administration de la province et protesta qu'il n'entendait nullement porter atteinte aux droits et aux privilèges de la Bretagne. C'était un premier pas dans la voie des conciliations.

Cet acte de résistance demeurera pour jamais à l'honneur du bailliage d'Aiguillon. Il ne contribua pas peu à lui concilier autant que possible l'esprit des Bretons : personne en effet ne pouvait compter sur autant d'énergie de sa part. Mais il faut dire, pour rendre hommage à la vérité, qu'un certain nombre des conseillers démissionnaires s'étaient soumis en rentrant au palais ; c'est à leur énergie surtout que revient la gloire de cette résistance.

C'est encore grâce à cette énergie que le Parlement, pendant les trois années de son existence, éleva plusieurs fois la voix en faveur des magistrats accusés ou exilés. Malgré l'opposition toujours croissante du comte de Saint-Florentin et de son neveu, Louis XV finit Par entendre ces supplications. Emu des cris de détresse qui s'élevaient de toute part en Bretagne, et ayant eu connaissance des maux innombrables qui désolaient une de ses provinces les plus dévouées, le roi voulut enfin en rechercher l'origine, afin d'y apporter remède. Quand les Etats de 1768 s'ouvrirent à Saint-Brieuc, le roi délégua comme commissaire principal, non plus le duc d'Aiguillon, selon la coutume, mais un de ses conseillers d'Etat : homme sage, habile et prudent, le président Ogier. Celui-ci fut envoyé en Bretagne, avec des instructions spéciales, pour concilier les partis et pacifier les troubles. Cette délégation porta un grand coup à l'influence du duc d'Aiguillon ; il devenait évident pour lui que son crédit baissait singulièrement à la cour de Versailles. Un instant il songe à demander son rappel ; mais non, ce serait s'avouer vaincu et laisser entrevoir au public toutes ses intrigues secrètes. Alors il part immédiatement pour Nantes et, de là, il dirige toutes ses batteries sur Saint-Brieuc, afin d'empêcher le succès des Etats. Il lance calomnie sur calomnie contre la noblesse de Bretagne ; il va à la cour royale pour tâcher de discréditer le président Ogier, et réussit à faire placer près de lui, pour le surveiller, le sieur Duchesne, un exempt de la maréchaussée, sa créature, son esclave, un espion et un dénonciateur méchant. Son but était d'avoir, près du président Ogier, un homme qui pût l'instruire de toutes ses démarches en leur donnant la tournure la plus maligne, afin de trouver des motifs de le rendre suspect à Sa Majesté. En outre, Duchesne était reconnu un homme dangereux : sa présence chez le commissaire ne pouvait manquer d'en éloigner les membres des Etats. Mais M. Ogier s'aperçut bientôt de cette manoeuvre déloyale et il sut s'en défaire honnêtement. Tout aussitôt il regagna la confiance des Bretons.

Son discours d'ouverture lui valut du même coup la confiance des trois ordres. Lorsqu'à propos du nouveau règlement, les Etats voulurent faire d'humbles remontrances au Souverain, il se posa lui-même en intermédiaire.

Cette paix et cette union qui régnaient au sein des Etats portèrent le trouble dans l'âme du Commandant. Il en résultait inévitablement un blâme sévère de sa conduite, car en qualité de commissaire dans les tenues précédentes, il n'avait causé que du préjudice aux intérêts du roi par sa hauteur et son despotisme. De nouveau il essaya de semer la discorde : il se fit accusateur. A son avis, si le président Ogier réussissait si bien, c'est qu'il sacrifiait l'autorité royale en permettant aux Etats d'établir en principe que le Souverain ne pouvait leur imposer un règlement. Cette fois encore, le comte de Saint-Florentin se fit l'écho des calomnies de son neveu : il écrivit à M. Ogier une lettre remplie de reproches, où il lui faisait entrevoir les plus graves mécontentements de la part du roi. Mais les Etats se chargèrent eux-mêmes de le justifier. Ils déclarèrent que loin de porter atteinte directement ou indirectement au droit de législation qui réside dans la personne du prince, ils reconnaissaient toujours qu'à lui seul appartenait le droit de législation dans la Bretagne comme dans les autres provinces de son royaume : ils invoquaient seulement une coutume aussi ancienne que la province, de faire eux-mêmes, sous l'autorité du roi, les règlements nécessaires pour l'administration du pays ; mais ces règlements ne peuvent avoir force de loi que s'ils sont revêtus du sceau de Sa Majesté. Ainsi M. Ogier se trouva justifié, par le fait même, des imputations calomnieuses du duc d'Aiguillon. Ce fut son triomphe : tous les corps de la province vinrent le féliciter et lui témoigner leur satisfaction. En effet, sa présence en Bretagne, la direction conciliante qu'il avait imprimée aux affaires, étaient un signe évident du retour de la faveur royale. Chacun pouvait déjà entrevoir le moment de la rentrée de l'ancien Parlement.

Après la clôture des Etats, le président Ogier s'arrêta à Rennes. Pendant son séjour dans cette ville, il ne fut occupé qu'à recevoir les hommages des citoyens. Les Bretons ne tarissaient pas de louanges à son adresse, tout le monde saluait en lui un libérateur. Voici une ode dont lui fit hommage un des poëtes de l'époque : nous sommes heureux de pouvoir la reproduire sans y changer un mot, car nous la croyons jusqu'ici inédite ; elle donne une idée de la haine qu'on avait en particulier pour le duc d'Aiguillon.

ODE A MONSIEUR OGIER
Bretons, rassurez-vous, la tempête est finie,
La paix va succéder au trouble, au désespoir;
Du plus sage des rois, ministre sans envie,
Ogier fait dans nos coeurs renaître un doux espoir.

Le duc ne reviendra plus porter dans nos villes
L'épouvante et l'horreur, tout y sera tranquille :
Achève ton ouvrage, ministre, qu'il est beau
De redonner la vie sur les bords du tombeau.

Et l'on ne verra plus d'une main parricide
Le fils contre le père armer un bras perfide ;
Et l'ami sans trembler, au sein de son ami,
Va déposer sans crainte et plaisirs et soucis.

Magistrats, paraissez, venez de la justice
Prendre les traits en main, tout vous sera propice.
Du bailliage abhorré le règne va finir :
Je vois le jour renaître et les ombres s'enfuir.

Et toi, nom odieux, ministre abominable
Qu'enfanta le forfait, que cultiva le Diable,
Ton flambeau va s'éteindre, tout est prêt à changer :
Fuis loin de nos climats, tout y sent l'oranger.

Au plus aimé des rois rendez un juste hommage,
Vous braves citoyens, que les vents ni l'orage
N'alarmèrent jamais ; venez bénir le jour
Qui voit aux pieds du roi vos respects, votre amour.

Toi, généreux. Ogier, accepte notre hommage,
Le tribut de nos coeurs est ton juste partage.
D'Aiguillon fit nos maux, tu fais notre bonheur
Il règne sur les Ifs, et toi sur tous nos coeurs.

Le bailliage d'Aiguillon lui-même voulut joindre sa note à ce concert de louanges. Il écrivit au roi pour le remercier d'avoir envoyé le président Ogier et pour intercéder de nouveau en faveur de l'ancien Parlement. Quelques conseillers voulurent s'opposer à cette demarche : ils tinrent des comités secrets avec les agents du duc d'Aiguillon, dressèrent des mémoires calomniateurs contre Ogier, le signalèrent comme un agitateur à son entrée dans la Bretagne et comme auteur d'une fermentation dangereuse : mais heureusement Louis XV n'écouta point ces fausses récriminations.

(Abbé Bossard).

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