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LE FIEF ET LA FAMILLE ROC'HAN OU ROHAN

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LE ROC'HAN ou ROHAN.

« Prince ne daigne, Roi ne puis, Rohan suis ».
Certes, voilà une orgueilleuse devise ; mais elle reflète bien le passé de cette famille de Rohan, dont l'histoire est celle du fief de ce nom, puisqu'elle le tint jusqu'au bout.

Avant d'entamer cette histoire, allons au-devant d'un reproche qui ne peut guère manquer de nous être adressé. Après tant d'encens brûlé par d'autres devant cette famille, on nous trouvera bien sévères sans doute.

Que voulez-vous ? Encore une fois, nous tâchons de ne laisser parler ici que des faits certains. S'ils honorent, tant mieux, mille fois tant mieux. S'ils condamnent, laissez passer la justice de l'histoire , qui est, après tout, la Justice de Dieu.

« En l'an de l'Incarnation 1127, sous le règne du roi Louis, Conan étant comte des Bretons, » Alain, « vicecomes, Porohetensis, » venait de se construire au bord de l’Oust, fluvium, Ultii, un castrum nommé Rohan. Ainsi s'exprime un lambeau de charte recueilli par les Bénédictins aux archives de Marmoutiers. Ainsi donc se trouve fixée d'une façon positive l'origine de ce fief, autour duquel des généalogistes stipendiés ont accumulé tant de fables.

Ce vicomte de la maison de Porhoët était fils d'Heudon-le-Vieil, que nous avons vu plusieurs fois agir comme partageant l'autorité avec ses frères, Josselin et Geoffroy. Il était ordinairement désigné par le titre de « Vicecomes Castri Noëci ». On y ajoutait souvent l'épithète d'illustris, sans doute en raison de la gloire et de la fortune qu'il s'était acquises en Angleterre.

Le castrum de La Nouée était vieux : des chartes parlent de ses anciennes douves. Alain, qui se montra partout homme d'action, voulut se donner une forteresse plus en rapport avec les besoins militaires de son temps et avec sa grande fortune. Il était trop intelligent pour ne pas placer près de sa force matérielle une force morale, dont cette société bouleversée avait tant besoin. Tout en contenant les moines — ainsi que nous l'avons vu plus haut, — lorsqu'ils paraissaient trop rechercher les biens de la terre, il fit d'abondantes aumônes au prieuré de Saint-Martin de Josselin. Il appela des religieux de Redon près de La Nouée, et d'autres près de Rohan. A chacun de ces prieurés il attacha un burgum, avec toutes les franchises municipales du temps. C'est ainsi que tout doucement, sous l'aile de l'Eglise, la Bretagne se faisait au régime de la liberté (Act. de Bret. I, 552, 554, 595, 616).

Ce fut le fils de cet Alain, Alain II, qui prit le premier, dans un acte de 1155, le titre de vicomte de Rohan. A ce moment, Heudon venait d'être renversé du trône et était en fuite. La branche cadette, en prenant ce nouveau nom, semblait vouloir se séparer complètement de la branche aînée : elle se rangeait à cette politique anglaise que le jeune duc Conan IV inaugurait en Bretagne [Note : Act. de Bret. I, 624, 654. — Lorsque Heudon était reconnu pour souverain par la Bretagne entière, il avait donné plusieurs marques de bienveillant intérêt à la branche cadette, notamment en pressant Marmoutiers de tenir à des engagements pris avec les Rohan (Ibid. 616, 654)].

Ces tendances s'affirmèrent de plus en plus. Vers 1159, le vicomte de Rohan aida Conan-le-Petit à chasser de Guingamp Henri de Penthièvre. Le vicomte épousa la sœur du duc, cette Constance qui avait dédaigné le trône d'Ecosse, croyant arriver à celui de France. Mais elle avait manqué le but en faisant trop pour l'atteindre: on n'en peut être surpris, après avoir lu son amoureuse épître à Louis-le-Jeune, épître que les Bénédictins ont publiée (D. Lob. I. 168).

Il passa enfin, ce douzième siècle, si brillant pour l'Europe occidentale, mais dont la seconde moitié avait été si douloureuse à la Bretagne, surtout par le fait des Anglais. L'assassinat du jeune duc Arthur avait achevé de faire disparaître cette influence anglaise, dernièrement toute puissante en ce pays. Guy de Thouars, en prenant le gouvernement pour sa fille Alix, préparait l'avènement de la politique française, qui allait bientôt dominer sans conteste.

Dans ce temps de transition où nul ne pouvait savoir ce qu'allait devenir la Bretagne, les Rohan ne faisaient guère de politique et se tenaient dans une prudente réserve. Nos anciens actes montrent toutefois qu'ils ne négligeaient pas leur fortune. Tantôt ils prêtaient, à gros intérêt, de l'argent aux pauvres croisés, comme nous l'avons vu pour le sire de La Roche-Derrien. Tantôt ils vendaient des terres de l'autre côté de la Manche pour en acheter de ce côté-ci. Les titres même de leurs aumônes montrent qu'ils ne cessaient pas de s'arrondir.

Au reste, ils n'étaient pas tout bienveillance et générosité pour l'Eglise. L'un d'eux, nommé Josselin, seigneur de Corlay, poussa si loin les vexations contre Bon-Repos qu'il finit par être excommunié. Mais, devenu chef de la vicomté, il revint à de meilleurs sentiments, surtout sous la douce influence de sa fille Héloïse, qui le ramena à Dieu par la charité [Note : Act. de Bret. I, 724, 783, 800, 819, 821, 823, 829, 830, 831, 836, 837, 842. — Le château de Corlay, dont il reste encore d'imposants débris, fut la tête d'une des principales, sinon de la principale châtellenie du Rohan. Nous en avons trouvé un aveu détaillé aux archives de la Loire-Inférieure, sous la date du 28 juin 1681. Il était rendu par Anne de Rohan, princesse de Guémené, comtesse de Rochefort, dame de Montauban et de Corlay, veuve de Louis de Rohan. Nous y voyons que la châtellenie s'étendait « aux ville et paroisses de Corlay, de Plussulien, Laniscat, Saint-Méac ou Mayeux, Saint-Martin. Merléac et leurs trêves, le tout en l'évêché de Cornouailles, et consistant, savoir : le château dudit Corlay, lequel est clos de fossés, ponts-levis et de bauts et puissants murs à machicoulis et canonières, et de six grosses tours et plusieurs corps de logis en partie ruynés ; le tout contenant 187 cordes ; droit de capitainerie et de guet, fors sur les veuves et orphelins ; juridiction haute, moyenne et base, s'exerçant ordinairement en la ville de Corlay par sénéchal, alloué, lieutenant et procureur fiscal, au jour de jeudy de chaque semaine, et vont les appelations de la dite cour au siège royal de Ploërmel, laquelle juridiction connaît de tout crime, sauf de lèze-majesté divine et humaine ; et, en dénotation de haute seigneurie, justice patibulaire à six potz de pierre de taille, élevés sur une montagne auprès de la dite ville ; un marché le jeudy et six foires par an, tant à la dite ville et à la Madeleine qui en est proche, qu'au bourg de Saint-Léon, avec coutume de marché à bledz, à pain, à cuir, à bête à laine ; celle de la verge, aulnage et estalonnage ; la coutume des poids et balances ; les passages et trespas de la dite chatellenie, les espaves et trespas de Saint-Léon. La dite dame a dans sa chastellenie domaines, rentes, revenus, bois, landes, garennes, étangs, rivières, pêcheries, droite de chasse à toutes bêtes, par toute la chastellenie, tant à raiz qu'à filets, et autres droits ; fondatrice de toutes les églises et chapelles, avec droit d'armoiries soit au dedans soit au dehors ; honneurs et sépultures dans l'abbaye de Bon-Repos, située dans la paroisse de Laniscat, et qui y a été fondée par les anciens vicomptes de Rohan, dont ma dite dame et ses prédécesseurs sont yssus en droite ligne masculine, etc. » (Voir l'étude publiée par l'un de nous dans la Revue de Bretagne et Vendée.).

Les Rohan, qu'on n'avait pas vus parmi les vaillants défenseurs de la Bretagne au XIIème siècle, ne comptaient guère non plus parmi les héros des croisades. Nous citerons cependant Alain et Olivier, qu'on dit s'être croisés à la fin du XIIème et au commencement du XIIIème siècle.

Olivier, avant de partir, donna à Bon-Repos le pacage de la forêt de Quénécan, pour tout le bétail de l'abbaye, et de plus la « moitié des cavales indomptées » qu'il possédait dans la même forêt, en commun avec son frère Alain. Ils avaient donc commencé déjà cette expérience de l'élevage du cheval en liberté, expérience qui, en s'étendant bientôt sur tout le Rohan et au-delà, eut une influence considérable sur le développement des forces militaires de la Bretagne, en ce temps de chevalerie [Note : Act. de Bret. I, 847, 851, 856. — Nous ne voulons rien enlever aux mérites des Rohan pour ce qu'ils ont fait en faveur de la race chevaline. Mais il ne faudrait pas croire, avec certaines gens, que les chevaux sont chez nous d'importation étrangère. Certes, à plusieurs reprises on a relevé et multiplié nos races par du sang étranger, mais les belles fouilles du Mont-Dol, par M. le professeur Sirodot, suffisent à établir que, dès l'époque quaternaire, notre sol était couvert d'une grande quantité de chevaux sauvages. (Mém. de la Soc. d'Emulation des Côtes-du-Nord , T. XI , an. 1873, p. 59 et suiv.)].

Ils furent naturellement les premiers à en profiter et leur puissance s'en accrut beaucoup. Aussi Pierre Mauclerc chercha-t-il tout d'abord à se faire des alliés de ces princes, qui n'étaient qu'à moitié bretons. Il y réussit sans peine ; et, comme ils avaient servi l'influence anglaise au XIIème siècle, ils servirent l'influence française au suivant. Etait-ce pour eux une vengeance des sentiments généralement peu bienveillants que leur avaient valus leur arrogance et leur peu de patriotisme ?

Dès 1224, au début de la lutte contre la noblesse bretonne, Pierre Mauclerc obtint l'appui du vicomte de Rohan, à condition que, la guerre finie, le duc indemniserait son allié de tous les dommages qu'il y aurait subis. Un peu plus tard, en 1230, il alla plus loin encore : il étendit sa garantie jusque sur les propriétés du vicomte en Angleterre.

C'était le temps où les sires de Fougères, ces intrépides défenseurs de l'indépendance bretonne, à peine relevés de leurs pertes du siècle précédent, recommençaient la guerre contre la créature du roi de France. Pour lancer le vicomte de Rohan contre le sire de Fougères, le duc, par un traité secret, s'engagea à ne faire la paix avec ce dernier que de concert avec le vicomte (Act. de Bret. I, 846, 862, 86).

Lorsque Mauclerc, oubliant qu'il devait tout à Philippe-Auguste, traitait secrètement avec l'Angleterre, son « cher et fidèle vicomte, » comme il l'appelait, le suivit dans cette évolution. Mais, au préalable, Rohan, toujours positif, se fit donner 200 marches de terre de l'autre côté de la Manche. De plus, il obtint l'engagement que si, dans l'avenir, les rois d'Angleterre venaient à se brouiller avec les ducs de Bretagne, les propriétés anglaises du vicomte seraient toujours respectées (Act. de Bret. I, 871, 872, 878, 892).

Alain de Rohan était le premier mari d'Aliénor de Porhoët, que nous avons rencontrée par ailleurs. Après la mort d'Alain, elle administra quelques années le Rohan au nom de son fils mineur. Mais, dès 1238, elle avait épousé en secondes noces Pierre de Chemillé, que le duc de Bretagne nommait toujours son cher oncle.

La présence d'une femme et d'un enfant à la tête de la vicomté explique les traces d'insubordination qui se manifestèrent alors chez certains membres de cette famille. Ainsi un Josselin de Rohan, seigneur de Montfort et de Noyal, qui figure souvent aux chartes de cette période, reconnaissait dans son testament, daté de 1251, qu'il tenait son fief de Noyal de la munificence du vicomte Alain, qu'il avait eu tort de lui refuser l'hommage, et qu'après sa mort sa seigneurie devait faire retour au vicomte.

A cette époque aussi nous trouvons, parmi les membres de cette famille, un Robert « de Bello-Mari » ou Beaumer, qui tenait le Guémené ou Kémenet-Guégant. Avec sa femme, Mabile, il confirmait des dons faits à Bon-Repos dans la paroisse de Silfiac [Note : Les seigneuries de Guémené-Guégant et de La Roche-Piriou, unies très-anciennement, s'étendaient aux paroisses de Présiac, Saint-Tugdual, Plémeleu, Languelan et autres des environs].

Cette branche du Rohan, qui deviendra plus tard la principale, ne se trouve jusque-là que dans la charte donnée par Conan IV en faveur des chevaliers-hospitaliers de Saint-Jean, en 1160. Ce fief était, en 1283, aux mains de Thomas de Beaumer, qui réglait, par un traité avec le vicomte de Rohan, ses droits et ses devoirs dans l'ordre féodal, tant à l'égard du vicomte qu'à l'égard du duc. Il reconnaissait que ses appels allaient à la cour de Pontivy, et non ailleurs [Note : A cheval sur son droit, le sire de Beaumer attaqua le vicomte de Rohan en 1285, parce que celui-ci avait fait pendre, en dehors de la ville de Pontivy, un sujet du Kémenet qui avait commis un vol dans ladite ville de Pontivy. L'affaire fut soumise à l'arbitrage d'Alain Kerriguel, chevalier, qui rendit son jugement à Moncontour, et déclara que le fait de la pendaison en dehors de la ville de Pontivy ne portait pas atteinte aux droits du sire de Beaumer. (Act. de Bret. I, 1075)]. A l'ost de 1294, le Guémené comptait comme membre du Rohan et devait un chevalier [Note : Act. de Bret. I, 638, 893, 913, 942, 949, 950, 983, 1069. — Une charte d'Olivier, sénéchal de Rohan en 1248, complète ce que nous avons dit, au T. III des Anciens, Evêchés, sur les mesures de la vicomté. Nous y voyons, avec le provendarium, le miotum et le renatum de blé et d'avoine. (Ibid. 939)].

Près de l'ergoteur Mauclerc, les goûts du vicomte Alain pour la chicane firent de merveilleux progrès : c'était d'ailleurs la mode, mode d'importation française. Nous avons vu Alain en procès avec son beau-père, avec ses cousins, avec ses moines avec son sénéchal. Ce dernier procès mérite quelques lignes.

Dans la hiérarchie féodale, l'arbitraire n'avait pas la place qu'on suppose aujourd'hui : le droit de chacun était fixé par son devoir. Alain de Rohan n'était pas content de la manière dont le sénéchal féodé et héréditaire de la vicomté rendait la justice : il voulut lui substituer un homme à lui, un alloué non inamovible, moins indépendant. Le sénéchal résista et en appela à la cour ducale de Ploërmel, qui lui donna raison. Il fallut que le vicomte obtint le consentement du sénéchal, qui ne l'accorda que moyennant une pension ; encore fut-il convenu que les jours de pieds, si l'alloué n'était pas sur son siége à midi, le sénéchal reprendrait ses fonctions.

Ce sénéchal avait des droits fort étendus. Ils furent fixés, en 1281, après une enquête sur les anciens usages. Nous y remarquons les dispositions suivantes :

A la première entrée de la vicomtesse, il avait droit de prendre la haquenée qu'elle montait et le harnachement de la bête, même celui de la dame, car il avait droit à tout le vêtement de celle-ci, jusqu'à la chemise. Aux cours plénières tenues par le vicomte, un serviteur l'invitait à organiser les tables du banquet ; s'il ne s'acquittait sur le champ de ce soin l'entourage du vicomte s'en chargeait. Le sénéchal avait droit au premier plat servi, et aux autres, s'il le voulait. Il pouvait s'emparer des poulains qui suivaient leurs mères dans les exhibitions publiques, les vendre et en partager le prix avec la vicomtesse. Sur toute redevance en avoine, il pouvait prélevr une « crublée ». Il avait un droit sur les prisages, ventes et partages, baux, excepté dans les fiefs nobles [Note : Anc. Ev. de Bret. 150, 154, 185, 247, 294. — Act. de Bret. I, 926, 947, 962, 963, 968.— Cette dernière charte, tirée des archives de Kercado, est assez obscure par une copie fautive, ce qui arrive parfois aux Bénédictins eux-même].

Dés 1231, le vicomte avait obtenu de Pierre Mauclerc que toutes ses causes seraient portées devant la cour ducale de Ploërmel. Le processif Alain eut soin de faire renouveler cette autorisation par le duc Jean-le-Roux, lequel s'engagea, de plus, à défendre son compère Alain, dans sa personne et ses propriétés, « contre toute créature pouvant vivre et mourir ; » à ne rien entreprendre lui-même, ni contre le vicomte ni contre ses hommes, dans l'étendue de la vicomté de Rohan, Porsencoat et Kémenet-Guégan (Act. de Bret. I, 956, 974, 1011).

Jean-le-Roux ne donnait rien pour rien : en faisant ces belles promesses aux Rohan, il avait ses vues. Comme son père, il avait pour règle politique de soumettre les Bretons par les Bretons. Il pratiquait adroitement la maxime formulée depuis : « Diviser pour régner ».

En ce moment, vers 1270, le duc en voulait au sire de Lanvaux, à qui il venait pourtant de faire prêter serment de fidélité. Il n'eut pas de peine à allumer les convoitises du vicomte Alain, voisin de la belle seigneurie de Lanvaux : sûr d'être soutenu et de profiter de dépouilles qu'il avait peut-être déjà convoitées, Alain déclara la guerre au sire de Lanvaux, le battit , le tua et s'empara de ses domaines.

Vainement la veuve et son fils demandèrent justice à toutes les juridictions. On y vit un fait de guerre, et nul n'osa arracher sa proie au puissant vicomte. Il consentit enfin à jeter à la malheureuse femme une maigre pension , pour l'empêcher de mourir de faim ; et longtemps après, en 1298, une transaction assura définitivement aux Rohan la seigneurie de Lanvaux, moyennant une indemnité dérisoire de 3,000 livres (Act. de Bret. I, 992, 1003, 1021, 1027, 1029, 1032, 1084, 1129, 1131).

Par cette loi fatale qui veut que le mal creuse de ses propres mains l'abîme où il doit s'engloutir, les biens mal acquis paraissent avoir allumé de plus en plus la soif de posséder des deux Alain, père et fils, qui tinrent la vicomté à la fin du XIIIème siècle. Leurs acquisitions et leurs procès allèrent toujours croissant (Act. de Bret. I, 1022, 1024, 1026, 1028, 1032, 1033, 1045, 1049, 1063, 1069, 1072, 1073, 1077, 1080, 1081, 1082, 1084, 1085, 1090, 1098, 1109, 1110, 1115, 1173).

Tous deux prirent femme en Goëllo : le père épousa en premières noces Isabeau , dame de Correc, et le fils, Agnès, fille de Henriot d'Avaugour, en 1288. Le Goëllo était un beau morceau et qui eût fait un joli pendant à Lanvaux ; mais il y avait à cela plus d'un obstacle. Non-seulement les hommes de guerre de ce pagus étaient peu disposés à se laisser manger ; mais de plus, en 1287, Jean-le-Roux était remplacé sur le trône de Bretagne par son fils Jean II qui adopta une politique plus loyale, plus honnête que celle de ses deux prédécesseurs. Il rétablit la justice pour tous, et affranchit les taillables ou serfs qui se réfugièrent sur ses terres. Les Rohan, qui les derniers avaient gardé ce triste mode de tenure, crièrent bien haut, mais vainement, qu'ils étaient sacrifiés [Note : Un des moyens d'acquérir de ces vicomtes, était de faire donner à leurs enfants dans les ordres, en spécifiant que ces dons ou legs feraient retour aux héritiers du clerc. Les Bénédictins ont publié plusieurs actes de cette nature, notamment deux concernant un fils du vicomte Alain, Geoffroy, chanoine de Saint-Brieuc. (Actes de Bret. I, 1069, 1082)].

Les lambeaux du Porhoët, dispersés en des mains étrangères, devaient, dans un temps donné, revenir aux représentants de la vieille souche, qui n'avaient pas quitté, eux, le sol natal. Déjà le livre de l'ost ducal pour 1294 s'exprime ainsi :

« Le vicomte de Rohan doit IX chevaliers e demy , c'est à savoir v pour la vicomté de Rohan, e ung chevalier pour le fié de Kémenet-Guégang, ung demy pour le fié de Gormené, e III chevaliers dou fié de Pourhoët, par la main du comte de La Marche ». Pour les gens du duc, le vrai chef territorial était déjà le vicomte de Rohan.

Nous ne finirons pas ce qui concerne cette famille au XIIIème siècle, sans donner un extrait du testament de cet Alain qui avait épousé la dame de Correc en premières noces, et, en secondes, la dame de La Roche-Bernard.

Il lui octroyait de sa bonne volonté « ne par barat ne par tricherie, » 24 de ses écuelles d'argient « de doublement de marc au marc de Tours, » 24 de ses sauciers « d'argient marteaux, » 2 de ses henas d'argient, 6 de ses potz d'argient à vin e « un pot d'argient à ève, une écuelle d'argient à aumônes, e deux coupes d'argient doré ; » tous ses joaux, coronnes, chapiaux, robes e tous ses « couvetoers de vair, de gris e de genetes, e toutes ses coytes pointes de tendel, de saye e de drap d'or ; » e son haras de Quénécan o ses sentes ; enfin, son usage aux bois e forêts de Quénécan, e en Lanmellec, e en Cavarn, e en Château-Creu, etc. Qu'on juge d'après çà de la richesse d'un mobilier de grande maison, en ce temps-là [Note : Act. de Bret. I, 1086, 1091, 1096, 1110, 1113, 1118, 1128, 1132, 1133, 1135, 1136, 1137. - Nous venons de parler du fief de Gormené, réuni à la seigneurie du Pontgamp. C'était évidemment un morceau du Penthièvre, jeté par Pierre Mauclerc à son allié, le vicomte de Rohan. Celui-ci rendait hommage pour cette terre à Yolande de Bretagne, en 1255. (Ibid. 961). - Tout ce pays fut couvert de riches vitraux, jusque dans ses moindres chapelles, aux XVème et XVIème siècles. Nous citerons seulement ici la curieuse légende de saint Gall ou Gast, au chevet de l'église paroissiale de Langast, et les splendides vitres de la petite paroisse de La Ferrière. Quelques débris, épars dans l'église et dans le village, ont fait comprendre à l'un de nous qu'il y avait là un chef-d'œuvre à sauver. Trois verrières ont pu être en grande partie retrouvées, remises en plomb et en place : c'est sainte Barbe, l'arbre de Jessé, la légende de sainte Anne et celle de la Vierge. La première, datée de 1546, paraît avoir été exécutée sur les cartons du vitrail de Moncontour, mais le faire est moins correct. La deuxième, datée de 1551, est remarquable surtout par la richesse des couleurs, le caractère des têtes, le naturel des poses. Mais rien n'est beau et pieux comme les deux autres : comparées à la verriers de Notre-Dame-de-la-Cour, qui traitait le même sujet un siècle auparavant, elles permettent d'intéressantes observations sur les modifications qu'avait subies l'iconographie et surtout sur les progrès de l'art du peintre verrier dans cette période. Pureté de dessin, harmonie et vigueur du coloris, agencement des personnages, tout est réuni dans ces tableaux, déposés sur d'excellent verre. Ce qui est plus remarquable encore, c'est le respect, la dévotion sincère au culte de la Vierge : on dirait une filiale protestation contre l'hérésie nouvelle qui menaçait ce culte. C'est le dernier acte de foi des Rohan bientôt séduit, eux-mêmes par les nouveautés de la Réforme].

L'influence des Rohan, conséquence de leur immense fortune, grandit encore au XIVème siècle. Le vieux Alain vivait au début de cette nouvelle période, mais il avait déjà perdu ses deux fils aînés, Alain et Geoffroy. Deux faits montrent alors sa haute position : le fils aîné du duc de Bretagne, le comte de Richemont, lui demande de lever un emprunt sur ses terres de Rohan, Porhoët et Gormené, en 1301 ; et, deux ans après, Philippe-le-Bel sollicite de lui, avec instance, un secours en fantassins et cavaliers pour ses guerres de Flandre.

Nous avons encore un acte d’Alain, daté de 1304 ; mais il mourut cette année même ; et le Rohan, tombé en rachat, fut administré par Pierre de Mordelle, dont la famille releva plus tard le château Goëllo.

Le successeur d'Alain fut son troisième fils, Josselin, qui donnait, l'année suivante, partage à son juveigneur, Olivier. Suivant l'usage du Rohan, il lui assurait 200 livres de rente, pour le moment où il aurait un premier enfant (Act. de Bret. I, 1170, 1181, 1191, 1901.- Un des premiers actes signés par Josselin est daté de Saint-Léon, cette ville disparue, aujourd'hui dans la commune de Merléac).

Olivier n'eut pas à attendre jusque-là. Dès 1306, Josselin était mort et Olivier était à la tête du fief. Il épousa, l'année suivante, Aliette de Rochefort, vicomtesse de Donges, laquelle eut une grosse dot : 300 livres de rente ! Il confirma à sa mère, Thomasse de La Roche-Bernard, le douaire que lui avait fait son aîné Josselin : ce douaire était la châtellenie de Corlay et Plussulien.

Une question de partage amena, en 1309, un défi de Jean de Beaumanoir au vicomte Olivier de Rohan. Celui-ci y répondit, mais par un remplaçant : s'il ne descendit pas lui-même dans la lice, ce fut, nous voulons le croire, par respect pour les lois de la hiérarchie féodale (Act. de Bret. I, 1179, 1180, 1193, 1207, 1209, 1210, 1212, 1214, 1222, 1223, 1232, 1242.).

Au reste, cet Olivier paraît avoir été, comme bien d'autres de sa famille, plutôt homme d'affaires qu'homme d'épée. D'ordinaire, il se montre fort soucieux d'arrondir ses domaines et ceux de ses frères, notamment par le retrait lignager, très on vogue alors. C'est ainsi qu'il acquit la seigneurie du Gué-de-l'Isle, appartenant à son frère Eon, en 1316 [Note : Voir aux Pièces Justificatives. - D. Mor. Pr. I, 1232, 1234, 1936, 1241. 1242, 1257, 1259, 1263, 1265, 1266, 1275. - Il faut reconnaître toutefois qu'Olivier fit plusieurs riches aumônes, notamment 60 sous de rente à Bon-Repos, on 1320. Il les attacha à son château de Corlay, en attendant l'évaluation de ses terres de Plussulien. (Arch. des Côtes du-Nord).].

Dans notre rapide revue des chartes qui contiennent l'histoire du Rohan, nous arrivons à l'une d'elles qui mérite que nous nous y arrêtions un moment pour deux motifs : d'abord elle nous apprend presque tout ce que nous savons sur la ville de Saint-Léon ; ensuite, elle nous fournit l'occasion de parler de la curieuse église que cette ville nous a léguée, de cette église Saint-Jacques, l'un des plus précieux joyaux de la couronne artistique du Rohan.

Tout au fond du bassin de l’Oust , au milieu de la chaîne qui sépare les deux versants de la Bretagne, à la croisée de deux grandes voies fort anciennes reliant Rennes à Carhaix et Vannes aux côtes du Goëllo, il existe une sorte de cuvette dont le centre est occupé par un étang en partie desséché. C'est un de ces coins de terre dont la vie s'est retirée. Quelques vaches maigres cherchent une nourriture malsaine au milieu des hautes herbes du marais ; une femme au teint hâve lave ses haillons dans un reste d'eau croupie ; les montagnes grises fuient à l'horizon ce paysage enfiévré.

Des ruines nombreuses entourent l'étang ; et quand une chétive moisson couvre le sol, l'œil peut suivre, par les nuances différentes du blé, comme des rues s'alignant au loin dans la campagne. Mais il ne reste debout que quelques chaumières délabrées, qui se serrent autour d'une église du commencement du XIVème siècle. C'est tout ce qu'on retrouve de la ville de Saint-Léon, où Bon-Repos possédait, en 1245, « domos et hospitia » (Act. de Bret. I, 925).

La tradition locale a gardé le souvenir d'un centre commercial et manufacturier, qui aurait été là longtemps comme un riche entrepôt entre les deux mers. On y voit encore des traces de hauts-fourneaux ; et le lieu dit Vieux-Marché paraît avoir été l'emplacement du grand marché de toiles, transporté dans la suite à Uzel.

Mais c'est surtout au point de vue religieux que Saint-Léon paraît avoir eu un large développement. On montre les restes de l'habitation du doyen. On parle de sept églises ; les noms de quatre sont conservés : ce sont Saint-Maudez, Saint-Nicolas, Saint-Julien et Saint-Jacques.

Là était la paroisse avant qu'elle ne fût transportée à Merléac [Note : Suivant la judicieuse remarque de M. l'abbé Souchet, on a dit d'abord Saint-Léon, puis Saint-Léon-Merléac, puis Merléac. Nous saisissons avec bonheur l'occasion de rendre un hommage de vénération et de gratitude à ce doyen du Chapitre de Saint-Brieuc. Jusque dans une vieillesse avancée, il consacra ses loisirs à rassembler des matériaux pour l'histoire du diocèse, visitant tout lui même et à pied. Sa moisson achevée, il nous l'a généreusement remise. Puissions-nous savoir en tirer tout le parti qu'il en attendait ! — Ses recherches iconographiques et religieuses ne dédaignaient pas les monuments d'une autre nature : on lui doit notamment la découverte d'un cromlec’h sur la montagne de Nazareth, près Saint-Léon]. Cette mutation s'était déjà opérée en 1317. A cette date, une sentence de l'official de Poher et Kintin réglait, entre le chantre du chapitre de Quemper, le desservant et le vicomte de Rohan, gardien de l'église, les aumônes abondantes que de lointains pèlerinages apportaient encore chaque année à Saint-Jacques (Act. de Bret. I, 1276).

Cette église venait d'être rebâtie à trois nefs, séparées par d'élégantes colonnes, deux porches, un joli clocher et un jubé auquel on accédait par un escalier en granit, véritable bijou enfermé dans une colonne comme dans son étui. Les murs de la grande nef se couvraient des scènes de la Passion, en costumes du XIVème siècle : on dirait la reproduction d'un des mystères de ce temps. Un peu plus tard, cinq fenêtres développaient sur leurs vitraux l'épopée de la sainte Vierge. En 1402, une splendide vitre occupait une grande partie du chevet de l'église: avec le drame du Calvaire, on y voyait les principaux traits de la vie de saint Jacques, et une rose tout éblouissante de l'écu des Rohan (de gueules à neuf macles d'or). Un peu avant peut-être, le lambris de la maîtresse voûte avait été décoré de peintures représentant, de la façon la plus originale, la création du monde et les principales scènes de la Genèse. Puis aux lambris des bas-côtés se déroulèrent dans la suite tout un orchestre du moyen-âge et deux légendes.

Quelques lignes sur ces peintures compléteront ce que nous voulons dire sur l'art de cette époque en ce pays.

Les fresques de la nef de St-Jacques ont beaucoup souffert, et c'est à grand'peine que nous sommes parvenus à déchiffrer le sens de ces figures de Christ, de dames et de chevaliers, effacées plus qu'à demi.

Les trois nefs ont dû être historiées. La grande, la seule découverte jusqu'ici, présente, dans une série de tableaux, tout le douloureux drame de la Passion.

Le premier de ces tableaux, au bas de la nef, du côté de l'évangile, doit figurer l'Entrée à Jérusalem. Il est suivi de la Scène, du Lavement des pieds, du Jardin des Oliviers, de la Présentation au Grand-Prêtre, de la Flagellation et de l'Ecce homo. De l'autre côté, on trouve le Portement de croix, le Calvaire, la Mise au tombeau et la Résurrection. Le reste manque.

Cette œuvre, du commencement du XVème siècle, comme la peinture sur verre, paraît avoir été traitée avec une ampleur, une simplicité et une grâce remarquables. L'artiste a habillé ses personnages dans les costumes de son temps : les femmes ont la robe serrée et l'élégant surcot ; les soldats sont en armures. Les tableaux n'ont pas moins de 10 à 12 pieds de longueur ; la hauteur des personnages est de plus d'un mètre: dans la scène du Golgotha, il y en a au moins vingt, dont une douzaine entourent à cheval la croix du Christ.

L'Ecce homo est d'un aspect étrange : un cloître représente le prétoire du gouverneur romain. Des personnages des deux sexes se tiennent debout devant le Dieu martyr ; une femme seule est prosternée au milieu de l'espace vide qui sépare la foule du divin Supplicié.

Le sol, du côté droit, est bordé par une garniture de créneaux, sur laquelle des tours s'élèvent de distance en distance ; cette garniture suit le mouvement des lignes architecturales comme la rampe d'un théâtre. De l'autre côté, au contraire, les personnages marchent au milieu d'une luxuriante végétation d'herbes de toutes sortes et de fleurs à hautes tiges. Ces restes de peintures annoncent chez l'artiste un esprit original qui, par des moyens simples, a su s'élever parfois à une véritable grandeur.

Nous arrivons au troisième ordre de tableaux, ceux qui décorent les lambris, et c'est par là que l'attention publique a été le plus stimulée jusqu'ici en faveur de l'église Saint-Jacques. Ces peintures se répartissent au-dessus des trois nefs, que nous allons successivement étudier. Elles sont moins anciennes que les précédentes : celles de la grande nef et du bas-côté nord ne sont guère antérieures à la deuxième moitié du XVème siècle, et celles du bas-côté sud nous paraissent plus jeunes d'un siècle au moins. Ce qui pourrait peut-être contribuer à préciser la date de ces dernières, c'est le rôle considérable que le démon de la controverse y joue : elles ont dû être exécutées dans un temps voisin de la Réforme.

Voûte centrale : — Ce qui autrefois attirait d'abord le regard dans cette voûte, c'était une grande croix rouge qui en occupait toute la longueur. Dans la même couleur, mais dans un ton différent, se dessinaient, sur le bois de cette croix, une légion d'anges et d'archanges, et sur les bras, les emblèmes des quatre évangélistes. Pourquoi cette énigmatique représentation ? Ce n'est certes pas pour l'effet artistique que le peintre l'a figurée : a-t-il caché là-dessous une idée symbolique, ou est-ce simplement le souvenir de la tradition qui place là les moines ronges ?

Quoi qu'il en soit, la voûte, ainsi partagée en deux dans le sens de la longueur, offrait, de chaque côté, un rang de tableaux carrés ; au-dessous, une ligne d'inscriptions explicatives [Note : Ces inscriptions étaient entierement illisibles au moment de la dépose. Le nettoyage au blanc d'œuf n’a pu permettre de les déchiffrer], et, au-dessous encore, un rang de médaillons circulaires, disposition non moins bizarre que la croix. Le tout était fort endommagé: là encore nous avons eu bien de la peine à reconnaître les quatre premiers chapitres de la Genèse. Ils commencent, comme les fresques, par le bas de la nef, du côté de l'évangile.

Le premier médaillon nous représente Dieu dans sa gloire, entouré des puissances célestes. Sous ses pieds roule au loin le globo encore stérile, et qu'enveloppe une ronde infernale de noirs démons. Leur chef, posé la tête en bas sur le globe, complète l'idée du désordre, des ténèbres et du chaos. Puis vient le second jour et la séparation des eaux ; puis le troisième et la terre verdoyante.

Les trois jours bibliques qui suivent se retrouvent dans les caissons rectangulaires de l'étage supérieur. C'est d'abord la distribution des globes lumineux dans l'espace ; la création des oiseaux et des poissons, celle des quadrupèdes, de l'homme et de sa compagne. Plusieurs animaux fantastiques semblent attester qu'à cette époque déjà on avait la conscience de races perdues ; quant aux éléphants, ils sont chargés de tours, comme si l'artiste y avait vu des proéminences naturelles.

L'autre côté de la voûte se lit dans l'ordre inverse, en commençant par l'étage supérieur, à partir de l'autel :

Voici que Dieu unit Adam et Eve ; voici la faute et le châtiment. Comme à Notre-Dame du Tertre, de Châtelaudren, l'exécuteur de la vengeance divine chasse les coupables à grands coups de verges : l'entrée du Paradis est défendue par une fortification du XVème siècle. Les médaillons du second rang représentent l'homme condamné au travail et à la douleur, le sacrifice de Caïn et d'Abel, et le premier meurtre.

Les voûtes des collatéraux se partagent, comme la maîtresse voûte, en deux parties longitudinales : du côté de la nef, c'est un orchestre d'anges ; de l'autre côté, une légende. Chaque côté se divise en six caissons ; les anges se groupent dans chacun deux par deux.

Collatéral droit : — En commençant par le bas de l'église, nous avons vu un petit tambour signalé dans Isidore de Séville, un triangle, l'organistrum du manuscrit de saint Blaise, la citharre, le crout, la gigue à deux et à trois trous, la rote et la lyre.

L'autre côté de la voûte est occupé par la légende de la Vierge. Du premier caisson il ne restait plus, depuis longtemps, qu'un château du XVème siècle, dont les toits aigus étaient surmontés d'une croix et d'une bannière aux armes de Bretagne. Ceci représentait, paraît-il, l'entrée du Temple, vers laquelle s'avançait la Vierge enfant. Vient ensuite le Mariage de Marie et de Joseph ; en raison de l'exactitude des costumes et des ressemblances, on dirait que l'artiste, par une flatterie assez dans le goût du temps, avait représenté le mariage de François Ier de Bretagne avec Isabeau d'Ecosse, béni à Vannes, par Jean Validir, en 1440. Le fait est que les poulaines, les chausses mi-parties, les pourpoints serrés, les ornements épiscopaux dont on a couvert le Grand-Prêtre, rappellent complètement cette époque. Là nous reconnaîtrons volontiers l'œuvre du prélat né à Saint-Léon.

Les quatre tableaux suivants offraient au regard l'Annonciation, la Nativité, l'Apparition de l'Ange aux bergers et l'Adoration des mages.

Collatéral gauche : — L'orchestre céleste, à percussion ou à cordes de l'autre côté, est généralement à vent dans celui-ci. Nous y avons reconnu les quatre flûtes du moyen-âge (à bec, traversière, double et syrine) ; la trompette droite, la grande trompette guerrière courbe, la trompette à clefs sans pavillon, la sarquebutte ou trompette courbe, des cymbales et des timbales.

L'autre côté de la voûte est consacré à un épisode de la légende du patron :

Premier Tableau : Saint Jacques, que l'on reconnaît aux coquilles dont il est orné, est en chaire, et disserte contre Philète, disciple du magicien Hermogène. Une assemblée, où l'on voit des docteurs, des religieux, des laïques, et même une femme, entoure les deux adversaires.

Deuxième Tableau : Philète converti retourne vers son ancien maître ; en l'abordant, il lui présente deux bâtons en croix, et aussitôt celui-ci se sauve avec ses disciples, parmi lesquels se cachent deux diables, qu'on reconnaît à leurs longues oreilles.

Troisième Tableau : Le saint envoie le démon enchaîner Hermogène et ses disciples.

Quatrième Tableau : Le diable remet ses captifs à l'apôtre,  qui, après leur avoir montré combien la société des démons est pernicieuse à l'homme, les met en liberté.

Cinquième Tableau : Hermogène, rendu à la liberté, se convertit et se fait disciple de saint Jacques. Armé du bâton du saint, il en use énergiquement sur les épaules de quatre démons, qui se sauvent en hurlant comme... des diables qu'ils sont.

Le sixième tableau a entièrement disparu.

Cette église, unique peut-être en Bretagne par sa riche et étrange décoration, allait disparaître comme la ville dont elle fut le principal ornement. L'un de nous eut l'heureuse fortune d'y intéresser la commune, le département et l'Etat. Par les efforts de tous, l'édifice croulant fut consolidé ; lambris et vitraux furent préservés pour longtemps encore. Les fresques seules nous ont presqu'entièrement échappé [Note : Pour les détails, voir le mémoire de l'un de nous au Recueil de la Société d'Emulation des Côtes-du-Nord, année 1865].

En 1340, le duc Jean III, sentant sa fin prochaine, envoya, par Olivier de Cadoudal, son testament au vicomte de Rohan, « son conseiller et son compagnon ; » et il le nomma l'un de ses exécuteurs testamentaires. Cette mission de confiance était lourde, car on sait les difficultés que prévoyait le duc pour le jour de sa mort, difficultés qui devinrent la terrible guerre des Montfort et des de Blois.

Suivant les intentions du duc, le vicomte Alain servit les intérêts de ceux-ci. En effet, en 1345, le roi de France lui donnait pour ses bons services 500 livres de rente à prendre sur la terre de Guérande, confisquée sur Jean de Montfort.

En 1349, Alain était mort, et le nouveau chef du Rohan, Jehan, épousait Joanne de Léon. Comme son père, il servit vaillamment la cause de Charles de Blois et du roi de France. Il leur menait, deux ans après, une belle compagnie de 6 chevaliers, 14 écuyers et 20 archers.

Le vicomte Jean ne servit pas seulement de son épée la cause qu'il avait embrassée. En 1352, il était à la tète de la noblesse qui, de concert avec les prélats, envoyait une ambassade en Angleterre pour obtenir la mise en liberté de Charles de Blois.

La mère du vicomte était, on s'en souvient, Jeanne de Rostrenen. Après la mort de son mari, elle se laissa entraîner à épouser un capitaine anglais, Roger David. Le roi d'Angleterre, qui disait tenir la Bretagne pendant la minorité du jeune comte de Montfort, fut charmé d'attirer dans sa cause la mère du vicomte de Rohan et la combla de biens. Il lui donna, entre autres, le château, la châtellenie et la ville de Kémenet-Guégant. Ce fut peut-être ce qui détermina la manifestation du vicomte Jehan, qui s'en alla avec éclat visiter Charles de Blois dans sa prison, en 1354.

Il assista à l'entrevue de Poitiers, où les deux prétendants se mirent un moment d'accord. Il fut le premier des barons qui sanctionnèrent le traité de Guérande, traité qui, après la bataille d'Auray et la mort de Charles, ramena la paix entre les survivants.

En 1370, le vicomte Jehan était aussi, du chef de sa femme, seigneur de Léon et de Noyon. Son oncle Geoffroy de Rohan fut d'abord évêque de Vannes, puis de Saint-Brieuc [Note : D. Mor. Pr. I, 1276, 1282, 1297, 1318, 1927, 1328, 1346, 1381, 1398, 1415, 1457, 1459, 1487, 1467, 1470, 1472, 1486, 1492, 1493, 1494, 1496, 1585, 1597, 1622, 1640, 1642.].

Le 14 décembre 1372 [Note : Les Bénédictins disent 1378 ; mais c'est une faute, puisque Jeanne de Léon vivait encore], était dressé le contrat de mariage entre Jehan Botterel, fils aîné de Geoffroy, sire de Quintin, et de Tiphaine de Boisglé, d'une part, et Marguerite, fille de Jehan, vicomte de Rohan, et de Jeanne de Léon, d'autre part. Les choses se faisaient grandement : la jeune fiancée apportait à son futur époux 500 livres de rente, à prendre sur les biens de la dame de Pont-Labbé, mère du vicomte.

Au mois de mai de l'année suivante, le vicomte Jehan perdait sa femme, fondait pour elle deux messes par jour dans l'église abbatiale de Bon-Repos, et partait pour rejoindre l’armée française à la tête de 14 chevaliers-bacheliers et de 185 écuyers. Depuis le mois de janvier, il était lieutenant-général pour le roi de France dans la « Bretagne bretonnante ». Au mois d'août suivant, étant à La Chéze, il ratifiait pieusement toutes les dispositions testamentaires de sa femme. En 1374, il mariait sa tille Jeanne à Robert d'Alençon, comte du Perche.

Nous avons parlé ailleurs des serfs et taillifs ou motoyers que les sires de Léon et de Rohan possédaient dans un coin de leurs domaines. Ce servage était dur : il consistait dans l'attache forcée de l'homme à la terre, avec soumission à deux tailles à merci chaque année, sans autre frein pour le seigneur que de laisser aux pauvres motoyers « provision convenable pour eux, leurs femmes et leurs enfants ». C'était en Bretagne une monstrueuse exception, qui faisait tache sur l'organisation libérale de ce pays ; mais enfin c'était un fait, fait très-ancien, provenant vraisemblablement de la colonie militaire romaine qui paraît avoir occupé fort tard ce coin du sol breton. Nos ducs avaient pris des mesures pour faire disparaître avec le temps cette anomalie, mais sans violence, sans secousse. Les Anglais, au contraire, avaient tout-à-coup proclamé la liberté de ces serfs, qui étaient partis pour la plupart, laissant les campagnes désertes et la terre sans culture. Sur la plainte du vicomte de Rohan, tuteur de son fils Alain, sire de Léon, Du Guesclin rétablit l'ancienne coutume, en 1374, et autorisa les mesures propres à la faire respecter.

En 1377, le vicomte Jehan rachetait, pour 3,400 livres, les « villes, châtels et châtellenies » de Kémenet-Guégant et La Roche-Piriou, éclipse anciennement détachée du Rohan. La même année, le vicomte se remaria et prit pour femme Jeanne, soeur du roi Charles de Navarre.

Il fut un des quatre seigneurs que le roi de France appela à Paris, en 1379, pour s'assurer la possession de la Bretagne. Deux d'entre eux, Du Guesclin et Clisson, se prononcèrent nettement pour le roi. Le vicomte était vieux, et sa jeune femme l'avait bien préparé dans les intérêts de la couronne de France ; cependant, il ne promit que juste ce qui était nécessaire pour ne pas se compromettre. Le comte de Laval seul déclara qu'il ne ferait jamais la guerre au duc. Mais, à son retour en Bretagne, Jehan de Rohan jura fidélité à Jean IV, contre tous, notamment contre Olivier de Clisson. Ceci n'empêcha pas le duc, à son retour d'Angleterre, de révoquer tous les dons à lui extorqués, dit-il, par le vicomte de Rohan. Mais le duc Jean IV était trop habile et trop peu solide sur son trône pour s'aliéner un seigneur aussi puissant que le vicomte de Rohan. Aussi, dès 1380, voyons-nous le vicomte faire partie du conseil privé du duc, et, à ce titre, assister à la ratification du traité de Guérande (D. Mor. Pr. II, 59, 65, 67, 70, 77, 79, 83, 99, 176, 178, 180, 198, 224, 225, 228, 231, 273, 274, 849).

Plus d'une fois déjà nous avons constaté le caractère soupçonneux, violent et peu loyal du duc Jean IV. L'ancien attachement du vicomte de Rohan et de sa seconde femme, Jeanne de Navarre, à la cour de France, la fidélité qu'il avait montrée à Charles de Blois jusqu'à la bataille d'Auray, son brusque revirement vers le vainqueur, inspiraient au duc les appréhensions les plus vives sur la sincérité des serments du vicomte. Mais celui-ci pouvait seul tenir Clisson en échec : aussi le duc le comblait-il d'honneurs, de témoignages extérieurs de confiance, de dons de toutes sortes. Il lui abandonna entre autres, pour les enfants de sa seconde femme, le châtel et la châtellenie de La Roche-Moisan, au Kémenet-Theboy [Note : Plus tard la couronne fit payer cette libéralité 12,300 florins d'or nommée francs, au coin du roi. (D. Mor. II, 438, 481)].

Mais, en secret, il protestait contre ces faveurs, qu'il disait lui avoir été arrachées ; et il guettait l'occasion de se débarrasser de cet ennemi intime. En attendant, il le retenait près de lui comme membre du conseil privé et garde du sceau ducal.

Pendant ce temps, Alain, fils aillé du vicomte Jehan, était cité comme l'un des plus valeureux compagnons de Du Guesclin et de Clisson, au service du roi de France. Il épousa Béatrix, fille aînée du connétable Olivier, et prit possession du Rohan en 1396 (Act. de Bret. II, 280, 281, 284, 296, 302, 346, 348, 370, 371, 376, 378, 408, 410, 417, 448, 481, 483, 497, 515, 574, 576, 608, 664, 665).
Le duc continua avec le fils la politique suivie à l'égard du père. Il commença par lui faire remise des droits de rachat de la vicomté, et ce n'était pas une mince munificence. Pour s'en convaincre, il suffit de jeter un coup d'œil sur les hommages si nombreux, rendus au nouveau vicomte, tant à Pontivy qu'à « La Chèze, Loudhéac, Porhouet et Loudhéac-la-Vicomté ».

A la mort du duc Jean IV, un accord se fit, en présence de plusieurs prélats et barons, pour mettre fin à toute mésintelligence entre la duchesse, d'une part, le connétable de Clisson et ses deux gendres, de l'autre. Malheureusement, cet accord n'eut pas grande durée.

Nous arrivons à la plus haute période de la fortune de cette famille princière. Si le siècle précédent fut le siècle de Du Guesclin, le XVème, fut, pour la Bretagne, le siècle des Rohan.

En 1402, le roi de France voulant imposer pour régent à la Bretagne le duc de Bourgogne, somma d'abord le vicomte de Rohan de le reconnaître. Mais celui-ci, jusque-là si attaché au roi, se montra franchement breton dès qu'on voulut le contraindre : il accorda même au duc de lever un fouage sur ses terres. Il fit mieux encore : il se désista de tous les procès que le connétable avait en appel contre le duc au Parlement de Paris.

En retour, le duc donna au vicomte Alain la garde de toutes les places fortes qui avaient été occupées par le connétable de Clisson, et fit épouser sa sœur, Marguerite de Bretagne, au fils aîné du vicomte, en 1407. Deux ans ne s'étaient pas écoulés que le partage définitif des biens du connétable apporta Josselin et le Porhoët au vicomte Alain. A partir de ce moment, l'aîné des Rohan prit souvent le titre de vicomte de Porhoët (D. Mor. II, 666, 669, 701, 705, 716, 733, 769, 778, 783, 784, 786, 787, 797, 818).

Los fortifications d'Hennebont avaient beaucoup souffert dans les beaux siéges du siècle précédent. Le duc voulut les réparer en 1412, et ce fut avec l'autorisation du vicomte qu'il établit des droits, pendant quatre ans, sur les marchandises entrant et sortant par ce port. Parmi les denrées atteintes, nous remarquons les « vins bretons ».

La famille de Rohan avait fondé de nombreuses abbayes et des prieurés plus nombreux encore, aux diocèses de Vannes, de Cornouailles et de Saint-Malo. Ces monastères ne se montrèrent pas à l'abri de l'esprit général de relâchement qui marqua le XVème siècle et prépara la Réforme. Le vicomte Alain et sa femme, Béatrix de Clisson, se plaignirent au Pape que les moines de leurs domaines négligeaient le service divin, qu'ils n'exerçaient plus l'hospitalité, qu'ils ne faisaient plus d'aumônes, et qu'ils laissaient tomber en ruine les édifices conventuels. Mais d'enseignement, de travail intellectuel ou manuel, il n'est nulle mention dans cette plainte : on dirait que l'intelligence de la haute mission des ordres religieux n'était plus entière. Le pape Jean XXIII chargea l'abbé de Bon-Repos de visiter toutes ces communautés, en lui donnant pleins pouvoirs pour les réformer.

En 1418, le vicomte Alain et son fils aîné, le sire de Porhoët, fiancèrent la fille puînée de celui-ci avec Gilles de Rais, cette étrange figure où le bien et le mal - le mal surtout - se reflètent à un si haut degré. Nous y reviendrons.

Arrivons à la catastrophe de 1420. Aussitôt le duc Jean V prisonnier des de Blois à Chantoceau, la duchesse réunit à Vannes les prélats et barons qu'elle avait sous la main, et leur demanda de la guider dans ces graves et douloureuses conjonctures. Il fut décidé qu'on allait appeler aux armes « tous barons, chevaliers et autres gens puissants de ce pays de Bretagne, » une véritable levée en masse. Le commandement général fut donné au vicomte de Rohan, ayant sous ses ordres son fils, le vicomte de Porhoët, et son parent, le sire de Guémené-Guégant, pour la partie bretonnante ; les sires de Châteaubriant et de Rieux, pour la partie française. En même temps, on mettait en demeure le Dauphin , qui gouvernait la France, d'aider à délivrer le duc, promené prisonnier de château en château sur le territoire français.

On n'a pas oublié avec quelle vigueur fut menée par le vicomte Alain et ses lieutenants cette campagne, où se jeta avec entrain la Bretagne presque entière. Le duc ne se montra pas ingrat : les biens des vaincus servirent à ses munificences à l'égard de ceux qui l'avaient bien servi. Le vicomte de Rohan fut naturellement le plus favorisé. Nous n'énumérerons pas tous les dons qui lui furent faits : nous signalerons seulement un de ceux qui nous ont paru le plus curieux. Le père du vicomte Alain avait donné à Bon-Repos les dîmes du Rohan. Ceci parut excessif au fils, et il profita de l'occasion pour rentrer dans ses droits seigneuriaux à l'égard de cette redevance.

Après avoir rendu à son souverain la liberté et la couronne, le vicomte se retira dans ses terres et ne reparut guère à la cour. Il vivait encore en 1427 ; car, à cette date, il protestait avec énergie contre la ligne politique, plus française que bretonne, suivie par son fils, le comte de Porhoët (Act. de Bret. II, 819, 870, 927, 971, 997, 998, 1060, 1080, 1083, 1084, 1099, 1118, 1145).

Celui-ci, du nom d'Alain, comme son père, avait d'abord pris place dans les conseils du duc. Mais bientôt, repoussé par la politique tortueuse de Jean V, il se laissa en quelque sorte enlever par le roi de France, qui l'attacha à sa personne avec un gros traitement, en 1425.

Un acte de 1432 raconte que le vicomte de Rohan, veuf de Marguerite de Bretagne, avait « trois demoiselles à marier ». Il donna l'aînée, Jehanne, au duc d'Angoulême, frère du duc d'Orléans, et se lia lui-même, par un traité d'amitié, avec le frère naturel de ces deux seigneurs, le bâtard d'Orléans, comte de Périgord, grand chambellan de France [Note : D. Mor. Pr. II, 1176, 1202 et suiv., 1254, 1255, 1256, 1263.— Vers ce même temps le vicomte de Rohan s'adressait à l'archevêque de Tours pour obtenir la permission de manger du beurre en carême. (Ib. 1231)].

Les faits qui précèdent montrent que le vicomte Alain avait continué à se rapprocher du roi plus que du duc : il tendait à devenir français. C'est ainsi que par les grands seigneurs se préparait l'union des deux pays, ou plutôt l'absorption du petit par le grand.

Bientôt cependant les circonstances rapprochèrent le duc et le vicomte. Le premier ménagea le mariage du fils aîné du second avec Yolande de Laval, en 1435 (En 1442, elle épousa François, sire de Rieux, voir D Mor. Pr. II, 1359). Un bon service en amène un autre : le vicomte Main reconnut à Jean V le droit de rachat sur la seigneurie de Porhoët, qu'il avait toujours dénié jusque-là.

Deux ans après, Jean V se crut ou feignit de se croire menacé de nouveau par les de Blois. Il jeta les hauts cris, appela autour de lui les principaux seigneurs bretons, et leur demanda de nouveaux serments de fidélité. Un des premiers à se rendre à son appel fut le vicomte Alain. Son serment fut des plus explicites, et après lui jurèrent tous les nobles du Rohan et du Porhoët.

Vers ce temps nous trouvons un fait qui n'est pas tellement commun dans le Rohan qu'il puisse être négligé. Sous la date du 26 août 1441, l'inventaire des archives de l'abbaye de Bon-Repos signale un acte d'affranchissement de la foire qui se tenait, à la Saint-Michel, au lieu dit la Porte-aux-Moines (Archives des Côtes du Nord).

Le long règne de Jean V était enfin fini. Son successeur, François Ier, avait eu, dès son avènement, de pressants besoins d'argent. ll s'était adressé au vicomte de Rohan ; et, pour se couvrir de ses avances, celui-ci fut autorisé à lever deux impôts sur tout le duché, en 1445 (D. Mor., II, 1271, 1290, 1300, 1307, 1314, 1383).

Vent-on savoir comment se dénonçait alors un armistice. Les Anglais désiraient s'assurer une bonne base d'opération en Bretagne, qu'ils se proposaient d'attaquer par la Normandie. Ils envoyèrent des espions à Fougères, une des places les plus fortes et les plus riches de la province. Ils prirent si bien leurs mesures que quelques centaines d'hommes s'en emparèrent par surprise, et s'y livrèrent aux plus honteux excés. Le traité, que le vicomte de Rohan et quelques autres seigneurs ménagèrent alors, entre le roi de France et le duc de Bretagne, commençait par l'énumération des « sacrilèges, boutements de feu, murdres, forces et violations de femmes, emprisonnements, rançons, roberies et pilleries. ». L'Angleterre, en tolérant de pareils crimes, semblait vouloir recommencer la guerre de sauvages qu'elle avait faite en ce pays trois cents ans auparavant. Les Bretons reprirent bientôt et loyalement Fougères ; mais le vicomte Alain y perdit son fils aîné, Alain, comte de Léon, jeune homme de grande espérance. Peut-être faudrait-il chercher dans cet événement la cause de l'autorisation donnée par le duc de Bretagne au vicomte, de garder par devers lui, pour la défense de ses places fortes, un nombre suffisant des nobles de Rohan et Porhoët, du contingent ducal (Act. de Bret. II, 1549, 1551 et suiv., 1581, 1603, 1631).

Tout n'est pas pure vanité dans les questions d'étiquette ; mais, aux époques de décadence, elles occupent une place exhorbitante. Alain de Rohan disputa au comte de Laval la première place aux Etats de 1451. L'un y prétendait pour la terre de Vitré, l'autre pour celle de Léon, toutes deux juveigneries de Bretagne. Le duc Pierre, qui avait succédé à François Ier, donna la première place au vicomte de Rohan, tant que Vitré n'appartiendrait pas à son rival, dont la mère tenait en douaire cette dernière seigneurie.

Ce fut sans doute par compensation pour l'exigeant vicomte que le duc consentit à proroger d'un an le traité passé entre son prédécesseur et le chef du Rohan, traité par lequel étaient partagés par moitié les droits perçus sur tous navires entrant aux ports et hâvres de Crozon, Landerneau et Daoulas (Act. de Bret. II, 1452, 1511, 1513).

Arthur III nomma le vicomte Alain lieutenant-général du duché, au moment où il allait s'en éloigner pour longtemps, en 1457.

Cet Alain fut le dernier homme de la branche aînée des Rohan. Sa vigueur et sa fermeté sont assez constatées par cette haute marque de confiance d'Arthur III. Sa piété et sa magnificence sont établies par plusieurs fondations, parmi lesquelles nous citerons le couvent des Frères-Mineurs, bâti sur l'emplacement de l'ancien château de Pontivy, nommé les Salles. Son fils, le vicomte Jehan, l'accusa plus tard de prodigalité : peut-être, en effet, ne savait-il pas assez compter, et nous avons pu voir que ce défaut était rare dans la famille. En suivant cette maison dans sa décadence, nous verrons que ce ne fut pas sa générosité qui la perdit (Act. de Bret. II, 1639, 1693, 1696, 1698, 1713, 1721, 1756, 1764, 1871).

Au Parlement général de 1462, le vicomte Jehan fut dispensé de paraître pour « sa jeune âge et faiblesse ». Le curateur du vicomte était le comte d'Harcourt, tandis que Perronruelle de Maillé restait tutrice des sept enfants qu'elle avait eus du vicomte Alain, et épousait Rolland de Rostrenen, sire de Pont-Château.

Deux années ne s'étaient pas écoulées depuis que le jeune vicomte avait été reconnu hors d'état de prendre part aux affaires publiques, qu'on obtenait de lui l'autorisation de vendre au roi de France sa vaisselle d'or et d'argent, sous prétexte de racheter sa terre de Guémené-Théboy. Il fallut quatre journées d'orfèvre pour peser cette précieuse vaisselle, qui fut livrée au « maistre de la monnaye de Saint-Lô » moyennant 6,224 écus 2 sous 6 deniers. Pendant cette opération, les magistrats s'étaient « malicieusement » absentés, dit une pièce judiciaire. Ce fut là le commencement de la débâcle.

En 1471, Jehan de Rohan avait grandi — non en sagesse, — et sur le trône de Bretagne était assis un jeune prince pas beaucoup plus sage, le duc François II. Après s'étre brouillé avec son souverain, le vicomte se réfugia à la cour de France. Parmi les griefs qu'il articulait contre le duc, nous remarquons ceux-ci : malgré ses dettes, le duc lui refusait de l'argent, tandis que le roi lui faisait une belle pension ; le duc lui imposait des domestiques qui achevaient de le ruiner ; depuis deux ans, il retenait à la cour sa femme, Marie de Bretagne, etc...

Sur ce dernier grief, il s'adressa au Saint Siége, qui délégua l'archevêque de Tours, les évêques de Chartres, et de Valence. pour forcer le duc à céder sur ce point. Etait-ce pour recouvrer son épouse qu'il s'échappa bientôt de la cour de France comme il l'avait fait de la cour de Bretagne, et qu'il se réfugia dans une abbaye des environs de Nantes ? Toujours est-il que le roi Louis XI envoya à sa recherche un affidé, avec mission de le ramener de préférence par les voies de douceur, mais, en tout cas, de le ramener. On sait ce que, dans la bouche de Louis XI, un pareil langage signifiait. En effet, dans ses guerres contre la Bretagne, il importait au roi de France d'avoir sous sa main le représentant de cette grande famille de Rohan, quelle que fût la valeur personnelle de l'homme.

Le traité de Senlis, qui rétablit la paix entre la France et la Bretagne, fut ratifié en 1475, par les seigneurs bretons : à leur tête on retrouve le vicomte de Rohan. Celui qui fut chargé par le roi d'obtenir cette ratification fut le maréchal Pierre de Rohan, puîné de la branche de Guémené, plus connu sous le nom de maréchal de Gié. Elevé à la cour de France, il devint bientôt un des plus brillants soldats et des plus habiles diplomates de son temps. Il fut revêtu tout jeune de la dignité de maréchal de France : on croit que Louis XI songeait à le placer sur le trône de Bretagne, lorsqu'il n'espéra plus pouvoir s'y placer lui-même. C'est, dit-on, ce que ne put lui pardonner la duchesse Anne : devenue reine et souveraine du cœur de Louis XII, elle poursuivit sans pitié celui qui avait failli enlever le trône à son père [Note : Les Preuves de D. Morice contiennent un très-grand nombre d'actes relatifs à ce personnage. Pour son procès, voir notamment T. III, 873 et suiv.].

Le traité de Senlis n'eut pas une longue durée. Dès 1477, la guerre était de nouveau au moment d'éclater entre la France et la Bretagne. Dans ces circonstances, le vicomte de Rohan présenta au duc une maison militaire qui était presque un corps d'armée. Le roi d'Ecosse, son parent, lui écrivit à cette occasion pour le féliciter de sa magnificence (Act. de Bret. III, 6, 32, 40, 231, 243, 246, 294, 295, 301, 303, 307, 331).

En 1479, un événement considérable survint dans la famille dont nous nous occupons. Le vicomte de Rohan crut avoir à se plaindre d'une de ses sœurs, et l'enferma dans une tour du château de Josselin. Au pied de cette tour, lui et ses compagnons de plaisirs surprirent un jeune homme et l'assassinèrent. François II, ou plutôt son ministre Landais, jugea que c'était une belle occasion de frapper un coupable haut placé et de se débarrasser d'un seigneur qui lui portait ombrage. Il fit arrêter et enfermer au château de Nantes le vicomte Jehan, dont les biens furent mis sous le séquestre. En même temps, il réorganisa la justice, qui était en grande souffrance par l'incurie du chef du Rohan. Il établit ou rétablit des sièges à Pontivy, Gouarec, Corlay, Loudéac et Baud. La suprématie de Pontivy fut reconnue.

Les comptes fournis alors au duc et à son conseil jettent un jour précieux sur le Rohan, à la fin du XVème siècle. Malgré les prodigalités du vicomte vivant et de son père, le revenu du fief, charges ordinaires déduites et abstraction faite des douaires, s'élevait encore à 7,500 livres. Dans cette somme, la vicomté proprement dite entrait pour 1,400 livres ; les forêts et cours d'eau « non compris le poisson, » pour 1,000 livres ; Corlay, pour 800 ; Porhoët, pour 1,700 ; La Chèze, pour 800 ; Landerneau, pour 1,600 ; Douzour, pour 200. La femme, les quatre enfants et la sœur du vicomte étaient à la cour, et la dépense de leur maison était évaluée 2,000 livres. Il était alloué à la vicomtesse, pour ses « épilles » (épingles) et aumônes, 50 livres. L'entretien de la haquenée de la dame, comme celui des chevaux de guerre du vicomte, est évalué 20 deniers par jour ou 30 livres par an. Parmi les serviteurs, nous remarquons celui qui est chargé de la garde de la tapisserie, celui qui fait sonner l'horloge du château de La Chèze de peur qu'elle ne se rouille, le varlet de chariot et son aide. L'entretien du maître d'école chargé de l'instruction du jeune seigneur de Léon coûtait juste autant que l'entretien d'un cheval ; un aumônier était de plus attaché aux enfants. Nous n'avons retrouvé aucune trace du procés qui dut être fait au vicomte, mais les lettres de pardon du duc ne furent délivrées que près de cinq ans après l'arrestation. Toutefois, des titres de Guémené contiennent des lettres ducales, de 1481, qui permettaient au vicomte de Rohan de « rétablir et édifier les châteaux de Pontivy et de Corlay » ; il était donc déjà relâché. Louis XI avait mis à la mode l'usage des reliques : le vicomte prêta serment de fidélité « sur le précieux Corps de Notre-Sauveur, et sur la vraie Croix, et sur les reliques de saint Sébastien, de saint Hervé et de plusieurs autres ». Il fut accordé au vicomte de saisir ses serfs de Léon, qu'il avait affranchis dans sa jeunesse, et ceux qui s'étaient affranchis eux-mêmes pendant sa détention, bien que plusieurs se fussent réfugiés dans le clergé (Act. de Bret. III, 380, 382, 384, 438, 440).

La crise fatale avançait à grands pas pour la Bretagne ; et, comme tout peuple qui croule, celui-ci précipitait sa chute, en se déchirant de ses propres mains. Le maréchal de Rieux, après s'être mis à la tête des mécontents et avoir appelé une armée française dans son pays, s'était enfin aperçu que le véritable danger était précisément là. Cet homme, si brillant sur le champ de bataille, mais si mobile en politique, eut, en 1485, une conception qui aurait pu avoir des résultats heureux, s'il avait su s'y tenir : c'était de relever la Bretagne par elle-même. Le 20 mai de cette année, il passa avec le vicomte de Rohan un acte, retrouvé aux archives de Blain, par lequel il s'engageait à user de toute son influence pour faire épouser aux deux filles du duc les deux fils du vicomte. Cette idée fut bien vite remplacée, dans la tête du maréchal, par celle de faire épouser à Anne, fille ainée du duc et âgée de douze ans, le vieux vicomte d'Albret.

L'histoire féodale du Rohan est finie, et nous n'avons à y ajouter que quelques détails très-sommaires, pour éclairer certaines parties de notre récit.

Le vicomte Jehan suivit d'abord docilement le maréchal de Rieux dans ses nombreuses variations politiques. Plus tard l'ambition et le dépit en firent un instrument trop docile de la politique des rois de France. En fait, il fut un des hommes qui avancèrent le plus la ruine de la nationalité bretonne.

Quand Charles VIII fut arrivé à ses fins et eut fait de la Bretagne une province française, il prodigua au vicomte l'argent et les honneurs, digne récompense de ses tristes services [Note : Il obtint de nouveau l'autorisation de relever les fortifications de ses châteaux de Pontivy et de Corlay, et, de plus, il se fit octroyer les revenus des châteaux de Dinan et de Léhon, en 1490]. Mais il ne put le satisfaire : les tribunaux retentirent bientôt des plaintes du vicomte contre la nouvelle reine de France, à propos de la succession de Marguerite, fille du premier mariage du duc François II et sœur de la vicomtesse de Rohan, Marie de Bretagne [Note : Ce ne fut qu'en 1506 que Jehan de Rohan donna la quittance générale du paiement de la dot de sa femme, et seulement en 1513 que l'accord final fut signé entre la « Reine-Duchesse Anne, » d'une part, et le vicomte Jehan et son fils aîné, Jacques, d'autre part. (Preuv. III, 881, 914)]. Tout ce que nous pouvons dire de mieux en faveur de cet ambitieux vulgaire, c'est que, par plusieurs fondations pieuses, il se montra exécuteur fidèle des dernières volontés de sa belle-mère, la duchesse Isabeau d'Ecosse[Note : Pour plus de détails, nous ne pouvons que renvoyer à l'histoire de D. Lobineau, et aux Preuves de D. Morice, III, 463, 471, 474, 483, 525, 528, 534. 542, 544, 545, 459, 555, 556, 571, 595, 597, 608, 617, 641, 699, 704, 705, 735, 737, 771, 774, 783, 785, 794, 827, 828, 830, 849, 889].

Jehan avait marié sa fille Anne au maréchal Pierre de Rohan. Son fils aîné, Jacques, mourut sans enfant, et eut pour successeur le second fils de Jehan, Claude, l'évêque à demi-idiot de Cornouailles, en qui s'éteignit la branche ainée, en 1540 (Act. de Bret. III, 828, 830, 840, ...).

Elle fut remplacée par celle de Guémené, représentée par René, fils d'Anne et du maréchal Pierre. Ce fut lui qui eut le malheur d'épouser, en 1534, Isabeau d'Albret. Après la mort de son mari, en 1552, cette femme se déclara pour le protestantisme, et fit élever ses enfants dans les erreurs de la secte insurgée.

Les conséquences n'en pouvaient être que fatales : en effet, un seul de cette race des Rohan occupera désormais dans l’histoire une place honorable. Les autres, par leurs vaniteuses prodigalités, arriveront, après un siècle, à la banqueroute de 23 millions et à l'affaire non moins déplorable du collier.

Nous avons terminé l'historique du Porhoët, en esquissant une rude et brillante physionomie qui résume le moyen-àge sous un de ses meilleurs jours. Nous finirons le dernier fief que nous nous proposons d'explorer, en essayant la silhouette d'un personnage qui fut une exception sans doute, mais qui montre ce que pouvaient être le bien et le mal dans cette société. Ce qui complète les enseignements de cet épisode, c'est que celui qui en fut le héros, Gilles de Rais, avait reçu de la nature et de la fortune tous les dons qui peuvent faire l'homme véritablement grand, véritablement heureux. Il ne lui manqua qu'une chose, l'éducation, qui apprend de bonne heure à maîtriser ses passions, pour n'être pas emporté par elles vers les plus dégradants excès.

Guy de Montmorency, baron de Rais, arrière-petit-neveu de Du Guesclin, naquit au château de Machecoul, en 1404. A douze ans, la mort de son père le mit à la tête d'une fortune immense, dont l'incurie de son tuteur ne lui apprit pas à faire usage.

Quatre ans après, il voulut épouser Béatrix de Rohan. s'il s'était fixé par ce mariage dans son premier amour, peut-être la douce influence de sa femme eût-elle suppléé aux vices de sa première éducation.

Doué d'un physique agréable, de force, de courage, d'intelligence, il parut avec éclat à la cour passablement affolée du jeune duc Jean V.

Il fit ses premières armes à l'occasion de la révolte des de Blois. Il fut remarqué, à la tête de ses nombreux vassaux, aux sièges de Lamballe, Jugon, Guingamp et La Roche-Derrien.

En 1425, Arthur de Richemont, frère du duc de Bretagne, venait d'accepter l'épée de connétable, pour tenter un suprême effort en vue d'arracher aux griffes des Anglais ce qui restait du royaume de France. Gilles de Rais se forma au métier des armes sous ce rude et vigoureux soldat, près duquel il combattit trois ans.

Le roi Charles VII ne pouvait se faire à l'âpre et honnête franchise de son connétable. Ce fut peut-être pour détacher de celui-ci son premier lieutenant que le roi appela à la dignité de maréchal de France le baron de Rais, à peine âgé de vingt-quatre ans.

Mais un astre nouveau, un astre de salut paraissait alors à l'horizon. La vierge inspirée de Vaucouleurs venait relever le moral des armées françaises, rétablir entre les généraux l'union, la discipline, les bonnes mœurs, et arracher le souverain aux énervantes étreintes de liens indignes. Le maréchal de Rais fut un des premiers à comprendre Jeanne d'Arc, à lui donner toute sa foi, tout son dévouement : il ne la quitta plus.

Avec elle, il pénètre dans Orléans, le 29 avril 1429, à travers les lignes redoutables de l'armée anglaise. Par l'ordre de l'héroïne, il sort quelques jours plus tard de la ville assiégée et y fait entrer un second ravitaillement. Enfin, après une série de brillantes actions, où Gilles combat toujours près de la Pucelle, les Anglais lèvent honteusement le siége, le 8 mai.

Jeanne d'Arc et ses fidèles, Gilles de Rais, Dunois, La Hire, Xaintrailles, poursuivent l'ennemi à Jargeau, Meun-sur-Loire, Beaugency, Patay, Troyes, Châlons et enfin Reims, où ils font sacrer le roi.

Chacun sait la noire ingratitude de Charles VII, ou plutôt sa haine cachée pour celle qui lui avait remis la couronne sur la tête : la vie irréprochable de Jeanne n'était-elle pas d'ailleurs la condamnation permanente de ses honteuses faiblesses, à lui ? Aussi, lorsque la vierge de Vaucouleurs fut tombée aux mains des Anglais, ne fit-il rien pour arracher l'héroïne à leur lâche vengeance.

Quant au maréchal de Rais, à partir de ce moment, il paraît avoir pris en suprême dégoût hommes et choses. Dès que le traité d'Arras lui permit de quitter l'armée sans honte, en 1435, il abandonna pour toujours le métier des armes.

Si ce fut un malheur pour l’armée française, qui y perdit un de ses chefs les plus distingués, c'en fut un plus grand pour lui, qui, avec ses passions ardentes et son habitude d'y céder, avait plus que personne besoin d'une vie fixée. L'influence du connétable de Richemont, et surtout celle de Jeanne d'Arc, en avaient fait un homme éminent, presque un héros : l'oisiveté en fit un monstre [Note : Des divers auteurs qui nous ont guidés dans notre récit, nous ne citerons que M. Quicherat, dans son excellent livre sur le Procès de Jeanne d'Arc, et M. Levot, dans sa Biographie Bretonne.].

Il n'arriva pas tout d'un coup à cette hideuse période de son existence. D'abord il se livra aux prodigalités d'un luxe insensé, non-seulement dans son train de maison, mais jusque dans sa chapelle, dont il fit un chapitre. Il sollicita reine du Saint-Siége le titre d'archevêque pour son premier chapelain et d'évêques pour les autres.

Puis, il se tourna vers l'art, et se passiona tellement pour la musique qu'il se faisait accompagner partout d'un orgue de grande dimension. Mais, au lieu d'y chercher les inspirations qui élèvent l'âme, il ne demanda à l'art musical que de molles jouissances.

La science eut son tour. La pente générale alors était vers l'alchimie. D'ailleurs le baron sentait qu'il se ruinait : il poursuivit avec fureur l'œuf philosophique. L'alchimie le conduisit droit à la sorcellerie. Il demanda d'abord à Dieu le moyen de tout changer en or, convaincu que Dieu ne pouvait rien refuser aux maisons de Montmorency et de Rohan. Dieu restant sourd pourtant, il s'adressa au diable, qui eut l'indélicatesse de ne pas vouloir se montrer, mais qu'il rencontra plus qu'il ne pensait ; car ce fut alors qu'il tomba peu à peu dans ces dernières orgies d'une imagination en délire, dans ces vices qui aux plus dépravés semblent une flétrissure, dans ces crimes sans nom dont on retrouverait à peine quelques traces dans les saturnales les plus furieuses du monde payen.

Enfin, les plaintes des familles dont les enfants avaient été souillés, éventrés, torturés de mille manières — la soif des jouissances sensuelles arrive à ne se satisfaire que dans les convulsions de l'agonie des victimes — furent si nombreuses qu'un ancien évêque de Saint-Brieuc se fit près du Saint-Siége l'écho de ces plaintes. Jean de Malestroit occupait alors le siège de Nantes, et tenait de plus la chancellerie de Bretagne.

Le pape Eugène V lança une bulle prescrivant d'instruire cette épouvantable affaire. Le roi de France ne pouvait plus dès lors couvrir de l'impunité son maréchal : il donna son assentiment. Moins difficile encore fut-il d'obtenir le consentement du duc Jean V, qui avait acheté à vil prix une partie des terres du baron de Rais et qui craignait de se voir remboursé.

Deux tribunaux spéciaux, l'un ecclésiastique, l'autre civil, se réunirent au château de Nantes. Le premier, présidé par l'évêque, comptait parmi ses membres le grand-inquisiteur de France. L'autre était présidé par Pierre de L'Hospital, grand-justicier de Bretagne.

Le maréchal de Rais, arrêté à son château de Tiffauges, comparut devant la cour ecclésiastique, le 28 septembre 1440. Après quelques semaines d'interrogatoires et d'audition de témoins, il se décida à faire des aveux, au moment de subir la torture. Le lendemain, devant une assemblée immense, il fit librement cette fois une confession générale.

Le récit de ces forfaits inouïs, avec toutes les marques d'un repentir sincère, produisirent sur l'auditoire une impression indescriptible. L'assemblée entière tomba à genoux, pendant que l'évêque appelait la miséricorde divine sur la tête de ce grand coupable. Puis, reprenant son rôle de juge, l'évêque prononça la terrible formule d'excommunication. Mais aussitôt il offrit au maréchal de rentrer dans le sein de l'Eglise, ce que celui-ci s'empressa d'accepter. S'étant confessé et ayant reçu l'absolution, il fut livré à la cour séculière.

Le jugement de cette cour fut vite rendu. Deux complices de Gilles furent condamnés au feu ; mais on voulut éviter au maréchal les horreurs de ce supplice. Il s'y refusa, craignant, dit-il, que ses complices ne tombassent dans le désespoir, en voyant que celui qui les avait entraînés dans le mal ne les suivait pas dans l'expiation.

Le 27 octobre 1440, au matin, une longue procession, composée de toutes les congrégations de la ville, des ordres religieux, de tout le clergé séculier, sortait de Nantes, se dirigeant vers les prairies en amont du fleuve. Là un bûcher était dressé. Le maréchal de Rais y monta avec calme, après avoir une dernière fois demandé pardon à Dieu et aux hommes.

Son corps fut arraché aux flammes avant d'avoir été consumé entièrement. Il fut enseveli par des « dames de son lignage, » et déposé en terre sainte. Un monument expiatoire, dont les restes se voient encore près de l'école Sainte-Anne, fut élevé sur le lieu du supplice. Un service solennel fut célébré dans l'église des Carmes : on s'y rendit de toutes les parties de la Bretagne. La justice humaine était satisfaite : il ne restait plus qu'un grand nom qui avait droit aux respects de tous.

Telle était cette société féodale à son déclin. Le mal pouvait s'y développer trop librement ; mais elle conservait toujours le respect d'elle-même. La responsabilité personnelle commençait à devenir une vérité, mais le sentiment de la race n'y avait pas perdu ses droits. Des monstruosités pouvaient s'y produire, comme dans tous les temps ; mais, au moment suprême, la foi se réveillait dans tous les cœurs, et des pensées de miséricorde entouraient toujours l'expiation. Après l'exécution du maréchal de Rais, les pères et mères jeûnèrent trois jours, comme pour racheter leur propre négligence dans leur œuvre d'éducation. Les enfants furent fouettés pendant le supplice de Gilles, comme pour associer l'innocence au châtiment du coupable.

(J. Geslin de Bourgogne et A. de Barthélemy).

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