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LES PRÊTRES DE BUBRY PENDANT LA RÉVOLUTION
** sous la Terreur (1793-1799) **

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Note : Par cette expression "Terreur" qui sert de titre à la deuxième partie de notre étude, nous n’entendons pas seulement désigner, comme on le fait d’ordinaire, cette phase de l’histoire de la Révolution qui s’étend de la chute des Girondins à celle de Robespierre, mais toute la période, beaucoup plus longue, qui commence au 10 août 1792, pour ne se terminer qu’au Consulat, pendant laquelle les lois révolutionnaires édictées contre le clergé catholique continuèrent à être plus ou moins rigoureusement appliquées.

I. — Les lois de sang. — La haine et la trahison. — Les déguisements. — Maisons hospitalières : Keraly. — Les lois contre les receleurs. — Les cachettes.

Dans le diocèse de Vannes, comme dans beaucoup d'autres, le décret de déportation n’avait obtenu qu’un demi-succès. Beaucoup de recteurs et de vicaires estimaient qu’ils se devaient avant tout au service des âmes : sans blâmer ceux qui allèrent chercher un refuge à l’étranger, ils étaient restés dans le pays et, comme ils pouvaient, continuaient leur ministère.

Cette résistance était fatale. Les proscripteurs qui ne l’avaient pas prévue, en furent exaspérés ; la haine, la peur, la logique même d'une situation qu’ils avaient créée, les entraînèrent aux pires excès, et, dans le courant de 1793, ils organisèrent contre le clergé catholique la plus effroyable des persécutions.

En vertu des lois votées par la Convention le 18 mars, le 23 avril, le 20 octobre (30 vendémiaire an II), tout ecclésiastique sujet à la déportation, qui ne se présentait pas dans les délais légaux aux autorités compétentes pour être déporté à la Guyane française, devait être arrêté, traduit devant les juges — le jury militaire [Note : Loi du 18 mars 1793] ou le tribunal criminel [Note : Loi du 23 avril et du 20 octobre 1793 (30 vendémiaire an II)] — et après un interrogatoire sommaire qui n’était qu’une simple constatation d’identité, exécuté dans les vingt-quatre heures. Déportation et peine de mort emportaient la confiscation des biens.

Dès lors, pour les prêtres de Bubry, tous « déportables », l’arrestation c’était inévitablement la guillotine.

Sans doute la population, presque unanimement, les considérait comme des confesseurs de la foi et leur restait fidèle, dévouée même. Ils avaient cependant des ennemis que la peur ou l’intérêt rendaient implacables. C’étaient tous ceux qui s’étaient compromis dans le mouvement révolutionnaire : administrateurs plus ou moins haut placés, membres des clubs ou des comités révolutionnaires [Note : Le 26 février 1793, les Amis de l’Egalité composant le Comité de surveillance de Lorient avaient demandé qu’on leur donnât carte blanche pour procéder, dans toute l’étendue du district d Hennebont, à l’arrestation des prêtres insermentés. Le jour même, le procureur-syndit Lapotaire leur donna les pouvoirs qu’ils sollicitaient : « ... Les sentiments qui vous animent, leur répondit-il, sont les sentiments de tous bons républicains. Vous voulez purger votre territoire de ces fanatiques qui constamment y font leurs courses vagabondes et répandent des principes anticiviques. C’est rendre le plus grand service à la société et l’administration secondera autant qu'il sera en elle vos salutaires désirs ; vous pouvez y compter. Par ma qualité de procureur-sindic je puis vous donner l’ordre que vous désirés d’arrêter tous ces perturbateurs. En conséquence cette lettre transmet les pouvoirs que vous demandez de vous porter dans l’arrondissement de ce district et y faire toutte poursuites qui vous paraîtront nécessaires pour arrêter ces malveillants qui y répandent leur venin et les conduire au Port-Liberté (Port-Louis) et déposer à la municipalité qui les fera incarcérer dans la citadelle. Cette chose sera un bien rendu à la classe de nos frères des campagnes qui souffrent de la présence de ces effrénés, car partie d’eux nozent les renvoyer. Ces insermentés abusent de leurs faibles lumières pour les rendre leurs esclaves, et sous un travestissement criminel ils répandent leurs morales pernicieuses et sont par conséquent doublement coupables puisque contre le vœu de la loi du 26 août 1792 ils continuent d’habiter la France... ». Lapotaire les presse d’agir ; il leur commande toutefois « la décence » dans leurs perquisitions et l’indulgence même vis-à-vis des recéleurs. « Mais, continue-t-il, je parle à des amis de l’Egalité qui ne veulent que le bonheur commun, je dois rester en sécurité sur leurs démarches. ...... Prenez bien vos précautions car ces reptiles sont rusés, habitués au mensonge et à l’hypocrisie et tous moyens leur sont bons pour parvenir à leurs désirs ! Ne vous livrez qu’à gens sûrs et ne faites pas de sortie qu’assurés du lieu de leur retraite car autrement vous échoueriés et ces méchants n’en prendraient que de plus grandes précautions pour se soustraire à notre vigilance... » (Arch. départ., L, 1065)], meneurs ou comparses qui n’espéraient se sauver que par le triomphe intégral de la Révolution ; c’étaient les gendarmes, soldats de l’armée régulière, gardes nationaux, de Guémené, Pontivy, Hennebont qui allaient faire preuve d’un zèle inlassable dans la poursuite des prêtres réfractaires ; c’étaient surtout les prêtres constitutionnels, qui ne voyant dans les insermentés que des rivaux heureux, qu’ils rendaient responsables du discrédit et de l'insécurité dont ils souffraient eux-mêmes, leur vouèrent une haine mortelle et cherchèrent par tous les moyens à se débarrasser de leur présence.

Le Stunff, il est vrai, disparut momentanément de la scène : il fut remplacé par Germain Le Michel-Duroy, curé constitutionnel et officier municipal d’Hennebont et par Pierre-Louis Jaffray [Note : Jaffray était né à Pontivy, le 20 avril 1752, de Louis et de Perrine Brabant ; il avait, le 20 février 1791, comme prêtre habitué au Port-Louis, prêté serment dans l'église de Notre-Dame... les électeurs le nommèrent, le 4 avril, ... curé de Quistinic... Le 31 juillet, il prenait possession de sa paroisse. Il la quitta en 1794, abjura son sacerdoce, et disparut sans que jusqu'ici on ait pu retrouver ses traces. (V. M. Guilloux, Les Prêtres de Quistinic pendant la Révolution)], curé constitutionnel, officier municipal et plus tard secrétaire du comité de surveillance révolutionnaire [Note : Arch. départ., L, 1072] de Quistinic. Les dénonciations de Jaffray étaient ordinairement contresignées par un personnage assez énigmatique, d'origine étrangère, ancien ouvrier au port de Lorient, marié et établi à Quistinic où il exerçait, semble-t-il, la profession de forgeron [Note : On attribue à ce Flambeau un coffre curieux à triple serrure, qui se trouve dans la sacristie de la chapelle de saint Mathurin, à Quistinic. Pour être juste nous ajouterons que, moins de quatre années plus tard, alors que Jaffray avait disparu, Flambeau, devenu juge de paix du canton, se montrait animé d’excellentes dispositions vis-à-vis du clergé réfractaire. Invité au mois de novembre 1798 — après la Révolution de fructidor — à coopérer à l’arrestation de M. Nicolas, recteur de Quistinic, il ne prit même pas la peine de cacher son mécontentement, puis plantant là le chef du détachement, il s’esquiva et envoya en toute hâte un exprès à Locmaria pour prévenir le proscrit du danger qui le menaçait. M. Nicolas, qui célébrait la messe en ce moment, quitta précipitamment l’autel, cacha son calice et ses ornements sous un lit et s’enfuit. Cette fois encore — et grâce à Flambeau — les gendarmes arrivèrent trop tard. (Arch. départ., L, 299). M. Nicolas fut d’ailleurs arrêté quelques jours après, 3 décembre. (V. M. Guilloux)] ; il s’appelait Flambeau. Il avait été procureur de la commune ; en 1793, il était encore officier municipal.

A ces ennemis déclarés, il faut en ajouter d’autres d’autant plus dangereux qu’ils étaient inconnus, les traîtres. Comme tous les tyrans, les jacobins au pouvoir provoquaient et récompensaient la trahison. Non contents de faire une obligation à tout citoyen de dénoncer et de faire arrêter les prêtres sujets à la déportation [Note : Décret de la Convention, 18 mars 1793], ils accordèrent des primes de 60 [Note : Arrêté du district d’Hennebont], 100 [Note : Décret de la Convention, 13 février 1793] puis 500 livres [Note : Arrêté de Leyris et Bouret, représentants du peuple en mission dans le Morbihan, 7 brumaire an III, 28 octobre 1794. (Arch. départ., L, 1074)] à quiconque facilitait la capture d’un ecclésiastique proscrit.

On le voit, les plus grandes précautions s’imposaient. Il fallut recourir à des déguisements ; d’ailleurs, sur la proposition d’un évêque constitutionnel, Torné, l’Assemblée législative avait interdit le port du costume ecclésiastique (avril 1792).

Les deux MM. Videlo, sans doute aussi M. Bertrand reprirent l’habit bourgeois : culotte courte s’ajustant aux genoux, ample gilet tombant jusqu’au milieu des cuisses, longue redingote descendant jusqu’à mi-jambe en usage à la fin du XVIIIème siècle ; pour coiffure, le tricorne qu’ils transformaient parfois en chapeau clabaud en laissant tomber les bords. Ainsi, lorsqu’il fut arrêté en l’an VIII, M. Louis Videlo était « habillé d’une lévite brune et coiffé d’un chapeau détroucé » [Note :Arch. départ., L, 863 ].

Mais ils durent sans doute varier leur accoutrement :, pour passer plus facilement inaperçus, endosser plus d’une fois l’habit des paysans. C’était celui que portaient ordinairement MM. Le Fellic et Le Goff. Nous connaissons exactement et par le détail le costume de ce dernier : « veste blanche, gilet de laine croisé, culotte de toile longue, guêtres à la mode de la campagne, chapeau demi-castor avec un bonnet de coton, — remplacé parfois, paraît-il par un mouchoir noué sur la tête [Note : Arch. départ., L, 1072] —, bas de laine à côtes, souliers forts montés de boucles d’acier » [Note : Arch. départ., L, 1575].

La soutane était réservée pour l’intérieur [Note : Arch. départ., L, 1544] et pour les cérémonies du culte.

Bubry, Saint-Yves même n’offraient plus aux proscrits une sécurité suffisante ; ils continuèrent pourtant, au moins pendant quelques mois, à y résider habituellement. Mais bientôt force leur fut de chercher ailleurs des gîtes plus secrets et plus sûrs. Ils en trouvèrent dans toutes les parties de la paroisse : à l’entrée du bourg, au Paradis qui appartenait au seigneur de Coëtiquel [Note : Arch. départ., L, 1073] ; à Kerfosse, chez Joseph Le Dilly ; au château de Perros [Note : Arch. départ., L, 302 et passim.] où une fois déjà M. B. Videlo avait échappé aux gendarmes de Beysser lancés à sa poursuite [Note : Au commencement de 1794, le procureur syndic d’Hennebont écrivait au district de Pontivy : « Il est bon que vous sachiez que la maison de Perros renferme deux ménages. Nous avons toujours pensé que les prêtres y étaient accueillis » (Arch. départ., L, 1065)] ; à Keraly enfin, habité par la famille de ce nom. C'était la retraite préférée de M. Louis Videlo ; il en faisait le centre de ses travaux ; quand c’était possible, il administrait les sacrements et célébrait la messe dans la chapelle même du château. D’après une tradition conservée dans la famille Keraly, c’est là qu'il aurait baptisé, en 1795 ou 1796, Joseph Le Sciellour qui, quarante ans plus tard, devait lui succéder à la cure d’Hennebont.

Keraly fut de bonne heure signalé comme « repaire de prêtres et d’aristocrates » [Note : Keraly resta, jusqu’à la fin de la Révolution, suspect de royalisme ; une lettre, adressée de Pontivy au ministre de la Police générale, le 13 vendémiaire an VI, signale ce château comme un des plus dangereux repaires des ennemis de la République, où « on ne devrait même pas laisser de meubles, parce qu’on sait à qui ils ont servi au temps de la Chouannerie » (Arch. départ., L, 297)]. La gendarmerie et la troupe de Guémené et même de Pontivy y firent de fréquentes perquisitions. Le plus souvent, on était prévenu de leur arrivée, et alors des serviteurs sûrs et fidèles conduisaient secrètement le proscrit au château de Ménorval, en Guern, de Penvern [Note : Le château de Penvern était habité par la famille Penvern du Pérenno. Ces allées et venues créèrent à la longue — si elles n’existaient déjà, — entre les Videlo et la famille Penvern des relations sur lesquelles nous aurons à revenir. C’est ainsi sans doute que M. Louis Videlo devint le directeur spirituel de Mesdemoiselles Rose et Bonne Penvern (Arch. départ., L, 863)], en Persquen ou du Boterf en Melrand.

En cas de surprise, quand la fuite devenait impossible, M. Videlo se blottissait dans l’une des deux cachettes que possédait le vieux manoir. L’une d’elles existait encore il y a quelques années : elle consistait en une sorte de retrait en forme de tuyau de cheminée, pratiqué dans l’épaisseur de la muraille et adroitement dissimulé derrière une garde-robe dont le fond mobile glissait dans une rainure.

« Une nuit on est réveillé en sursaut par l'arrivée des patriotes » ; et il y a un prêtre dans la maison ; pas une minute à perdre. Pendant qu’on parlemente avec les soldats pour gagner du temps, le pauvre prêtre est introduit au plus vite dans la mystérieuse armoire. Aussitôt le panneau retombé, il faut ouvrir et laisser les révolutionnaires visiter la maison de fond en comble. Ils arrivent dans la chambre occupée par le proscrit ; ils y trouvent un lit défait, encore chaud et un vêtement d’homme oublié dans la précipitation de la fuite. Les soldats triomphants croient déjà tenir leur victime et disent à la fidèle servante qui les suit : « Il y avait un homme ici; vous ne pouvez le nier ; la preuve est évidente, il vient de quitter le lit à l’instant. ». Et elle de répondre avec le plus grand sang-froid : « C’est le lit du jardinier : il a été bien obligé de se lever en toute hâte pour vous ouvrir la porte ».

« Grâce à la présence d’esprit de cette femme, le prêtre était sauvé pour cette fois ».

Les bleus, furieux de ne jamais rien découvrir, se vengeaient de leurs déconvenues sur les habitants de Keraly ; ils mettaient leur demeure au pillage, brisaient leurs meubles ou les brûlaient dans la cour avec les papiers de famille [Note : La famille Keraly possédait un enfeu dans l'église paroissiale, du côté de l’épître ; elle avait le droit de banc avec accoudoir et aussi celui de placer ses armes sur les portes de l’église et de certaines chapelles. Tous ces privilèges provenaient de la terre de Keraly. Nous sommes redevable à une bienveillante communication de Mademoiselle Keraly de tous les renseignements concernant le château de ses ancêtres utilisés dans cette étude. Nous la prions de vouloir bien agréer nos remerciements].

Nos proscrits durent renoncer à fréquenter, au moins d’une façon habituelle, ces maisons amies qui leur avaient longtemps offert une hospitalité aussi empressée que généreuse. La Convention, on le sait, ne reculait devant aucune rigueur. Pour atteindre plus sûrement les insermentés, elle finit par prendre, contre ceux qui leur donnaient asile, les mesures les plus atroces. La loi du 30 vendémiaire an II (20 octobre 1793), condamna les receleurs de prêtres à la déportation ; celle du 22 prairial suivant (11 avril 1794) les déclara passibles de la peine de mort ; dans les deux cas leurs biens étaient confisqués.

Pour ne pas attirer d’irréparables malheurs sur les familles qui leur étaient les plus dévouées, les prêtres de Bubry durent s'ingénier à se procurer des cachettes où il leur fût possible de trouver un abri sans compromettre personne. Ils en eurent un peu partout, dans les « landiers », dans les taillis, dans les bois, dans les champs de genêts, à l’abri des talus, parfois même dans les villages. A Manéantoux, non loin de Keraly, il y en avait une tout près de la maison, probablement dans l’aire à battre : elle consistait en une sorte de souterrain dont l’entrée était dissimulée par une trappe garnie de genêts et enduite de terre glaise [Note : Ces cachettes sont signalées comme abritant surtout des émigrés « rentrés » et des « brigands » ; elles servaient sans doute aussi, à l’occasion, aux prêtres frappés de proscription].

Quant aux deux frères Videlo, ils « creusèrent dans un énorme landier, une fosse très profonde dont le dessus était soutenu par des solives ; et là, pendant deux ans, ils se retirèrent le jour pour échapper à la fureur des ennemis de Dieu et des hommes. Le soir, des paroissiens dévoués leur amenaient des chevaux pour visiter les malades de la paroisse ou des paroisses voisines veuves de leurs pasteurs légitimes » [Note : Manuscrit de Coëtiquel].

MM. Videlo et leurs confrères ne se contentaient pas de visiter les malades. Ils baptisaient, mariaient, confessaient. Les dimanches et fêtes, devant les fidèles du voisinage mystérieusement convoqués, ils célébraient la messe là où ils se trouvaient, dans les chapelles de Perros, de Keraly, de Ménorval, de Penvern, dans les fermes écartées, même dans les granges ou dans les bois.

 

II. - Le cauchemar des patriotes. — La mi-carême à Saint-Yves en 1793. — Les préliminaires de la confiscation. — Les vases sacrés de Saint-Yves.

Ces visites furtives, ces messes à la dérobée ne pouvaient suffire, surtout en ces tristes jours, à nourrir la foi et à satisfaire la piété des fidèles. Il fallait les voir, leur parler, les réunir enfin pour leur donner une direction appropriée aux circonstances et retremper leurs âmes dans la prière et les sacrements.

Saint-Yves fut le centre ordinaire de ces réunions pieuses ; M. Le Goff en fut lame. En pleine Terreur, en 1793 et 1794, il y eut presque tous les dimanches et jours de fête messe à Saint-Yves.

A l’approche des grandes solennités de l’année chrétienne, l’affluence se faisait plus nombreuse ; les fidèles avides des consolations de la religion, accouraient en foule, non seulement des environs, mais des paroisses voisines. Des prêtres zélés rejoignaient M. Le Goff ; outre ceux de Bubry — qui d’ailleurs opéraient le plus souvent dans le nord de la paroisse — c’était MM. Célard, curé de Quistinic, Le Quéven, curé de Lanvaudan, Le Manour, de Languidic, etc... Ils passaient la nuit à entendre les confessions célébraient la messe de bonne heure, puis se dispersaient, et quand la troupe survenait — ce qui arriva plus d’une fois — elle ne trouvait le plus souvent devant elle qu’un village désert ou bien rempli d’une foule railleuse ou irritée, mais pas de prêtres : ils avaient déguerpi.

D’ailleurs pour seconder ces sortes d'expéditions, le district comptait à tort sur le concours des municipalités de Quistinic et de Bubry. La première, sans doute, comprenait quelques « patriotes » comme Jaffray et Flambeau ; quant à l’autre, à l’exception peut-être de l’aubergiste secrétaire-greffier P.-J. Guégan [Note : Ce P.-J. Guégan, dont nous avons déjà plusieurs fois cité le nom, était originaire de Séglien. (Arch. départ., Etat-civil, Bubry)], malgré quelques accès d’un zèle plus apparent que réel, elle était au fond d’une tiédeur qui allait bientôt la rendre tout à fait suspecte. Aussi à chaque fois, les braves municipaux, y compris Jaffray et Flambeau plus prompts à dénoncer qu’à s’exposer, se dérobaient, et la troupe laissée à elle-même, mal renseignée et mal conduite, rentrait bredouille à Hennebont [Note : Arch. départ., L, 1048].

Saint-Yves devint ainsi la terreur des « patriotes » et des constitutionnels du voisinage, le cauchemar des administrateurs du district. Empêcher, disperser par tous les moyens ces rassemblements séditieux, capturer les prêtres qui les présidaient, surtout « le prêtre de Saint-Yves, » M. Le Goff, leur « bête noire », ce fut dès lors l’une de leurs principales préoccupations. Les fidèles de Bubry et des paroisses voisines avaient l’habitude — qui s’est conservée jusqu’à nos jours — de se confesser une première fois vers la mi-carême pour se mieux préparer à l’accomplissement du devoir pascal. Malgré les dangers de la situation en 1793, ils furent invités à se rendre à Saint-Yves dans la nuit du samedi au dimanche quatrième de Carême ; ils devaient y trouver des prêtres insermentés qui se mettraient à la disposition de ceux d’entre eux qui désiraient recourir à leur ministère.

Mais le procureur-syndic du district, Lapotaire, fut instruit de ce qui se préparait. Il jugea l’occasion bonne pour frapper un grand coup. Donc, dans la journée du 9 mars, il demanda au directoire d’envoyer un de ses membres à Saint-Yves avec une force armée, « pour se saisir de ces fanatiques ». Dessaux fut chargé de cette mission ; on lui donna vingt hommes, dix gardes nationaux et dix volontaires de la Seine-Inférieure. Le commissaire et le détachement mis sous ses ordres devaient quitter Hennebont le même jour, vers huit ou neuf heures du soir [Note : Arch. départ., L, 1036].

L'expédition n’eut vraisemblablement pas lieu [Note : En effet le district, écrivant le lendemain 10 mars à la municipalité de Bubry, ne fait pas allusion à l’expédition qu'il avait projetée la veille (Arch. départ., L, 1061)]. En tout cas elle n’obtint pas le succès qu’en attendaient ses organisateurs

Le directoire ne parvenait pas à se saisir de la personne des prêtres de Bubry ; il songea à les frapper dans leurs biens. C’était plus facile, et l’arme était toute prête, car la proscription entraînait la confiscation.

A Quistinic, les mobiliers de MM. Nicolas, Célard et Morio, recteur et vicaires de la paroisse, venaient d’être vendus aux enchères, sauf toutefois ce qu’ils avaient réussi, sans trop de peine, à soustraire au fisc, — et c’était la meilleure part [Note : V. M. l’abbé Guilloux, Les Prêtres de Quistinic pendant la Révolution, p. 11 et 12].

Le 8 mars, la municipalité de Bubry annonçait à son tour qu’elle avait fait saisir et inventorier « les meubles abandonnés par les prêtres fugitifs Benjamin Videlo, ex-recteur, et Toussaint Bertrand ». La vente pourrait avoir lieu quand il plairait au directoire du district de l’ordonner. Ils auraient pu ajouter que, à Bubry comme à Quistinic, les meubles abandonnés étaient de valeur très médiocre : le reste avait été déposé en lieu sûr.

Ravis de ce zèle, les administrateurs adressèrent, le 10 mars aux municipaux de Bubry, une réponse qui était un témoignage de satisfaction et une exhortation à la lutte à outrance : « Votre lettre, écrivaient-ils, nous a fait grand plaisir, car elle nous prouve par continuation votre attachement aux lois.

Il sera bien de faire également, comme nous vous y autorisons, la saisie et le séquestre des deux autres perturbateurs, Olivier Faillic (Le Fellic) et Jean Le Goff, qui ne méritent aucun égard. Il faut absolument que vous parveniez à les chasser de votre territoire. Est-ce que votre garde nationale ne pourrait pas s’en emparer et nous les conduire icy ? Tâchez de faire cette bonne capture ; elle vous fera honneur et vous débarrassera de mauvais sujets qui causent une infinité de maux. .... Courage, bons citoyens ! » [Note : Arch. départ., L, 1061].

Flattés par ces bonnes paroles, les municipaux voulurent une fois de plus justifier la confiance des administrateurs. Le 12 mars ils firent inventorier et transférer au district l’« l’argenterie » de Saint-Yves : un calice avec sa patène, un ostensoir et un ciboire furent emportés [Note : Arch. départ., Q, 299]. On comptait peut-être par cette mesure rendre impossible l’exercice du culte catholique. Vain espoir ! Les réfractaires, faisant usage de vases sacrés qui leur appartenaient en propre [Note : Arch. départ., L, 1037], continuèrent de célébrer la messe dans la chapelle comme les fidèles continuèrent de s’y réunir.

 

III. — Le pardon de Saint-Yves en 1793.

Note : M. Guilloux a raconté cet épisode dans son intéressante monographie sur les prêtres de Quistinic. Nous ajoutons à son récit de nombreux incidents qui lui ont échappé ou qu’il a cru devoir négliger.

Ce n’était pas assez pour calmer les inquiétudes ou satisfaire la haine des « patriotes ». Aussi Jaffray, Flambeau et consorts mirent-ils tout en œuvre pour provoquer une action plus décisive des pouvoirs publics. Dès le 15 mars, ils suppliaient le directoire du district de faire dans le pays les plus exactes perquisitions et d’avoir soin, si on voulait les rendre fructueuses, de se concerter avec le district de Pontivy. Le directoire ayant omis de leur répondre, ils s’adressèrent au procureur-syndic, qui leur déclara, le 25, qu’on se disposait à prendre les mesures les plus efficaces pour nettoyer leur canton. « Mais, ajoutait-il, permettez que je ne vous les trace pas afin de ne rien éventer, vous serez avisés à temps, le moment n’est pas encore favorable parce que nous sommes dénués de bras, ils arrivent ce soir, nous nous concerterons avec Pontivy, un peu de patience » [Note : M. Guilloux, op. cit.].

Or les semaines s’écoulaient, le danger s’aggravait et le secours n’arrivait pas.

Le 16 mai, Jaffray et Flambeau adressèrent au district un pressant appel.

Voici, d’après eux, ce qui venait de se passer. Le 14, le moulin de la Villeneuve [Note : La Villeneuve est située au nord de la paroisse de Quistinic, sur les confins de Melrand] avait été brûlé par les « brigands » qui sans doute avaient voulu punir le meunier Lamoureux d’avoir accepté un grade dans la garde nationale [Note : Arch. départ., L, 1072]. Le bourg devait subir le même sort ; « mais, écrivaient les municipaux de Quistinic, ou plutôt Jaffray lui-même, la Providence des choses ne nous a pas permis de nous endormir dans une fausse et fatale sécurité, et le bourg a été sauvé comme par miracle ». En effet, le 15 au soir, quoique le danger ne parût pas imminent, dix ou douze « patriotes » du bourg s’étaient réunis au presbytère pour causer de la situation. Vers dix heures, alerte ! On vient d’apercevoir près de la fontaine, sur la route d’Hennebont, six hommes à l'allure suspecte, coiffés de mouchoirs blancs. Au cri de : « Qui vive ? » ils ont répondu : « Citoyens ! » puis ont disparu.

Aussitôt on place des sentinelles sur tous les chemins, des rondes fouillent — bien timidement — les alentours du bourg. Pendant quatre mortelles heures l'anxiété est à son comble.

Vers deux heures du matin un coup de feu retentit ; on accourt ; c’est le domestique du curé qui, après les trois sommations réglementaires, vient de tirer sur un groupe de huit à dix hommes qui, silencieusement, s’avançait sur deux files,, le long du mur du jardin.

On se met à leur poursuite, « mais la crainte leur donne des ailes » ; ils s'enfuient laissant sur la place « une paire de souliers, ou plutôt de savates qui ne sont nullement à un paysan » et deux « boëtes à fumeur » avec lesquelles ils allumaient les incendies ; elles sont encore toutes pleines de ces chiffons brûlés dont on se sert pour conserver le feu. L’une d’elle appartenait au nommé Le Duc, de Kerlo, en Lanvaudan ; c’est du moins ce qu’affirme quelqu’un qui l’a vue entre ses mains et qui y a même allumé sa pipe.

Ils se sont retirés du côté de Saint-Yves ou Lanvaudan.

Il y avait trois prêtres dans la bande, peut-être même davantage. Une femme a remarqué un individu vêtu à la mode des paysans de la côte, ayant un mouchoir sur la tête et des culottes longues. On sait que c’est le costume de ce « prêtre de Saint-Yves », ce Le Goff qui avec Célard, Le Quéven et d’autres, confesse, baptise, épouse, dit la messe et administre les malades à Saint-Yves et aux environs. « Mardy dernier, ajoutaient les zélés municipaux, le curé a suppléé les cérémonies du baptême à un enfant qui avait été baptisé par le curé de Lanvaudan le même jour. Le père qui était venu le faire enregistrer, comme il a eu lui-même la simplicité de nous l’avouer. On pourrait savoir de lui où se retirent ces prêtres.

Nous finissons, en vous conjurant, au nom de tous les citoyens de Quistinic et d’ailleurs, de faire cesser à Saint-Yves une infraction aussi scandaleuse à la loi et de stimuler la coupable inertie des municipaux de Bubry, on pourrait même dire la criminelle connivence de plusieurs d’entre eux qui sont de ce quartier. ».

« Rien ne serait, ce nous semble, plus facile que d’en arrêter quelqu’un pendant les fêtes de la Pentecôte, où se fait l'ouverture du pardon de saint Yves qui se trouve le dimanche 19 du courant. Ils seront certainement selon leur coutume à confesser samedy prochain et même peut-être bien avant dans la nuit... Le meilleur moyen d’éloigner ces fléaux publics ce serait de nous faire venir 20 à 30 hommes à qui nous donnerions tous les renseignements sur les lieux de leur retraite et surtout pour guides, quatre soldats de notre paroisse pour lesquels nous avons obtenu la permission de venir passer [ici] le pardon de saint Mathurin...

Ce détachement aura le double emploie, de donner la chasse aux brigands et de former garnison dimanche et lundy à Saint-Yves pour empêcher les prêtres d’y exercer leurs fonctions fanatiques et d’attirer à eux l’argent des messes et offrandes. C’est le moment de leur août. Ce coup auquel ils ne s'attendent pas, mettra leur bourse à sec pour quelque temps et cet argent servira à payer les frais de la troupe... Nous espérons le plus grand succès de ces mesures... ».

Le directoire du district cessa de faire la sourde oreille. Le samedi 18 mai, veille du dimanche de la Pentecôte et de la fête de saint Yves, il décida d’envoyer au secours des patriotes de Quistinic, un détachement de 50 hommes avec de la gendarmerie. Il en confia la direction à l’un de ses membres, le citoyen Jaffray qu’il nomma commissaire à cet effet ; et sur-le- champ il écrivit aux municipaux de Quistinic pour leur faire part de ses projets et leur demander leur concours entier et sans réserve. Il les invitait à se joindre à la troupe et même à se mettre à sa tête pour la renseigner, la guider, lui prêter main-forte au besoin. A cette condition il garantissait le succès ; au contraire, s’ils se cachaient « comme les autres fois », c’était un coup manqué.

De plus, les administrateurs, qui ne voulaient rien laisser au hasard, recommandaient aux municipaux : 1° d’envoyer quelques-uns d’entre eux à Penquesten, le soir même, pour neuf heures, au devant de leur commissaire pour s’entendre avec lui sur la direction à donner aux opérations ; 2° de l’aider, en passant à Kerlo, en Lanvaudan, à s’emparer du nommé Le Duc, un de la bande qui avait jeté l’alarme à Quistinic dans la nuit du 15, et qu’il importait d’interroger et d’amener, si faire pouvait, à dénoncer ses complices et à dévoiler leurs projets ; 3° de préparer avec soin vivres et logements pour les hommes ; 4° enfin d’écrire aux municipaux « patriotes » de Bubry de venir se joindre à eux « parce que, disaient-ils, la force ne pouvait être trop conséquente ».

D’autre part, le détachement serait entièrement à leur disposition, et, s’ils le jugeaient à propos, rien ne les empêchait de le garder pendant les deux jours que devait durer la fête.

« Enfin, concluait le directoire, qu’en répondant à vos demandes nos démarches ne soient pas infructueuses et que nous ayons à nous féliciter d’avoir couru à votre secours ».

A cette lettre, il joignit un billet avec prière de le faire parvenir au citoyen P.-J. Guégan, secrétaire-greffier de la municipalité de Bubry.

P.-J. Guégan était invité à aller aussitôt, avec tous les « patriotes » qu’il pourrait réunir, se joindre aux municipaux de Quistinic. « Nous y faisons passer une force armée, disait-il, afin de s’emparer des fanatiques prêtres qui désolent leur pays et le vôtre. Il faut, cher citoyen, que nous ne manquions pas cette fois-cy et nous en emparions. Et si on se réuni de bonne foy et avec de bonnes volontés cela ne peut manquer ».

Le détachement était nombreux, bien composé, plein de zèle ; les dispositions semblaient bien prises, et la coopération des « patriotes » de Quistinic et Bubry assurée; on pouvait donc compter sur un succès.

Le « corps expéditionnaire » sortit d'Hennebont vers huit heures du soir. Moins de deux heures après, ayant traversé le Blavet à Lochrist, il arrivait à Penquesten.

Une première déception l’y attendait : la municipalité de Quistinic n’avait envoyé personne à sa rencontre.

Jaffray, très perplexe, ne songea plus à Le Duc de Kerlo ; il prit le parti d’aller jusque chez eux — puisqu’ils ne venaient pas à lui, — relancer ces « patriotes » timides. Mais soit ignorance ou malveillance des guides de hasard dont il dut utiliser les services et qui égarèrent la colonne, soit difficulté de la marche, par une nuit sans lune au moins pendant la deuxième partie de l’étape, dans des chemins couverts et malaisés, escaladant des hauteurs escarpées, ou s’enfonçant dans des vallons à pic, pleins d’eau dans les bas-fonds, ravinés sur les pentes, semés de cailloux errants qui se dérobent sous le pied ou le heurtent au passage,— il était déjà tard — quatre heures et demie ou cinq heures — quand il arriva à Quistinic [Note : Comme on était au premier quartier, la lune se coucha aux environs de minuit].

Pendant que ses hommes, exténués par cette marche nocturne, se reposaient et se restauraient dans les auberges du bourg, le commissaire du directoire fit rechercher les officiers municipaux pour les mettre en demeure de tenir leurs promesses et de l’accompagner. Ils restèrent introuvables à l’exception du curé constitutionnel qui d’ailleurs prétexta une indisposition pour s’enfermer chez lui.

Ce fut un nommé Fouillen qui conduisit la troupe à Saint-Yves. Elle y arriva vers sept heures. Toutes les portes de la chapelle étaient ouvertes. Le commissaire manda aussitôt le trésorier, Vincent Le Méchec, procureur de. la commune de Bubry, et lui fît subir un rapide interrogatoire. Il apprit ainsi que le matin même M. Le Goff avait célébré la messe. Le calice dont il s’était servi lui appartenait en propre, celui de Saint-Yves ayant été déposé au district au commencement de mars. Quant aux offrandes du jour — 200 livres environ — elles avaient été recueillies par un pauvre inconnu.

Jaffray courut ensuite à la maison du chapelain, espérant l’y surprendre. Il lui fut aisé de constater dès l’abord, qu'il y faisait sa résidence habituelle, que même il y devait y être encore à l’arrivée de la troupe. Malheureusement l'oiseau s’était envolé, le nid était vide.

Le commissaire revint à la chapelle ; fit enlever « la pierre dite sacrée », fermer et barricader les portes, emporter les clefs [Note : Arch. départ., L, 1037]. Puis furieux de son échec, mécontent de tout le monde et de lui-même, intimidé peut-être par l’attitude hostile de la foule qui devait être considérable [Note : Le fait que, à sept heures du matin, les offrandes atteignaient déjà la somme de 200 livres, — et sans doute Le Méchec n’a pas exagéré, — semble en effet indiquer que l’affluence était grande], il quitta Saint-Yves avec son détachement. Mais au lieu de rentrer à Quistinic où on l’attendait [Note : Arch. départ., L, 1073], il reprit la route d’Hennebont. Il emmenait Le Méchec « que tout concourait à montrer de connivence avec le prêtre rebelle » et que le directoire du district fit mettre, le soir même, en état d’arrestation, après que Jaffray eût rendu compte, — non sans amertume, — des incidents de la journée [Note : Arch. départ., L, 1037].

A Saint-Yves, peu s’en fallut que la fête ne se terminât par un épisode tragique. Vers le soir, Fouillen, le guide du matin, revint à la chapelle pour reconduire à Quistinic Jaffray et ses hommes. Mal lui en prit. Les soldats étaient loin ; il faillit payer cher le concours qu’il avait prêté à ces trouble-fête. Les femmes, et à leur tête « une affidée et partisante du prêtre » — sa sœur sans doute, — se jetèrent sur lui et, le prenant aux cheveux, l’accablèrent d’injures et de mauvais traitements, pendant que les hommes, survenant à leur tour, le frappaient du pied et du poing et le blessaient d’un coup de pierre qui manqua de lui crever un œil. Il s’échappa à grand-peine, le corps meurtri, le visage en sang [Note : Arch. départ., L, 1073].

Le lendemain lundi, malgré les précautions prises par le commissaire du directoire, il y eut encore messe dans la chapelle, et on fit savoir qu’il en serait de même le dimanche 26 et les dimanches suivants [Note : Arch. départ., L, 1073].

L’expédition de Jaffray n’avait donc pas intimidé les prêtres réfractaires. Quant aux fidèles, ce nouvel attentat contre leur liberté la plus chère, les exaspéra. Au dire des municipaux de Quistinic, on les vit le 24, à la foire de Saint-Yves, « avec des yeux étincelants de rage et de fureur ». Parmi les plus exaltés, se distinguait toujours « l’affidée du prêtre », Jeanne Le Goff, cœur ardent, parole vive et main leste. Il y eut de part et d’autre des injures et des provocations : « Venez vous mesurer avec nous, criait-on aux « patriotes » de Quistinic, en particulier à Hervé Dimondy, le lieutenant de leur garde nationale, — venez-vous mesurer avec nous ; nous vous épargnerons la moitié du chemin ». Quelques-uns d’entre eux, vigoureusement houspillés, furent menacés de ne pas s’en retourner vivants [Note : Arch. départ., L, 1073]. La colère, longtemps contenue, faisait explosion ; un incident pouvait déchaîner la guerre civile.

A Quistinic l’anxiété devenait chaque jour plus vive. Le soir même du 19, une sentinelle qui gardait un poste écarté avec un mauvais fusil qui ne partait pas, avait été attaquée par des « brigands » et maltraitée. Une nuit, on entendit, tout près du bourg, un coup de pistolet ; c’étaient paraît-il, « trois prêtres, Célard, celui de Saint-Yves et le nommé Manour de Languidic [Note : Yves Le Manour, de Rumengol, prêtre de Languidic, arrêté à l’Ile-aux-Moines en 1795, condamné à mort et exécuté sur la place du Marché (aujourd'hui place de l’Hôtel-de-Ville), le 31 décembre de la même année. (Arch départ., L, 295, 1576, etc. ; M. Le Mené, Histoire du diocèse de Vannes, t. II, p . 343)], qui se glissaient chaque soir dans la maison qu’habitait Morio » avant son départ pour l’Espagne. Mis en fuite par l’arrivée de la garde, ils avaient fait feu se retirant [Note : Arch. départ., L, 1073].

Dès le 25 mai, la municipalité, qui n’avait rien fait pour seconder l’expédition organisée sur sa demande, affolée par l’agitation pleine de menaces qui était en grande partie son œuvre, implora de nouveau, contre Saint-Yves, contre les prêtres réfractaires et leurs partisans, l’assistance du district [Note : Arch. départ., L, 1073].

Après un récit des faits un peu suspect d’exagération, Jaffray et Flambeau — comme d’habitude ils parlaient au nom de tous — faisaient une peinture sans doute poussée au noir, des dangers qu’ils couraient : « Ils ne nous menacent de rien moins, disaient- ils, que de se porter en masse nuitamment sur notre bourg pour l’incendier et ajouter à ce fléau la triste répétition des horreurs et des excès de tout genre commis à Pluméliau le mois de mars dernier par les hordes sauvages dont eux-mêmes faisaient partie. C’est assez vous peindre notre situation et nos tristes anxiétés que de vous dire qu'il n’existe pas dans ce district de peuple qui ait été plus travaillé par les prêtres réfractaires dont Saint-Yves a été constamment le repaire. Tous ses habitants et ceux des environs auxquels on peut ajouter ceux de Lanvaudan en presque totalité, de plus une foule considérable de toutes les paroisses qui y affluent tous les dimanches et fêtes, en sont les fauteurs, les receleurs et les partisans les plus ardents. Ils ne parlent que de tuer, massacrer et incendier les habitants de Quistinic, particulièrement ceux du bourg... Nous vous prions de prendre en considération notre position et de calmer par de promptes mesures les transes cruelles que nous éprouvons... Bref il faut une garnison à Saint-Yves... S’il ne s’agissait que d’une messe prise isolément, cela mériterait sans doute peu d’attention. Mais ce sont les prédications et les confessions, tous les genres de séductions employés pour pousser à la révolte des gens à qui on persuade que c’est une œuvre pie et méritoire que de venger sur les patriotes, surtout sur les officiers municipaux et les prêtres constitutionnels, les droits du ciel et du pape. Il faut être, comme nous, à portée de connaître combien est ulcérée l’âme de ces fanatiques contre notre municipalité surtout contre notre curé, parce qu’ils sont des sentinelles vigilantes qui les observent sans cesse et qui ont commis à leur égard un crime qu’ils ne nous pardonneront pas, je veux dire la vente des effets des réfractaires. C’est ce point surtout qui donne à leur vengeance un caractère spécial de cruauté atroce si jamais nos tristes pressentiments se réalisent. Où en serions-nous si les fanatiques de Bubry réunis à ceux de Melrand plus dangereux encore par les armes et les munitions dont ils sont abondamment pourvus, tombaient tout à coup sur notre commune qui n’a pas cinq fusils en état de faire feu ? Eh bien ! citoyen, soyez sûrs que nous ne vous exagérons rien en vous disant qu’en ce moment les prêtres de Lanvaudan, de Bubry, de Melrand et d’ailleurs méditent un coup terrible sur ce bourg et qu’ils mettront tout en jeu pour intéresser dans leur vengeance la crédule et trop confiante ignorance du féroce Breton de ces contrées. Quelque chose qu’il arrive, inaccessibles à la crainte, nous resterons fermes à notre poste. Nous n’avons qu'une demande à vous faire, c’est de nous procurer quelques fusils et des munitions » [Note : Arch. départ., L, 1073].

Edifié sur le concours qu'il pouvait attendre de la bonne volonté ou de la bravoure des municipalités intéressées, le district qui, d’ailleurs, n’était pas dupe des exagérations de Jaffray et Flambeau, fit semblant de ne pas entendre et laissa les « patriotes » de Quistinic se tirer d’affaire comme ils purent.

L’épilogue de cette aventure, ce fut la détention du pauvre Le Méchec, « prévenu d’avoir favorisé la résidence à Saint-Yves d’un prêtre réfractaire et d’avoir soustrait au profit de ce dernier le produit d’une quête » [Note : Arch. départ., L, 1037]. La municipalité de Bubry intervint activement pour obtenir l’élargissement de son procureur. Ce ne fut qu’au bout d'un mois et demi que le district se laissa fléchir. « Nous regardons ce particulier, écrivait-il le 19 juin, bien plus coupable que vous le pensez. Car si tout individu est tenu d’après les lois de dénoncer tout prêtre réfractaire, quel reproche ne mérite pas, quelle punition ne doit pas atteindre un fonctionnaire public qui sait, qui voit des prêtres réfractaires habiter son canton, qui est témoin des fonctions qu’ils exercent et qui leur sont interdites et à l’exercice desquelles tout bon citoyen doit s’opposer.

Il est possible que l’église n’ait pas été ouverte dans l'intention de donner au réfractaire Le Goff les moyens de dire sa messe, mais qui a procuré les clefs de la porte de la sacristie ? Qui a donné les clefs des armoires ? Méchec avait ces clefs. Il a tout vu, il a assisté lui-même à la messe. S’est-il opposé à rien ? a-t-il fait aucune représentation ? Enfin qu’est devenu la quête ? Le Méchec a répondu à notre commissaire qu’elle avait été prise par un inconnu ; tombe-t-il sous le sens commun qu’un procureur de commune, un trésorier de chapelle, laisse prendre publiquement dans un plat une offrande, s’il n’en connaît pas le destinataire et il est bien aisé de le deviner.

Enfin, citoyens, vous voulons bien, en considération de son âge et de l’intérêt que vous prenez à ce particulier, oublier sa faute. Mais nous vous invitons en même temps à prendre tous les moyens à vous défaire des prêtres réfractaires qui rôdent continuellement parmi vous, qui y sèment la discorde en cherchant à désunir les ménages les mieux unis, en soulevant les enfants contre leurs pères et à vous plonger dans un abîme dont il sera trop tard un jour de chercher à vous désabuser.

Croyez que ce sont vos meilleurs amis, qui vous parlent, ceux à qui vous avez donné votre confiance et qui feront tout pour continuer de le mériter. Si par vous-mêmes vous n'êtes pas suffisants pour arrêter les prêtres réfractaires, marquez-le nous ; nous volerons à vous ; nommez-nous les personnes qui les retirent ; quand une fois ils n’auront plus d’asile, alors ils n’empoisonneront plus vos quartiers.

Apprenez, citoyens, que vous devez sous votre responsabilité faire connaître les personnes qui donnent asile à ces perturbateurs, car enfin ils logent quelque part, et que vous ne devez avoir égard ni à parenté ni à amis quand la loi parle » [Note : Arch. départ., L, 1048].

Leçon de civisme et encouragement à la lutte à outrance et par tous les moyens contre les prêtres fidèles ; heureusement la municipalité de Bubry n’était guère disposée à suivre ces conseils !

Le Méchec fut mis en liberté le 4 juillet, mais à condition de verser au préalable dans la caisse du district, l’équivalent de la quête qu’on l’accusait d’avoir détournée [Note : Arch. départ., L, 1048]. C’est sur ces 200 livres que fut prélevée là somme destinée à solder les dépenses faites par le corps expéditionnaire à Quistinic et à Saint-Yves, soit 56 livres 12 sols 6 deniers [Note : Arch. départ., L, 1048. Cette somme fut confiée le 27 juin par le secrétaire du district, « au nommé Gilles, marchand beurier », pour être remise à la municipalité chargée de la répartir entre les intéressés].

 

IV. — La confiscation. — Le stratagème de M. Le Goff.

Dès le mois de mars, la municipalité de Bubry avait apposé les scellés sur « les meubles et effets abandonnés » par MM. Videlo et Bertrand [Note : Arch. départ., L, 1060]. Quelques temps après il en fut de même pour le mobilier de M. Le Fellic. Enfin, le 12 juin, P. J. Guégan, le secrétaire-greffier, adressait au directoire du district un triple inventaire des objets séquestrés [Note : Arch. départ., L, 1037]. Tout était prêt pour la vente.

[Note : Confiscation des meubles et effets de Benjamin Videlo et de Toussaint Bertrand (Arch. départ., Q, 553). Dès le mois de mars la municipalité de Bubry avait inventorié les meubles et effets de MM. Benjamin Videlo et Bertrand. L’opération avait-elle été mal faite ? Nous ne savons. Toujours est il que le mois suivant il fallut tout recommencer. Depuis son expulsion du presbytère, le recteur de Bubry s’était réfugié dans la maison de l’Enfer située au midi du bourg ; il l’avait louée au prix de 72 # l’an de Victor-Fulgence Liengon, dit Tréferiou, agissant comme tuteur des enfants issus de son mariage avec feue Jeanne-Céleste Sorin. Le vendredi 19 avril 1793, le maire et les officiers municipaux accompagnés du secrétaire-greffier, Pierre-Jean Guégan, se transportèrent à son nouveau domicile pour dresser un second inventaire de son mobilier. Nous leur laissons la parole en corrigeant de nombreuses énormités orthographiques et autres qui rendent le procès-verbal à peu près illisible. « ... Nous avons trouvé... ce qui suit, savoir et premier : Dans la cuisine : une table coulante à deux services, auprès de laquelle il y a un escabeau ; une petite table carrée à quatre pieds ; un lit à tombeau garni d’une paillasse, d'une couette de balle, avec un traversin de plume, deux grands draps et une couverture de laine ; trois chandeliers de cuivre jaune ; une marmite de potin contenant deux seaux ; un chaudron d’airain ; un seau de bois avec deux cercles de fer ; un bassin d’airain ; deux plats longs ; six plats et assiettes de faïence ; un passe-purée d’airain ; une mauvaise casserole ; une jatte et une passoire de lait de bois ; quatre écuelles de bois et de terre ; une casse de fer blanc ; une poële grasse avec un trépied ; une pelle à feu : sept fourchettes de fer et une cuiller d’étain ; une broche à main avec deux landiers ; une grande armoire à deux battants dans laquelle il y a des papiers, des livres et tous les linges qu’on a trouvés, qui sont en petit nombre, sur laquelle on a posé le sceau ; une autre grande armoire à deux battants, vide ; une petite hache à main ; un mauvais gril ; un croc à puits ; trois chaises joncées, deux bergères ; un grand billot près de la table. Dans la cave il y a une couchette de lit garni de deux couettes de balle et de deux draps ; cinq barriques vides ; une mée à pieds ; une grande hache; une tonne à buée... avec son escabeau ; un rangeau ou baquet ; quatre poules. Dans la chambre au-dessus de la cuisine il y a : un lit à tombeau sans rideaux, garni de deux draps ou linceuls, d’une paillasse, d’une couette de balle, d’un traversin et d’un oreiller de plume, de deux couvertures de laine blanche ; une mauvaise soutane ; une commode à trois tiroirs ; deux buffets non garnis ; deux bergères; deux chaises joncées ; un prie-Dieu ; une table carrée à quatre pieds ; un cornet de faïence. Dans la chambre au-dessus de la cave, il y a deux bois de lit avec deux mauvaises paillasses ; deux mauvaises chaises. Dans le grenier il y a plusieurs bois de lit avec leurs « cieux » et environ un millier de foin. Dans l’écurie il y a une couchette de lit, garnie d’une couette de balle, de deux draps et d’un traversin de balle avec une mauvaise couverture une mère vache gare noire... Et pour gardiataire séquestre [avons établi] le nommé Joseph Fouger, tisserand demeurant auprès, lequel s’est présenté volontairement, lequel est chargé des dits effets. Joseph Fouger se contenta pour cet office d’un salaire de 7 s 6 d par jour, parce que, assurait-il lui-même, tout en gardant il faisait de la toile ».

De l’Enfer le maire et les officiers municipaux se transportèrent à la maison de la Chapellenie, sise au milieu du bourg, « où sont les meubles et effets de Toussaint Bertrand, ci-devant prêtre de Bubry, fugitif, où nous avons trouvé les effets qui suivent, savoir et premier : Dans la cuisine il y a une table coulante ; un chandelier pour la chandelle de résine ; une crémaillère ; un trépied ; une poêle à frire ; deux chandeliers de cuivre ; une hache ; deux buffets garnis de trois plats et huit assiettes de faïence ; une armoire à deux battants. Dans la chambre il y a deux lits à tombeau sans rideau ; deux chaises ; une armoire à deux battants de treillis de fils de laiton, dans laquelle il y a un peu de linge et sur laquelle on a posé le sceau. Dans l’écurie il y a une grande table de cuisine — qui sont tous les meubles et effets trouvés au département du dit Bertrand... ».

La vente aux enchères du mobilier de M. Videlo commença le 5 août. En dépit de sa double qualité de maire de Bubry et de commissaire du directoire du district, Mathurin Pérès s'abstint d’assister à cette opération que, dans son for intérieur, il condamnait peut-être comme une iniquité. Il trouva d’ailleurs un suppléant de bonne volonté dans la personne de Pierre-Jean Guégan qui n’était pas homme à se laisser arrêter par des scrupules de ce genre. Julien Le Priol et Yves Rivallan représentaient la municipalité. Tous trois se rendirent à la maison de l’Enfer avec Morand, le notaire et Le Lidec, le crieur, qui procédèrent aussitôt à la mise aux enchères. Interrompue à 7 heures du soir, la vente fut reprise le lendemain. Les objets à vendre trouvèrent acquéreur, mais en général à très bas prix : deux fauteuils furent adjugés ensemble à 25 sous, un autre fauteuil avec une chaise à 12 sous ; des lits complets furent cédés à 27 # et 24 #, des bois de lits à 2 # 5 sous, 2 # et même 1 #, une table à 10 sous, etc... et il ne faut pas oublier que tous ces objets étaient payables en assignats que dès lors perdaient environ les deux tiers de leur valeur.

Cependant l’assistance dût-être assez nombreuse ; mais on vint surtout par curiosité, pour voir ce déballage du mobilier du recteur, pour connaître les acquéreurs pour protester petit-être contre cette confiscation qu’aucun crime ne légitimait. Malgré la grande quantité d’objets mis en vente, il y eut donc peu d’acheteurs, vingt-cinq environ ; c'étaient des « patriotes » déjà compromis ; municipaux ou fonctionnaires du jour, de la veille ou du lendemain ; la municipalité elle-même qui acquit une commode pour 5 # 10 sous ; des consciences larges incapables de résister à la tentation du bon marché ; et aussi des personnes dévouées à M. Videlo et désireuses de sauver du naufrage quelques parties de son mobilier : tel Alain André dont les achats : table à rallonges, mée, lits, etc... s’élevèrent à 100 # 1 sous 6 deniers. Il se garda bien en effet d’enlever la plupart des objets qui lui furent adjugés. D’autre part huit ans plus tard, en 1801, nous trouverons un Alain André au service de M. Videlo ; il est vrai que le domestique de 1801 est trop jeune à cette date pour avoir pu être l’acquéreur de 1793 ; néanmoins la similitude de nom est significative.

Signalons parmi les principaux acquéreurs Pierre Jean Guégan, Julien Le Priol qui resta adjudicataire du prie-Dieu à 1 # 15 sols ; Julien Pérès, Joseph Le Sourd. Louis Robic dont le lot comprend « une mauvaise soutane » à 3 # 1 sol ; Yves Thomazo, Joseph Dagorne et Joseph Fouger qui achetèrent, le premier la vache (100 #) et le second le foin (61 #).

Les femmes, moins « patriotes » sans doute que les hommes, s’abstinrent presque complètement ; un caleçon fut cependant adjugé à Jeanne Le Vouedec au prix de 16 sols.

Au moment où les opérations se terminaient Joseph-François Bertrand, juge de paix du canton de Bubry et notaire public, le propre frère du chapelain de Perros, vint réclamer, au nom du propriétaire de la maison de l’Enfer, 72 #, prix du loyer de l’année qui devait échoir au 1er septembre. D’autre part les frais de vente : journées du notaire, 12 #, journées du crieur, 4 #, enregistrement 10 #, timbre 1 # 4 sols, expédition de la minute de la vente 3 #, — montaient à 30 # 4 sols. C’était une somme de 880 # environ qui revenait au fisc.

La vente du mobilier de M. Bertrand eut lieu le 7 août. Pour diverses raisons, un certain nombre de meubles et effets mis en vente et adjugés furent laissés par les acquéreurs dans la maison de l’Enfer ; un nouvel inventaire fut dressé par les soins de la municipalité le 22 floréal an II-11 mai 1794. Il signalait, dans la cuisine : une table coulante et deux tables carrées ; deux fauteuils ; un lit à tombeau avec une couchette de balle, deux draps, une couverture de laine et un oreiller ; un dévidoir ; de mauvais rideaux violets et « six chemises à homme de chanvre » ; dans la cave : un bois de lit et une mée ; dans l’écurie : un bois de lit ; dans la chambre : un bois de lit avec une vieille couette de balle ; un baril défoncé ; deux rangeaux, l’un plein de poudre l'autre vide : un calice et sa patène.

Le calice et la patène furent transportés au district et de là à la Monnaie. Malgré les démarches de la municipalité en vue de provoquer une nouvelle vente, le reste demeura en la possession de M. Videlo].

Cependant les nouvelles difficultés surgissaient sans cesse. Il est vrai que P. J. Guégan avait lui-même loué, au prix de 120 #, « les herbes de la cour et les jardins » du presbytère ; mais, d’autre part, le domestique de « l’ex-recteur » avait réussi à vendre, au profit de son maître, le foin des prairies. Les administrateurs, prévenus, prescrivirent à la municipalité d’amener l’acheteur — qui d’ailleurs ne s’y refusa point — à verser le produit de ce marché à la caisse municipale [Note : Arch. départ., L, 1060, 1062].

Enfin, dans les derniers jours de juillet, le directoire donna ordre de procéder à la vente publique des trois mobiliers sous scellés et fixa l’ouverture des enchères au lundi 5 août. Il expédia des affiches à P. J. Guégan, son homme de confiance à Bubry, avec ordre de les faire publier et coller [Note : Arch. départ., L, 1060], nomma commissaire pour représenter l’administration, le maire Mathurin Pérez, en exprimant l’espoir que, dans cette affaire, il donnerait des preuves de son « patriotisme » [Note : Arch. départ., L, 884] ; enfin prescrivit que, en outre, deux membres de la municipalité assisteraient aux opérations [Note : Arch. départ., L, 1060].

Alain Morand, notaire à Plouay, avait été désigné pour diriger la vente ; il s'adjoignit en qualité de crieur, un autre habitant de Plouay, Alain Le Lidec qui avait promis de « se bien et fidèlement comporter au fait de sa commission » [Note : Arch. départ., Q, 404]. La mise aux enchères commença le 5 et se poursuivit les deux jours suivants, en présence du maire, représentant le district, et de Julien Le Priol et Yves Rivallan, officiers municipaux [Note : Arch. départ., L, 1061].

Des ventes faites chez MM. Videlo et Le Fellic nous ne connaissons rien sinon le produit qui fut respectivement de 955 # 5 s. 3 d. et 59 # 14 s. 6 d. 3) et dont il fallut déduire, outre les frais qui s’élevèrent à 30 # 4 s. et 11 # 2 s. [Note : Arch. départ., Q, 391], le salaire du gardien des scellés. Un tisserand du bourg, Joseph Fouger, payé à raison de 7 s. 6 d. seulement par jour, « parce que, assurait-il lui-même, tout en gardant il faisait de la toille », perçut pour le « gardage » du mobilier de M. Videlo — en germinal an II, après avoir été renvoyé de la municipalité au receveur de Plouay, du receveur au district, du district au département etc... — la somme de 44 # 3 s. 6 d. [Note : Arch. départ., Q.299, 392, et L, 1062].

Nous avons au contraire une copie du procès-verbal de la vente de M. Bertrand qui eut lieu le 7 août. Nous en donnons la principale partie, celle qui contient l’énumération des objets vendus avec les noms des acquéreurs et le prix de vente.

« Une mauvaise poille (lisez : poële) adjugée à Jean Guégan, cinq sols : 5 s.

La crémaillière est d’attache à la maison.

Un trépied à Julien Jean Sourd, 20 sols : 20 s.

Un arrosoir au Lidec pour un sol six deniers : 1 s. 6 d.

Deux mauvais chandeliers à idem pour vingt-cinq sols : 1 # 5 s.

Un plat de terre au citoyen Le Priol douze sols : 12 s.

Un petit bassin d’airain à Marc Le Gallo : 1 # 15 s. 6 d.

Un pot à soupe, une écuelle, une chopine etc., cuillers au citoyen Le Priol : 12 s. 6 d.

Quatre assiettes à Jean Le Gouallec : 10 s.

Cinq mauvaises assiettes à Joseph Guillemot : 1 # 1 s.

Un buffet et son vessellier à Yves Thomazo : 27 #.

Autre vessellier et son buffet à Mathurin Barber : 18 #.

Un armoire à deux battants à Yves Thomazo : 81 #.

Une table à quatre pieds à Julien Perresse : 15 s.

Une hache à Yves Thomazo :. 1 # 11 s.

Un buffet à Marc Le Gallen : 3 # 6 s.

La tapisserie à Mathurine Le Barber : 25 #.

Un devant de soutane à Jean Le Calloch : 3 #.

Un bois de lit et une mauvaise paillasse à Jean Calloch : 3 #.

Un bois de lit, une paillasse, une couette de balle et une mauvaise couverture de laine bleu à René Jullé : 30 # 18 s.

Une chemise à Heritte (?) Botcadour : 2 #.

Deux gilets aux citoyen Guégan pour deux livres : 2 #.

Une paire de calson (sic) à François Pérez : 2 # 2 s.

Une nappe avec quatre mauvaises serviettes Yves Thomazo : 9 #.

Deux mauvaises culottes François Pérez 4 #.

Quatre mauvaises chaises joncées à Joseph Guillemot : 10 s.

La présente vente se trouve monter sauf erreur à la somme de 220 # 9 s. 6 d. De laquelle somme je suis chargé pour la compter à qui être vu. Arrêté sous mon seing et ceux qui le savent faire les dits jours et an, signé en la minute Yves Rivallon off. mun , J Le Priol o. m., P. J. Guégant, Morand notaire ».

Le frais s’élevèrent à la somme 13 # 8 s. se décomposant ainsi : honoraires du notaire : 6 # ; honoraires crieur : 2 # ; enregistrement : 3 # ; timbre : 12 sols ; expédition : 1 # 12 s. [Note : Arch. départ., Q, 404].

Une bonne partie des meubles et effets des proscrits avaient échappé aux scellés. Quant aux objets saisis, bien que payables en assignats qui, dès lors, perdaient 82 0/0 de leur valeur, et livrés d’ordinaire à des prix dérisoires, ils ne trouvèrent acquéreurs que parmi les « patriotes » déjà compromis. Aussi beaucoup demeurèrent invendus [Note : L’année suivante, il est vrai, en fructidor an II, la municipalité s’adressa au directoire du district pour l’amener à ordonner une seconde vente ; mais il ne semble pas que ses démarches aient été suivie d’effet (Arch. départ., L, 1049)].

Le 12 août la municipalité rendit compte au directoire des opérations accomplies et, sans doute, manifesta le désir d’agir de la même façon vis-à-vis de M. Le Goff.

Les administrateurs la félicitèrent de ce qu’elle venait de faire : « C’est une bonne œuvre, disaient-ils, de se débarrasser de pareilles choses ». « Avec le plus grand plaisir, lui mandaient-ils le même jour, nous vous autorisons et prions même de saisir les meubles du fanatique Le Goff prestre de Bubry, de nous en donner l’inventaire parce que ensuite nous en ordonnerons la vente » [Note : Arch. départ., L, 1062 et 980].

Mais M. Le Goff était un homme de ressources et de décision : il n’était pas facile de le prendre au dépourvu. Il fit enlever de la maison de la chapellenie ses meubles et effets et les mit en sécurité dans une vingtaine de maisons amies de Saint-Yves et des environs. C’est ainsi qu'il confia différents objets à Marc Le Guyader, Guillaume Le Pennec, Mathurin Huigner, François Le Ny ou plutôt la veuve Le Ny, Françoise Fouillen, Louis Tanguy, cordonnier, Yves Le Merhis, tailleur, Julien Le Strat, Yves Le Bronnec, Yves Le Cavil, tous de Saint-Yves ; de même aux Jégouzo de Kergrain, en Inguiniel ; à Hellec de la Villeneuve ; à Henriette., du Mané ; à Pierre Le Dilly, de Kerfosse ; à Yves Le Cavil, de Kerderrien ; à Mathurin Quéré et Laurent Le Méchec de Bochelin ; enfin à Gabriel et à Joseph Nignol [Note : Voici, à titre de curiosité, la nomenclature des objets déposés chez chacune des personnes ci-dessus désignées : — Chez Marc Le Guyader : une casserolle, un réchaud, une biguelle, trois bréviaires, de l'argent monnayé, un fusil, une barrique de Bordeaux neuve. — Chez Guillaume Le Pennec : deux cannes, du foin. — Chez Mathurin Huigner : un « pot à soupe avec sa couverture », trois torches de chanvre, du lin, une table, trois chaises, des livres, du savon. — Chez la veuve Le Ny : un « tour de broche avec son équipage ». — Chez Françoise Fouillen : une barrique de Bordeaux neuve, un couteau de cuisine, un gril, des bas, un percevin, une scie, un « ribot avec son bâton », de la chandelle. — Chez Louis Tanguy : une « potée de beurre », des souliers, deux salières, des écuelles, des cuillers et des fourchettes, deux landiers, des pinces, une pelle à feu, une pelle ordinaire, une table, un panier, du seigle, une « boëte à poudre », un rangeau, une jatte de bois, des clefs, du sucre, un « dévidoire de fil cru », un râteau, de la sardine, des pots, du fil blanc, deux plats d’étain, une soupière, un chandelier, de la peinture, des serviettes, des bas, du lin, des chemises, une brouette, tous ces objets « cachés au jardin ou ailleurs ». — Chez Yves Le Merhis : des plats, des saladiers, des gobelets. — Chez Julien Le Strat : six torches de chanvre. — Chez Yves Le Bronnec : une brouette. — Chez Yves Le Cavil (de St-Yves) : quarante-trois échevaux de fil. — Chez les Jégouzo : une selle, des bottes, sept rideaux, deux matelas, deux oreillers, un « traversier, » une couette, deux draps, quatre douzaines de serviettes, neuf mouchoirs, trois couvertures, etc... — Chez Hellec : un buffet, deux lits, une armoire, deux coffres, une glace, un tiroir, de la laine, des draps, des cordes. — Chez Henriette.. : Un chapeau, des souliers, des chemises, un gilet basin, deux pendules avec leurs poids, six chaises etc... — Chez Pierre Le Dilly : une bride, deux assiettes, une paire de souliers. — Chez Yves Le Cavil (de Kerderrien) : une canne. — Chez Mathurin Quéré : une mue à poulets, un coffre, un lit clos. — Chez Gabriel : un couteau, un percevin, du cidre. — Chez Joseph Nignol : une canne, de la laine. (Arch. départ., L, 1073, notes trouvées sur M. Le Goff lors de son arrestation)].

Ces précautions rendirent impossible la saisie et la vente du mobilier de M. Le Goff qui, sans doute, échappa à la confiscation.

 

V. — L’Expédition du mois d'octobre. — Encore « buisson creux ».

Le 27 septembre 1793, le maire de Pontivy, Faverot et les officiers municipaux écrivaient au directoire du district d’Hennebont : « Nous venons, citoyens administrateurs, d’être instruits qu’il existe un repaire de prêtres sur votre territoire. Nous nous en rapportons à votre zèle pour les faire arrêter. Voici leurs noms et celui du lieu où ils sont : Videlo, frères ; Félique (lisez : Le Fellic) ; Bertrand, au lieu nommé le Paradis, près le bourg de Bubry, au joignant d’un petit ruisseau » [Note : Arch. départ., L, 1072].

Cinq prêtres à arrêter ! — car on savait que M. Le Goff continuait à résider à Saint-Yves — quel aubaine ! Une expédition fut aussitôt résolue. Mais comme il fallait, pour ne négliger aucune chance de succès, qu'elle eût lieu un dimanche, et qu’il était trop tard pour songer au lendemain 29 septembre, elle fut retardée de huit jours et fixée à la nuit du samedi 5 au dimanche 6 octobre. Un anniversaire de bon augure !

Un détachement de 50 hommes, formé par moitiés de gardes nationaux et de chasseurs du 15ème régiment, fut mis sous les ordres « du citoyen Michel membre de la commune de cette ville et faisant les fonctions de commissaire de district » [Note : Arch. départ., L, 1048]. Ce Michel n’était autre que Le Michel-Duroy, curé constitutionnel d’Hennebont. Sans doute on crut et il crut lui-même que sa qualité de prêtre assermenté lui donnait une aptitude spéciale pour diriger cette chasse aux prêtres fidèles.

D’après les instructions très précises qu’il avait reçues du conseil général du district, Le Michel-Duroy devait se mettre en marche le 5, à six heures du soir, de façon à arriver à Bubry vers onze heures. Il sortit d’Hennebont avec une heure de retard et passa le Blavet à Lochrist. A Penquesten, sur les dires de son guide, il s’attarda à des opérations de police qui avaient pour but de mettre la main sur une troupe de voleurs. De voleurs, il n’en trouva point ; il dut se borner à saisir un uniforme de garde national découvert dans un coffre.

Le détachement reprit la direction de Saint-Yves et Bubry par les chemins malaisés que le lecteur connaît. Mais bientôt le commandant s’aperçut « avec peine » qu’un grand nombre de gardes nationaux avaient abandonné la colonne. Il fit halte pour les attendre, mais dut repartir avant qu’ils eussent rejoint : il fallait rattraper le temps perdu. On hâta le pas « dans le plus grand silence ». Conformément aux instructions reçues, en arrivant à Saint-Yves, le détachement cerna en un clin d’œil et sans donner l’éveil « la maison du chapelain, l’église et les principales avenues ». Il importait que personne ne pût aller à Bubry porter l’alarme. On dut enfoncer la porte de la Chapellenie. On n’y trouva aucun meuble : « tout se réduisait à un morceau de bœuf et de veau, du pain, un chou et du beurre ».

Le Michel-Duroy aurait voulu prendre le temps de cerner et de fouiller le village tout entier ; mais pour obéir aux ordres formels du district qui exigeait qu’il allât jusqu’à Bubry, il perdit « l’occasion de prendre, dit-il, à coup sûr le réfractaire qui y disait la messe ».

A trois heures moins le quart, toutes ses recherches ayant été vaines, il donna l’ordre du départ pour Bubry.

En route le détachement rencontra « beaucoup de gens qui se rendaient à Saint-Yves pour la messe » : le commandant les fit arrêter et ramener jusqu’à l’entrée du bourg ; et là, près du moulin de Coatiquel, il arrêta sa troupe pour prendre les dispositions prescrites par le conseil général du district.

Il forma quatre pelotons de cinq hommes chacun et les fit conduire par le guide aux emplacements, désignés à l’avance, qu’ils devaient occuper. Le premier fut posté sur le chemin de Guémené, près de la chapelle de Sainte-Hélène ; un autre sur la route de Pontivy, près du Pont-Neuf ; un troisième « sur le petit chemin de Saint-Yves, à quelque distance des maisons » ; le dernier resta sur la route d’Hennebont, à Poulnas, au bas du chemin qui conduisait à Coatiquel, tout près de l'endroit où s’était arrêtée la colonne. Ces piquets de troupe avaient pour mission de surveiller les abords du bourg, et d’arrêter toutes les personnes qui essaieraient d’en sortir.

Quand le guide, après avoir placé ces pelotons, eut rejoint le gros du détachement, Le Michel-Duroy pénétra dans le bourg et fit investir aussitôt et en même temps trois maisons que ses instructions lui signalaient comme suspectes : la Chapellenie, habitée naguère par M. Bertrand ; l’Enfer où se cachait M. Videlo et le Paradis où demeurait « la dame de Coatiquel ». Il devait les fouiller minutieusement et mettre en état d’arrestation toutes les personnes étrangères qui pourraient s'y trouver.

Dans l’une d’elles il y avait beaucoup de femmes dont deux religieuses que le commandant n’osa pas arrêter quoiqu'il jugeât dangereux de les y « laisser plus longtemps ». Il fallut briser une fenêtre pour pénétrer dans l’Enfer. On y trouva un lit encore chaud et, au cours des perquisitions faites au grenier, sous des bottes de foin, « une étole, des missels, des bréviaires, etc., tout ce qui indique la demeure d’un prêtre coupable ». « Le juge de paix du canton, dit Le Michel-Duroy dans son rapport, est chargé des clefs de cette maison ; il les prête sans doute aux prêtres réfractaires du nombre desquels est un de ses frères. Il en a deux autres émigrés [Note : Le juge de paix du canton de Bubry n’était autre que le propre frère de M. Bertrand, Joseph François Bertrand du Cosquer ; il avait en effet deux autres frères émigrés, Ferdinand et Philippe (Arch. départ., L, passim et Q, 16)]. Comme le conseil municipal du lieu ne me l’a pas indiqué comme suspect j’ai cru ne devoir pas le saisir, ayant à cœur de remplir ma mission sans l’outrepasser ».

Le commissaire devait également visiter les maisons qui lui seraient désignées par la municipalité ; celle-ci ne lui donna sans doute aucune indication à cet égard, et il en fut réduit à faire cesser les recherches.

Au dire du chef, les hommes avaient beaucoup souffert. Nous le croyons volontiers. Le Michel-Duroy crut « que la justice et l'humanité demandaient qu’on leur distribuât quelques vivres » : la dépense totale atteignit la somme de 62 livres. Il rendit d’ailleurs bon témoignage des chasseurs du 15ème régiment et des gardes nationaux qui l’avaient suivi. Tout, affirmait-il, s'était passé « dans le plus grand ordre » et s’était exécuté « avec zèle et exactitude » [Note : Arch. départ., L, 1072, rapport de Le Michel-Duroy].

L’expédition n’en avait pas moins manqué son but. « Cependant, écrivait le lendemain le directoire au département, la course n’a pas été tout à fait inutile » ; la troupe avait en effet saisi et conduit à Hennebont Mathurin-François-Jacques Jutard, soupçonné d’avoir figuré « dans la malheureuse affaire de Pluméliau », en mars 1793 [Note : Arch. départ., L, 1048, lettres du directoire d’Hennebont au département et à la municipalité de Pontivy].

D’ailleurs les administrateurs n’abandonnaient pas la partie. « Pour avoir manqué cette fois notre coup, disaient-ils, nous n’en serons pas moins empressés à nous débarrasser de cette peste qui désolle nos campagnes ».

Malheureusement le jour était proche où leurs tentatives répétées pour s’emparer des prêtres de Bubry allaient être, au moins partiellement, couronnées de succès.

 

VI. — Double arrestation. — Une évasion mouvementée.

Non loin de Saint-Yves, vers le couchant, au village de Kerfosse, vivait, dans une large aisance, un paysan dont nous avons déjà plus d’une fois prononcé le nom, Pierre Le Dilly. Sa famille était nombreuse : elle comprenait sa femme Olive Le Goff [Note : Olive Le Goff était née en 1736, au village de Saint-Jean, en Séglien : elle était fille de Nicolas Le Goff et d’Isabelle Fouillen. (Arch. départ., Etat-civil, Bubry)] qu'il avait épousée vers 1760, les huit enfants [Note : — 1762, Louise, qui épousa Yves Bauché, de Kerjean, Bubry. — 1753, Une fille dont l’acte de baptême ne donne pas le prénom, sans doute Mathurine qui mourut en 1827. — 1765, Jeanne-Flore, dont la marraine fut « demoiselle Jeanne-Flore Cadoux », mère de M. Bertrand. — 1767, Joseph, qui épousa Marguerite Le Bruchec, de Languidic ; il mourut en 1833. Il n’eut pas d’enfants mâles ; l’une de ses deux filles, Olive, mariée à Julien Nicolas, eut elle-même deux filles qui habitent la paroisse de Quistinic ; Marie, veuve Olivier, à Poulfetan et Joséphine, veuve Le Guyader, au bourg. — 1769, Pierre. — 1771, Anne, qui épousa Ollier, de Kergallo (Languidic). — 1772, Olive, mariée à Jean-Pierre Le Crenn, de Talhouët-Lomelec (Lanvaudan). — 1776, Yves] — trois garçons et cinq filles — qu’elle lui avait donnés et qui presque tous habitaient encore sous son toit, enfin sa sœur Jeanne, Jeannic, comme on disait d’ordinaire, qui avait renoncé au mariage pour rester auprès de lui.

C’était un homme de cœur et de foi, un chrétien généreux, dévoué jusqu’au sacrifice à la cause religieuse : les prêtres proscrits trouvaient toujours chez lui un accueil cordial et un gîte assuré.

Le lundi 9 décembre au soir — 19 frimaire an II —, le recteur et le vicaire de Bubry, soigneusement déguisés [Note : Archives départementales., L, 1544] comme l’exigeaient les circonstances, vinrent lui demander asile. Comme d’ordinaire il les reçut sans hésiter.

Les deux frères montèrent, pour passer la nuit, dans une sorte de chambre haute située au-dessus du rez-de-chaussée qu’occupait la famille. C’était une pièce spacieuse, vingt-cinq à trente pieds sur douze à quinze, avec cheminée en granit, plancher en terre glaise [Note : Remplacé depuis par un plancher en bois], sans autre plafond que le toit de chaume. Les ouvertures, toutes au midi, étaient une porte à laquelle on accédait par un escalier extérieur en pierres et deux petites fenêtres sans vitres que fermaient de simples panneaux de bois. Le mobilier comprenait une armoire et deux lits à tombeau dont l'un, fermant à clef, orné d’ajours et de fuseaux, se voit encore dans une maison voisine.

Vers deux heures du matin, à un signal convenu, les Videlo ouvrirent ; un homme entra, vêtu d'une veste brune, d'un gilet blanç, d’une culotte et de guêtres de toile : c’était M. Le Fellic ; il fut accueilli sans surprise : on l’attendait [Note : Archives départementales, L., 1544].

Les trois proscrits durent sans doute échanger leurs réflexions sur les tristesses de cette terrible époque : la Terreur : Prieur, de la Marne et Julien, de Paris, ce « morveux » de Robespierre, venaient de la mettre « à l’ordre du jour » à Lorient, à Vannes, et les prisons s’emplissaient de suspects ; les massacres : les Vendéens aux abois et bientôt sans doute anéantis, et, plus près, une insurrection noyée dans le sang d’une centaine de paysans au Gorvello, à Ambon, à Questembert ; les impiétés : des évêques et des prêtres reniant leur sacerdoce à la barre de la Convention et livrant, avec leurs insignes, leurs lettres d’ordination ; le culte infâme de la Raison substitué dans Notre-Dame de Paris au culte du vrai Dieu ; enfin, l’intrus de Bubry lui-même, Le Stunff, sombrant dans l’ignominie etc... etc.. Tout allait de mal en pis.

Ils devisaient de tout cela tristement, presque à voix basse, lorsque un bruit de pas mal étouffés parvint à leurs oreilles toujours aux aguets ; et aussitôt ce furent des coups violents frappés à la porte du rez-de-chaussée et des voix menaçantes demandant qu’on ouvrît « au nom de la loi ». La « Nation » ! Comment lui échapper cette fois ? Sortir, c’était se jeter dans ses bras. Non, mais on pouvait percer le toit. Fiévreusement les proscrits se mettent à l’œuvre. Pendant que, en bas, dans la maison toute bouleversée par la brusque irruption de la force armée, la vaillante Jeannic, la sœur de Pierre Le Dilly, répond aux sommations des gendarmes qu’ils peuvent la tuer s’ils le veulent, mais qu’ils n’obtiendront rien d’elle [Note : Par une erreur très explicable Mmes Olivier et Le Guyarder, arrière-petites-filles de Pierre Le Dilly, ont rapproché d’elles d’une génération les personnes de leur familles si honorablement mêlées aux événements que nous racontons : elles attribuent à leur grand-père Joseph Le Dilly, et à leur grand’tante Jeanne Le Dilly ce que nous croyons devoir rapporter à leur bisaïeul Pierre Le Dilly et à leur arrière-grand tante Jeannic Le Dilly. La lecture des documents prouvent d’une manière absolument péremptoire que le receleur de M. Videlo et Le Fellic était bien Pierre Le Dilly. C’est de lui seul qu’il est question dans les divers procès-verbaux, mandats d’arrêt, interrogatoires, jugements etc. qui ont trait à cette affaire. Il nous paraît également à peu près certain que cette Jeannic qui paraît dans notre récit était la sœur de Pierre Le Dilly et non sa fille], un trou est enfin pratiqué dans le chaume ; Louis Videlo s’y glisse et se laisse tomber dans le courtil, derrière la maison [Note : Notice manuscrite de Coëtiquel] ; mais en même temps la porte cède sous une poussée violente, les gendarmes se précipitent dans la chambre et s’emparent du recteur et de M. Le Fellic [Note : Archives départementales, L, 1571].

Quant au fugitif, quoique sans chaussures, quoique blessé dans sa chute, — le lendemain on le suivait à la trace de son sang [Note : Madame Olivier] —, il arriva au jour, « les pieds meurtris et remplis d’épines, dans la paroisse de Penquesten » ; il y resta caché pendant deux mois [Note : Notice manuscrite de Coëtiquel].

Les malheureux proscrits avaient été vendus ; un misérable de Saint-Yves, Louis Guillemot, avait averti la gendarmerie d’Hennebont que des prêtres réfractaires se cachaient à Saint-Yves et aux environs ; il avait donné la liste des maisons à visiter et recommandé d’une manière spéciale celle de Pierre Le Dilly. Cette fois on n’avait pas cherché à organiser une de ces expéditions à grand fracas qui jusque là n’avaient abouti qu’à de piteux échecs. Dans la nuit du 19 frimaire — 9 décembre —, vers neuf ou dix heures, deux gendarmes, Jean Bérard et Jean Liberge, étaient sortis d’Hennebont, accompagnés de trois citoyens de bonne volonté, Jean-Vincent Perret, Louis Latimier et Joseph Missard.

A deux heures du matin, ils étaient à Saint-Yves ; ils y firent des perquisitions qui n’eurent aucun succès. A quatre heures, ils arrivaient à Kerfosse et faisaient irruption chez Pierre Le Dilly [Note : Arch. départ., L. 1571]. On sait le reste.

Les prisonniers durent se résigner à suivre les gendarmes à Hennebont ; on comprend qu’ils l’aient fait « avec peine » ; selon toute probabilité, n’était-ce pas à la mort qu'on les conduisait ? Peut-être tentèrent-ils de s’évader en cours de route : toujours est-il qu’on crut devoir les garrotter pendant une partie du chemin. Au dire du procès-verbal, ils auraient même essayé de racheter leur liberté et leur vie à prix d’argent et proposé 1500 # à leurs gardiens pour les laisser s’en aller; « Mais l’argent n’a jamais pu tenter de vrayes (sic) républicains — ce sont les gendarmes qui parlent — et nous avons rejeté leurs propositions avec horreur » [Note : Arch. départ., L. 1571].

Louis Guillemot s’était joint à l’escorte ; il se rendait lui aussi à Hennebont, sans doute pour toucher, à la caisse du district, le prix de son ignoble marché. A leur arrivée en ville, MM. Videlo et Le Fellic furent conduits à l’ancienne chapelle de la Congrégation, où se tenaient depuis plus de trois ans les séances du district. Les administrateurs provisoires leur firent sans doute subir un interrogatoire préliminaire pendant que les gendarmes rédigeaient le procès- verbal de leur capture. Puis les prisonniers furent remis à Bérard et Liberge munis d'un réquisitoire en forme du district pour les conduire à Lorient et aviser de leur arrestation le citoyen Marion, accusateur public auprès du Tribunal criminel du Morbihan. On adjoignit aux gendarmes, pour leur prêter main-forte en cas de besoin, deux chasseurs du quinzième [Note : Arch. départ., L. 1073].

A onze heures, l’escorte sortit de l'hôtel du district emmenant les prisonniers. Elle descendit la rue Porte-en-bas et traversa le Blavet sur un pont en bois dont on aperçoit encore quelques débris, un peu en amont du pont en pierres d’aujourd’hui ; il joignait la rue des Lombards à la rue très montante [Note : Il fallait hisser au moyen d’un treuil les charrettes, diligences ou voitures que les attelages n’auraient pu tirer, en raison de la pente, des rives du Blavet au haut de la rue] de la Vieille-Ville qu’il fallait gravir dans toute sa longueur pour arriver à la route de Lorient. Le fleuve n’était pas alors emprisonné entre deux bordures de quais et ses eaux, à marée haute tout au moins, venaient battre sur les deux rives, les collines abruptes qui enserraient sa vallée.

Avant de sortir du district les prisonniers qui sans doute étaient à jeun depuis la veille, avaient demandé à dîner ; les administrateurs ne s’y étaient pas opposés. Justement au bout du pont, du côté de la Vieille-Ville, à droite en montant, l'Hôtel de la Marine [Note : En 1905 Café de la Marine] balançait son enseigne au-dessus de la rue. On les y fit entrer : la maîtresse de la maison conduisit ses deux clients dans un cabinet attenant à la cuisine, et se mit en devoir de les servir.

Presque aussitôt arriva Cochois, l’un des membres de la Commission administrative. Il venait d’apprendre que Louis Guillemot, dont il estimait la présence à Lorient nécessaire, refusait d’aller plus loin et se disposait à rentrer à Saint-Yves. Il ordonna donc au gendarme Bérard de se mettre à sa recherche et de faire son possible pour le faire revenir sur sa détermination. Bérard se détacha de l’escorte pour exécuter cet ordre [Note : Arch. départ., L, 1073]. Cochois et ses collègues rentrèrent chez eux pour dîner. C’étaient des jacobins farouches, désignés un mois auparavant par Prieur de la Marne pour remplacer les anciens administrateurs suspects de modérantisme (!) et de fédéralisme (?). Il n’est pas téméraire de croire qu’ils étaient enchantés de la matinée : jusqu’à ce jour, dans le Morbihan, aucun prêtre n'était monté sur l’échafaud ; cette fois on en tenait deux, et l’un d’entre eux comptait parmi les personnages les plus en vue du « ci-devant » clergé ; si le Tribunal criminel répondait aux intentions de ceux qui l'avait épuré et transféré à Lorient, on pouvait espérer que leurs têtes en tombant sur l’échafaud, frapperaient leurs partisans de stupeur et abattraient leur parti.

Une demi-heure à peine s’était écoulée, que Fichoux vit entrer chez lui Bérard lui même accompagné des deux chasseurs. Ils racontèrent qu’un des prisonniers venait de s’évader ; dans sa fuite il avait abandonné un de ses souliers « que Bérard tenait à la main ». « Surpris et même ému de ce rapport », Fichoux répondit « que ce soulier intéressait peu et que ce n’était pas de ce meuble (sic) qu’ils eussent à s'occuper mais du prisonnier confié à leurs garde... Qu'il était de leur devoir de s'en assurer de manière qu'il ne pût leur échapper, qu’il était surprenant et même incompréhensible que [de] deux hommes arrêtés, l'un deux s’échappe des mains de quatre hommes armés qui ne devaient point le perdre un instant de vue parce qu’ils en répondaient ; qu’au surplus il allait vérifier le fait ».

Bérard s’empressa de se disculper : l’incident s’était produit pendant qu’il était à la recherche de Guillemot.

Fichoux se rendit en hâte à l’Hôtel de la Marine ; il n’y trouva en effet que M. Le Fellic gardé de près par le pauvre Liberge tout confus de sa mésaventure, et inquiet des conséquences qu’elle pouvait avoir. Sur sa demande, la maîtresse de la maison qui était dans la cuisine, debout près de la table, lui fit voir la pièce « où avaient dû dîner deux particuliers conduits par deux gendarmes et deux chasseurs ». C'était un étroit cabine « pratiqué dans la cuisine même, à gauche en entrant ». Sur la rue s’ouvrait une fenêtre dont l’appui n’était pas à plus de quinze ou dix-huit pouces au-dessus du sol.

A ce moment un gros personnage vint se mêler à l’affaire. Le représentant du peuple Tréhouart était de passage à Hennebont ; son attention fut attirée par le rassemblement qui s’était formé au bout du pont ; s’étant informé de ce qui se passait, il voulut lui aussi visiter l'Hôtel de la Marine. Il ne cacha pas sa surprise qu’une évasion eût pu se produire dans de pareilles conditions. « Nous n’avons pu concevoir, dit Fichoux, l’insouciance de Liberge et des deux chasseurs, à supposer comme l’a exposé Bérard, que c’était pendant qu’il était occupé à retrouver Guillemot que ce particulier s’est évadé : nous n’avons pu concevoir, nous le répétons, que ce particulier eut pu échaper à la surveillance de trois hommes ». Le soir vers trois heures Fichoux revint avec Cochois à l'Hôtel de la Marine pour compléter son enquête. A en croire les renseignements qu’ils recueillirent, voici ce qui s’était passé.

Pendant que les deux prisonniers dînaient et que Bérard cherchait Guillemot, Liberge, et les chasseurs se relâchèrent de leur surveillance. Ils se tenaient à la porte de l’hôtel, devisant entre eux ou avec les passants. M. Videlo, profitant de leur négligence, avait enjambé l’appui très bas de la fenêtre ; de la rue, il s’était jeté dans la maison voisine habitée par « le nommé L’Evrard maître d’école et tenant boutique ». Puis, par une porte de derrière, il avait pénétré dans la cour dont il avait escaladé le mur. Il avait de la sorte pu gravir les hauteurs et gagner le chemin qui couronne le coteau où un enfant raconta l’avoir vu courir, pieds nus, du côté de Saint-Caradec.

Les gendarmes n’avaient rien vu, et — toujours d'après le procès-verbal — c’était M. Le Fellic lui-même qui les avait appelés pour leur annoncer l’évasion de son compagnon de captivité [Note : Arch. départ., L, 1073].

Ce récit contient plus d’une invraisemblance, et l'on conçoit aisément qu’il ait été accueilli avec une défiance non déguisée par Fichoux et Tréhouart.

Comment admettre, quand on connaît la disposition des lieux, que M. Videlo ait pu passer par la fenêtre, remonter la rue, pénétrer dans la maison voisine sans être vu ni entendu par les gendarmes et les chasseurs que faisaient le guet, quatre ou cinq pas plus bas devant la porte de l’hôtel ? Comment le fugitif aurait il réussi à escalader les escarpements qui se dressent à pic derrière les maisons qui bordent, du côté de Saint-Caradec. la rue de la Vieille-Ville ?

Quant à M. Le Fellic, tout ce que nous connaissons de sa personne et de son passé proteste contre le rôle odieux qui lui est prêté.

On ne s'expose pas chaque jour pendant deux ans, par religion, par honneur, par fidélité, à tous les risques de la vie de proscrit et à la mort elle-même, pour trébucher aussi misérablement au pied de l’échafaud.

Qu'au moment où les gardiens au retour de Bérard rentraient à l'hôtel pour s'enquérir de leurs prisonniers, alors que l'évasion de M. Videlo ne pouvait rester plus longtemps secrète, il ait voulu, en faisant lui-même connaître ce qui venait de se passer, repousser d’avance l'accusation de complicité qui ne pouvait manquer d'être portée contre lui, — c’est possible, probable même. Seulement il y a loin de cette précaution vaine peut- être, mais en tout cas inoffensive, à l'acte de complaisance vile et de lâche trahison que semble lui imputer le texte du rapport du district.

Il existe heureusement une autre version de l’incident plus vraisemblable et, sans nul doute, plus véridique, car elle remonte à M. Videlo lui-même [Note : Nous tenons cette version de M. le chanoine Voisin, d’Hennebont. Elle vient de Mme Montalant, de sa domestique, surtout du héros de ce drame, M. Videlo qui fut plus tard très connu à Hennebont, son frère ayant été pendant dix-huit ans curé de cette paroisse. Il y a encore vers 1905 à Hennebont une personne au moins, Mme Eveno, qui tient de M. Videlo lui-même le récit de son évasion].

Le recteur de Bubry sortit de l'Hôtel de la Marine non par la rue, mais par la cour ; il s’engagea dans l’étroit couloir qui sépare les habitations du flanc éventré de la colline, cherchant une issue vers la campagne. Mais il dut renoncer à gravir la paroi presque verticale qui se dressait devant lui. Il se réfugia alors dans la maison occupée par Mme Montalant, marchande de fers. Il y trouva la servante vaquant à des travaux d’intérieur. « Je suis un des prêtres prisonniers, supplie-t-il : Sauvez- moi ! » Interdite, la brave femme hésite une seconde ; puis reprenant son sang-froid : « Venez, » dit-elle ; et vite, elle le conduit au grenier. Au moyen d’une planche reposant d’un côté sur l’appui de la fenêtre et de l’autre sur le flanc même de la colline, elle jette, au-dessus de la cour étroite et profonde, une sorte de pont fragile par lequel M. Videlo gagne la campagne. Dans cette opération qui n’est pas sans danger, le fugitif perd un de ses souliers.

La courageuse femme retire promptement la planche et ferme la fenêtre. Elle est à peine redescendue au rez-de-chaussée que les gendarmes s’y précipitent, réclamant leur prisonnier. Elle fait bonne contenance. Ils fouillent la maison de la cave au grenier, ils explorent la cour, ils ne trouvent rien... que le soulier abandonné par M. Videlo, et qu’ils emportent — nous l’avons vu — comme pièce à conviction.

Sur la montagne dénudée de Saint-Caradec, M. Videlo est trop en vue et trop près de l'Hôtel de la Marine pour être en sécurité. Il entre dans la première maison qui s’offre à lui. Cette fois il est chez un marchand de volailles tout occupé à plumer ses poulets. Il le supplie de le cacher. L’autre est un brave homme ; mais il a pour femme une affreuse mégère aimant à boire étayant au cœur la haine des « aristocrates », surtout des prêtres. Heureusement elle est absente ; il fait monter M. Videlo au grenier. Il y a dans un coin, un tas de plumes ; le proscrit se blottit dessous pour attendre le moment de reprendre sa course.

Peu à près la femme entre. Elle est ivre comme d’habitude. Son mari veut à tout prix l’éloigner de la maison. « Allons, dit-il, en lui jetant quelques sous, va boire un verre. »« Tiens, reprend-elle, comme tu es généreux aujourd’hui ! ll y a quelque chose là-dessous. Est-ce que tu ne cacherais pas quelque aristocrate ? ». Il hausse les épaules, et elle s'en va. Quelques instants après les gendarmes envahissent la maison en criant. « Il y a un prêtre ici : Où est-il ! »« J’ai autre chose à faire qu’à cacher des prêtres. S’il y en a dans ma maison, eh bien ! cherchez ; moi je plume mes poulets ». M. Videlo a tout entendu ; toutefois il ne désespère pas. Il sort de sa cachette, ouvre la lucarne, puis, se laissant glisser par le toit, il tombe sur le sol et se remet à fuir. Quand l’enfant dont il a été question plus haut raconta aux administrateurs qu’il l’avait vu courir pieds nus, vers Saint-Caradec, il avait déjà dépisté les gendarmes. Il n’allait pas tarder à regagner sa paroisse qu’il avait bien failli ne plus jamais revoir [Note : Une légende se forma de bonne heure autour de l’évasion de M. Videlo. Au moment où il s’échappa de la manière qu’on sait de la maison du marchand de volailles, un buisson d’aubépine s’était racontait-on, ouvert pour le recevoir puis s’était refermé sur lui. Les gendarmes avait tout vu ; mais ils eurent beau entourer le fourré, l’inspecter de toutes parts, l’explorer en tout sens avec leurs baïonnettes, ils ne purent, à leur grande stupéfaction, ni voir ni atteindre le fugitif. Lorsque, déconcertés, ils eurent pris le parti d’abandonner les recherches, le buisson s’ouvrit de nouveau pour laisser s’en aller M. Videlo].

[Note : De nouvelles découvertes nous obligent à revenir sur le récit de l'évasion de M. Benjamin Videlo de l’hôtel de la Marine, à Hennebont. (Arch. départ., L, 1107). Voici ce qui se serait passé : Pendant que Bérard parcourait la ville à la recherche de Guillemot, Liberge mit un chasseur en faction à la porte du cabinet où dînaient MM. Videlo et Le Fellic. Lui-même, avec l’autre chasseur, se plaça à la porte d’entrée de l’hôtel. Le repas terminé M. Le Fellic rentra dans la cuisine pour payer la dépense. Craignant qu’il ne cherchât à sévader par la porte de l’écurie, Liberge et les chasseurs quittèrent leur poste pour se rapprocher de lui. Ils ne pensaient pas qu’il y eût le moindre danger d’évasion de la part de l'autre prisonnier. Ce fut pourtant de ce moment où l’attention de tous était attirée par M. Le Fellic, que profita M. Videlo. Il ouvrit la fenêtre sans bruit, enjamba l’appui, remonta vivement la rue de la Vieille-Ville, se jeta dans la maison L’Evrard, et gagna par les derrières la maison Montalant et la montagne de Saint-Caradec où il se cacha un instant soit chez le marchand de volailles, soit d’après une autre version, sous un tas de draps jetés sur lui par des lavandières qui faisaient sécher leur linge].

 

VII. — Mort de M. Le Fellic.

Quand il fut bien acquis que M. Videlo avait décidément « faussé compagnie », sans attendre davantage, on fit, sous bonne escorte, partir M. Le Fellic pour Lorient. Après avoir passé le Scorff en bac à Kerentrech, à la nuit tombante, il fut conduit, à travers la ville, à la maison de justice du Tribunal criminel (2), où il fut écroué, en attendant le moment de comparaître devant ses juges.

Ce que dût être pour le pauvre proscrit, brisé par les fatigues et les émotions de la journée, anxieux à bon droit du lendemain, cette longue et froide nuit de décembre, on le devine sans peine.

Jusque-là, il le savait bien, dans le Morbihan, aucun prêtre n’avait été condamné à mort. Mais ne serait- il pas le premier ? N’avait-il pas entendu raconter que deux prêtres des environs de Redon avaient été, quelques semaines auparavant, exécutés dans cette ville ? Et l’un deux, c’était un confrère de séminaire et un compagnon d’ordination, ce doux et aimable, cet édifiant Julien Racapé qui, en marchant au supplice, le 1er novembre, jour de la Toussaint, chantait à pleine voix dans les rues de Redon, ce cantique du P. de Montfort : « Allons, mon âme, allons au bonheur véritable ! » Il n’ignorait pas dans quel sens le tribunal devant lequel il allait comparaître avait été épuré par Prieur de la Marne ; et, on n’en pouvait douter, si Vérité Corbigny, par une dérogation manifeste à la loi, l’avait transféré de Vannes à Lorient, c’était afin qu’il pût sans crainte se montrer sans pitié.

Le mieux était sans doute de se préparer à la mort ; il le fit sans effroi, sinon sans regrets...

Le lendemain matin, 11 décembre — 21 frimaire —, M. Le Fellic fut extrait de sa prison et conduit à l’ancienne chapelle de la Congrégation située à l’angle formé par les rues du Port et de la Patrie. C’était là que, depuis trois semaines, siégeait le Tribunal criminel du Morbihan.

Jean-Marie Raoul présidait ; il était assisté de trois juges, Paul-Marie Le Vaillant, Pierre-Vincent Girard et Grégoire-Jean Rousseau ; François-Marie Marion occupait le siège de l’accusateur public [Note : Arch. départ., L., 1544].

De nombreux sans-culottes, mâles et femelles, assistaient sans aucun doute à l’audience. Ils escomptaient une condamnation capitale, et, d'avance, se faisaient une fête de voir tomber la tête de l’accusé. La guillotine se dressait depuis quelques jours sur la place de la Montagne [Note : En 1905, place Alsace-Lorraine] : on allait enfin l’étrenner, et, par une chance inespérée, c’était un prêtre qui en aurait l’étrenne.

Le Tribunal criminel jugeait « révolutionnairement » les prêtres réfractaires traduits à sa barre. Il n’y avait donc ni témoins, ni jury, ni défense. Après un interrogatoire de pure forme — au fond, une simple constatation d’identité — l’accusateur public déposait ses conclusions et requérait l’application de la loi. Le tribunal délibérait ensuite, chaque juge émettant son avis à haute voix ; enfin le président prononçait la sentence.

Nous reproduisons à peu près in-extenso l’interrogatoire et le jugement de M. Le Fellic.

« Interrogatoire d'Olivier Le Fellic, prêtre.

Du vingt-un frimaire, l'an second de la République etc.

Avons fait venir devant nous un homme vêtu d'une veste brune, d’un gilet blanc, culotte et guestre de toille, auquel nous avons demandé ses nom, âge, surnom, profession et domicile.

Répond s’appeler Olivier Le Fellic, âgé de trente-neuf ans, de Noyal-Pontivy, prêtre, demeurant à Bubry, tantôt chez un particulier, tantôt chez un autre.

Interrogé s’il connaît les motifs de son arrestation.

Répond [que] c’est parce qu’il est sensé rebelle pour n’avoir pas prêté le serment.

Interrogé où, quand, par qui, à quelle heure il a été arrêté.

Répond avoir été arrêté au village de Kerfosse, paroisse de Bubry, hier matin, environ les quatre heures, par les gendarmes d’Hennebont.

Interrogé quelle paroisse il habitait avant le mois d’août mil sept cent quatre-vingt-dix, et quelle, fonction il exerçait.

Répond qu'il habitait en la paroisse de Bubry, qu’il exerçait les fonctions de simple prêtre.

Interrogé si, n’ayant pas prêté le serment exigé par les lois du 24 juillet 1790, du 20 novembre de la même année et du 5 février 1791, il s’est conformé à celle du 26 août 1792 qui soumet les ecclésiastiques insermentés à sortir sous huit jours hors des limites du district et du département de leur résidence, sous quinze hors du territoire de la République ; et si en conséquence de cette loix il a fait sa déclaration devant les corps administratifs, du lieu où il entendait se retirer.

Répond qu’il n'a fait aucune espèce de déclaration, mais qu’il n’a pas quitté le département du Morbihan.

Interrogé où il était et ce qu’il faisait à l’époque du mois de mars dernier.

Répond qu'il croit se rappeler qu’il était dans le discrit de Pontivy, dans la paroisse de Melran.

Interrogé si, à l’époque du mois de mars, la ditte paroisse de Melran n’a pas pris part à la révolte des campagnes contre la ville de Pontivy.

Répond qu’il croit se rappeler que la dite paroisse de Melran avait pris part à la sédition, mais que lui interrogé ne s’en était aucunement mêlé et qu’il n’exerçait aucune fonction sacerdotale.

Interrogé pourquoi il n'a pas obéi aux lois qui enjoignaient aux prêtres de se rendre près de l’administration de leur département respectif pour y demeurer en état de détention jusqu’à leur déportation et notamment aux lois du 21 et 23 avril dernier et trentième jour du premier mois de l’année républicaine.

Répond que s’étant abstenu de remplir aucune fonction, et que n’étant que simple prêtre, il ne croyait pas être sujet à exécuter ces lois.

Interrogé s’il n’a pas quitté le territoire de la République et s’il n’y est pas rentré après en avoir quitté.

Répond qu’il n’a jamais quitté le département, et que n’ayant aucun moyen de se faciliter sa déportation, il ignorait si les administrations l'eussent voulu effectuer.

Interrogé pourquoi, si comme il le dit, il avait renoncé à toutes fonctions, il s’est trouvé qu’il avait les habits sacerdotaux, et s’il ne s’est pas momentanément servi de ces habits tels que soutane...

Répond qu’il portait sa soutane dans l’intérieur des différentes maisons où il allait, mais que la crainte qu’il avait d’être arrêté la lui faisait quitter quand il sortait.

Interrogé chez qui il a été arrêté.

Répond qu’il l’a été chez Pierre Le Dilly, qu’il s’y était rendu environ les deux heures et demie du matin du jour où il a été arrêté, qu’il s’y était rendu pour voir Benjamin Videlo ancien recteur de Bubry qui l’y attendait, lequel Videlo s’y était également rendu.

Interrogé s’il n’y faisait pas habituellement sa résidence chez le dit le Dilly, puisqu’il est vrai que cette maison était désignée comme donnant asile à des prêtres insermentés.

Répond qu’il n’y faisait pas habituellement sa résidence et qu’il ne s’y était rendu que pour le motif qu’il nous a dit.

Interrogé s’il a quelque chose à dire pour sa justification.

Répond qu’il s’en réfère aux précédentes réponses.

Tels sont ses interrogatoire et réponses desquels lecture à lui donnée, a déclaré qu’elles contiennent vérité et n’avoir rien à y changer.

Et a signé : Olivier Le Fellic, prêtre. — P.-M. Le Vaillant, G.-M Raoul » [Note : Arch. départ., L, 1567].

Voici maintenat le jugement rendu par le tribunal contre M. Le Fellic.

« Vu par le Tribunal Criminel du département du Morbihan, séant à l’Orient, le procès-verbal dressé le jour d’hier par les citoyens Liberge et Bérard gendarmes à la résidence d’Hennebont, portant que sur les indications à eux données, ils se sont rendus au village de Kerfosse, paroisse de Bubry, chez le nommé Pierre Le Dilly, où ils ont trouvé cachés et déguisés deux prêtres insermentés, appelés l'un Olivier Le Fellic et l’autre Benjamin Videlo dont il se sont emparés ;

Vu l’interrogatoire du dit Le Fellic, subi séance tenante, et après avoir entendu l’accusateur public en ses conclusions et réquisitions ;

Le Tribunal considérant qu’il résulte de l’interrogatoire d’Olivier Le Fellic ci-devant prêtre à Bubry :

1° Qu’il n’a pas prêté le serment de maintenir la Liberté et l’Egalité ;

2° Qu’en exécution de la loi du 26 août 1792, il n’a fait aucune déclaration pour sortir du territoire de la France, dans les délais et dans les formes prescrites ;

3° Que conformément à la loi du 21 au 23 avril dernier, il n’a pris aucun moyen pour effectuer sa déportation ;

4° Que conformément encore à la loi du 30ème jour du premier mois de cette année, le dit Le Fellic était obligé, dans la décade de la publication de la loi, de se retirer vers l’administration du département du Morbihan pour y rester en détention jusqu'à sa déportation ;

5° Que ledit Le Fellic, est, au contraire, resté caché et déguisé sur le territoire de la République, au mépris de toutes les lois qui lui ordonnent d’en sortir ;

Ouï l’accusé dans ses moyens de défense, et l’accusateur public en ses conclusions.

Le Tribunal, après en avoir délibéré et les opinions émises à haute voix, déclare qu’Ollivier Le Fellic était sujet à la déportation, que loin de s’y soumettre, il était resté caché et déguisé sur le territoire français. En conséquence ordonne que le dit Le Fellic sera livré à l’exécuteur des jugements criminels et mis à mort dans les vingt-quatre heures sur la place de la Montagne en cette ville de l’Orient. Déclare que les biens du dit Le Fellic, si aucun il a, sont acquis et confisqués au profit de la République, le tout en exécution de la loi du 30ème jour du premier mois, qui porte :

ART. 10. Sont déclarés sujets à la déportation, jugés et condamnés comme tels, les Evêques, ci-devant Archevêques, les Curés etc... tous ecclésiastiques séculiers et réguliers, Frères convers et lais, qui n’ont pas satisfait aux décrets du 14 août 1792 et 21 avril dernier, ou qui ont rétracté leurs sermens.

ART. 14. Les ecclésiastiques mentionnés en l’Art. X, qui cachés en France, n’ont point été embarqués pour la Guyanne française, seront tenus dans la décade de la publication du présent décret, de se rendre auprès de l’Administration de leurs départements respectifs, qui prendront les mesures nécessaires par leur arrestation et déportation, en conformité de l’Art. XII.

ART. 15. Ce délai expiré, ceux qui seront trouvés sur le territoire de la République, seront conduits à la maison de justice du Tribunal Criminel de leur département, pour y être jugés, conformément à l’Art. V.

ART. 5. Ceux de ces ecclésiastiques qui rentreront, ceux qui sont rentrés sur le territoire de la République seront envoyés à la maison de justice du tribunal criminel du département dans l’étendue duquel il auront été ou seront arrêtés ; et après avoir subi interrogatoire dont il sera tenu note, ils seront dans les vingt-quatre heures livrés à l’exécuteur des jugements criminels et mis à mort, après que les juges du du tribunal auront déclaré que les détenus sont convaincus d’avoir été sujets à la déportation...

ART. 16 La déportation, la réclusion et la peine de mort prononcées d’après les dipositions de la présente loi, emporteront confiscation des biens ».

« Ordonne que le présent jugement sera mis à exécution à la diligence de l’accusateur plublic et du commissaire national près le tribunal du district en cette ville de L’Orient, qu’il sera imprimé et affiché dans le ressort du tribunal et que copies collationnées en seront envoyées tant au Comité de sûreté générale de la Convention Nationale qu’au ministre de la justice.

Fait et prononcé à l’accusé séance tenante les dits jours et an que dessus.

J.-M. Raoul, prés. ; P.-M. Le Vaillant ; Girard ; Rousseau » [Note : Arch. départ., L, 1544].

La sentence était sans appel. Elle fut exécutée immédiatement. Le temps de faire au condamné la dernière toilette et le lugubre cortège se forma. L’escorte était composée de gendarmes et de gardes nationaux. A côté de M. Le Fellic qui avait les mains liées derrière le dos, marchait le bourreau. La foule s’agitait alentour, assoiffée de sang, poussant des cris de mort, braillant des refrains « patriotiques ». On arrive à la place noire de monde, et dominée par l’échafaud au-dessus duquel la guillotine dresse ses sinistres montants. De toutes les rues débouchent en courant des retardataires qui ne veulent pas manquer le spectacle.

M. Le Fellic gravit les marches de la plate-forme. En un instant il est saisi, lié à la planche fatale, basculé, et le couteau tombant consomme le sacrifice...

Les curieux se retirent en échangeant leurs impressions, aux cris répétés de « Vive la République ! ».

Le 3 nivôse l’accusateur public adressa au district et à la municipalité de Bubry une copie en forme d'expédition du jugement prononcé contre M. Le Fellic. En même temps il prévint les administrateurs qu'il leur appartenait d’assurer l’exécution de la seconde partie de la sentence, celle qui prononçait confiscation des biens du condamné. La municipalité de Bubry aurait à leur faciliter cette opération en faisant connaître aux autorités constituées, la nature et la qualité de biens que ce particulier pouvait posséder dans l’étendue de son ressort.

« Ci-joint aussi, ajoutait-il, plusieurs autres exemplaires du même jugement que voudrez bien faire afficher partout où besoin sera ».

Il comptait sans doute sur l’effet moral produit par cette condamnation pour faire rentrer sous terre les prêtres réfractaires et leur partisans.

Quant aux objets que M. Le Fellic pouvait avoir sur lui, ou qui furent saisis comme lui appartenant au moment de son arrestation, la lettre suivante adressés le 22 ventôse — 11 mars 1794 —, par le citoyen Marion à l’agent national du district d’Hennebont, nous apprend ce qu’ils durent devenir :

« Haine aux rois. — Amour à la République. — Liberté égalité, fraternité ou la mort !

... Je te donne avis qu’il existe chez moi différents effets qui appartenaient à des prêtres réfractaires qui ont eu la maladresse de laisser tomber leur tête sur l’échafaud [Note : Deux prêtres avaient eu jusque-là cette « maladresse », selon l’élégante expression du citoyen Marion : M. Le Fellic et Julien-François Minier, de Limerzel, qui fut exécuté un mois après le premier (11 janvier 1794 — 22 nivôse an II)] — Oh ! qu'en termes galants ces choses-là sont dites — ! Les effets sont confisqués au profit de la République. Veuillez donc bien m'autoriser à les déposer à la municipalité de cette commune (de Lorient) qui les fera passer à la Monnaie avec les autres instruments du fanatisme qu’elle se dispose à y envoyer. Mort à tous les tyrans ! Marion, accusateur public » [Note : Arch. départ., L, 1073].

 

VIII. — Les tribulations de Pierre Le Dilly.

Le procès-verbal de l’arrestation de MM. Videlo et Le Fellic et l’interrogatoire de ce dernier avaient convaincu l’accusateur public que Le Dilly recevait chez lui les prêtres insermentés, ces « hommes trop justement frappés par la rigueur des lois ». C’était un crime que la loi punissait de déportation et de confiscation. Dès le 23 frimaire, Marion déposa contre lui entre les mains du président du Tribunal criminel, une plainte en recel de prêtres réfractaires [Note : Arch. départ., L, 1571] ; le président du Tribunal lança aussitôt contre Le Dilly un mandat d’arrêt. L’exécution de cet ordre fut confiée à Bertrand Hollard (?), gendarme de la brigade de Lorient. Conformément aux ordres dont il était porteur, ce dernier, en passant à Hennebont, réquisitionna pour l’accompagner dans son expédition, une escorte de gendarmes et de chasseurs à cheval.

Le Héritte, de Kerdec, en Lanvaudan, lui servit, dit-on, de guide. Il arriva à Kerfosse avec sa troupe à une heure et demie du matin, le 24 frimaire — 14 décembre. Il fit aussitôt cerner la maison de Le Dilly. Pendant dix minutes il frappa et somma d’ouvrir, sans obtenir de réponse ; il fit enfoncer la porte. A l'intérieur il n’y avait personne. Il fallut demander de la lumière aux voisins qui en donnèrent, mais non sans se faire beaucoup prier.

La troupe fouilla les meubles, coffres et armoires, qui d’ailleurs n’étaient pas fermés. Elle explora le tas de foin du grenier, le pailler, la grange, les maisons voisines ; les perquisitions durèrent plus de deux heures et ne donnèrent aucun résultat. Les gendarmes remarquèrent que dans la maison tout paraissait dans le plus grand désordre : « des sacs de grains en quantité jetés de côté et d’autre encombraient la place » ; les lits de la chambre haute où avaient été arrêtés les deux prêtres « étaient en très mauvais ordre » ; les autres au contraire, n’étaient pas défaits : c’était un indice qu’on ne s’était pas couché cette nuit-là dans cette maison mise en émoi par les récents événements. Depuis les arrestations opérées chez lui, le mardi précédent, Le Dilly devait s’attendre à des poursuites ; il s’y était dérobé en se cachant ainsi que sa femme et ses fils. Le désordre de la maison, les sacs de grains épars, semblent même indiquer que dans la crainte de la confiscation, il s’était efforcé d’enlever, pour les placer en lieu sûr, tous les objets susceptibles d’être mis sous scellés.

Cependant, au milieu des habitants du village accourus sur les lieux se dissimulaient trois des filles de Pierre Le Dilly [Note : Sans doute Mathurine qui, croyons-nous, ne fut jamais mariée, et les deux plus jeunes, Anne et Olive, qui ne l’étaient pas encore] et sa sœur, la vaillante Jeannic.

Quelqu’un — Le Hirrit peut-être — les désigna aux gendarmes. Ceux-ci leur firent, selon l’expression du procès-verbal, « beaucoup de menaces par leur faire avouer où était leur père » ; ils essayèrent bravement d'obtenir par des procédés d'intimidation, ce qu’ils ne pouvaient découvrir par leurs perquisitions. Mais tout fut inutile : leurs menaces n'arrachèrent rien à ces vaillantes femmes ; les filles de Pierre Le Dilly affirmèrent d’ailleurs « que depuis le mardi matin elles n’avaient entendu parler aucunement de leur père ni de leur mère, qu’en conséquence, elles ne pouvaient en donner de nouvelles ».

Il était quatre heures du matin. La troupe reprit le chemin d’Hennebont où elle arriva vers neuf heures.

L’accusateur public ne se découragea pas. Mis en goût par la condamnation à la déportation des recéleurs de M. Minier — exécuté lui-même le 22 nivôse — 11 janvier 1794, il résolut de reprendre les poursuites contre Le Dilly et, s’il ne pouvait le faire arrêter, au moins de le faire condamner par contumace.

Le 24 nivôse, il lança lui-même contre lui un second mandat d’arrêt [Note : Arch. départ., L, 1571] ; il en confia l'exécution au citoyen Le Corps, huissier près du tribunal de Lorient. Comme l’y autorisaient ses instructions, Le Corps s’adjoignit quatre gendarmes : Antonius (?), de Lorient, Guillard, Serpeille et Comère (?), d'Hennebont. Ils arrivèrent à Kerfosse le 25 nivôse à deux heures du matin. Le Corps ne paraît pas avoir apporté un grand zèle dans l'exécution de sa commission. Il fit, dit-il, chercher Le Dilly « dans tous les appartements de la maison ainsi que dans les endroits environnants sans avoir pu le rencontrer ni personne qui voulut indiquer l'endroit où il se retire. ».

Après une demi-heure de recherches infructueuses, il rédigea sur les lieux mêmes son proces-verbal très succinct, puis s’empressa de donner le signal du départ [Note : Arch. départ., L, 1571].

Trois jours après, l’affaire Le Dilly fut jugée par le Tribunal criminel.

« Du vingt-huit ventôse l’an second de la République française une et invisible.

Jugement contre Pierre Le Dilly.

Audience du tribunal criminel du département du Morbihan séant à Lorient où étaient les citoyens J.-M. Raoul, président, J. Néron, A.-M. Chassin et R.-M. Brullé, juges ; François Marion, accusateur public près le Tribunal pour suivant en vertu de son office, Contre le nommé Pierre Le Dilly, cultivateur prévenu d’avoir recellé des prêtres réfractaires, accusé contumax.

Vu par le tribunal.... le procès-verbal dressé le 20 frimaire dernier par les gendarmes de la brigade d'Hennebont, duquel il résulte que s’étant transportés au village de Kerfosse, en la paroisse de Bubry, ils trouvèrent chez le nommé Pierre Le Dilly deux prêtres réfractaires auxquels l’accusé donnait habituellement azile ;

Vu le procès-verbal de perquisition dudit Le Dilly en date du 24 frimaire dernier, autre procès-verbal de perquisition du 25 de ce mois de nivôse ;

Après avoir entendu l’accusateur en ses conclusions.

Le tribunal déclare qu’il est constant que Pierre Le Dilly accusé contumax, donnait habituellement azile à des prêtres réfractaires quoique la loi du trente vendémiaire le lui défendît expressément ;

En conséquence le Tribunal juge la contumace bien acquise contre Pierre Le Dilly et le condamne à la déportation à vie ; déclare que ses biens demeurent acquis et confisqués au profit de la République, le tout en exécution des articles 19 et 16 de la loi du trente vendémiaire dernier qui porte :

ART. 19 Tout citoyen qui recèlerait un prêtre sujet à la déportation sera condamné à la même peine.

ART. 16 La déportation, la réclusion et la peine de mort prononcées d’après les dispositions de la présente loi emportent confiscation des biens ».

« Ordonne le Tribunal que le présent jugement sera imprimé et affiché dans toutes les communes de ce département ; que copies collationnées en seront adressées au Comité de sûreté général de la Convention Nationale, au Ministre de la Justice, à l’Administrateur général des Domaines nationaux, à l’agent national du district d’Hennebont et à la municipalité de Bubry.

BRULLE ; NERON ; A.-M, CHASSIN ; J.-M. RAOUL ; prés. THOMAS, greffier provisoire ». [Note : Arch. départ., L, 1544].

Restait à exécuter la sentence.

Le 2 pluviôse — 21 janvier, — Le Réguer, agent national du district d’Hennebont, déposa sur le bureau de la commission administrative un exemplaire du jugement ; il requit la nomination immédiate d’un commissaire chargé de mettre sous séquestre les biens du condamné.

Comme bien l’on pense, le choix des administrateurs tomba sur P.-J. Guégan, le secrétaire-greffier de Bubry. Ordre lui fut donné de se transporter à la demeure de P. Le Dilly, et là, en présence de deux membres de la municipalité, de dresser l'inventaire des meubles, effets, titres et papiers du condamné et de mettre le tout sous scellés [Note : Arch. départ., L, 1037]. Il ne s’agissait encore que d'une saisie mobilière.

L’opération eut lieu le 7 pluviôse. Guégan et ses acolytes ne laissèrent personne sortir des maisons du village : ils voulaient opérer sans témoins ; cela leur permit plus tard de prétendre — ce qu'ils ne purent d’ailleurs prouver malgré leurs visites répétées — qu’il y avait chez Le Dilly « de la marchandise prohibée ». Ils ne trouvèrent ni titres ni papiers ; ils durent donc limiter l’inventaire et le séquestre aux meubles, blés et bestiaux [Note : Arch. départ., L, 1037. Le même jour Guégan mit aussi les scellés sur les meubles de la veuve Kerouallan].

« Le Dilly, dit une correspondance trouvée dans les papiers de M. Le Goff [Note : Arch. départ., L, 1575], est inconsolable parce que, ayant détourné quelque chose pour le soustraire à leur rapacité, ils ont menacé de le prendre [lui] et sa famille qui est fort nombreuse. Ce n’est pas tout, peut-être après les meubles et effets, en voudront-ils aux fonds et édifices, ne voulant pas même le laisser locataire de sa propre maison ».

Les tribulations de Pierre Le Dilly durèrent une année. On s’imagine malaisément ce que dut être cette année pour ce vieillard frappé pour la plus noble des causes, d’une sentence de déportation entraînant pour lui et pour les siens la misère et la ruine — et, qui plus est, menacé d’une sentence de mort, car son nom fut bientôt inscrit sur la liste des émigrés [Note : Arch. départ., Haute Police, 3].

Il dut comme tant d’autres, comme les prêtres à qui il avait donné si généreusement asile sous son toit, se condamner à la dure existence de proscrit, en proie à des alarmes continuelles, passant ses jours et ses nuits dans l’ombre des cachettes ou sous la protection des bandes de chouans, toujours à la merci d'une surprise ou d'une trahison.

Enfin le 10 frimaire an III [Note : Arch. départ., Haute Police, 3], — 30 novembre 1794 — il passa de cette vie de misères à un monde meilleur, où Dieu récompense et glorifie « ceux qui souffrent persécution pour la justice ».

Sa femme Olive Le Goff le suivit de près dans la tombe ; elle mourut le 3 nivôse suivant — 23 décembre, — au village de Saint-Nénec, à l’àge de cinquante-huit ans [Note : Haute police, 3 — L’acte de décès de P. Le Dilly ne se trouve pas à l’Etat-civil. Cela tient sans doute à la situation particulière où il se trouvait au moment de sa mort. Mais l’acte de décès de sa femme rédigé moins d’un mois après, la désigne comme veuve de Pierre Le Dilly].

Six ans plus tard, le 13 germinalan IX—3 avril 1801, — un décret signé Fouché, ministre de la police générale, rayait Pierre Le Dilly de la liste des émigrés. La radiation rendait aux intéressés ou à leurs ayants droit la jouissance des biens confisqués non vendus. Or on ne trouve nulle part trace de vente de biens de Pierre Le Dilly. Le décret du 13 germinal réparait donc, au profit des héritiers de l’ancien proscrit de Kerfosse, les effets de la confiscation prononcée par le jugement du 28 nivôse an II [Note : Arch. départ., Haute Police, 3].

 

IX. — « L'abîme appelle l'abîme ».

Note : Greffe du tribunal civil de Lorient ; dossier non classé. Nous demandons pardon aux lecteurs de mettre sous leurs yeux l'épisode qui va suivre ; mais, dans l'intérêt de la vérité et de la justice historiques, nous avons cru ne pas pouvoir le passer sous silence.

Pendant que M. Le Fellic payait de sa vie sa fidélité à Dieu et à l'Eglise, le curé jureur de Bubry tombait aussi bas que peut tomber un prêtre infidèle à tous ses serments.

Le Stunff s’était installé dans son presbytère avec sa mère Jacquette Robic, âgée et infirme. Il avait pris à son service sa nièce Marie Ollivier ; c'était la fille de son frère utérin ; elle était originaire du village du Guern, en Inguiniel, et, à la fin de 1793, elle avait environ vingt-trois ans.

Quelques prêtres assermentés, entre autres Le Michel-Duroy ou Le Michel-Brutus, curé d’Hennebont, s’autorisant des lois de l’Assemblée législative ou de la Convention, avaient osé sacrilègement contracter mariage. Le Stunff était prêt à suivre cet exemple ; le misérable avait promis à sa nièce de l’épouser, et s’il ajourna la réalisation de son projet, c’est qu’il se rendait très bien compte que la population de Bubry, déjà presque unanimement hostile, ne supporterait pas le scandale de cette union trois fois criminelle.

Quoiqu'il en soit, le vendredi 22 novembre 1793, au matin, dans une des chambres du presbytère, Marie Ollivier mit au monde un enfant mâle dont Le Stunff était le père... Moins braves ou moins cyniques que ne l’avait été cinq jours auparavant Le Gouhir, curé constitutionnel de Plouhinec [Note : Le 17 novembre 1903, Le Gouhir, curé constitutionnel de Plouhinec, baptise un enfant de la fille T. avec tant de fracas qu il est impossible de ne pas l’accuser d’être le père... Toute la municipalité est sur pied ; les cloches sonnent à toute volée, et le tout est signé de Le Gouhir lui-même reçu en triomphe à la mairie (communiqué par M. Le Bras, recteur de Riantec)], les coupables s’eflorcèrent de cacher leur faute en cachant la naissance de l’enfant. Celui-ci fut baptisé par Le Stunff, le jour même de sa naissance, au presbytère.

Deux personnes du bourg avaient assisté Marie Ollivier dans son accouchement : Elisabeth Perrot, femme de Guillaume Le Goff, boulanger, et Louise Le Guilloux, épouse d’un fournier, Henri Rousseau, et sage-femme. La première avait été réveillée à six heures du matin, le 22 novembre, par Le Stunff lui-même qui l’avait priée de le suivre, et c’est elle qui, après s’être rendu compte de ce qui se passait au presbytère, avait appelé la sage-femme.

Marie Ollivier avait prié Le Stunff de donner à chacune d’elles un écu de trois livres, et, à l’une comme à l’autre, elle avait instamment recommandé le secret. Mais le secret ne pouvait pas ne pas transpirer.

Dès l’après-midi, Louise Le Guilloux, consciente de sa responsabilité, mécontente sans doute aussi de n'avoir reçu que vingt sous au lieu de l’écu promis, s’était rendue, avec deux témoins, Joseph Fouger et Jean Tavazet [Note : Joseph Fouger et Jean Tavazet étaient, le premier tisserand, le second boulanger au bourg. C’est ce même Joseph Fouger qui avait été, cette année même, gardien des scellées apposés sur les meubles et effets de M. Videlo], au lieu des séances de la municipalité, et avait fait sa déclaration à P.-J. Guégan, officier public.

D’autre part, le journalier ordinaire du presbytère, Jean Le Callet, avait, un jour, entendu, dans une chambre du premier étage, les cris d’un enfant nouveau-né.

Dès lors les commentaires allèrent leur train ; bientôt le bourg, puis la paroisse tout entière furent au courant des incidents du presbytère. Le scandale fut énorme et provoqua tout alentour une agitation de mauvais augure pour Le Stunff et pour sa victime.

Ceux-ci espérèrent-ils y couper court en faisant disparaître le petit être dont la naissance les mettait en si fâcheuse posture ? Nous ne savons ; toujours est-il que, le samedi 14 décembre au soir — 24 frimaire, l’enfant mourut.

Le Stunff garda sur cette mort et sur l'inhumation qui allait suivre le plus strict secret. Aucune déclaration de décès ne fut faite à l’officier public, et, pour faire disparaître sans esclandre le petit cadavre, voici l’expédient macabre et compliqué qu’il imagina. Le lendemain dimanche, dans l'après-midi, il fit connaître à son journalier Jean Le Callet « que l’enfant qui était au presbytère était mort dès la veille », et il le pria d’aller demander à Jacques Simon qui était à la fois sacristain, fossoyeur et menuisier, les outils nécessaires pour faire le cercueil. Quelques instants après Le Callet rentra au presbytère muni d’une scie et d’une herminette. A défaut de planches, il se servit, pour exécuter sa lugubre besogne, d’anciens contrevents verts relégués depuis quelque temps au fond de la cuisine.

Pendant ce temps, vers quatre heures et demie, Le Stunff se rendait à l’église. Le fils du sacristain, Joseph Simon était en train d’en fermer les portes ; il l’appela et lui dit de prévenir son père qu’il eût à creuser dans la partie du cimetière « où on enterrait les enfants baptisés » et, autant que possible, « dans un petit coin », une fosse pour enfant.

Une demi-heure après, à la nuit tombante, Jacques Simon se mit en devoir d’exécuter le travail prescrit par le curé. On ne lui avait donné aucun renseignement sur l'âge ou la taille de l’enfant ; à tout hasard il creusa la fosse à la suite, au midi de l’église, tout près du mur, à la hauteur du contrefort, dans la partie du cimetière indiquée par Le Stunff. Tout à côté, il en creusa une autre pour la petite Marie-Joseph-Renée Jutard qui devait être enterrée le lendemain. Au presbytère Le Stunff surveillait les derniers préparatifs. L’enfant était exposé dans la chambre même où il était né trois semaines auparavant : c’était la chambre du pignon donnant sur le jardin. Jean Le Callet y monta le cercueil qu’il venait de fabriquer et mit le petit corps en bière ; puis on attendit l’heure choisie pour l’enterrement. Vers onze heures du soir trois personnes sortirent du presbytère : Le Stunff, Marie Ollivier et Jean Le Callet qui portait le cadavre. Ils traversèrent sans bruit le bourg endormi, et pénétrèrent dans l’église dont le curé avait pris la précaution de garder la clef. Le Stunff, revêtu du surplis et de l’étole blanche, récita les prières « pour l’enterrement des enfants », puis le triste convoi se rendit au cimetière, et Le Callet déposa le cercueil dans la fosse qu’il combla aussitôt.

Avant de rentrer chez lui le journalier fut invité à passer au presbytère où on lui donna à manger.

Le lendemain matin vers sept ou huit heures, Jacques Simon se mit en devoir de faire une nouvelle fosse d’enfant. Quelle ne fut pas sa surprise de voir que celle qu’il avait creusée la veille, à la demande du curé, avait été comblée ! On y avait donc enterré quelqu’un et en dehors de lui ; tout cela lui parut extrêmement louche. Il se mit néanmoins à la besogne ; quand il eut fini, il revint jeter un coup d’œil sur son travail de la veille. Sa surprise augmenta quand il aperçut, presque au fond de la fosse où devait être enterrée Marie-Joseph Jutard, du côté de la tombe suspecte, une planche peinte en vert. C’était sans doute le cercueil renfermant le cadavre enterré clandestinement ; déposé maladroitement au fond de la fosse, il avait fait ébouler la mince cloison de terre qui la séparait de la fosse voisine. Dès lors les soupçons de Jacques Simon se précisèrent. Ces planches peintes en vert ne provenaient-elles pas des anciens contrevents du presbytère qu'il se rappelait avoir vu dans la cuisine ? N’était-ce pas pour confectionner cet étrange cercueil que Jean Le Callet lui avait emprunté la veille — un dimanche — ses outils de menuisier ? Le cadavre qu’il contenait n’était-il pas celui de l’enfant de Marie Ollivier ? Car tout le monde savait que Marie Ollivier avait, quelques semaines auparavant, donné le jour à un enfant.

Toutes ces constatations jetèrent Jacques Simon dans de bien compréhensibles perplexités. Il finit par s’en ouvrir à deux officiers municipaux, Yves Rivallan et Julien Le Priol. Le 29 frimaire — 19 décembre, ceux-ci allèrent trouver Joseph-François Bertrand, le propre frère du chapelain de Perros, juge de paix et officier de police du canton de Bubry ; ils le mirent au courant des faits, et « pour la sûreté publique et particulière », ils lui demandèrent d’user de ses pouvoirs pour tirer les choses au clair. Il leur paraissait à tous que les précautions prises pour cacher, après la grossesse de la mère, la naissance et la mort de l’enfant — que pas une âme n’avait vu en dehors d’Elisabeth Perrot et de Louise Le Guilloux, dont personne n’avait connu la maladie, à qui personne n’avait été appelé à donner des soins particuliers — que cette fosse recommandée par Le Stunff, cette inhumation clandestine entourée de circonstances si étranges, tout enfin, derrière tant de mystères, permettait de soupçonner un crime. Bertrand commença aussitôt son enquête. Il se rendit d’abord, avec les deux officiers municipaux, chez l’officier public ; l’inspection du registre des naissances, où ils lurent la déclaration faite le 22 novembre par la sage-femme, l’examen du registre mortuaire, où ils ne trouvèrent pas mention du décès de l’enfant de Marie Ollivier, ne firent que confirmer leurs soupçons. Il fallait de toute nécessité interroger Le Stunff et sa nièce. Bertrand prit avec lui Yves Rivallan et Joseph Guégan qui devait servir de notaire, et vers dix ou onze heures du matin, il se présenta au presbytère.

Le Stunff se promenait dans son jardin ; ils l’y rejoignirent, et séance tenante, le juge de paix le somma « au nom de la loi » de répondre aux questions suivantes : N’avait-il pas, quelques jours auparavant, ordonné au fossoyeur de creuser une fosse pour enfant ? N’avait-il pas enterré un enfant dans cette fosse ? Enfin qu’était-ce que cet enfant ? « A quoi, ajoute le procès-verbal, le citoyen Le Stunff, curé, a répondu que cela n’intéressait pas notre ministère, que ses opérations ne nous concernaient pas, qu’il se f.. de nous et de tout ce que nous pourrions faire, que nous eussions à nous retirer. Alors il s’est répandu en propos injurieux, et, nous montrant le pied, nous a menacé de nous frapper ». Les enquêteurs ne pouvaient cependant s’en retourner ainsi ; ils pénétrèrent dans le presbytère « à dessein de s’assurer par la bouche de Marie Ollivier de l’existence de son enfant ». Ils allaient l’interroger quand Le Stunff s’interposa ; « sur un ton impérieux », il défendit à sa nièce de répondre aux questions qui pourraient lui être posées et lui ordonna d’aller au jardin, ce qu’elle fit aussitôt. Alors « le curé, dit le procès-verbal, se portant à de nouvelles menaces qu’il a accompagnées des injures les plus graves, s’est saisi d’une massue et nous a poursuivis jusqu’à la porte de la cour de son presbytère [Note : A quelques jours de là, Le Stunff ayant à s’expliquer devant le directeur du jury sur sa conduite vis-à-vis de l’officier de police de Bubry, raconta la scène de toute autre façon : il prétendit qu’aux menaces de Bertrand qui aurait brandi sur lui son bâton, il se serait contenté de répondre en lui disant de se retirer « parce qu’il paraissait procéder par voie de fait plutôt que par voie de droit ». Le Stunff s’attribue en cette circonstance, une modération qui n’était certes pas dans son caractère naturellement violent et emporté]. Mais l’importance de nos fonctions et la crainte d’exposer nos personnes dans leur exercice nous a déterminés à nous retirer en nos demeures... ».

Ils étaient occupés à rédiger leur procès-verhal, lorsqu’on vint leur annoncer que Le Stunff et sa nièce avaient fui.

En effet, vers quatre heures de l’après-midi, Elisabeth Perrot avait été appelée au presbytère par Marie Ollivier qui l’avait priée de vouloir bien traire sa vache et d’emporter le lait, car, pour elle, elle n’en avait plus besoin, « elle s’en allait avec le curé à cause » des tracasseries que [leur] avait fait éprouver Le Priol. — « Mais votre enfant, lui dit la boulangère, comment en prendrez-vous soin ? »« Oh ! reprit l’autre, il est parti en avant ».

Quelques instants après, le presbytère était vide. Sur le chemin de Sainte-Hélène, Le Stunff et sa nièce fuyaient ; Jean Le Callet marchait devant conduisant par la bride un cheval sur lequel était assise la pauvre mère du curé. A la hauteur du courtil de la chapellenie de Perros, ils rencontrèrent une jeune servante du bourg, Jeanne Le Roux, qui revenait de la fontaine : — « Fille, lui dit Le Stunff, en passant, va donc dire au juge de paix qu’il vienne me chercher et me garder ce soir ». Et le groupe lamentable hâta le pas dans la direction d'Inguiniel. La fuite de Le Stunff et de sa complice n’était pas fait pour détruire les soupçons qui pesaient sur eux. Il importait donc à la police de ne pas les laisser échapper. Séance tenante, Bertrand rédigea un double mandat d'amener.

« Au nom de la République une et indivisible. Mandat d’amener contre Louis Le Stunff, curé. Nous, Joseph Bertrand, juge de paix et officier de police du canton de Bubry... mandons et ordonnons à tous exécuteurs des mandements de justice, d'amener par devant nous, en se conformant à la loi, le citoyen Louis Le Stunff, curé de la commune de Bubry, âgé d’environ trente-cinq ans, taille cinq pieds passant, figure ronde, pâle, nez moyen, cheveux et sourcils noirs, pour être entendu sur les faits dont il est prévenu. Requérons tous dépositaires de la force publique de prêter main forte en cas de nécessité pour l’exécution du présent ».

Un ordre semblable fut lancé contre « la citoyenne Marie Ollivier, domestique et nièce du citoyen Le Stunff, curé de Bubry, y demeurant, âgée d’environ vingt-trois ans, taille quatre pieds huit pouces, originaire de..., commune d’Inguiniel etc... ».

Le Priol partit aussitôt pour Guémené et, dans la soirée, il remit les deux mandats d’amener dont il était porteur à la gendarmerie de cette ville chargée d’en assurer l’exécution. En outre, il prévint Josseaume, officier de santé qu’il eût à se rendre le lendemain à Bubry pour assister à l’exhumation, et procéder à l’examen du cadavre.

Le lendemain matin, à trois heures, les gendarmes Desbois et Le Grain se mirent en route. Le Priol les accompagnait ; il avait passé la nuit à Guéméné. Ils firent, dans l’obscurité, les trois lieues qui les séparaient d'Inguiniel, et vers six heures et demie, bien avant le jour, ils arrivèrent à Kervihan tout près du bourg. Ils espéraient y surprendre les fugitifs : dans ce village en effet demeurait une des sœurs du curé, Anne Le Stunff, veuve Hervo. Ils envahirent la maison de cette dernière, mais ils n’y trouvèrent pas ceux qu'ils cherchaient. Seulement ils apprirent que le curé avait dû se réfugier avec sa nièce, chez son autre sœur Marie [Note : Arch. départ., L, 1073], au village de Kermamignon. Ils y coururent aussitôt et à sept heures, ils étaient chez Marie Le Stunff où ils trouvèrent en effet les deux prévenus. Ils leur notifièrent les mandats d'amener délivrés contre eux et les sommèrent de leur dire si oui ou non ils entendaient obéir et se rendre devant l’officier de police du canton.

Les prisonniers ne firent aucune résistance et ils se laissèrent docilement ramener à Bubry.

Pendant ce temps Bertrand interrogeait les témoins ; il fit comparaître devant lui Jacques et Joseph Simon, le fossoyeur et son fils, Elisabeth Perrot et Louise Le Guilloux, la sage-femme, Jeanne Le Roux qui la veille avait vu fuir les prévenus sur le chemin de Sainte-Hélène, enfin Jean Le Callet qui, après avoir favorisé la fuite de Le Stunff, était rentré à Bubry. Quand il eut reçu leurs dépositions, dont nous avons consigné les données dans notre récit, il ordonna d’amener devant lui Le Stunff et sa nièce. Il était neuf heures et demie; les deux prisonniers venaient de rentrer à Bubry.

Le Stunff comparut le premier, conduit par les gendarmes. Il donna sans difficulté les renseignements destinés à établir son identité. Mais quand l’officier de police voulut l’interroger sur les faits qui faisaient l’objet de la prévention, il refusa formellement de répondre, déclarant qu’il ne parlerait qu'à Hennebont. Lorsque Bertrand lui tendit la plume pour signer : « Je signe, écrivit-il, mais on refuse de mettre que je ne veux répondre qu’après avoir été au district. LE STUNFF, curé de Bubry ».

Avec Marie Ollivier ce fut plus simple encore : le curé lui avait sans doute fait la leçon ; à toutes les questions qui lui furent posées elle protesta qu’elle ne voulait « répondre que comme son oncle ».

Josseaume, l’officier de santé, était arrivé à onze heures. A deux heures il se rendit au cimetière avec Bertrand qu’assistaient Pierre-Jean et Joseph Guégan. Jacques Simon les y avait précédés.

A la demande de l'officier de police, le fossoyeur désigna la fosse qu'il avait creusée sur l'ordre du curé. On fit aussitôt comparaître Le Stuntf, Marie Ollivier et Jean Le Gallet ; ce dernier affirma que la fosse désignée par Simon était bien celle où il avait enterré « l'enfant né au presbytère ».

Le fossoyeur reçut l’ordre d’opérer l'exhumation. Dans le cimetière, autour des inculpés et des personnages officiels, les curieux se pressaient.

Bientôt Simon retira de terre un petit cercueil qu’il déposa auprès de la fosse. Bertrand fit remarquer aux assistants que les planches des côtés étaient peintes en vert et Le Gallet reconnut qu’elles étaient celles-là même dont il s'était servi pour fabriquer la châsse de l’enfant. Interrogé à son tour. Le Stunff répondit que ce cercueil était bien celui qu'il avait fait faire : « C’est lui-même, dit-il ; je le reconnais, et l’enfant qui y est renfermé est le mien ; et je voudrais pour tout mon bien et celui de ma nièce qu'il ne fût pas mort ». De son côté Marie Ollivier confirma les dires de son oncle.

Jacques Simon ouvrit la bière, en tira un corps d'enfant enveloppé de langes, que les prévenus reconnurent formellement.

Le cadavre fut alors remis à l'officier de santé ; il s’agissait de déterminer les causes de la mort, grave question dont dépendait évidemment le sort des deux complices. Josseaume se contenta, semble-t-il, d’un examen rapide et superficiel ; il conclut en disant qu’aucun signe extérieur ne dénotait « une mort précipitée ; que relativement aux viscères intérieurs, la mortification complète de ces parties, qui se manifestait sur les téguments extérieurs, mettait un obstacle pour porter un jugement fondé sur la cause de la mort de l’enfant ».

C’était fini ; Bertrand fit « réinhumer le cadavre ». Le Stunff et sa nièce furent reconduits au presbytère, où la municipalité se chargea de les faire garder à vue. Vers cinq heures, ils furent confrontés avec les témoins entendus la veille savoir : Jacques et Joseph Simon, Elisabeth Perrot, Louise Le Guilloux, Jeanne Le Roux et Jean Le Callet. Les cinq premiers confirmèrent purement et simplement leurs précédentes déclarations ; Jean Le Callet compléta la sienne en racontant la scène fantastique de l’enterrement omise dans sa première déposition.

Après avoir donné lecture aux prévenus de l'information dirigée contre eux ainsi que du procès-verbal d’exhumation, Bertrand leur demanda s’ils pouvaient alléguer contre les témoins quelque motif légitime de suspicion, s’ils avaient quelque observation à faire sur leurs dépositions. A toutes ces questions, ils ne purent ou ne voulurent rien répondre.

Il ne restait plus à Bertrand qu’à conclure : « Vu les informations et répétitions ci-dessus, les déclarations faites par Le Stunff et Marie Ollivier; considérant que l’accouchement fait par cette dernière a été caché également que sa grossesse, à l’officier désigné par la loi pour en recevoir l’inscription ; considérant que tous ces abus que la loi réprime doivent être corrigés ; considérant que Le Stunff, curé, a explicitement ou implicitement coopéré à la suppression, l’enlèvement, le défaut de représentation et le recèlement du décès du dit enfant, nous avons décerné contre Louis Le Stunff, curé de Bubry, et Marie Ollivier, sa nièce, un mandat d’arrêt ; ordonnons, en conséquence, que le dit mandat sera expédié aux citoyens Desbois et Grain, gendarmes à la résidence de Guéméné et actuellement à Bubry, pour la garde des ci-dessus prévenus à l’effet de les transporter à la maison d’arrêt de Lorient, pour être, par le directeur du jury, procédé contre eux suivant la Loi ».

Le lendemain, 1er nivôse — 21 décembre, — Le Stunff et sa nièce furent dirigés sur Lorient. Ils firent à leur tour, sous la surveillance des gendarmes, cette longue route qu’avaient faite, dix jours auparavant, MM. Videlo et Le Fellic, le premier jusqu’à Hennebont, le second jusqu’au bout, jusqu’à l’échafaud.

Mais les deux cas étaient bien différents. MM. Videlo et Le Fellic étaient restés fidèles à Dieu, à l’Eglise et à leurs engagements ; quand on leur disait : la loi, c’est la loi, ils savaient répondre : la conscience c’est la conscience. Crime impardonnable aux yeux des jacobins féroces qui tyrannisaient la France, on le fit bien voir à M. Le Fellic. Le Stunff, lui, était un jureur, un « patriote » ; il avait en somme donné à la Révolution tous les gages qu’elle lui avait demandés ; il y avait lieu de croire qu'il ne refuserait aucun de ceux qu’on prendrait fantaisie d’exiger de lui à l’avenir ; quand la Loi avait parlé, sa conscience savait se taire ; du nouvel évangile, il pratiquait non seulement les préceptes, mais les conseils. Dès lors, innocent ou coupable, il ne pouvait être qu’un « homme vertueux », un « bon patriote » victime des « aristocrates » ; pour sa complice comme pour lui, le tribunal du district ne pouvait manquer d’avoir d’inépuisables trésors de mansuétude et d’indulgence Ainsi le voulait « le fait du prince ».

Le Stunff savait ce qu’il faisait quand il refusait de répondre avant d’avoir passé au district.

Les prévenus, avaient été écroués le 1er ventôse au soir à la maison d’arrêt de Lorient. Joseph Le Fur, directeur du jury, ne les y laissa pas languir ; dès qu’il fut en possession de leur dossier, c’est-à-dire le lendemain — un dimanche — il les fit comparaître séparément devant lui, dans la chambre d’instruction criminelle, et, en présence de Julien Régnault, greffier du tribunal, il les interrogea sur les faits qui avaient déterminé leur arrestation [Note : Marie Ollivier ne savait que le breton : elle fut interrogée par interprète].

Ils répondirent sans difficulté cette fois et donnèrent tous les éclaircissements requis sur la naissance, la mort et l'inhumation de leur enfant, sur l’omission des déclarations à l’officier de l'état-civil, même sur leurs projets matrimoniaux.

Le Fur d’ailleurs se montra, à ce qu’il semble, fort accommodant. Il glissa discrètement sur les points délicats, et accepta sans insister des réponses souvent vagues ou peu concordantes.

Notons les déclarations les plus intéressantes.

« Interrogé s’il connaît les motifs de son arrestation », Le Stunff répond qu’il pourrait en indiquer plusieurs, mais que ce ne serait peut-être pas les véritables.

Requis de déclarer les causes qu’il pourrait indiquer.

Répond que c’est pour avoir fait un enterrement la nuit, mais qu’outre cette cause, il en est une autre qu’il croit provenir de la divine providence ; qu’il croit encore que son arrestation provient d'un trait de malveillance de la part de ceux qui en veulent aux prêtres assermentés, qu’il pourrait encore en indiquer d’autres mais qu’il serait inutile de désigner ».

Le Stunff raconte que l’enfant a succombé après deux jours de maladie, à « des coliques causées par la constipation ». D’après Marie Ollivier il a été malade au moins trois jours, du mercredi au samedi soir et est mort du mal appelé communément « les bouts ».

Tous deux avouent que seules Elisabeth Perrot et Louise Le Guilloux l’ont vu et encore seulement le jour de sa naissance et que, pendant sa maladie, personne, en dehors d’eux, ne l’a soigné ni même approché.

Quant au défaut de déclarations et à l’inhumation clandestine, voici les explications qu'ils fournissent. D’abord, répond Le Stunff, il y a eu déclaration de naissance, faite sans son ordre sans doute, mais aussi sans opposition de sa part, et « dont il est bien aise » ; il déclare que partout ailleurs il aurait rempli toutes les formalités prescrites par la loi, « mais que dans l'endroit, il ne pouvait le faire sans que cela eût été divulgué dans tout le pays et lui eut attiré du désagrément à lui et à la mère, et qu'on eût même excité des personnes pour les attaquer ». Si l'enterrement n’a pas eu lieu publiquement et en plein jour, c’est, dit de son côté Marie Ollivier, « pour éviter les cris et les propos des habitants du bourg qui, étant presque tous aristocrates, n’auraient pas manqué de les huer ».

Quand le directeur du jury lui demande quels sont ses moyens de défense, s’il a des témoins à décharge, Le Stunff se contente de répondre que, « outre ce qui précède, on lui en veut beaucoup dans le bourg à cause du serment qu’il a prêté ». Enfin, au moment de signer, il ajoute « qu'il se réserve de fournir par la suite de nouvelles déclarations s’il est nécessaire ». En dehors du procès-verbal de l'officier de santé, qui d’ailleurs ne l’innocente nullement, Le Stunff a tout contre lui ; ses dépositions diffèrent, sur certains points, de celles de sa complice ; il ne peut citer un seul témoin à décharge ; qu'importe ? Il a un moyen de défense d'une efficacité toute-puissante et il s’y cramponne avec énergie : il est « patriote », il est victime des machinations des « aristocrates ».

L'affaire Le Stunff-Ollivier fut jugée par le Tribunal du district le 5 nivôse — 25 décembre, jour de Noël. On devine quelle dut être la sentence. La voici en substance : Le Tribunal... ... Après avoir entendu le rapport... fait de la précédure déposée au greffe le 2 nivôse, contre Louis Le Stunff, curé de Bubry, et Marie Ollivier :

Attendu 1° Que l'instruction faite devant le juge de paix de Bubry est irrégulière en ce que Yves Rivallan, l’un des dénonciateurs, y a concouru en partie, en qualité d’adjoint notable ;

2° Qu’il ne résulte ny de la dénonciation ny de l’instruction aucune prévention de suppression ou enlèvement d’enfant contre les dits Le Stunff et Marie Ollivier..

3° Qu’il ne peut résulter de cette instruction d’autre prévention que celle du défaut de déclarations prescrites par la loi du 20 septembre 1792.

4° Enfin qu’aux termes de l'art. 5 du titre 3 de la dite Loy, ces défauts ne donnent point lieu à peine afflictive ou infamante...

Ordonne en conséquence qu’ils seront élargis sur-le-champ [Note : Communiqué à l'auteur par M Le Bras, recteur de Riantec].

On dit que le Stunff ne jouit pas longtemps de son impunité scandaleuse : assiégé dans son presbytère par les honnêtes gens indignés, il s’enfuit en sautant dans le jardin d’une fenêtre du premier étage. Cependant, après quelques semaines, il osa rentrer à Bubry. Cette fois ce furent ses amis eux-mêmes qui se chargèrent de l’en chasser.

 

X. — Contre Saint-Yves et M. Le Goff. — Le Comité de surveillance de Bubry. — Les derniers mois de l'an II.

La misérable aventure de Le Stunff causa à Bubry et aux environs une émotion d’autant plus vive et durable qu’elle coïncidait avec une persécution plus violente contre les prêtres fidèles universellement vénérés et aimés : les arrestations de Kerfosse (20 frimaire), l’exécution de M. Le Fellic (21 frimaire), les poursuites contre Pierre Le Dilly etc... Le contraste était irritant et prêtait à des commentaires accablants pour les jureurs et pour leurs suppôts. L’indignation et la colère des catholiques effraya les « patriotes ». Après un long silence, ceux de Quistinic jetèrent un cri d’alarme : ce fut encore contre Saint-Yves, leur cauchemar, et contre M. Le Goff, leur bête noire, qu’ils s’efforcèrent de provoquer les rigueurs de l’administration.

Voici la lettre qu'ils écrivirent le 1er ventôse-19 février 1794, aux administrateurs du district d’Hennebont.

« Citoyens, Il y a longtemps que nous gardons un pénible silence sur les attroupements scandaleux et contre-révolutionnaires qui ont lieu tous les dimanches et fêtes à la chapelle de Saint-Yves, en Bubry. Ils sont de nature à exciter votre surveillance et votre sollicitude. Nous ne pouvons concevoir l’inconcevable privilège dont semble jouir cette chapelle et tout le quartier qui en dépend, de mettre à l’abri de toute atteinte cinq ou six prêtres réfractaires qui semblent en avoir fait leur place d'armes, et le noyau d’une seconde Vendée. Nous ne concevons pas non plus l’apathie de la municipalité et du comité de surveillance de la commune de Bubry qui souffre sous ses yeux ces attroupements de véritables conspirateurs. Attendent-ils donc pour revenir de leur léthargie que les gens de ces quartiers se portent en masse sur quelques villes ou communes patriotes, comme ils le firent le mois de mars dernier sur Pontivy et comme nous en avons nous-mêmes été menacés peu de temps après cette fatale époque C'est de cette chapelle que cinq ou six réfractaires, après y avoir conféré le baptême, fiancé et marié tout ce qui s’y présente, se répandent ensemble dont les communes voisines pour prêcher la révolte et la contre-révolution. Ils s'emparent des derniers moments des mourants et achèvent d’éteindre, dans des confessions sacrilèges et impies, le reste de lumières naturelles dans l’esprit des campagnards. Le seul moyen de remédier aux maux et aux désordres vraiment allarmans qui peuvent résulter de pareils attroupemens et qui n’attendent que l’occasion favorable pour se manifester, c’est, nous ausons (sic) vous l'indiquer, de faire massonner (sic) toutes les portes de cette chapelle qui est un vrai repaire de fanatiques et un antre bien connu de conspirateurs. Il y a longtemps que les principes que nous professons et notre sollicitude pour la chose publique nous font un devoir sacré de cette dénonciation quelqu’en puisse être le résultat et l’effet. Contents d’avoir acquitté votre conscience nous nous renfermons dans un silence respectueux sur les mesures qu’il vous plaira d’adopter pour déraciner le germe d’une second Vendée » [Note : Arch. départ. L, 1073].

Soit défiance, soit impuissance, le district d’Hennebont ne se hâta guère de rassurer les « patriotes » de Quistinic.

Ce fut d'un autre côté que leur vint le secours ; mais il fallut l’attendre un long mois.

Le citoyen Lemettre, brigadier de gendarmerie à Guémené, apprit par Joseph Calloc'h, agent national de Bubry « qu’il se faisait des assemblées les dimanches et fêtes, suivant l’ancien régime, à Saint-Yves et que le nommé Le Goff, prêtre réfractaire, faisait l’office à la dite chapelle et troublait journellement le repos public ».

Il forma aussitôt le projet de mettre fin à cet état de choses en s’emparant de M. Le Goff. A sa demande, ordre fut donné au citoyen Riou (?) chef de brigade, commandant la garnison de Guémené, de lui prêter main forte, et, le samedi 22 mars-2 germinal, à minuit, accompagné des gendarmes Desbois, Lordonné et Grain, il prit la route de Bubry. Le citoyen Riou se joignit à la petite troupe.

On arriva à Saint-Yves vers trois ou quatre heures du matin. En dépit des recherches les plus minutieuses M. Le Goff demeura introuvable. C’était un dimanche : Lemettre s’imagina que la chapelle devait être pleine de monde ; il en fit enfoncer les portes, mais n’y trouva personne. Il se vengea de sa déconvenue sur la chapelle elle-même qui fut dévastée, livrée au pillage et « laissée dans un état à ne plus pouvoir être utile pour ces mêmes rassemblements contraires à la loy ».

Le butin fut transporté au bourg de Bubry et remis à la municipalité qui se chargea d’en dresser l’inventaire. Il comprenait des ornements et linges d’église : 11 chasubles, 7 étoles, 10 manipules, 7 voiles, 6 bourses, 4 bulle (?), 3 chapes, 1 devant d’autel, 23 nappes, 30 purificatoires ; des objets servant au culte : 6 chandeliers de cuivre, une croix de cuivre, avec sa hampe en bois garni de plomb, 4 petites clochettes, un plat de cuivre et une assiette d’étain ; enfin les offrandes : 80 # à peu près en liards et 18 # 10 sous en argent blanc, 11 cierges, 20 poignés de chanvre, environ 10 minots de seigle [Note : Arch. départ., Q, 299].

Cette prise ne pouvait suffire aux « patriotes » : il leur fallait les prêtres ; toutefois ils ne dédaignaient pas de molester les membres de leur familles ou même simplement les personnes coupables d'avoir été à leur service.

Un comité de surveillance révolutionnaire venait de se constituer à Bubry ; il avait pour président et pour secrétaire Jacques et Yves Le Sciellour. Il fallait bien qu’il fit quelque chose. Le 17 germinal il adressa au district une liste de suspects sur laquelle figuraient : « Jeanne Le Goff, sœur du prêtre réfractaire, on ne sait où elle est », ajoutait-on à la suite de son nom ; « la domestique de Bertrand, prêtre réfractaire » ; « le domestique et la domestique de l’ex-curé Videlo » ; enfin « Louise Hervo, de Talverne, ancienne servante de l’ex-curé de Plœmeur ».

D’ailleurs le comité, qui n'était pas méchant, faisait remarquer que ces personnes rangées par la loi parmi les suspects, étaient très paisibles et n’avaient jamais troublé l’ordre public [Note : Arch. départ., L, 1073]. Aussi les laissait-il en liberté.

Mais l’agent national d’Hennebont se chargea de lui rappeler son devoir : « Je ne peux que vous témoigner ma surprise, écrivit-il à la date du 17 germinal, de ce que vous n'avez pas mis en arrestation et conduit ici les personnes suspectes que vous désignez.

Au reçu de la présente j’espère que vous remplirez ce devoir sacré par la loi, et que de jour à autres je voiré (sic) notre maison d'arrêt se remplir de la crasse de votre commune. Ne manquez pas d'y envoyer tout ce que vous avez de suspect » [Note : Arch. départ., L, 1065].

Il est permis de croire que, moyennant certaines précautions, les suspects de Bubry purent éviter la maison d'arrêt. Le comité de surveillance « ne voulait pas se compromettre », [Note : Arch. départ., L, 1073] et il lui était si facile d’attribuer à l’état troublé du pays ses insuccès et ses échecs !

Quant aux prêtres ils étaient traqués sans répit et sans merci. La fureur antireligieuse était à son paroxysme. Le sabbat révolutionnaire battait son plein et plus que jamais, « trépignait sur les vies humaines ». Les deux Videlo, rendus plus prudents par les tragiques aventures du mois de décembre, se terrèrent dans leur cachette souterraine, et, pendant de longs mois ne sortirent plus guère que le soir, pour visiter les fidèles qui réclamaient leur ministère.

M. Bertrand avait disparu. Il était allé chercher dans des lieux où il était moins connu un peu plus de sécurité ? Avait-il fui à l’étranger ? Nous ne savons au juste. Toujours est-il qu’il avait été porté sur la fatale liste des émigrés ainsi que ses frères Jean-Philippe-René et François-Florentin. Cette inscription entraînait la confiscation. Aussi, dès la fin de mai 1794, la commission administrative ordonna-t-elle la vente des biens des trois proscrits au profit de la nation [Note : Arch. départ., L, 1037. Pour sauvegarder leurs intérêts, les deux frères des proscrits, Pascal-Jean et Joseph-François, le juge de paix, et leur sœur, Angélique-Sainte, saisirent la commission administrative d’une « pétition tendante à faire régler la quote-part qui leur revenait dans le produit de la vente des biens indivis entre eux et... leurs trois frères émigrés ». Le 12 prairial-31 mai 1794, la commission administrative émit l'avis « qu’il fût tenu compte aux pétitionnaires par l’acquéreur de leurs biens indivis, de la moitié du prix de la vente ». Le 24 vendémiaire suivant, 16 octobre, le département prit un arrêté en ce sens]. Cette décision ne reçut qu’un commencement d’exécution ; elle n’eut jamais son plein effet [Note : Arch. départ., l’Empire leur fit restituer leurs biens confiqués non vendus].

Malgré les risques à courir, M. Le Goff, de tempérament plus aventureux, continuait à se prodiguer sans compter. Il entretenait même une correspondance assez active ; ses lettres lui étaient remises, à ce qu’il semble, par une veuve Héry, de Kerduc, près de Guéméné, après avoir passé par les mains de deux personnes de Lorient, la veuve Surzur, rue du Pont-Carré, et la veuve Fleury, à qui ses correspondants devaient sans doute les adresser [Note : Arch. départ.,L, 1575].

De quoi s’agissait-il dans ces lettres ? Le plus souvent il n’est guère facile de le deviner. Il n'y est question que de « pelotons de laine », de « paquets de fil », de menus achats, de menus paiements ; le vrai sens échappe derrière ce langage de convention dont nous n’avons pas la clef.

D’autres fois elles sont plus explicites : elles traitent d’affaires, s’étendent plus ou moins sur les événements du jour, donnent des indications relatives aux pouvoirs dont jouissent les prêtres fidèles, tracent la ligne de conduite à suivre dans la célébration des mariages, ou prodiguent des conseils de prudence : « Méfiez-vous de tout le monde, écrivait quelqu’un à la date du 2 messidor an 11-20 juin 1794, plus que jamais, je vous le dis avec sincérité, il y a des gens d’ailleurs déguisés de toutes sortes d’ajustements, qui rôdent jour et nuit » [Note : On trouve aussi parmi les papiers de M. Le Goff les prières à réciter pendant une neuvaine qui devait commencer le 3 mai en l’honneur de la Sainte Croix ; et une lettre intéressante écrite le 28 février ou mars 1793 par « le doyen des captifs de Port-Liberté » c’est-à-dire par M. Julien Colobert, aumônier des Ursulines de Vannes, doyen non d’âge, mais de prison].

Robespierre, il est vrai, était tombé le 9 thermidor-27 juillet 1794. Officiellement la France était délivrée du régime de la Terreur. Mais pour les prêtres fidèles, la Terreur devait continuer bien des années encore. Après comme avant le 9 thermidor, ils restaient sous le coup des lois de proscription ; le couperet de la guillotine était toujours suspendu au-dessus de leurs têtes [Note : On sait que la Convention, avant de se séparer, renouvela les lois de proscription contre les prêtres insermentés ; et, surtout après le coup d'Etat de fructidor, le Directoire ne se montra guère moins acharné dans la persécution. Dans le Morbihan 11 prêtres montèrent sur l’échafaud après le 9 thermidor ; nous ne comptons pas ceux qui périrent par la « guillotine sèche », à l’île de Ré, sur les pontons de l'île d'Aix ou dans l’affreux désert de Sinnamary].

 

XI. — Le Stunff proscrit à son tour. — Inventaire et séquestre. — Arrestation et évasion. — En prison. — Plus de trace.

Les assermentés eux-mêmes n'étaient guère mieux traités. Ce n’était pas assez pour les révolutionnaires de détruire le culte catholique ; ce qu’ils voulaient détruire, c’était le religion et Dieu lui-même. Et bientôt les prêtres constitutionnels allaient à leur tour être victimes de la persécution qu’ils avaient tant contribué à déchaîner contre les réfractaires.

Déjà divers décrets les avaient déclarés déportables pour incivisme ; un autre avait réduit leurs traitements. Le 16 brumaire la Convention avait en réalité supprimé l’église officielle en autorisant, ou plutôt en invitant, les communes à interdire les exercices du culte constitutionnel. La Raison et le décadi devaient remplacer Dieu et le dimanche.

C’était encore trop peu : pour hâter la destruction des « préjugés », les jacobins voulaient amener degré ou de force les prêtres constitutionnels à brûler ce qu’ils avaient adoré, à bafouer par leurs discours et par leur conduite ce qu’ils avaient enseigné ; et ils leurs conseillèrent, puis leur imposèrent la déprêtrisation. Surtout ils voulaient les déconsidérer à tout jamais, les avilir aux yeux du peuple ; et ils les poussèrent, bientôt même, pour mille vexations, les contraignirent en quelque sorte au mariage.

Le 24 germinal an 11-13 avril 1794, le représentant du peuple Le Carpentier adressait de Saint-Malo, Port-Malo comme on disait alors, aux départements de la Manche, de l'Ille-et-Vilaine, des Côtes-du-Nord et du Morbihan un arrêté fameux dont voici les principaux articles [Note : L’arrêté prescrivait en outre l’observation du décadi et le culte de la Raison. Conf. M. Le Mené, Histoire du diocèse de Vannes, p. 312 et suiv.].

« 1° Sont déclarés suspects : tous les prêtres qui ont attendu jusqu’à ce jour pour déposer leurs lettres de prêtrise, soit à la municipalité du lieu, soit au district, soit aux représentants du peuple ; tous ceux qui, après avoir renoncé à leurs fonctions, en ont repris ou continué l’exercice ; les autres prêtres qui travailleraient par des moyens quelconques à exciter le fanatisme dans les cités ou dans les campagnes.

2° En conséquence tous les prêtres ci-dessus désignés seront mis en état d’arrestation et conduits à la maison d’arrêt du lieu, comme perturbateurs ou ennemis de l’ordre public ».

D’ailleurs Le Carpentier avait indiqué assez nettement quelques jours auparavant où il voulait en venir ; le 18 germinal-9 avril, il avait mis en liberté des prêtres apostats, non sans leur donner à entendre que les mesures vexatoires auquelles ils restaient encore assujettis, prendraient fin du jour où ils se marieraient.

Deux mois plus tard, il parlait sans ambages. Par un nouvel arrêté en date du 24 prairial-12 juin, il ordonnait l’élargissement immédiat de ceux des prêtres détenus pour n’avoir pas remis leurs lettres de prêtrise, qui étaient déjà mariés ou qui pouvaient justifier de leur intention de contracter mariage [Note : Cet arrêté vaut la peine d’être cité en entier. Nous représentant du Peuple délégué par la Convention nationale dans le département de la Manche et autres environnants ; « Vu les différentes réclamations qui nous ont été adressées par plusieurs ci-devant prêtres du nombre de ceux détenus en exécution de notre arrêté du 24 germinal, — Considérant que le maintien de la sûreté générale est le seul motif qui ait provoqué cette mesure de coercition contre des individus généralement dangereux, que cependant il en est qui avaient formé ou devaient former des nœuds garans de leur attachement à l’ordre social. — Arrêtons ultérieurement que ceux des ci-devant prêtres qui auraient contracté mariage avant leur détention faite en conformité de notre arrêté ci-dessus, sans avoir néanmoins déposé leurs lettres de prêtrise, comme ceux qui pourraient justifier de leur intention de former les mêmes nœuds, pourront être élargis, d’après l’avis des comités révolutionnaires de leurs communes et sur l’arrêté des administrations du district, sous la surveillance desquels resteront les dits individus. — Maintenons au surplus les dispositions de notre arrêté ci-dessus cité.... »].

L’arrêté du 24 germinal parvint au district d’Hennebont dans les premiers jours de floréal. Le 5 floréal-24 avril, la commission administrative adressa à tous les curés et vicaires de son ressort une circulaire les invitant à venir à Hennebont se constituer prisonniers avant le 9 : passé ce délai ils seraient mis en état d'arrestation.

Cette circulaire n'était pas conforme à l'arrêté de Le Carpentier. Aussi fut-elle annulée dès le lendemain, et, séance tenante, les administrateurs prirent les mesures nécessaires pour assurer la stricte exécution des ordres du représentant du peuple.

Puis il fallut songer à se procurer une maison d'arrêt pour recevoir ces suspects d'un nouveau genre. Le district loua dans ce but, au prix de 1.200 #, une partie des bâtiments de l’ancienne abbaye de la Joie [Note : Les propriétaires de l’abbaye de la Joie étaient alors les citoyens Hébert et Martin. (Arch. départ., L, 1037)] savoir : « les deux étages du côté de la rivière consistant en trente chambres, corridors, cuisine », où logeaient précédemment les chasseurs du 15ème régiment. Les deux salles basses restaient occupées par la manufacture de savon.

Augustin Poullain fut nommé concierge de la nouvelle prison, aux appointements de 40 sous par jour [Note : Arch. départ., L, 1037].

Le 6 floréal-25 avril 1794, les administrateurs du district avaient donné commission à l'un d’entre eux, Jean-Baptise André, de procéder à l’arrestation de Le Stunff et d’opérer la saisie de ses biens.

Le jour même, à huit heures et demi du soir, André arrivait à Bubry, escorté par un détachement de cinq hommes du 7ème chasseurs. Il trouva les autorités réunies à la maison commune savoir : Mathurin Pérès maire ; Yves Rivallan et Julien Le Priol, officiers municipaux ; Yves Le Gouriérec, membre du comité de surveillance ; Joseph Calloc’h, agent national, etc... Tous se déclarèrent prêts à l’accompagner chez Le Stunff.

Au presbytère ils trouvèrent porte close. Vainement André frappa, somma d’ouvrir au nom de la loi ; il ne reçut pas de réponse. Enfin un officier municipal put pénétrer en poussant une fenêtre mal fermée. De l'intérieur il ouvrit la porte. La maison était déserte : Le Stunff prévenu à temps avait fui. Mais son mobilier restait : le commissaire du district pouvait donc remplir une partie de son mandat. Avec le concours des assistants, il dressa rapidement un inventaire descriptif des meubles et effets du fugitif. Au grenier, il découvrit, dans un sac de cuir, « un calice avec sa patène, une boîte aux saintes huiles (vieux style), une étole, un porte-dieu (vieux style) et une petite clochette » ; il les emporta pour les déposer au district. Il mit le reste sous séquestre et constitua gardiens des scellés et des objets saisis les officiers municipaux eux-mêmes [Note : Arch. départ., L, 299. Voici à titre de curiosité l'inventaire du mobilier de Le Stunff : « — Dans la cuisine : Une table, un chaudron d’airain, une casserole de cuivre, une autre idem, une potée de beurre, une douzaine d’assiettes de fayence, une soupière couverte, une poèle à frire, une galetière, un pétrain, une poche avec un peu de farine de seigle, un bassin, une marmite, deux jattes, une ruche, un rangot (sic), une sacoche (?), une selle, une bride, un licol, un fouet, deux pots de chambre, deux bouteilles, une petite table ronde, un chandelier de cuivre et deux de fer blanc avec un fanal, un trois-pieds (sic), un soufflet, un lit à l'ange (?) garni d’une paillasse, couette, traversin et oreiller de plume, deux couvertures de laine blanche et une verte et un morceau de cotonnade, une armoire à deux battants fermant à clef et renfermant différents effets, sur laquelle j’ai apposé le scellé en sire (sic) et au cachet de la nation. — Dans une salle de plein pied : Une petite table, six chaises, des gardes (?) de lit de fer, cinq bouteilles de verre, un banc mi-plein de linge sur lequel nous avons apposé le scellé, deux rideaux de fenêtre. — Dans un petit sallon (sic) : Une paillasse, une couëte de balle, deux linceuls et deux couvertures, quelques planches, une petite armoire à un battant renfermant quelques linges, sur laquelle j’ai apposé le scellé. — Dans le sallon (sic) : Une commode, un rideau de fenêtre, un lit à lange garni d’une paillasse, matelat, coëte, traversin et oreiller de plumes, deux linceuls et deux couvertures. — Dans la cave : Deux barriques vides et quelques fagots. — Dans la chambre au-dessus de la salle : Un lit à lange garni d’une paillasse, coëte, traversin et oreiller de plumes, deux draps et deux couvertures, un surplis et une chaise et un pot de chambre. — Dans le grenier : Vingt-trois minots de seigle, environ huit gros paquets de lin, et un peu de foin. — Enfin le sac de cuir dont il a été parlé plus haut]

André ne se mit guère en peine, semble-t-il, de découvrir la retraite de Le Stunff. Mais peut-être chercha-t-il à surprendre M. Videlo. Il se fit certainement un devoir de stimuler le « patriotisme » de la municipalité ; ses exhortations ne tardèrent pas à porter leurs fruits. Dès le 16 pluviôse-4 février 1794, sept cloches dont deux de Saint-Yves [Note : Arch. départ., L, 299] avaient été transportées au district.

Mais puisque le culte catholique était supprimé, l’argenterie des églises et les vases sacrés, les cloches, le ornements, devaient aller à la Monnaie ; aussi le 10 floréal, quatre jour après le passage d’André, l’agent national de Bubry apportait à Hennebont les dépouilles opimes des églises et chapelles de la paroisse. L’envoi comprenait : 11 calices avec leurs patènes, 2 ciboires, 2 ostensoirs, une croix, un encensoir avec sa navette, une coquille provenant des fonts baptismaux [Note : Arch. départ., L, 299. Eglise paroissiale : « trois calices avec leurs patènes, un ciboire, un soleil et une coquille provenant des fonts baptismaux ». Chapelle de Saint-Armel, Saint-Gildas, Saint-Clément, Saint-Hervé et Locolven, chacune un calice avec sa patène. Chapelle de Saint-Yves : « 2 calices, un ciboire, un soleil, une croix, un encensoir avec son navet (sic) ». Enfin « un calice et sa patène trouvés chez le curé Videlo »].

Six jours après Le Calloc’h annonçait l’envoi de deux cloches de l’église paroissiale, la grande et une des petites, et des ornements de la chapelle de Locolven [Note : Arch. départ., L, 329].

Pour la seconde fois Le Stunff s'était réfugié à Kermamignon, chez sa sœur Marie. Hélas ! la « nation » avait oublié toutes ses complaisances passées ; elle ne pouvait lui pardonner son attitude nouvelle ; elle alla bientôt troubler sa retraite.

Dès que le comité de surveillance d’Inguiniel eut appris que le curé de Bubry se cachait à Kermamignon, il confia à Poilpré, l’un de ses membres, la mission de le mettre en état d'arrestation. Notaire et capitaine de la garde nationale, Auguste-Georges Poilpré était le chef incontesté des « patriotes » du pays. Il s’adjoignit Auguste Le Cunff, secrétaire de la municipalité, et quatre gardes nationaux : Louis Le Bourlot, Louis Le Gal, Joseph Le Touzic et Louis Juhel. Le 13 floréal, à dix heures et demi du soir, la petite troupe arrive à Kermamignon. Le Stunff occupait, au premier étage, une chambre à laquelle on accédait par un escalier extérieur en pierres. Poilpré frappe à la porte à plusieurs reprises. N’obtenant pas de réponse il croit Le Stunff absent ; il va aux informations et demande aux voisins de l’aider à ouvrir ; ceux-ci répondent qu'ils n'ont pas la clef. Poilpré et ses hommes reviennent donc à la charge : ils frappent de nouveau à la porte furieusement ; ils somment d’ouvrir « de par la loi et au nom de la nation ». Toujours même silence. A la fin, malgré l’obscurité ils s’aperçoivent que le haut de la fenêtre est mal fermé ; ils vont pouvoir ouvrir et pénétrer dans la chambre. Le Stunff alors cesse de faire la mort : « Qui êtes-vous, dit-il, que me voulez-vous ? — Nous sommes membres du comité de surveillance et gardes rationaux de cette commune ; nous voulons te parler : nous te sommons au nom de la loi de nous ouvrir la porte de ton appartement ». — « C’est bon ! réplique Le Stunff, attendez un peu, je vais m'habiller ».

La toilette de Le Stunff fut longue ; l’attente durait depuis une grande demi-heure, quand Poilpré, impatienté, lui cria que, s’il n’ouvrait pas de suite, il allait enfoncer la porte. Le Stunff répondit qu’il voulait bien ouvrir mais à condition qu’on lui permît de s’habiller à sa guise. On promit. La porte s’ouvrit aussitôt, et Le Stunff parut, vêtu d’une aube blanche, son chapeau sur la tête ; il tira de sa poche un ruban vert dont il se ceignit en manière de cordon.

Poilpré lui intima aussitôt l’ordre de le suivre à la maison commune. Il répondit qu'il était prêt à le faire ; mais avant de prendre la route du bourg, il entra chez sa sœur, et là, il voulut forcer le commissaire à lui montrer ses pouvoirs et à lui donner les motifs de son arrestation. — « Tu n’ignores pas, répliqua l'autre que tes pareils se sont rendus volontairement ou seront transférés de force à la maison d'arrêt d’Hennebont, en vertu d'une proclamation du citoyen Le Carpentier, représentant du peuple ; nous entendons nous-mêmes te conduire au district pour être statué sur ton sort ce que de droit ». — « Le représentant du peuple, je m’en f…., s’écria Le Stunff, comme de toute autre autorité constituée quelconque... Etes-vous prêts ? », ajouta- t-il, après une minute de réflexion ; et il sortit.

La nuit était très noire ; il pleuvait ; le vent soufflait avec violence. Le Stunff connaissait bien les lieux et il avait son idée. Arrivé au pignon de la maison, il disparut soudain. « Arrête ! au nom de la loi ! » lui fut-il crié par trois fois. Deux gardes nationaux armèrent leur fusil et voulurent faire feu, mais les amorces étaient mouillées : le coup ne partit pas.

Dans sa fuite Le Stunff perdit son chapeau ; les « patriotes » s’en saisirent, et, désespérant de s’emparer du proscrit, ils rentrèrent dans sa chambre pour en dresser une sorte d’inventaire. A l’exception d’une montre en or qu’ils découvrirent en défaisant le lit, tout était à peu près de nulle valeur. Il n’y avait guère qu'un lit complet comprenant : deux draps de grosse toile, deux couvertures ou catelanes (?) blanches à raies rouges, une mauvaise courte-pointe d’indienne, une mauvaise couette de plume, un traversin, un oreiller « sans soulle », une paillasse. Poilpré chargea Marie Le Stunff elle-même de la garde de tous ces objets [Note : Arch. départ., L, 1073].

« On a fait mettre en état d'arrestation tous les prêtres de l'arrondissement, écrivait le 25 floréal à Le Carpentier l’agent national Cochois ; le curé de Bubry est le seul qui nous ait échappé par la fuite » [Note : Arch. départ., L, 1065].

Mais un mois après, le 26 prairial, Cochois pouvait annoncer au représentant du peuple l’arrestation de Le Stunff :

« Eh bien ! cette fois je t’annonce que ce fugitif est arrêté. L’administration n’a pas jugé à propos de le mettre à la maison d’arrêt avec les autres prêtres parce qu’elle considère son cas comme réfractaire à la loi. Elle le tient en prison en attendant que tu prononces sur le sort de cet individu. Si tu le considères vraiment comme nous, je te prie de nous marquer ce que nous devons faire de ses effets qui sont sous scellés » [Note : Arch. départ., L, 1065].

A cette date Le Stunff était en effet sous les verrous depuis quelques jours. Nous ne savons ni où ni comment il avait été arrêté ; mais il est certain que dès le 23 prairial, il écrivait aux membres de la commission administrative le billet suivant où il se plaignait vivement de son sort :

« Citoyens, Je vous prie de ne pas m’oublier ; je n’ai rien fait de contraire aux lois de la République. Je suis ici sans hardes, sans chemises ; tout se trouve dans l’armoire où on a mis le scellé. Il est cependant dur d’être détenu sans sujet et d’avoir du bien et d'être dans la misère. Je ne dois pas avoir été mis au nombre des suspects à moins que ce ne soit par les suspects eux-mêmes. LE STUNFF, curé de Bubry » [Note : Arch. départ., L, 1073].

Le pauvre Le Stunff était donc traité avec des attentions spéciales : la prison au lieu de la maison d’arrêt, et pour compagnie, les prisonniers de droit commun au lieu de ses confrères assermentés. Il avait aggravé son cas en cherchant à échapper à loi commune. Il ne fit sans doute pas plus de difficultés que les insermentés renfermés à la « ci devant » abbaye de la Joie, pour livrer ses lettres de prêtrise et renoncer à ses fonctions ; néanmoins il ne bénéficia point de l’arrêt du 24 prairial qui aurait pu hâter sa mise en liberté.

Après la chute de Robespierre, la Convention rappela Le Carpentier ; ce rappel était un désaveu. En conséquence, le 17 fructidor-3 septembre, la commission administrative d'Hennebont ordonna l’élargissement des prêtres détenus en vertu de l’arrêté du terrible représentant du peuple [Note : Arch. départ., L, 1037]. Mais Le Stunff dut attendre deux semaines encore sa mise en liberté. Ce ne fut que le 2ème jour complémentaire-18 septembre que les portes de la prison s'ouvrirent enfin devant lui [Note : Arch. départ., L, 1073. En même temps la montre trouvée dans son lit à Kermamignon lui fut rendue par l’agent national du district à qui il donna décharge].

Le même jour, la Convention déclarait qu’elle ne payait plus les frais ni les salaires d’aucun culte, mais tandis qu’elle continuait à conduire à l'échafaud les prêtres fidèles pour refus de serment à une constitution qu'elle-même ne reconnaissait plus, elle accordait des pensions aux assermentés, déprêtrisés ou non : Le Stunff avait tous les titres requis pour jouir de cette prime à l’apostasie.

A partir de cette époque, nous perdons la trace du curé constitutionnel de Bubry. Ou, quand, comment mourut-il ? autant de questions auxquelles il nous est impossible, quant à présent, de donner une réponse. On peut présumer que, s’il survécut à la tourmente, il dut se retirer dans quelque ville pour y mettre sa vie en sûreté et pour y cacher sa honte et ses remords.

 

XII. — Assassinats de « patriotes » et précautions du district. — Le meunier de Kerdec. — La mort de M. Le Goff. — Les dépouilles du condamné. — La fin de Jacques Le Héritte.

Depuis plusieurs mois des rassemblements inquiétants attiraient l’attention du district sur les communes de Quistinic, Inguiniel et Bubry. Les assassinats de « patriotes » se multipliaient. Les « brigands » en voulaient surtout aux fonctionnaires et aux membres des municipalités. A la liste déjà longue [Note : Arch. départ., L, 1076] de leurs victimes ils ajoutèrent, en vendémiaire, Julien Le Priol officier municipal et ancien procureur de la commune de Bubry. On racontait que le malheureux, surpris chez lui pendant la nuit, avait été brutalement arraché de son lit et massacré au milieu de sa famille affolée [Note : Arch. départ., L, 1073].

Une battue faite le 7 vendémiaire-28 septembre et les jours suivants par Lacombe et André, commissaire du district, avec dix volontaires et quarante gardes nationaux, sur le territoire de Languidic, Quistinic, Bubry, Lanvaudan, Inzinzac [Note : Arch. départ., L, 1051], n'en imposa guère aux rebelles ; et, dans la nuit du 1er au 2 brumaire, un citoyen « d’un patriotisme bien prononcé », que nous avons plus d’une fois rencontré dans les fonctions de maire ou d’officier municipal de Bubry, Yves Rivallan, fut à son tour mis à mort par une bande de « gens inconnus » [Note : Arch. départ., L, 1073. — En raison du rôle joué par Yves Rivallan dans quelques-uns des événements racontés plus haut, nous croyons qu’il ne sera pas hors de propos de placer ici le récit de sa mort. Dans la nuit du 1er brumaire-22 octobre, ne se sentant plus en sûreté chez lui, à Coëtsarbras, l’ancien maire de Bubry était allé chercher un asile chez son ami Louis Le Pen, au village de Haben. Il était couché lorsque « les brigands » firent irruption dans la maison. Il fut bientôt découvert et obligé de se lever : « Si c’est moi que l’on cherche, dit-il, qu’on ne maltraite pas d’autre. Après tout je ne mourai qu'une fois ». Le chef de la bande, tenant dans la main gauche un crucifix et dans la droite une épée nue, lui ordonna de se mettre à genoux pendant qu’un de ses hommes lui disait de recommander son âme à Dieu, car il allait mourir. Rivallan s’agenouilla. — « C’est bien toi Yves Le Goueff ? demanda le chef. (Le Goueff était le surnom de Rivallan). — C’est moi. — Tu as renié ton Dieu ; tu as trahi ton roi ; tu soutiens une nation qui tous les jours travaille à les détruire... Baise la terre et demande-leur et à moi pardon ». Puis appuyant la lame de son sabre sur le cou du malheureux : « Tu mériterais d’être décollé, continua-t-il ; mais je te ménage une mort plus prompte ». Il prit alors un fusil et tira. Rivallan reçut la décharge en plein corps, et s'abattit sur le sol sans pousser un cri. Le meurtrier reprit son sabre qu’il avait déposé sur la table et le plongea à plusieurs reprises dans le corps de sa victime en s’écriant : « Je suis ton bourreau ; je l’ai été de Le Priol, je le serai de tous ceux qui sont en place ». Louis Le Pen lui-même n’obtint sa grâce qu’en considération de sa femme et de ses enfants].

Le juge de paix Bertrand, en annonçant cet attentat à la commission administrative du district, demandait avec instance qu’on établît une garnison à Saint-Yves [Note : Arch. départ., L, 1073]. Saint-Yves ne reçut point de garnison ; mais dès le 4 brumaire, les administrateurs décidèrent que celle de Bubry serait renforcée de dix-neuf hommes et que des détachements seraient cantonnés à Quistinic et à Lanvaudan. Inzinzac était déjà pourvu. Enfin une nouvelle colonne mobile, commandée par le citoyen Laigneau, fut organisée à Hennebont pour parcourir les communes suspectes et donner la chasse aux brigands, aux déserteurs et aux prêtres réfractaires. Composée de quinze hommes seulement au départ, elle devait s’adjoindre, au passage, la garnison de Lanvaudan. Le commissaire était autorisé à faire toutes les recherches et perquisitions qu’il jugerait utiles. Les municipalités pourvoiraient au logement des troupes, fourniraient « le nécessaire pour le bois et le luminaire », donneraient au commissaire tous les renseignements utiles, enfin faciliteraient sa tâche par tous les moyens en leur pouvoir et même lui prêteraient main forte au besoin [Note : Arch. départ., L, 1051].

[Note : L’Assassinat de Corentin Le Floch, maire de Lignol. On a fait grand bruit l’été dernier autour d’un personnage qui fut, paraît-il, une des illustrations du pays de Guémené : il s'agit de Corentin Le Floch, ancien député du Tiers de la sénéchaussée d’Hennebont aux Etats Généraux et à la Constituante, maire de Lignol, assassiné par une bande de chouans, en même temps que le curé et le vicaire constitutionnels, Allanic et Jollivet, dans la nuit du 18 au 19 brumaire an III-8-9 novembre 1794. Or d’aucuns prétendent que le chef de la bande, c’était le recteur de Bubry, Benjamin Videlo. Nous n'ignorions certes pas l'assassinat de Corentin Le Floch ; et si nous n’en avons pas parlé, c’est que, parmi les pièces innombrables, presque toutes conçues dans un esprit d’hostilité déclarée, qu’il nous a été donné de compulser pour écrire cette étude, jamais nous n’avons découvert, nous ne disons pas un document accusateur, mais un mot, mais une allusion qui pût servir de base à une si étrange accusation. C’est que, après avoir lu les dépositions des témoins et la correspondance des administrations relatives aux incidents de cette nuit tragique, nous avons cru qu’il n’était pas possible à un esprit non prévenu de soupçonner même la présence soit de l’un ou de l’autre des Videlo, soit d'un prêtre quelconque dans la bande qui assassina Corentin Le Floch et les prêtres jureurs de Lignol.

Enfin la lumière est faite sur cet événement en ce qui concerne les prêtres de Bubry. Il s’est trouvé un chercheur patient et un historien consciencieux dont le travail ne laisse rien subsister de cette légende que rien jusqu’ici n’autorise à faire entrer dans l’histoire. Nous nous contentons donc de renvoyer le lecteur à la brochure que vient de faire paraître M. Allanic, professeur honoraire : La vérité sur l’assassinat du maire de Lignol, CORENTIN LE FLOCH, et la défense du vicaire général VIDELO].

Le pays tout entier allait donc être enveloppé dans un réseau serré de garnisons et de colonnes mobiles, renseignées, guidées, secondées par les autorités, les fonctionnaires, les « patriotes », les traitres. La situation des prêtres réfractaires devenait de plus en plus périlleuse ; à moins d’une extraordinaire circonspection, il leur était impossible d’échapper à cette battue furieuse et savante.

Or M. Le Goff n’était pas homme à s'enterrer dans une cachette ; la circonspection n'était point son fait. Cette fois son audace le perdit. Les mesures prises par le district n’étaient point encore toutes exécutées que déjà il était aux mains de ses ennemis [Note : M. Le Goff venait cependant de recevoir une sorte d’avertissement. Dans la nuit du 1er au 2 brumaire, une patrouille sortie du bourg de Bubry avait arrêté, au village de Saint-Nennec, Claude Le Sant, « déserteur de la levée de 300.000 hommes, grand ami du prêtre réfractaire de Saint-Yves » (Arch. départ., L, 1073)].

Un officier municipal de Lanvaudan faillit à son tour subir le sort de Le Priol et Rivallan. Il s’appelait Jacques Le Héritte, il avait alors vingt-neuf ans. Originaire de Bubry, il était meunier à Kerdec, sur la rivière Le Hédennec, à une demi-lieue environ de Saint-Yves [Note : Arch. départ., Etat-civil, Lanvaudan]. C’était lui qui avait conduit à Kerfosse, le 25 frimaire de l’année précédente, la troupe chargée d’arrêter Pierre Le Dilly. Les chouans le regardaient donc comme doublement coupable. Quelque temps auparavant ils avaient déjà fait irruption chez lui ; mais, pour cette fois, ils s’étaient contentés de manger et boire et de renouveler leurs provisions à ses dépens. Quant à lui, par crainte de plus grands maux, il n’avait pas osé les dénoncer aux autorités [Note : Arch. départ., L, 1074].

Ils revinrent le 3 brumaire ; ils étaient une quinzaine environ armés de fusils, baïonnettes, sabres et pistolets : « C’est ta vie qu'il nous faut, s’écrièrent-ils en apercevant Le Héritte ; si nous te manquons cette fois-ci, nous te retrouverons ». Le meunier réussit à leur échapper. Le lendemain, il se rendait à Inzinzac et donnait avis du danger qu'il venait de courir, au citoyen Messager, commandant du détachement des « Amis de la République » stationné en ce lieu : il exprimait en même temps ses craintes pour l'avenir et suppliait qu'on envoyât des troupes pour le protéger et donner la chasse aux « brigands ».

Il était six heures du soir. Messager fit aussitôt partir pour Lanvaudan une patrouille de vingt hommes sous les ordres du sergent Dominique Petitcolas [Note : Arch. départ., L. 1073].

Entre sept et huit heures, comme elle traversait une lande voisine du bourg de Lanvaudan, la troupe tomba sur un groupe de quatre ou cinq hommes armés de fusils qui firent feu et s’enfuirent. Les « Amis de la République » ripostèrent et se lancèrent à la poursuite des fuyards. Ils parvinrent à mettre la main sur l’un deux. Il portait une « veste blanche avec un gilet croisé, une culotte de toile longue, des guêtres à la mode de la campagne, un chapeau demi-castor usé et, par-dessous, un bonnet de coton, des bas de laine à côtes et des souliers forts montés de boucles d’acier ; taille cinq pieds trois pouces, cheveux et sourcils blonds, front haut et découvert, yeux gris, nez gros, lèvres épaisses, bouche moyenne, menton ordinaire, visage ovale ».

On saisit sur lui une canne à épée, et un sac de toile dont le contenu renseigna immédiatement le sergent Petitcolas sur l’importance de la capture qu'il venait de faire. On en tira en effet un ornement d’église complet : chasuble de satin broché, étole, manipule, voile de calice, bourse avec corporal, pâlie « brodée en or », amict, aube et cordon ; une nappe, des purificatoires, des manuterges, une serviette, un calice et une patène en argent massif, trois canons d’autel, un goupillon de bois garni de crins, un « porte-Dieu », une boîte à hosties, enfin « une paire de pistolets de poche chargés jusqu’au bout » et une chemise de parchemin renfermant plusieurs lettres et papiers. Il était clair que le prisonnier était un prêtre. Peticolas l’enferma, pour passer la nuit, au « violon » municipal de Lanvaudan et fit faire bonne garde.

Le prêtre n’avait de son côté aucun doute sur le sort qui l’attendait : s'il restait aux mains de ceux qui venaient de l’arrêter, c’était la guillotine dans les quarante-huit heures : le temps de le conduire à Lorient et de le faire comparaître devant le Tribunal criminel. Il tenta de racheter à prix d'argent sa vie et sa liberté et proposa au sergent 2000 livres dont 1500 en argent sonnant et 500 en assignats. Petitcolas ne voulut rien entendre ; au contraire, il redoubla de précautions pour rendre tout évasion impossible.

Le lendemain matin, le prisonnier fut conduit sous bonne escorte, au district d'Hennebont où les administrateurs André, Laffilé, et Fichoux, après avoir entendu le rapport verbal du sergent qui l'avait arrêté, lui firent subir un interrogatoire sommaire. Il déclara s’appeler « François Jégoux, prêtre insermenté dans la commune de Bubry avant la persécution » ; puis, se reprenant et rétractant aussitôt un mensonge bien excusable assurément mais aussi bien inutile, il donna son véritable nom : Jean Le Goff.

Il ne fit aucune difficulté pour répondre aux autres questions qui lui furent posées ; lorsqu'il avait été arrêté, « il venait, dit-il, de la paroisse d’Inguinel, et il allait prendre des vivres » ; il reconnut comme lui appartenant les objets contenus dans le sac de toile déposé sur le bureau par le sergent Petitcolas, et avoua que, au moment de son arrestation, il était porteur des pistolets chargés et de la canne à épée. Mais il refusa de signer le procès-verbal [Note : Arch. départ., L, 1575].

Dans l'après-midi M. Le Goff fut conduit à Lorient par deux gendarmes de la brigade d’Hennebont, Guiard, brigadier et Comère et deux dragons « d’Orléans » [Note : Arch. départ., L, 1106]. « Nous chargeons deux dragons et deux gendarmes, écrivaient les administrateurs à l’accusateur public, de conduire au tribunal le prêtre réfractaire Le Goff, arrêté la nuit dernière ; ils te remettront notre procès-verbal et les effets dudit Le Goff... Vive la république qui s’expurge » ! [Note : Arch. départ., L, 1576].

Ils étaient ravis d’avoir enfin réussi à mettre la main sur ce fameux « prêtre de Saint-Yves » qu’ils traquaient en vain depuis trois ans et que l’imagination des assermentés et des « patriotes » de Bubry, de Quistinic, de toute la région, chargeait de tant de méfaits.

Le soir, M. Le Goff fut écroué à la maison de justice du Tribunal criminel [Note : Arch. départ., L, 1106].

Il comparut devant ses juges le lendemain à deux heures trois quarts [Note : Avec le calendrier républicain, le tribunal criminel de Lorient avait adopté l’heure décimale]. Le ministère public par l’organe du citoyen Marion lança contre lui les insinuations les plus odieuses, et il prétendit en trouver la preuve dans les papiers saisis lors de son arrestation. Ces pièces accusatrices ont-elles disparu ? Nous ne savons : toujours est-il qu’on ne trouve dans le dossier de M. Le Goff rien qui justifie de pareils soupçons. Mais on sait avec quelle légèreté s’échafaudaient à cette époque les accusations les plus graves. Peu importait d’ailleurs, la cause était jugée à l’avance. Cette réserve faite nous donnons in-extenso le jugement porté contre M. Le Goff [Note : Arch. départ., L, 1545].

« Du six brumaire, l’an troisième de la République française une et indivisible.

Audience du Tribunal criminel du département du Morbihan séant à l’Orient, où étaient les citoyens J.-M. Raoul, président, Jacques Saint, Néron, J. Fornier, juges.

« François-Marie Marion, accusateur public poursuivant contre le nommé Jean Le Goff, prêtre réfractaire.

Vu par le Tribunal criminel du département du Morbihan séant à l’Orient, la plainte dressée par l’accusateur public en date de ce jour, dans laquelle il expose que l’administration du district d’Hennebont à fait conduire hier à la maison de justice du tribunal, un prêtre réfractaire saisi sur la commune de Lanvaudan par un détachement de force armée, le 4 de ce mois ; que du procès-verbal rapporté par l’administration du district, il résulte que ce n’est pas sans courir quelque danger que le détachement s’est emparé du prêtre Le Goff, puisque celui-ci était accompagné de plusieurs individus armés comme lui et qui ont osé faire feu sur la troupe ; que l’arrestation de Le Goff a néanmoins eu lieu et qu’on s’est également emparé de ses armes et d’un paquet contenant des vêtements d’ecclésiastique avec des meubles (sic) d’église en argent massif ; que, de plus, dans les papiers de ce réfractaire, dont le dit accusateur public a fait l’examen, il a trouvé des lettres qui prouvent que cet homme conservait en plusieurs endroits des intelligences funestes à la liberté ; que même il est d'autres papiers qui prouvent encore que Le Goff était le correspondant et l'agent de ce chef de brigands qui infectent (sic) le département ; qu’il a été dessaisi d’une proclamation faite pour opérer l’insurrection des campagnes et l’assassinat des patriotes ; qu’une autre pièce démontre encore que ce même homme avait connaissance et dirigeait peut être les poignards qui depuis un an ont sacrifié à la rage des brigands des citoyens patriotes, dans l’étendue du district d’Hennebont et lieux circonvoisins ; pourquoi l'accusateur public a requis la suite du jugement du dit Le Goff conformément aux dispositions de la loi du 30 vendémiaire de l’an second ; laquelle plainte a été expédiée d’un renvoi à l’audience aux six heures de ce jour [Note : Heure décimale].

Vu l’interrogatoire subi à la barre du tribunal par l’accusé, dans lequel il a déclaré s’appeler Jean Le Goff, âgé de trente trois ans, originaire de la commune de Kervignac, district d’Hennebont, ci-devant prêtre attaché à la commune de Bubry au même district, chapelain du lieu nommé Saint-Yves, même commune, fils de défunt Paterne Le Goff et de Louise Caboureau, tous deux morts, domiciliés de Kervignac.

Aux différents interrogatoires à lui faits, a déclaré n’avoir point prêté le serment exigé des ecclésiastiques ; n’être point sorti du territoire français ainsi que l’ordonnait la loi du 26 août 1792 ; ne s’être point déporté conformément à celle du 23 avril 1793 ; ne s’être point conformé à l’article 14 de la loi du 30 vendémiaire de l’an second, qui ordonnait aux ecclésiastiques insermentés qui, cachés en France, n’ont point été embarqués pour la Guyane française, de se rendre dans le délai d’une décade au chef-lieu du département pour y rester en détention jusqu’à leur déportation.

Interrogé d’où il tenait les effets ecclésiastiques trouvés sur lui, a répondu les avoir achetés, et n'a voulu déclarer ni l’époque de cet achat ni le nom du vendeur ; d’où il tenait les pistolets chargés et la canne à sabre dont il a été dessaisi, a répondu avoir fait acheter ces objets il y a plus de cinq ans et n’a pas voulu encore déclarer l’époque (de l’achât) des objets ni le vendeur.

Interrogé d’ou il tirait ses moyens d’existence et avec quelles personnes il correspondait ; a répondu qu’il ne connaît pas les personnes qui le nourrissaient et n’avoir entretenu aucune correspondance.

Interrogé d’où il tenait et quel usage il faisait entre autres papiers d’une proclamation des chefs de brigands sous la date du 26 juillet 1794 (v. s.) et d'une seconde proclamation des mêmes contre-révolutionnaires sous la date du 15 août même année, a répondu qu’un paysan qui ne sçait pas lire, les lui avait données et qu’il n’en faisait aucun usage.

Vu le procès verbal rapporté par les administrateurs du district d’Hennebont du 5 de ce mois, après avoir entendu l’accusé dans ses moyens et l’accusateur public sur l’application de la loi :

Le tribunal déclare qu’il est constant que Jean Le Goff, prêtre insermenté, était sujet à la déportation ; que loin de se conformer aux dispositions de la loi sur cette matière, il est resté déguisé et caché sur le territoire de la République ; que le dit Le Goff a été saisi armé sur la commune de Lanvaudan et portant des effets ecclésiastiques et autres effets ;

En conséquence le tribunal condamne le dit Jean Le Goff à la peine de mort ; ordonne qu’il sera, dans les vingt-quatre heures, livré au vengeur du peuple pour subir son châtiment, sur la place de la Montagne, en la ville de L’Orient, et déclare ses biens acquis et confisqués à la République ; le tout en exécution des articles 10, 14, 15, 16, et 5 de la loi du 30 vendémiaire, an 2 , qui ont été lus et qui portent :

ART. 10. Sont déclarés sujets à la déportation, jugés et condamnés comme tels, les Evêques, ci-devant Archevêques, les Curés, etc... tous ecclésiastiques séculiers et réguliers, frères convers et lais, qui n’ont pas satisfait aux décrets du 14 août 1792 et 21 avril dernier, ou qui ont rétracté leurs serments.

ART. 14. Les ecclésiastiques mentionnés à l’art. 10 qui, cachés en France, n’ont point été embarqués pour la Guyane française, seront tenus dans la décade de la publication du présent décret, de se rendre auprès de l’Administration de leurs départements respectifs, qui prendront les mesures nécessaires pour leur arrestation et déportation, en conformité avec l’art. 12.

ART. 15. Ce délai expiré, ceux qui seront trouvés sur le territoire de la République, seront conduits à la maison de justice du Tribunal criminel de leur département, pour y être jugés conformément à l’art. 5.

ART. 5. Ceux de ces ecclésiastiques qui rentreront, ceux qui sont rentrés sur le territoire de la République seront envoyés à la maison de justice du Tribunal criminel du département dans l’étendue duquel ils auront été ou seront arrêtés, et, après avoir subi interrogatoire dont il sera tenu note, ils seront, dans les vingt-quatre heures, livrés à l’exécuteur des jugements criminels et mis à mort, après que les juges du Tribunal auront déclaré que les détenus sont convaincus d’avoir été sujets à la déportation.

ART. 16. La déportation, la réclusion et la peine de mort prononcées d'après les dispositions de la présente loi, emporteront confiscation des biens ».

« Ordonne le Tribunal que le présent jugement sera mis à exécution dans le délai prescrit, à la diligence de l'accusateur public ; qu'il sera imprimé et affiché dans toutes les communes du département et que copies collationnées en seront adressées à qui de droit.

Fait et prononcé par le président à l’audience publique du Tribunal criminel les dits jour et an.

J. NÉRON, J.-F. SAINT, FORNIER, J.-M. RAOUL, président ».

Il se faisait tard. L’exécution lut remise au lendemain [Note : Arch. départ., L, 1106]. M. Le Goff fut ramené à la prison criminelle pour y passer sa dernière nuit. Le temps qui lui restait, il l’employa sans doute à se préparer à la mort. Depuis son arrestation, il ne se faisait aucune illusion sur le sort qui l'attendait. Il savait à quoi il s’était exposé en restant au pays, en continuant son ministère au mépris des lois révolutionnaires. Il avait plus d’une fois vu la mort de près ; au moment suprême, il la regarda en face et sans trembler. Ne mourait-il pas victime de sa fidélité à Dieu et à l'Eglise, de son dévouement aux âmes ? N’était-ce pas pour avoir voulu les servir jusqu’au bout qu'il portait sa tête sur l’échafaud, pour avoir mieux aimé obéir à Dieu qu’aux hommes ? Pour un prêtre c’était la plus belle des morts.

Le lendemain, 7 brumaire-28 octobre, il fut exécuté sur la place de la Montagne arrosée l’année précédente du sang de M. Le Fellic, avec toute la mise en scène dont les sans-culottes de Lorient se plaisaient à entourer ce genre de spectacle.

Aux yeux de l’administration sa mort prenait les proportions d’un événement. Le 15 brumaire, dans un rapport au Comité de Salut public, après avoir déploré l’état troublé de la région, le district ajoutait : « Cependant nous sommes parvenus à arrêter un prêtre réfractaire nommé Le Goff qui depuis 1789 ne cesse d’avoir des intelligences avec les chefs de brigands et de prêcher la contre révolution dans les campagnes. Le glaive de la loi en a fait justice » [Note : Arch. départ., L, 1051].

Dès le 6 brumaire le citoyen Raoul, président du Tribunal criminel, écrivait le billet suivant aux administrateurs du district : « Il est important qu'on descende chez une nommée Françoise Hervé du lieu de Saint-Yves en Bubry. Dans le jardin, au pied d’un chêne, on fouillera la terre et l’on s’emparera de tout ce qui y est renfermé ; il doit s'y trouver un ciboire, un calice, quatre bouteilles, d’autres effets, des papiers. Il faudra dresser procès-verbal et, si les objets sont découverts, arrêter la femme Hervé qui de suite sera envoyée au tribunal. Je compte, citoyens, sur le zèle et la promptitude de cette opération » [Note : Arch. départ., L, 1073]. C’était, paraît-il, M. Le Goff lui-même qui avait donné ces renseignements — sitôt communiqués au président du tribunal — à Paillard, l’un des passagers de Kerentrech, pour qu’il en avisât ses frères et sœurs [Note : Arch. départ., L, 1051].

La commission administrative, quoique réduite à deux membres, Laffilé et André, était « toujours animée de ce zèle républicain que les circonstances critiques ne peuvent altérer ». Le 7 brumaire au matin, pendant que Laffilé se chargeait de l'expédition des affaires courantes [Note : Arch. départ., L, 1037], André se rendit à Bubry ; dix hommes de troupe l’accompagnaient. Il se concerta avec les officiers municipaux et avec le commandant de la garnison, prit toutes mesures pour assurer le succès de sa mission et, avec une escorte grossie de vingt hommes sous les ordres du citoyen Imbert, repartit pour Saint-Yves. Dès qu’il y fut arrivé, il fit occuper la maison de Françoise Hervé et cerner son jardin et ses courtils ; puis il lui demanda s’il n’y avait pas chez elle ou dans le voisinage « des objets appartenant au cy-devant prêtre de Saint-Yves ». Sur sa réponse négative, il se fit conduire au jardin ; mais il dut constater que rien, dans ce lieu, ne correspondait aux indications données par le président du Tribunal criminel ; il n’y avait même pas de chêne. Il se rendit ensuite successivement dans les deux courtils à chanvre de Françoise Hervé, l’un attenant à sa maison, l’autre situé derrière la chapellenie. Dans l’un comme dans l’autre les chênes ne manquaient pas ; André fit faire des recherches au pied de chaque arbre. Il ne trouva rien. Bien plus, nulle part sous les chênes, on n’apercevait le moindre espace de terre meuble.

Très mortifié de son échec, se croyant victime d’une mystification de mauvais goût, André rentra à Bubry avec sa troupe pour y passer la nuit [Note : Arch. départ., L, 1073].

« Nous t’adressons ci-joint, écrivaient le surlendemain les administrateurs au citoyen Raoul, copie du procès-verbal rapporté par notre collègue André, lequel te prouvera que l’avis qui a été donné au tribunal n’était qu’une invention pour donner une course de plus et occasionner de petites dépenses » [Note : Arch. départ., L, 1051].

En vertu de la loi du 30 vendémiaire, le sergent Petitcolas avait droit à une prime de cent livres pour avoir arrêté M. Le Goff. Il réclama en outre, comme prise de guerre, les pistolets du condamné. Le district était disposé à accueillir favorablement sa demande. Le président du Tribunal ne s’opposait pas à ce que ces armes lui fussent remises. Mais elles lui furent disputées par l’accusateur public lui-même. « Obligé de voyager souvent pour la République, écrivait Marion aux administrateurs, et me trouvant dénué de tout arme dans un pays qui n’est pas très tranquille, comme vous le savez, j’avais l’intention de vous écrire pour vous prier de me les adjuger au prix fixé. La nation armant ses défenseurs, je vous prie de délibérer si vous devez plutôt faire présent de ces pistolets de poche que de les vendre à un citoyen qui en a besoin, et qui ne peut s'en servir aussi que contre les ennemis de la patrie. Vous me rendrez un service essentiel en me les cédant ».

L’accusateur public était un personnage puissant et redouté, et, si sa requête arriva à temps, elle n’eut pas de peine à faire échec à celle de l’humble sergent des « Amis de la République ». En tout cas les pistolets ne figurent plus dans l’inventaire dressé le 13 frimaire « des effets déposés au greffe du Tribunal, provenant de la procédure contre le nommé Le Goff prêtre réfractaire ».

Le reste fut remis à cette date à la municipalité de Lorient qui se chargea de le transférer à la Monnaie. Le calice avait été cassé par le pied ; il pesait, avec la patène, deux marcs quatre gros, soit 516 grammes [Note : Arch. départ., L, 1553].

Quant à la confiscation des autres biens du condamné, au moins en ce qui concernait ses effets mobiliers, elle resta lettre morte. Nous avons vu que M. Le Goff avait pris la précaution de disperser ses meubles et effets en une vingtaine de maisons amies de Saint-Yves ou des environs ; et malgré les listes trouvées dans ses papiers, malgré le zèle des administrations stimulées par le président du Tribunal criminel, l'exécution de cette partie de la sentence du 6 brumaire demeura sans doute impossible.

Moins de six mois après, Jacques Le Héritte disparaissait mystérieusement, victime de la vengeance des chouans exaspérés, comme tant d’autres « patriotes », comme Le Priol et Rivallan.

Le 21 floréal-10 mai 1795, entre huit et neuf heures du soir, le village de Kerdec fut envahie par une dizaine de chouans inconnus et bien armés. Ils enlevèrent Jacques Le Héritte qui jamais ne reparut. Seulement on entendit bientôt dire qu’il avait été assassiné quelques jours après dans la commune de Quistinic [Note : Arch. départ., Etat-civil, Lanvaudan. Déclaration faite à l’officier civil, le 20 frimaire an V, par Françoise Le Méchec, veuve Le Héritte, Louis Le Dévéhat, Louis Le Cavil et Pierre Le Bourvellec].

Le souvenir de cette mort tragique n’a pas entièrement disparu du pays. On ajoute même qu’on vit un matin le chien du moulin de Kerdec, poussant des aboiements plaintifs, déposer près du seuil de la porte, une des jambes de son maître rapportée on ne sait d’où [Note : Nous ne garantissons pas l’authenticité de cet horrible détail. Cependant, pour invraisemblable qu’il paraisse, il n’est pas nécessairement faux. Il y a deux ans environ, un fait analogue se produisit à Berric ; tous les journaux de la région le racontèrent longuement. Un chien rapporta à la maison de son maître une des jambes d’une jeune domestique, disparue depuis quelques jours dont on découvrit peu après le cadavre dans une lande voisine].

Et on ne manqua pas de regarder cette triste fin du meunier « patriote » comme la punition de son zèle révolutionnaire et de son odieuse conduite envers Pierre Le Dilly et sa famille.

 

XIII. — Le Directoire et la persécution religieuse. — Louis Videlo à Kervignac : une lettre intéressante. — Benjamin Videlo le « grand vicaire » : au milieu de ses chouans. — Le culte public et le culte secret, — Fructidor. — Une expédition qui manque les Videlo et tue Jean Jan. — Une expédition qui prend le recteur de Quistinic et manque les Videlo.

Sauf de rares et courtes accalmies, les années qui suivirent ne ramenèrent pas la sécurité pour les prêtres réfractaires : toujours des espérances déçues, du sang et des larmes. Le désastre de Quiberon et les tueries qui suivirent jetèrent partout l’épouvante et le deuil. Les frères Videlo eurent, en cette circonstance, à pleurer un ami bien cher, le jeune Jean-François Péronno de Penvern, dont le château en Persquen était, depuis longtemps, un de leurs asiles les plus sûrs [Note : Fait prisonnier à Quiberon et conduit à Auray, Penvern avait été transféré à Vannes, sa ville natale, conformément au désir des administrateurs départementaux qui avaient demandé qu'on exécutât au chef-lieu « les ci-devant nobles qui habitaient cette commune avant leur émigration ». Il fut jugé dans la nuit du 12 thermidor-30 juillet 1795 et, le 13 au matin, conduit à la pointe des Emigrés avec 76 autres condamnés à mort pour y être fusillé. Il « subit avec ses compagnons le feu des troupes chargées de l’exécution et il tomba avec eux, mais sans avoir été atteint. Malheureusement pour lui, dans sa précipitation à fuir, il se releva sans attendre le départ du détachement et voulut gagner la rive opposée ; mais la mer était basse et le malheureux s’engagea jusqu'aux genoux dans les vases qui paralysèrent ses mouvements. Le tambour de la troupe l’aperçut et saisissant un fusil qui était resté chargé, il le traversa d’une balle et l’étendit mort » (M. DE CLOSMADEUC. Bulletin de la Société Polymathique, année 1897). L’hôtel de Penvern est aujourd’hui le n° 29 de la rue Thiers (hôtel de Kergos)].

Le Directoire à son tour appliqua le plus souvent avec rigueur les lois de sang de la Convention ; et, surtout après le coup d’Etat du 18 fructidor an Vl-4 septembre 1797, il fit régner sur tout le pays une véritable terreur religieuse qui dura jusqu’au Consulat. Sans doute les exécutions de prêtres — je ne dis pas les assassinats — cessèrent dans le Morbihan à partir du mois de mars 1796 ; mais c’était bien souvent une condamnation à mort — la « guillotine sèche » — que la déportation à la Guyane, à Rochefort, à l’île de Ré, dont usèrent si largement les maîtres du pouvoir.

Que devinrent pendant les quatre ou cinq dernières années du siècle Benjamin et Louis Videlo ? Il nous serait malaisé de le dire, les renseignements se font très rares : à peine de temps en temps quelque indication vague et brève, consignée dans un rapport de police ou dans une lettre de fonctionnaire, permet-elle de retrouver leurs traces et de les suivre de loin au milieu de l'inextricable complexité des événements.

Il paraît toutefois certain que les deux frères durent se séparer. Louis Videlo était l’ami de M. Séveno, recteur de Kervignac, réfugié en Espagne depuis 1792 ; il lui avait promis de veiller sur sa paroisse pendant son absence. Le poste était sans doute périlleux à cause de la proximité de Lorient et Hennebont ; mais le vicaire de Bubry était depuis longtemps familiarisé avec le danger. A partir de 1794 Louis Videlo visita fréquemment la paroisse de Kervignac ; il y fit même, croyons- nous, à plusieurs reprises des séjours prolongés. Ce ne fut que dans le courant de 1797, après le retour de M. Séveno, qu’il rentra définitivement à Bubry.

Il eut pour collaborateur à Kervignac l'ancien vicaire de la paroisse, Etienne Le Goff, qui avait été arrêté deux fois, blessé grièvement d’un coup de sabre, déporté et conduit à Rochefort en attendant son transfert à la Guyane, enfin mis en liberté le 6 février 1795.

Le 24 août 1796, Louis Videlo écrivit à M. Séveno qui résidait alors à Domingo-Perez dans la Nouvelle-Castille, une longue et intéressante, lettre qui fut interceptée par la poste et ne parvint jamais à son adresse. On y trouve un tableau curieux, sinon parfaitement exact dans les détails, de l’état de la paroisse de Kervignac et du diocèse de Vannes à cette époque [Note : Arch. départ., L, 858. Nous donnons ici la plus grande partie de la lettre de M. Videlo : MONSIEUR ET HONORE PASTEUR, Je ne saurais vous exprimer le plaisir sensible que nous a fait la dernière lettre que vous avez écrite à votre sœur. Puissiez-vous vous souvenir de nous écrire plus souvent. Privez pendant plus de quatre ans de la satisfaction de vous voir, nous aurions du moins celle de savoir directement de vos nouvelles qui nous seront toujours très chères. Voilà la septième lettre que je vous fais passer et peut-être n’en avez-vous reçu aucune. Puisse du moins celle-ci vous parvenir. Votre sœur se porte à merveille ; elle demeure toujours au bourg et fait toujours son petit commerce. Elle m’a chargé de vous dire mille choses honnêtes de sa part. Vous ne vous imaginiez peut-être pas que j’étais encore vivant. J’existe cependant encore et de plus je me porte à merveille. Hélas ! que de fois j’ai parlé de vous à vos paroissiens ! Que de soupirs après le moment de vous revoir ! En sommes-nous encore éloignés ? C’est ce que nous ignorons. Quoique séparés de corps, soyons toujours unis de cœur et d’affection. Il est certain qu’il ne se passe pas de jour sans que je pense à vous auprès du Très-Haut. J’ai peu de temps à prier ; mes occupations sont si pénibles et si fréquentes qu’à peine ai-je le temps de penser à moi-même. — Je pense que vous serez curieux de savoir des nouvelles de votre paroisse ; aussi vais-je vous dire quelque choses en passant. On a renversé les autels du Vrai Dieu, démoli l’intérieur des Eglises, pour y faire du salpêtre, pillé les linges, ornement et vases sacrés, brisé les statues et les croix tant dans l’intérieur que dans l’extérieur des temples. Enfin les temples ont servi de casernes ou d’écuries et ressemblent aujourd'hui à des halles. Dans les villes les Eglises servent de salles de danse. — Il y a eu peu de morts dans votre paroisse depuis votre départ .. (Suit une liste de vingt-cinq noms). Les dénommés ci-dessus sont morts dans l’unité catholique et munis des secours de l'Eglise, excepté ledit Le Quéven fils, de Keryel et la femme de Le Bihan, de Lopriac qui sont morts dans le schisme. Il y a actuellement très peu de schismatiques dans la paroisse et peut-être pas un seul qui ne désire et ne profite de notre ministère tant sain que malade, ou du moins un très petit nombre. Je suis très persuadé que vous seriez vu ici avec un très grand plaisir. Tous vos paroissiens vous saluent et particulièrement ceux qui composèrent la délibération pour le culte catholique le 6 octobre. Nous vous prions tous de vous souvenir de nous dans vos bonnes prières, puisque vous ne pouvez pas faire autre chose pour nous. Nous pensons que les prêtres ne peuvent pas sortir d'Espagne, parce que depuis plus de trois ans, il n’en est venu aucun dans le diocèse. La mort y a laissé un grand vide (suit une liste de prêtres guillotinés ou fusillés). Et à la suite de la trop malheureuse descente des émigrés à Quiberon, ont été martirisés Mgr l’Evêque de Dol, vicaire apostolique, l’abbé Hersé (sic), son frère et près de vingt grands-vicaires ou recteurs, mais dont aucun n’était de ce diocèse, et peut-être plus de trois mille émigrés et autres qui s’étaient joints à eux. L’on compte un très grand nombre de paysans morts depuis dans les prisons et chez eux par une maladie qui en a été la suite. Plusieurs autres prêtres sont morts dans les prisons et de fatigue dans les lieux cachés... Il y a encore plus de trente prêtres dans les prisons de Vannes du nombre desquels... Le Blaye, de Kervignac, quoique paralytique : le pauvre garçon a bien réparé ses propos antichrétiens... .J’oubliais de vous dire que M. Le Floch, prêtre de Lesbin et Le Meur, intrus de Guidel, se sont rétractés et ont eu le bonheur du martire auquel ils se sont volontairement offerts pour expier le premier son serment, et le second son serment et son intrusation (sic) Beaucoup d’intrus ont été tués par les chouans, par exemple Cohéleah, (curé constitutionnel de Kervignac), Tatibouët, de Camors, etc... Les autres persistent dans leur serment et se sont réfugiés en ville. Les guerres civiles ont ravagé une infinité de cantons de l’intérieur de la France et même de ce diocèse. Votre paroisse n'a pas servi de théâtre de la guerre ; elle a cependant été beaucoup pillée, tout le pays étant regardé comme en insurrection. Nous jouissons de la paix dans l’instant, mais il s’en faut de beaucoup que nous jouissions de la liberté du culte catholique et la preuve est claire, puisque depuis la pacification de l'intérieur on a saisi M. le recteur de Berric, Le Blay, Le Maner et cinq autres à ma connaissance. Les prêtres sont aussi obligés de se cacher aujourd’hui comme auparavant. Ce qu'ils ont de mieux c'est que les républicains ne courent plus tant dans les campagnes ; ils peuvent voir de temps en temps le soleil, de la vue duquel ils étaient privés depuis près de trois ans. Ecrivez à votre sœur qui n'a reçu encore qu'une lettre de vous. Elle vous engage à venir ici si vous le pouvez ; je le désire aussi, mais je ne dois pas vous engager à faire une démarche que je ne me pardonnerais pas si elle vous devenait fâcheuse. Je n’ai pas manqué à la promesse que je vous avais faite avant votre départ. Je la renouvelle aujourd’hui avec le plus grand plaisir. M. le Goff et moi nous faisons notre possible pour vous remplacer. Cependant je ne puis vous dissimuler la satisfaction que j'aurai de pouvoir jouir de votre présence et de vos conseils. Jamais les cas difficiles n’ont été plus fréquents ni si compliqués ; nous n'avons aucun grand vicaire ; nous sommes entièrement abandonnés à nos lumières... »].

Quant au recteur de Bubry, il resta dans sa paroisse comme c’était son devoir. Pendant les accalmies trop rares il prenait gîte dans des maisons amies aux châteaux de Perros ou de Penvern, surtout chez Anna Hellec au bourg ; parfois même il rentrait dans son presbytère débarrassé de l’instrus. Mais bien souvent il lui fallut encore s'enfouir dans les cachettes ou se réfugier dans les bandes de chouans fortement organisées dans le pays sous les ordres du fameux Jean Jan, d'Achille Biget, de d’Ancourt, dit « Augustin » dont le secrétaire était son propre frère, Julien videlo, dit « Tancrède ».

M. Videlo savait d’ailleurs se rendre utile dans ces bandes : il contribuait à assurer le service religieux, tenait la caisse, travaillait au comité de correspondance avec MM. Duparc recteur de Melrand et Burguen prêtre de Guern [Note : Arch. départ., L, 283] ; surtout, malgré certaines imputations odieuses qui cherchent à faire tomber sur lui la responsabilité de représailles parfois sanglantes, il s'employa à tempérer par de sages conseils l'ardeur des passions et la violence des instincts déchaînés. Lorsque, après le 18 fructidor, les noms des deux frères parurent sur la nouvelle liste des émigrés, ce fut avec cette mention spéciale qui de la part d'ennemis implacables leur fait honneur : « Les deux Videlo, ex-recteur et curé de Bubry, on ne les dit pas méchants mais fanatiques à outrance, incorrigibles ». Il est vrai que le commissaire du directoire exécutif près le département du Morbihan, Le Malliaud, effaça de sa main : « on ne les dit pas méchants » ; mais on sait ce que valent ces corrections faites après coup et pour les besoins de la cause [Note : Arch. départ., L, 303].

Au point de vue religieux la situation de M. Videlo grandissait dans le diocèse. Investi de pouvoirs spéciaux, par MM. Keroignan et Poisson, grands-vicaires du diocèse, il correspondait avec eux, transmettait leurs ordres et leur faisait part « de ses réflexions personnelles sur les placemens et changemens à faire relativement à l’exercice du culte et à la hiérarchie des pouvoirs » [Note : Arch. départ., L, 863].

Ses ennemis l’appelaient même Videlo « le grand vicaire » par opposition à Videlo « l’ex-curé de Bubry », son frère.

Il dut intervenir, conformément aux instructions de ses supérieurs, pour réprouver les serments successifs auxquels la Convention puis le Directoire prétendirent subordonner la célébration du culte et qui, derrière l’obscurité des formules, posaient des conditions inacceptables ou même, appliquées à la lettre, constituaient de véritables guet-apens [Note : Sous la Convention, la loi du 7 vendémiaire an IV-29 septembre 1795 prescrivait le serment suivant : « Je reconnais que l’universalité du peuple est le souverain et je promets soumission et obéissance aux lois de la République. ». — A ce serment le Directoire substitua le 19 fructudor an V-5 septembre 1797, celui de haine à la royauté et à l'anarchie, d’attachement et de fidélité à la République et à la constitution de l’an III. V. LUD. SCIOUT, Histoire de la Constitution civile du Clergé].

En mai et juin 1797, M. Poisson fit paraître deux circulaires importantes inspirées de M. Thiberge « vicaire général et apostolique de Quimper ». Dans la première il déclarait « n’approuver en aucune manière les messes publiquement célébrées... ». En conséquence il exhortait « en Notre-Seigneur Jésus-Christ, à ne pas pas célébrer la messe dans les églises ni dans les chapelles, sous quelque prétexte de dévotion ou d’indulgence que ce fût ».

Mais l’exhortation du vicaire général de Mgr Amelot ne fut pas entendue de tout le monde.

A ce moment même les élections donnaient la majorité aux modérés au Conseil des Cinq-Cents et au Conseil des Anciens. Si le sort désignait comme sortant l’un des trois jacobins qui formaient la majorité du Directoire exécutif, Barras, Reubell ou La Réveillère, c’était la fin de la Révolution. Déjà on préparait l’abrogation des lois de persécution. Ces espérances ne devaient pas réaliser ; mais, pendant quelques semaines, elles furent assez fortes pour imprimer au mouvement d’opinion qui entraînait vers le rétablissement du culte public une puissance presque irrésistible et pour faire contrepoids à l’opposition des chefs de l’insurrection royaliste et à l’intransigeance des prélats émigrés.

Le 20 juin M. Poisson dut lancer une nouvelle circulaire. Il en résumait lui-même la teneur et l’esprit dans ces quelques lignes empruntées à M. Thiberge : « Le culte public avec chant et solennité est celui que je réprouve. Le culte privé dans les églises (et surtout dans les simples chapelles) est celui que je viens de permettre ; et le culte secret est celui qui se fait hors des églises (et chapelles), quel que soit le nombre des assistants. C’est sans doute ce dernier que préfèrent le Saint Père et les Prélats. C’est aussi celui pour lequel je me suis prononcé et dont je ne m’écarte que par l'impossibilité de le rendre uniforme et général » [Note : Arch. départ., L, 312].

M. Videlo eut à faire connaître et exécuter ces circulaires dans la partie du diocèse dont il avait le gouvernement et nous verrons que l’un des derniers, jusqu’aux approches des Concordat, il persista à suivre la ligne de conduite qu’elles préconisaient.

Mais si la haute dignité dont était revêtu M. Videlo accroissait son influence et son autorité, elle n'assurait en rien sa sécurité. L’administration départementale au contraire n’en attachait que plus de prix à son arrestation. En annonçant au ministre de la police et de l’intérieur, la découverte des deux circulaires au village du Restinois en Meslan, son porte-parole ajoutait : « Nous gardons des copies manuscrites parce qu’elles pourraient nous servir si nous réussissions à faire arrêter ces coquins de Poisson et Videlo, prêtres des plus dangereux » [Note : Arch. départ., L, 312]. Cette lettre porte la date de 26 ventôse an VII-16 mars 1798. Il y avait, à ce moment, près de six mois que le coup d’Etat jacobin du 18 fructidor avait imprimé à la persécution un caractère de violence et d’acharnement digne de la « grande Terreur ». Sous des dehors de modération, l’ancien conventionnel Le Malliaud, commissaire du Directoire près du département, en était le principal instigateur dans le Morbihan. Il ne cessait de stimuler le zèle des commissaires cantonaux, les engageant à ne rien négliger pour s’emparer des prêtres [Note : Arch. départ., L, 297]. A celui de Bubry, Alexis Olivaux, il écrivait en ventôse an VI : « Dites moi quelle est la conduite des prêtres de vos contrées. Se comportent-ils en véritables apôtres de l’Evangile ? Prêchent-ils l’union et la paix, l’attachement et la soumission aux lois de la République ? Font-ils sentir aux habitants des campagnes la nécessité de chasser et d’arrêter ces scélérats d’émigrés dont le pays regorge et en particulier la forêt de Pontcallec ? » [Note : Arch. départ., L, 302].

Olivaux ne mit guère d’empressement à suivre les instructions de son chef hiérarchique. Déjà il lui avait fait savoir que, malgré toutes ses recherches, il n’avait pu découvrir la retraite des quatre prêtres de son canton, savoir Le Saux d’Inguiniel, les deux Videlo de Bubry, Nicolas de Quistinic ; et le commissaire du canton de Melrand, Daguillon, l'accusait formellement auprès de Le Malliaud de n’être pas « dans les bons principes », ajoutant que les Videlo faisaient à Bubry, « le même jeu » que, à Guern, Le May recteur de la paroisse, « un monstre qui tardait à être arrêté » [Note : Arch. départ., L, 302].

En revanche, Le Malliaud pouvait compter sur les garnisons et sur les brigades de gendarmerie de Pontivy, Le Faouët, Hennebont. Baud surtout. « Si nous ne prenons aucun de ces scélérats, écrivait le brigadier de gendarmerie de Baud à Le Malliaud, le 6 frimaire-26 novembre 1797, nous leur donnerons la chasse ; à force de les poursuivre nous les lasserons si fort que nous en prendrons quelques-uns ou nous les obligerons à sortir de notre territoire, et, par ce moyen, nous purgerons la République de ces sanguinaires qu’elle a dans son sein ». Seulement il ajoutait que, « étant entouré de cette vermine », il était obligé de recourir souvent à la troupe, et demandait qu’on augmentât la garnison [Note : Arch. départ., L, 299].

Le 5 messidor an VI-25 juin 1798, toutes ces troupes se mirent en campagne pour prendre part à une battue générale sur le territoire de Guern, Melrand, Bubry, Quistinic. Vers le milieu de la nuit plusieurs colonnes envahirent simultanément le bourg de Bubry. Il s’agissait de mettre la main sur les deux Videlo « grand vicaire et prêtre ». Le bourg fut cerné et exploré « d’après les indications les plus sûres ». Ce fut peine perdue. Pourtant, à l'arrivée de la troupe, « les scélérats qu’on cherchait » étaient au presbytère « paisiblement endormis ». Mais ils avaient été prévenus à temps et s’étaient échappés par une porte de derrière. On crut qu’ils s’étaient réfugiés au château de Perros : là aussi toutes les recherches furent inutiles.

L’expédition eut cependant un résultat qui mit les « patriotes » en liesse. Une colonne de la 58ème demi-brigade, accompagnée du gendarme Poirel, et guidée par un certain Rault, surprit Jean Jan et quatre de ses hommes, près du village de Kerlay en Melrand, dans un champ d’avoine aux crières couvertes de genêts très hauts. Après une défense acharnée, Jean Jan fut tué ainsi que son lieutenant Claude Lorcy, dit « l’Invincible » [Note : Arch. départ., L, 297. Lettre de Le Bare, président de l’administration municipal de Pontivy, à Le Maillaud. Après avoir poussé une pointe jusqu’à la Villeneuve en Quistinic, « la colonne se replia sur Melrand avec l’intention de gagner les villages de Coëtsulan et de Kerlay, lieux de retraite de Jean Jan. Elle y arrivait lorsque dans un champ d’avoine dont les crières étaient garnies de genêts très élevés, le guide aperçut un individu nu tête, criant : Qui vive ! et mettant en joue le détachement. Cet homme fit feu aussitôt ; mais le coup n’atteignit personne. Le guide se trouvant alors très près de lui, le reconnut pour être Jean Jan et en avertit sur-le-champ les grenadiers qui tirèrent et se mirent en devoir de cerner le champ. Cette fusillade atteignit une femme, (Jeanne Le Sausse) que l’on vit tomber et mit en fuite cinq hommes dont Jean Jan faisait partie. Ce dernier, poursuivi chaudement, reçut un coup de fusil et tomba. Se relevant aussitôt, il allait prendre l’arme du grenadier au moment où on lui portait un coup de bayonnette ; mais il ne l’évita point et le reçut à la gorge. Jean Jan avait une veste blanche et un pantalon de même couleur ; il n’avait pas de chapeau ; une montre d’or, quinze francs et une carabine forment sa dépouille. Il a été amené à neuf heures du soir à Pontivy. Son cadavre fut au même moment remis à l'hôpital et y est encore exposé. Il sera enterré dans l’après-midi. Les cultivateurs courent en foule s’assurer de sa mort et paraissent satisfaits en général... Deux grenadiers égarés à la poursuite des fuyards viennent de rentrer. A peu de distance du champ où Jean Jan a trouvé le prix de ses crimes, ils ont tué un autre chouan dont ils nous ont rapporté la carabine, la ceinture et les cartouches. A sa défense de même qu'à son signalement, nous croyons reconnaître le fameux Lorcy (dit l’« Invincible »). En fuyant il se retournait et faisait feu, mais d’une main tremblante. Il avait la bayonnette dans l’estomac qu'il se relevait toujours. ... Voilà, citoyen, une excellente journée et d’autant plus agréable pour nous que nous n’avons à regretter aucun républicain ; pas un militaire n’a été blessé].

Mais les prêtres restaient insaisissables, et l’inutilité de tant d’efforts exaspérait les révolutionnaires. Ce qui porta au comble leur fureur, ce fut d’apprendre que, vers le mois de septembre 1798, il s’était tenu à Quistinic ou aux environs, une assemblée de prêtres, sous la présidence de MM. Benjamin Videlo, Duparc recteur de Melrand et Nicolas recteur de Quistinic. « L’objet principal était de savoir s’il importait à la clique roïale de ressusciter la chouanerie ». A en croire Le Malliaud, qui envoyait ces détails, le 9 octobre, au ministre de l’intérieur, MM. Videlo et Nicolas soutinrent la nécessité d’une nouvelle lutte. Ils jugeaient sans doute que le meilleur moyen d’obtenir la paix religieuse était de se rendre redoutable aux persécuteurs. Naturellement ils s’attirèrent les épithètes les plus malsonnantes. Le Malliaud les traita de monstres, d'éternels ennemis de la société, de partisans des projets sanguinaires de Pitt. « Comptez toujours, s’écriait-il, sur notre énergie et notre surveillance ; mais sans force, notre zèle comme celui du général seront impuissants... ».

Le Malliaud n'était pas aussi impuissant qu'il voulait bien le dire ; il prenait ses précautions en vue d'un échec toujours possible ; mais en même temps il disposait tout pour frapper un grand coup. A cet effet, le 28 novembre, il sollicita de l’administration centrale l’autorisation de rassembler quatre brigades de gendarmerie. L’ayant obtenue, il confia, dès le lendemain, le commandement de cette troupe à Félix-Marie-Hippolyte Coroller, chef d'escadron de gendarmerie à Hennebont, avec ordre de visiter avec le plus grand soin les lieux indiqués comme suspects sur le territoire de Quistinic, Bubry, Plouay, Melrand.

Le chef d’escadron Coroller était « plein de zèle ». Il réunit au plus tôt, sous prétexte de les passer en revue, les brigades d’Auray, Le Faouët, Lorient et Hennebont; et, l’inspection faite, il leur donna rendez-vous en un lieu convenu. Il partit lui-même d'Hennebont, le 3 décembre, avec Calvé, commissaire cantonal de Plouay. Ayant rejoint ses hommes en route, il se rendit directement, par Pont-Augan, au village de Kerberon en Quistinic, où il réussit à s’emparer de M. Nicolas, recteur de la paroisse [Note : Le 7 décembre, M. Nicolas fut condamné par mesure administrative à la déportation à l'’île de Ré ; il y mourut le 1er septembre de l’année suivante].

De Kerberon Coroller se dirigea vers Bubry. Depuis l’alerte de messidor, les deux Videlo avaient évacué le presbytère ; ils s'étaient retirés dans une maison du bourg, chez Anna Hellec, qui gardait leur mobilier et tenait leur ménage. Coroller ne l’ignorait pas. Il se présenta chez Anna Hellec ; mais les Videlo et la receleuse elle-même s’étaient éclipsés. Quelle joie pourtant si, après le recteur de Quistinic, on avait put arrêter « ces deux frères prêtres, aussi atroces que leur digne confrère Nicolas, et plus dangereux encore parce qu’ils passaient pour avoir plus de talents » ! Il fallut se contenter de dresser l’inventaire de leur mobilier sur lequel le greffier du juge de paix apposa les scellés. « Je vous serais reconnaissant, citoyen ministre, écrivait Le Malliaud le 16 frimaire-6 décembre, de me marquer quelle disposition on peut faire de tous ces effets qui paraissent considérables. Si on les rend à cette femme, cette impunité ne peut qu’enhardir les receleurs. Il est urgent qu’une loi les frappe. Nous tâcherons de faire arrêter Anna Hellec » [Note : Arch. départ., L, 313].

Ainsi s’écoulèrent ces terribles années troublées par de si cruelles alarmes et de si fréquentes alertes. Cependant dix années de persécution n’avaient pas désarmé la haine des bourreaux ni abattu la constance des victimes. Sans doute le clergé désirait ardemment la paix ; mais il ne pouvait rien sacrifier de ce qu’il regardait comme les droits imprescriptibles de Dieu et de la conscience. Et la paix dans ces conditions, les Jacobins au pouvoir n’en voulaient pas. Mais le jour vint enfin où deux causes plus fortes que les passions antichrétiennes de gauche et les intrigues politiques de droite, imposèrent à tous la pacification religieuse : l’opinion publique qui réclamait les églises, des prêtres, un culte, et la sagesse politique intéressée du soldat prestigieux que la faveur populaire et le coup d’Etat du 18 brumaire allaient rendre maître des destinées de la France.

[Note : L’année 1799 ne fut pas plus clémente que les précédentes pour les prêtres de Bubry. Heureusement leurs paroissiens leur restaient inébranlablement attachés, les consolaient et les soutenaient au milieu des déboires, des privations et des périls de leur vie de proscrits. Plusieurs même, par la constance de leur fidélité et de leur dévouement, méritèrent l'honneur d’être portés sur la liste des otages du canton de Bubry.

Parmi eux nous citerons : cinq laboureurs riches et influents dont les maisons étaient « des asiles sûrs et ordinaires des prêtres réfractaires » : Laurent Le Méchec de Kernivinen, Joseph Le Dilly de Kerfosse,— c’était le fils aîné de Pierre Le Dilly, — Bédard et Leroux, de Saint-Armel et Mado, de Kerlérien ; Jean Robic, du bourg, qualifié de « fille de confiance du curé réfractaire », et accusée d’entretenir chez les paysans l’espoir « de voir rétablir le trône et l’autel » ; Angélique Bertrand de la Motte, veuve Juttard, la propre sœur de M. Bertrand, « protectrice publique des chouans et des prêtres réfractaires » ; Mme veuve Coëtiquel et ses filles ; Mme veuve Kervily, sa fille, Mme Couriault Duquilio et sa famille qui avaient fait du château de Perros « le repaire et l’hôpital des chouans, des prêtres et des émigrés » ; Mme veuve Lalo-Dézauté, dont la maison de Keraly était toujours ouverte « aux brigands royaux »... A plus forte raison les prêtres réfractaires pouvaient s’attendre à voir les membres de leur famille inscrits sur l’odieuse liste. Cependant, en ce qui concerne les Videlo, il est probable qu’il n’en fut rien. En effet, le 16 fructidor-2 septembre, Puillon, commissaire du directoire exécutif écrivait : « Il n’y a (à Pontivy) de parents de prêtres non déportés et dangereux que les Videlo ; mais je n’ai pas cru devoir les porter attendu que celui qui existe (Julien) a fait deux campagnes au service de la République et que son frère y est mort » (Arch. départ., L, 314)]. 

(abbé P. Nicol).

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