Jean DES COGNETS

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Ecrivain et homme de presse. St Brieuc (15/2/1883 – 19/12/1961). Marqué par les mouvements catholiques de début du siècle, Jean DES COGNETS, après ses licences de droit et de lettres, entre en 1906 au conseil de surveillance de la presse régionale de l’Ouest, éditrice de l’Ouest Eclair, puis en 1910 à la société anonyme du Petit Echo de la mode dont il devient le directeur général en 1920. Il se consacre essentiellement entre les deux guerres à ce magazine féminin de grande diffusion, marqué du sceau de la morale chrétienne, tout en devenant en 1930 président de surveillance de la presse régionale de l’Ouest, lors de l’éviction de l’abbé TROCHU et en donnant à l’Ouest Eclair des papiers littéraires. Mais il assure de fait, à partir de juin 1940 et jusqu’en juillet 1944, la direction politique du journal. Auteur de très nombreuses chroniques littéraires, esprit fin et cultivé, Jean DES COGNETS se retira après 1945 de toute vie professionnelle, se consacrant à sa famille, à la poésie et à une vie intérieure d'une grande élévation, refuge dans la cécité qui devait le frapper à la fin de sa vie. Il fera de nombreux séjours à Saint-Michel-en-Grève où il possédait une maison (R. Frey)

Voici une de ces lettres adressée le 18 avril 1928 à sa cousine Mme Pol Desgrées du Loû :

Toul-ar-Vilin, St. Michel-en-Grève 18 avril 1928

Ma chère Odette

Vous avez si gentiment accepté notre modeste hospitalité pour vous et pour votre joli Alban dans notre ermitage de St-Michel que mon plaisir eût été parfait si j’avais pu moi-même vous présenter ce pays que j’aime. Mais il faut que je reparte dès demain pour Paris, en y ramenant deux de nos collégiens déjà en retard pour la rentrée de Pâques. Et une fois de plus dans ma vie – je commence à y être accoutumé – il faut que je fasse la papier confident de mes sentiments et ambassadeur de mes pensées.

J’ai cru d’abord que je m’en tirerais pour quelques sous en vous choisissant quelques cartes illustrées. Mais cette ressource si précieuse aux boutiquiers en vacances, m’est apparue tout de suite insuffisante. Ce pays un peu secret et sévère d’abord, ne vous fera tout le bien et tout le plaisir que j’en attends pour vous que si vous l’aimez tout de suite. Et la photographie est un art trop matériel et trop pauvre pour vous livrer l’âme de cette contrée. Tout au plus vous préparera-t-elle à quelques uns de ses aspects, et me fournira-t-elle quelques données premières que je veux vous commenter.

La baie de St-Michel ressemble, en plus petit à la baie du Mont St-Michel. La phrase le dit d’elle-même : il y manque surtout le Mont. Cependant la ressemblance est assez saisissante pour s’être imposée jadis à l’esprit d’un petit seigneur barbare (peut-être n’était-il point si barbare ?). Il crut qu’elle l’invitait à offrir cette crique aux moines de l’abbaye glorieuse, ce qu’il fit bonnement. Les moines construisirent un prieuré au fond de la baie. On en voit encore quelques vestiges, et il subsiste de ce temps là une vieille aumônerie au fronton de laquelle un calice est sculpté. Ils y ajoutèrent une cale pour les navires qui nous étonne aujourd’hui. Sans doute à marée haute, y amarraient-ils des radeaux chargés de pierres, de sable et de matériaux.

Juste au milieu de la baie se dresse un grand rocher, que l’on appelle en breton Rochglaz. Au temps où l’archéologie même était romantique, on traduisit Roch glaz ou « Pierre de sang » et on ne manqua pas d’en déduire que cet autel sauvage s’accomplissaient des sacrifices humains. Une cuvette de granit, sans doute creusée par les pluies, qui forme un embryon de cratère au sommet de ce rocher confirmait cette hypothèse. Mais depuis lors, l’archéologie a perdu une bonne partie de son imagination et de sa poésie légendaire et traduit aujourd'hui avec plus de vraisemblance, Roch glaz par « Roche glauque », c’est-à-dire roche de couleur bleue et verte, couleur mystérieuse des yeux d’Athéna qu’elle emprunta sans doute aux flots de la mer.

Aujourd’hui on ne sacrifie plus sur les sommets de Roch glaz que des fagots de bruyère et d’ajoncs séchés aux nuits de la St. Jean. On les condamne au feu. Tous les roses et ors dont ils fleurissaient pendant tant de saisons ressuscitent de leurs ramures et leur reflet s’en va vers le large, dansant sur les vagues. Cependant le vent du printemps s’éprend d’amour pour cette vierge mystérieuse dont la chevelure se déploie sur le sommet du rocher, et il accourt, caressant et impétueux. Elle lui résiste, se ploie, s’élance vers le ciel, rampe sur les mousses, se précipite au-dessus de l’abîme. Ainsi tous deux, entre le ciel et la mer, dansent l’éternelle figure du désir et de la fuite. Enfin elle obtient des dieux, pour lui échapper, de se changer en cendres qu’il disperse, en gémissant, sur les sables arides de la grève et sur les champs fécondés.

Le Roch glaz fut témoin d’une lutte plus sanglante. Le bandit Le Fontenelle, si longtemps redouté qu’on effrayait de son nom les plus petits enfants, vint du fond du Finistère pour piller ce pays. Les gentilshommes de Plestin se réunirent pour l’attaquer au pied du Roch’glaz. Mais avec l’aide de ses soudards il les accabla sous le nombre et pour se venger, il incendia tous les manoirs. Et voilà pourquoi de Lannion à Morlaix il ne reste pas debout une vieille tourelle.

Que les Saints d’Irlande émigrèrent vers l’Armor, c’est sur ce rivage que les courants favorables apportèrent le plus grand nombre d’entre eux. Ils abordèrent, debout dans les auges de granit, tenant bien droites les crosses qui leur tenaient lieu de voiles. Non loin d’ici se voit encore le creux de falaise, tout garni de roseaux, où s’établit St Quémo. St-Efflam prit pied de l’autre côté du golfe, St Karré juste au milieu. On leur bâtit des sanctuaires qui furent plus tard revendiqués par le clergé romanisé au nom de la Sainte Vierge, à qui ils cédèrent très galamment.

Beaucoup d’autres légendes embellissent encore ce rivage que je vous conterai une autre fois. Car c’est du pays lui-même, et non de son histoire que je voudrais vous parler aujourd’hui.

Entre plusieurs promontoires, vêtus de bure et, au printemps, chamarrés de l’or des ajoncs tout pareils dans leurs ornements sacerdotaux à ces évêques de légende, sous leurs mitres de granit, deux grands cirques sont enclos, l’un de sable et de mer, l’autre d’azur et de brise, qui se reflètent l’un dans l’autre , pareils et divers. Etrange chose : c’est dans la piste du ciel que se déroulent les fêtes nautiques car la mer est veuve des barques. C’est au ciel que naviguent les flottes des nuages, chargées de toutes leurs voiles blanches qui gonflent les brises.

Une merveilleuse marine du temps jadis, pareille à celle que l’amiral Adam croque avec regret : une flotte du Paradis. Elle vogue doucement, sans naufrages, Frégates, corvettes et caravelles naviguent de conserve vers les terres inconnues ; et la nuit, les étoiles brillent comme leurs fanaux, car elles jettent l’ancre dès que le soleil s’éclipse. Elles glissent sans bruit à la surface de l’éther, car elles n’ont pour équipage que les âmes heureuses et les anges. Mais tout le jour, par nos fenêtres ouvertes, on suit leurs courses et leurs jeux.

La mer, quand elle se retire, s’en va très loin découvrant l’immense plage de sable dur où les courants brillent et rampent comme des serpents indolents qui taquinent les oiseaux. La grève, tant qu’elle demeure mouillée, est une conque de nacre colorée d’arc-en-ciel, au fond de laquelle, si peu que l’on tende l’oreille, on entend la rumeur du flot. Puis elle sèche et devient pareille à un désert de sable, avec des oasis brillantes et bleues.

Cependant sur l’horizon, le bord de la première vague demeure toujours visible. Toute blanche, elle semble au matin la lessive de Nausicaa, et son bruit limpide n’est qu’un chant de flûte dans la limpidité de l’air. Sous le soleil du midi, au carillon de l’Angélus, elle devient une procession de communiantes, qu’accompagne un murmure d’orgues. Et le soir elle n’est plus qu’une guirlande de lys, parmi les arpèges des harpes.

Quand elle remonte vers la terre, le premier flot se glisse parfois sur le sable, transparent et frétillant comme une crevette de verre ou de cornaline. Elle avance en pétillant, d’une allure hésitante, mais continue, en tâtant le sable de ses antennes invisibles.

Mais quand le vent se lève de la terre et semble vouloir en défendre l’approche, alors la mer apparaît dans sa gloire et lance ses escadrons. Ce ne sont pas des quadriges mais d’immenses troupeaux de cavales, attelés au même timon, qui s’avancent de front, secouant leur crinières d’émail, dans le tonnerre grondant de leur galop. Et, au-dessus de leurs encolures qui se recourbent dans l’effort, on n’aperçoit que la face resplendissante du Dieu qui rassemble dans sa main toutes les rênes des rayons.

Quand la première vague s’approche du rivage, couronnée de houles, ailée d’oiseaux blancs, l’Angélus s‘envole du clocher à sa rencontre. Et elle s’abat sur le sable avec un soupir de triomphe. Elle y retrouve toujours le petit village fidèle, sous sa coiffe d’ardoises. Son cimetière marin est pareil à une nef de croisés que la tempête a jetée à la côte, où elle s’est ensablée de tout son avant. Seule la proue reste levée au-dessus des sables et des flots. Tous les croisés sont morts et gisants, et il ne reste que leurs croix blanches emmêlées, qui ont pris racine dans la terre sacrée.

Il fait bon prier dans la petite église sous son clocher à jour, qui est le mât de cette nef des morts. On n’y est jamais seul. Une petite lampe de bord veille dans la cabine où dort le Capitaine comme il dormait dans la tempête, sur le lac de Tibériade. Le vent gémit et pleure sous toutes les portes, et les secoue pour entrer. Dans leur filet de plomb, les vitraux frémissent et tressaillent comme des poissons de toutes les couleurs.

Voilà ce que l’on voit par deux des fenêtres de notre maison entre le ciel, la mer et la lande. La troisième s’ouvre sur la campagne, qui commence ici, toute verte et fleurie à la lisière des sables. Une étroite vallée où le ruisseau apprend à chanter à une file de peupliers conduit le regard vers une colline habitée d’ajoncs d’or, de prairies de velours et de jeunes blés d’un vert soyeux. Au sommet de la colline, un colombier noble, donjon tronqué, à demi enfoui dans la glèbe, se couronne de gradins qui montent dans le ciel. Il est habité de pigeons gris et bleus, qui sont peut-être des âmes.

Toute cette campagne boisée est peuplée de nos oiseaux de France : le corbeau vêtu de velours comme un paysan riche, la pie en justaucorps mi-parti noir et blanc qui fait pointer sa rapière d’acier bleu damasquiné d’or, le merle romantique, Hamlet en pourpoint de satin noir qui sonne du cor tantôt en fanfare et tantôt en tristes mélopées, joyeux au matin, triste quand vient la nuit, et toujours de l’humeur du temps, l’alouette qui ne sait que l’alléluia, le roitelet répète son refrain villageois, et le rouge-gorge qui n’a que trois notes, plus pures que des gouttes de rosée.

C’est ici, ma chère Odette, le pays de la paix où le ciel est tout près de la terre, et le temps pareil à l’éternité. Si je cherchais dans mes paperasses, je trouverais ici et là quelques bouts de vers inachevés qui exprimeraient tout cela mieux que la prose décousue qu’essaie de raccommoder ma plume. Mais je ne prendrai pas la peine de chercher ces quelques épis tombés d’une gerbe que je ne lierai jamais. D’autres ont eu le loisir de faire aux muses de longues prières et de les aimer à leur aise. Moi, je n’ai eu pour partage que des oraisons jaculatoires, et quelquefois un rapide baiser de leur lèvre divine, à un tournant de ma vie. Et vite l’emporta le vent. C’est pourquoi je dormirai dans une tombe sans gloire, mais au moins, dans la terre que j’ai aimée, sous la croix que j’aurai servie, et dont l’ombre douce me protégera de la nuit éternelle.

Venez donc dans notre petite maison que tapissent le lierre et les rosiers, en sorte qu’elle paraît toute habillée d’ailes vivantes. Goûtez-y quelques heures douces, et réjouissez-vous d’y voir refleurir les joues de votre petit Alban, et recevez-y votre Pol, comme une princesse de légende ; il vous aimera ici toutes deux à la fois, mêlées, confondues, la Bretagne et vous.

Votre vieux cousin et ami.

Jean