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LES ETATS DE BRETAGNE : LA BRETAGNE PENDANT LA JEUNESSE DE LOUIS XIV.

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Lorsque Richelieu précéda dans la tombe le monarque sous le nom duquel il avait régné, ce ministre eut la rare fortune de se survivre dans son successeur. Par une soudaine intuition de ses grands devoirs envers son fils, Anne d’Autriche remit la conduite des affaires au cardinal étranger dont l’autorité royale avait fait l’élévation, et qui ne pouvait rien attendre que de son triomphe. La France continua donc de se mouvoir par l’impulsion que lui avait communiquée Richelieu. Les armées formées par ses soins poursuivirent leur course triomphale sous les ordres du jeune prince qui allait s’appeler le grand Condé, et les diplomates qui avaient rédigé sous la dictée du ministre de Louis XIII les préliminaires de Hambourg signaient après sa mort les traités de Westphalie, dont la pensée première lui appartient. Au dedans comme au dehors, les plans de Richelieu furent respectés ; mais sa main ne tarda pas à manquer à son œuvre. Quoique Mazarin voulût tout ce qu’avait voulu son prédécesseur, il était hors d’état de développer ses conceptions économiques et financières. Ce diplomate incomparable était en effet un très pauvre administrateur, et ses plus heureuses combinaisons risquaient toujours de se trouver compromises par l’insuffisance des moyens qu’il préparait pour les accomplir. De toutes les provinces du royaume, la Bretagne fut celle qui souffrit le plus de cette différence entre les temps et les hommes. Les grandes compagnies fondées pour la colonisation du Canada, des Antilles et de Madagascar succombèrent l’une après l’autre, sitôt que la vigilance du pouvoir ne les protégea plus contre les chances périlleuses inséparables d’entreprises de cette nature. La vive impulsion imprimée à la marine ne tarda pas à s’arrêter, au détriment de la péninsule, dont le surintendant du commerce et de la navigation avait si rapidement doublé la richesse et décuplé l’importance. En regard des cinquante-quatre vaisseaux construits sous le ministère de Richelieu, celui de Mazarin n’en fait figurer que six. Les états de dépenses conservés aux archives de la marine constatent la torpeur dans laquelle resta jusqu’au ministère de Colbert le grand port de l’Océan, objet de toutes les complaisances de Richelieu, qui l’appelle souvent son Brest dans sa correspondance avec d’Escoubleau de Sourdis, cet archevêque aussi peu dépaysé à bord d’une escadre que le cardinal au conseil de l’amirauté. Durant les dernières années de l’administration de Mazarin, dit le savant historien de cette ville, on était arrivé à ne plus consommer en ce port pour travaux et achats de matières qu’une somme annuelle de 16,585 livres tournois [2] !

La suspension des arméniens contrista la noblesse bretonne, heureuse et fière de fournir la plupart de leurs officiers aux vaisseaux du roi. Elle ne vit pas non plus s’évanouir sans regret les perspectives ouvertes à ses nombreux cadets par la création des grandes compagnies coloniales, car Richelieu avait introduit dans leurs lettres d’érection une clause qui autorisait les gentilshommes à s’associer à ces sortes d’opérations sans déroger. Aussi un respect universel entourait-il dans cette province le nom du grand ministre qui avait su rendre la royauté française si forte sans toucher aux privilèges de la Bretagne, dont il avait été dix ans gouverneur. Appelé en 1632 à y représenter son oncle comme lieutenant-général et gouverneur de Nantes, le duc de La Meilleraye avait obtenu, après la mort du cardinal, des lettres de survivance en faveur de son jeune fils, qui fut depuis duc de Mazarin par son mariage avec Hortense Mancini. Deux ans plus tard, M. de La Meilleraye, élevé à la dignité de maréchal de France, avait l’honneur de suppléer dans le gouvernement de la Bretagne la reine régente elle-même. Cette princesse en effet ne crut pas au-dessous d’elle de déférer, en acceptant le titre demeuré vacant par la mort de Richelieu, au vœu exprimé par les états de 1643, et Mazarin estima prudent de ne livrer à aucun prince de la maison royale un pareil poste en présence des agitations qu’il pouvait déjà pressentir. « Le gouvernement de : notre pays et duché de Bretagne étant un des plus considérables de notre royaume, il est très important pour notre service qu’il soit mis entre les mains d’une personne en qui nous ayons une confiance entière et sur qui nous puissions nous reposer de la conservation de cette province sous notre autorité. C’est pourquoi nous eûmes, dès notre avènement à la couronne, la pensée de prier la reine régente, notre honorée dame et mère, de l’accepter, et nous avons été de plus en plus confirmés dans ce dessein par les instances que nous ont faites les ordres du pays pour recevoir cet honneur ».

Ces lettres royales, données le 30 mars 1647, étaient notifiées aux états peu de semaines après, et ceux-ci accueillaient l’heureuse nouvelle avec les plus ardentes acclamations. Anne d’Autriche fut un moment Anne de Bretagne. La province se mit en fête, et un premier présent de 300,000 livres fut offert à la reine gouvernante par les trois ordres ; ils poussèrent même l’attention jusqu’à y joindre 8,000 livres pour le sieur de Lyonne, secrétaire des commandemens de sa majesté ; mais il en est des joies populaires comme de toutes les autres : elles sont exposées à n’avoir pas de lendemain. Quelques jours après, les états reçurent communication du texte des lettres de provision adressées à la royale gouvernante. Or ces lettres accordaient à cette princesse des droits si nouveaux, elles lui attribuaient surtout en sa qualité de surintendante de la navigation du royaume des prérogatives d’une telle étendue pour taxer arbitrairement les navires et les marchandises, qu’il aurait été facile de faire sortir de pareilles dispositions l’anéantissement de tout le commerce maritime de la province. L’inquiétude se répandit partout, et la ville de Nantes, à raison de l’importance de ses transactions, dut en être plus particulièrement atteinte. Les états s’en firent les organes en adressant à Louis XIV un mémoire dans lequel cette assemblée sut concilier son respect pour la royauté, alors représentée par un enfant, avec la ferme revendication de tous ses droits.

« Sire, les gens des trois états de votre province de Bretagne ont été ravis de joie quand ils ont vu que votre majesté avait eu agréable de donner le gouvernement de ladite province à la reine régente, mère de votre majesté. Ils ont pensé que c’était le comble de leur bonheur, et c’est pour cela qu’ils ont fait tant d’instance par leurs députés pour tomber sous la direction et protection spéciale de cette bonne, sage et heureuse régente.

Mais ils ont été extraordinairement surpris de voir que dans les mêmes lettres on lui a attribué sous le nom de grand-maître, chef et surintendant de la navigation et commerce, des droits tellement importans, que l’établissement d’iceux attirerait la ruine inévitable de notre province. Ils ont cru, sans intéresser le respect qu’ils doivent à votre majesté et à la reine régente, pouvoir par leurs députés vous faire leurs remontrances sur le sujet de ces lettres. Les passeports introduits dans la province y rendront le commerce privatif à ceux qui les auront obtenus, et, ce faisant, les particuliers seront contraints de leur vendre leurs denrées à tels prix qu’ils voudront. Par les mêmes règlemens, les capitaines de navires sont tenus de faire déclaration aux bureaux de tout ce qu’ils portent et rapportent, et qui est-ce qui voudra se commettre à tant de minutieuses obligations et trafiquer parmi tant de périls et de hasards ? Quant aux pouvoirs départis par ces lettres aux officiers particuliers de l’amirauté, la province se verrait réduite à l’extrême misère par les vexations de ces agens en conflit nécessaire avec les anciens officiers. Nous ne doutons pas, sire, que, si la reine-régente votre mère se donnait la peine d’exercer cette charge par elle-même, toutes choses ne succédassent au plus grand avantage de vos sujets, dont les intérêts se confondent avec ceux de votre état ; mais nous ne pouvons espérer une telle faveur, et nous devons nous attendre à voir ces fonctions, nécessairement déléguées par elle, tomber aux mains de personnes qui chercheraient plutôt leur intérêt particulier que l’intérêt général et le bien de votre peuple, lequel, sur ces considérations, attend de votre bonté et justice l’effet de votre inviolable parole, assuré qu’éclairé par ces observations respectueuses vous révoquerez en ce qui regarde la province de Bretagne tout droit de passeport, congé, établissement de juges, greffes et bureaux de la marine nouvellement attribués à ladite charge.

Arrêté en l’assemblée des états le 27 avril 1647, signé : de Beauvau, évêque de Nantes, Henri Chabot, duc de Rohan, Jean Charette ».

Cet énergique appel à la liberté des transactions était conforme à toutes les traditions des états. Il n’est guère de cahier qui ne contienne des remontrances contre les obstacles opposés à la circulation des marchandises tant à l’importation qu’à l’exportation sur les frontières de l’ancien duché. La liberté du commerce des céréales par la voie territoriale ou maritime est l’un des objets qu’ils rappellent avec le plus d’insistance. Ils n’en mettent pas moins à obtenir relativement à leurs toiles, objet principal de l’industrie de la province, le droit de libre sortie pour l’Espagne et le Portugal, et nous les voyons à chaque tenue protester contre une désastreuse réglementation déterminée par des considérations purement fiscales, étrangères à toute pensée de protection industrielle ou agricole. L’un des services les plus éclatans que les états aient rendus à la Bretagne, c’est de l’avoir maintenue, sous le rapport économique, dans une sorte de situation exceptionnelle qui contrastait avec le régime insensé qu’une avidité imprévoyante faisait peser sur les contrées voisines. A la franchise du commerce du sel, assurée de temps immémorial à cette province, la persévérance de leurs réclamations parvint à joindre l’abolition à peu près complète de la traite foraine, dont l’effet aurait été de rendre ses frontières de terre inabordables.

Déjà aux prises dans Paris avec les résistances parlementaires, Mazarin ne voulut pas s’exposer, pour le seul intérêt de grossir le trésor particulier de la régente, à exaspérer une province dont la fidélité allait être mise à de rudes épreuves. Il recula devant l’opposition des états, et les lettres de provision furent expliquées en ce sens qu’elles ne dérogeraient en rien aux usagés et privilèges particuliers de la Bretagne.

Malgré cette concession, la tenue de 1647 fut fort orageuse, la province semblant vouloir faire payer par l’énergique revendication de ses propres droits le loyal concours donné par elle à la royauté dans la crise qui commençait. La charge des fouages pesait sur les populations agricoles d’un poids qui devenait de plus en plus accablant lors même que le chiffre de l’impôt demeurait stationnaire. Il était arrivé en effet que les terres roturières, primitivement destinées à le supporter, avaient diminué d’une manière sensible par l’admission de nombreuses tenues au privilège de l’exemption, ce privilège ayant été assuré par la coutume de Bretagne aux héritages roturiers possédés durant soixante ans par des gentilshommes. La matière imposable se resserrait donc de plus en plus. Cette situation n’arrêta pas le surintendant Émery, contraint de chercher partout des ressources nouvelles pour acquitter le prix onéreux de nos victoires. En faisant valoir l’éclat de ces triomphes et la nécessité d’en poursuivre le cours jusqu’à la paix, les commissaires du roi demandèrent sur cet impôt une surélévation d’environ un cinquième, laissant même pressentir que là ne s’arrêteraient pas les exigences d’un gouvernement aux abois. Des débats animés s’engagèrent donc entre les membres des états et MM. de Marbœuf, de Cucé et Fouquet, commissaires du roi. Ils se terminèrent par le refus catégorique d’élever la charge déjà exorbitante des fouages. Ne pouvant rien opposer à une pareille résolution, les commissaires en tirèrent une sorte de vengeance que peut seule expliquer l’inexpérience financière de ce temps-là. Ils refusèrent l’approbation royale à une proposition soumise à l’assemblée par sa commission des finances, et tendant à rétablir au moyen d’un emprunt l’équilibre rompu entre les recettes et les dépenses. Le système des emprunts pour couvrir les charges ordinaires était très périlleux sans nul doute, mais il ne tarda pas à devenir l’unique ressource de la province appauvrie pour faire face aux charges qui lui furent successivement imposées par les succès, puis par les désastres du grand règne. Quoi qu’il en soit, le refus des commissaires contraignit les états à porter l’impôt des boissons à un taux qui réagit à l’instant sur la consommation en diminuant sensiblement les recettes, leçon élémentaire d’économie politique dont tout le monde avait besoin, mais qui ne profita à personne.

Cette question vidée, une autre s’éleva. Organes d’un gouvernement engagé dans une lutte violente contre la magistrature du royaume, les commissaires maintenaient qu’après le vote approbatif des états les édits royaux étaient immédiatement exécutoires sans que la vérification en dût être faite au parlement de la province. Les états tenaient au contraire pour constant, sans admettre en rien le parlement au partage du pouvoir législatif, que l’enregistrement par cette cour souveraine pouvait seul imprimer aux actes de l’autorité royale l’authenticité qui les rendait obligatoires. « L’un de nos privilèges les plus importans, et que les prédécesseurs de sa majesté ont toujours reconnu et respecté, c’est qu’ils ne pourront imposer aucun tribut ni subside sans notre préalable et exprès consentement suivi de la vérification de la cour souveraine, ce qui est la primitive convention et la loi fondamentale entre nos rois et les états confirmée par sa majesté elle-même au mois de septembre 1645. Sera donc très humblement suppliée sa majesté de conserver en cela les franchises et privilèges de notre pays [3] ».

Ces désaccords entre les représentans de la couronne et ceux de la province étaient d’ailleurs singulièrement aggravés par l’attitude qu’affectait le duc de La Meilleraye, à qui son titre de commandant de la province attribuait le rang de premier commissaire du roi aux états. Devançant d’un siècle le maréchal de Montesquiou par les allures comme par le langage, M. de La Meilleraye n’opposait qu’un mot à toutes les difficultés, c’est que le roi le voulait. Son premier mouvement était de réclamer des régimens pour trancher d’un seul coup avec ces subtilités légales, nullement comprises par un militaire bien placé en face d’une insurrection parisienne, mais fort incapable de pratiquer les devoirs d’un gouverneur sur un terrain tel que celui de la Bretagne. Dans un temps de crise qui voyait la fronde des princes succéder à celle des magistrats en attendant que le populaire vînt se mettre de la partie, la famille du maréchal semblait prendre à tâche de blesser simultanément la fière aristocratie dont le blason valait bien celui de la maison de La Porte et la riche bourgeoisie de la ville de Nantes, résidence habituelle du gouverneur lorsqu’il n’était pas à la cour. Le souvenir des hauteurs de Mme de La Meilleraye est demeuré vivant dans la province où cette exilée du Palais-Royal daignait se montrer en passant. Elle avait dressé, dit-on, Mlles de Cossé, ses sœurs, à recevoir avec un flegme impérial les hommages de la société bretonne sous un dais où ces dames se montraient vêtues en princesses romaines. Quelquefois elles déposaient le peplum pour se costumer d’une façon grotesque et impossible, comme on dirait aujourd’hui. Pendant quelque temps, leurs modes furent copiées avec une fidélité scrupuleuse qui provoquait des rires fous aux dépens des naïves provinciales ; mais bientôt le vide se fit dans les salons de la maréchale, et M. de La Meilleraye put à peine y retenir par ordre les officiers de service, qui n’y paraissaient qu’avec le hausse-col et prenaient tous parti pour le fretin.

Si le grand-maître de l’artillerie, souvent retenu à Paris par ses fonctions militaires, avait constamment résidé en Bretagne, il aurait probablement ménagé aux agitateurs des chances qui leur manquèrent dans cette fidèle province, car on touchait au temps où des plus petites causes allaient sortir de très grands effets. Ruinée par une grêle d’édits bursaux, achevée par la suspension des rentes de l’hôtel de ville, la population parisienne avait fourni au parlement une garde nationale qui à sa force militaire joignait une puissante autorité morale. Cette armée avait trouvé des chefs dans la triste aristocratie qui, même après Richelieu, continuait de voir dans la guerre civile une très profitable spéculation. La bourgeoisie embrassait de son côté des perspectives lointaines très confuses encore, mais déjà séduisantes. Ces deux forces naturellement ennemies se trouvaient maintenues dans une opposition commune par un corps qui déploya dans un degré égal l’ambition et l’impuissance d’Un grand rôle. Élevée à l’ombre de la royauté, dont elle avait été l’instrument modeste, la magistrature française aspirait à des destinées nouvelles. Elle entreprit de se les assurer en associant à ses traditions, qui lui commandaient une soumission respectueuse, des visées radicalement incompatibles avec un pareil rôle, marchant chaque jour de contradiction en contradiction, selon qu’elle évoquait ses souvenirs, ou qu’elle se laissait aller au prestige de ses espérances. Ne s’inquiétant plus des états-généraux depuis l’avortement de ceux de 1614 et travaillant à les faire oublier, les magistrats qui, avec l’agrément du roi, avaient acheté à deniers comptans le droit de débrouiller des procès, avaient fini par se prendre pour les représentans de la France, et la nation les laissait faire, aimant encore mieux se voir défendue par les parlemens que de ne l’être par personne. De là cette soudaine transformation des cours de justice en une sorte d’ordre politique qui, en 1648, tenta de se constituer par tout le royaume au moyen du fameux arrêt d’union rendu par le parlement de Paris. Des passions et des intérêts divers ne tardèrent pas à donner à cette ligue une cohésion formidable. Mazarin eut à combattre simultanément les derniers efforts de la société féodale et les premières aspirations de la société nouvelle qui s’ignorait encore elle-même. Aux excitations qu’apportaient aux jeunes conseillers des enquêtes les exemples de l’Angleterre contemporaine venaient se joindre à Aix, à Toulouse et à Bordeaux les souvenirs d’une existence provinciale douloureusement mutilée. Le double génie du passé et de l’avenir se révéla dans les deux frondes sous des formes également redoutables. La lutte populaire provoquée dans les rues de Paris par les cris de la servante du bonhomme Broussel ne fut pas moins dangereuse pour l’autorité royale que la guerre seigneuriale engagée par Turenne et par Condé, guerre qui embrasa le royaume de Poitiers à Toulouse et de Stenay à Angers.

Les historiens de la fronde n’ont pas fait remarquer l’influence décisive qu’exerça sur les événemens de cette époque l’attitude.de la Bretagne, Si, à l’heure critique où le duc de Bohan, gouverneur de l’Anjou, embrassa le parti du prince de Condé, cette grande province avait cédé à l’impulsion que la haute aristocratie de cour espérait pouvoir lui donner, il est à croire que la guerre civile se serait indéfiniment prolongée dans l’ouest du royaume ; mais la noblesse bretonne résista aux plus vives excitations : elle avait la fidélité monarchique chevillée dans le cœur à ce point qu’il n’y eut jamais d’explosion plus éclatante de loyalisme, comme on dirait en Angleterre, qu’aux états de 1649 et de 1651, tenus aux deux périodes les plus animées de la guerre civile. Ce dédain pour des intrigues dont les tristes mobiles n’échappaient à personne était à la fois honnête et politique. La Bretagne s’était trop bien trouvée d’être demeurée étrangère aux ambitions seigneuriales durant les guerres de religion, elle était trop heureuse d’avoir fait avorter les complots de MM. de Vendôme sous la précédente minorité, pour s’engager dans des aventures qui ne pouvaient lui profiter ; elle portait enfin à Anne d’Autriche, sa royale gouvernante, un attachement si vrai que cette princesse aurait pu compter en toute occasion ! sur elle. Si à cette époque la reine avait conduit Louis XIV en Bretagne, la noblesse s’y serait armée tout entière, ne fût-ce que par haine des gens de cour, sentiment qui commençait, à poindre, et qui se développa de plus en plus jusqu’à l’aurore de la révolution. A part les maisons de Bohan et de La Trémouille, dont l’existence n’était plus provinciale, l’aristocratie de cette province fut tout entière résolument opposée à la fronde. On trouve à peine un nom. breton à la suite de l’acte d’union qui devint le manifeste de la fronde nouvelle. Après que les troubles de Paris eurent contraint le jeune roi à quitter sa capitale, les états de Bretagne furent réunis à Vannes, et jamais les demandes de la cour ne rencontrèrent un accueil plus empressé. Le même spectacle se représente deux ans plus tard aux états de Nantes, quoique cette dernière tenue ait été marquée par des scènes d’une violence inouïe, comme on le verra bientôt. Durant cette réunion, la royauté recourut deux fois à l’assistance financière du grand corps dont elle connaissait le dévouement. A l’ouverture de l’assemblée, le maréchal de la Meilleraye demanda d’urgence un premier secours extraordinaire de 100,000 livres « indispensable sans retard à sa majesté dans l’extrême besoin auquel elle était réduite par le fait de ses ennemis. » Ce secours fut voté sans désemparer. Trois semaines après, une somme de 1 million fut réclamée également d’urgence par une lettre de cachet du roi adressée à messieurs des états. Après les avoir tout d’abord remerciés de ce qu’ils ont déjà fait, le prince leur demande un nouveau subside, rendu nécessaire par l’accord des factieux avec les ennemis de la France. Pénétrés de la gravité de ces motifs, les trois ordres se réunissent et le votent à l’instant. Afin de couvrir cette allocation, les états créent une imposition toute nouvelle sur l’eau-de-vie, liqueur qui jusqu’alors n’était pas entrée dans la consommation usuelle et encore se débitait chez les apothicaires.

De cet empressement à accueillir les demandes de la cour, il ne faudrait pas inférer que la Bretagne n’eût pas reçu le contre-coup des événemens qui agitaient alors tout le royaume. Ce contre-coup est surtout sensible dans l’attitude du parlement de Rennes durant toute la période des troubles. Cette compagnie ne va pas sans doute jusqu’à adhérer au fameux arrêt d’union, ni même jusqu’à donner à la faction une assistance directe, mais ses prétentions grandissent dans la mesure où s’affaiblit le pouvoir royal. Comme les autres parlemens du royaume, celui de Rennes aspire à saisir le rôle politique que les événemens semblent lui préparer. Cette disposition devient manifeste lorsqu’on observe la position que cherche a prendre ce grand corps vis-à-vis des états avec lesquels il s’efforce d’entrer en partage de l’autorité législative. Chaque jour voit naître des difficultés nouvelles, provoquées quelquefois par des questions de doctrine ? le plus souvent suscitées par des querelles d’étiquette ou des susceptibilités puériles.

À ces symptômes, il est facile de juger que l’assemblée provinciale et la cour souveraine n’envisagent pas de la même manière les événemens. C’est qu’en effet l’esprit royaliste domine complètement les, états, tandis que l’esprit d’opposition règne au parlement de Rennes, dans la mesure du moins où cet esprit reste compatible avec une stricte fidélité. Quoique cette compagnie ne se soit pas détournée, durant la minorité de Louis XIV, de l’obéissance au gouvernement de la régente, le cardinal Mazarin ne lui était pas moins antipathique qu’aux autres parlemens du royaume. Avant même que les embarras eussent grossi au point de laisser craindre une révolution, la cour de Rennes avait protesté par des refus réitérés d’enregistrement contre les nombreux édits bursaux du surintendant, et diverses mesures émanées de l’autorité royale qui n’avaient rencontré au sein des états aucune opposition avaient suscité chez les magistrats des résistances très vives. Nous, en rapporterons un seul exemple. Mazarin, qui ne renonçait jamais sans regret à suivre les traces de Richelieu, avait cru possible de faire accepter enfin un intendant à la Bretagne en attribuant ces fonctions à un membre respecté de la magistrature provinciale. Au commencement de 1647, il nomma en cette qualité M. Louis de Coëtlogon, sieur de Méjusseaume, conseiller au parlement ; mais loin que ce titre profitât à M. de Méjusseaume, il devint pour lui un obstacle insurmontable. la compagnie lui défendis sous peine d’interdiction, d’exercer les fonctions dont il avait été investi, faisant également défense à tous les sujets du roi de le reconnaître, et bientôt un nouvel arrêt vint ordonner au magistrat fourvoyé de reprendre à l’instant son siège au sein du parlement, s’il ne voulait s’en voir exclu pour toujours. M. de Méjusseaume, ainsi placé au pied du mur, comprit qu’il n’avait rien de mieux à faire que de s’accommoder avec ses collègues. Il renvoya donc sa lettre de nomination, et l’autorité royale reçut à Rennes un échec éclatant, sur lequel Mazarin ferma les yeux, ce qui lui coûtait moins qu’à tout autre. Cette nomination, notifiée aux états assemblés à Nantes, y produisit un effet beaucoup moins vif qu’au parlement, et, lorsqu’on songe à la violence avec laquelle avait été accueillie, quelques années auparavant, une tentative semblable faite par le cardinal de Richelieu, on a quelque peine à s’expliquer une pareille modération ; mais elle cesse d’étonner en présence de la lutte alors engagée entre le parlement et les états, lutte passionnée dont bénéficia un moment l’impopularité même de Mazarin. Jalouse de la représentation nationale tout autant qu’elle l’était de l’autorité du souverain, la magistrature, profitant de la faveur passagère que lui avait ménagée le cours des événemens, tendait à dominer le pouvoir législatif aux états tout aussi bien qu’à la cour. Elle comptait transformer en veto politique le droit d’enregistrement, abusant de la loyauté avec laquelle l’assemblée des états s’était toujours empressée de le lui maintenir dans l’unique intention de revêtir d’un caractère d’authenticité les actes de l’autorité publique.

L’antagonisme des états et du parlement de Bretagne prit tout à coup un caractère encore plus passionné par l’effet d’une compétition engagée entre deux maisons puissantes. La présidence de la noblesse aux états avait donné lieu dans d’autres temps à d’orageux débats auxquels l’assemblée de 1579 s’était efforcée de mettre un terme. Elle avait décidé que l’alternat serait établi entre MM. de Rohan, barons de Léon, et MM. de La Trémouille, barons de Vitré en leur qualité d’héritiers d’Anne de Laval. Sans adhérer à cet arrangement d’une manière précise, les chefs des deux maisons rivales s’étaient habituellement entendus pour ne point paraître ensemble aux états, ce qui tournait la difficulté ; mais il n’en fut plus ainsi en 1651, et la résolution bien connue de MM. de Rohan et de La Trémouille de s’y disputer, même à main armée, la présidence avait provoqué la plus vive agitation dans toute la province plusieurs mois avant l’ouverture de l’assemblée. Le duc de Rohan-Chabot, dont l’influence était très considérable sur le parlement de Rennes, y avait fait reconnaître le droit qu’il s’attribuait comme premier baron de la Bretagne, et un arrêt du mois de septembre 1651 avait validé sa prétention à présider la noblesse à l’assemblée convoquée à Nantes pour le mois suivant. Le concours empressé du parlement disposa fort mal la noblesse bretonne pour le duc de Rohan, et le plus grand nombre des gentilshommes se rallia au nom du duc de La Trémouille, ardemment patronné d’ailleurs par le maréchal de La Meilleraye, ennemi personnel de son compétiteur. Ce fut probablement pour dégager la reine de cet embarras que le cardinal Mazarin, quoique hors de France en ce moment-là, suscita la candidature imprévue du duc de Vendôme, rentré dans la faveur royale, et dont le fila venait de conclure une alliance de famille avec le premier ministre. Vendôme se rendit à Nantes et réclama la présidence comme duc de Penthièvre ; mais son nom ne rencontra aucun écho, et cette troisième intervention n’eut d’autre effet que de rendre la confusion plus complète. Le maréchal de La Meilleraye continuait d’ailleurs de soutenir, avec énergie les prétentions du duc de La Trémouille, prétentions agréables à Anne d’Autriche, et que le duc se mit en devoir de faire prévaloir à la manière dont on l’aurait fait au moyen âge. Il réunît à Laval, à Vitré et à Thouars une troupe de 700 ou 800 gentilshommes tant bretons qu’étrangers, tout prêts à s’abattre l’épée à la main sur l’assemblée, s’il n’était fait droit à ses réclamations. Le mois d’août et le mois de septembre furent consacrés à un armement dont l’agent principal en Bretagne était le marquis de La Moussaye, qu’un dévouement profond attachait à la maison de La Trémouille.

Dans la situation terrible où se trouvait alors la régente, séparée du ministre de sa confiance, placée entre l’émeute à Paris, l’insurrection en Guienne et la défection du prince de Condé traitant avec l’Espagnol, la fâcheuse perspective que présentaient les affaires de Bretagne dut la préoccuper vivement. Une lettre du roi fit défense aux deux compétiteurs d’assister aux états, ce qui n’empêcha point le duc de Rohan d’entrer à Nantes accompagné d’une escorte tumultueuse. Cette lettre leur prescrivit de congédier les gentilshommes dont ils se faisaient suivre, d’attendre pour le fond du différend la décision définitive du parlement et les arrêts du conseil ; enfin ces deux seigneurs n’apprirent pas sans surprise qu’ils étaient consignés aux mains d’un exempt des gardes jusqu’à la clôture des états [4]. Pour mettre fin à tous ces débats, les membres de la noblesse reçurent du roi l’ordre de choisir eux-mêmes leur président, sans tirer d’ailleurs à conséquence pour l’avenir. Cette disposition fort sensée parut d’abord contrarier vivement le maréchal de La Meilleraye, tout entier aux intérêts du duc de La Trémouille. Il ne se borna pas à conseiller à celui-ci de persister dans sa poursuite, encore qu’il fût déjà officieusement convié par le roi à l’abandonner ; le maréchal engagea à Nantes contre M. de Rohan une lutte des plus violentes. Le duc se promenait dans la ville escorté de 200 gentilshommes tapageurs, qui n’épargnaient au gouverneur de la province ni les insultes ni les menaces. Ayant pris ses dispositions militaires dans la nuit, M. de La Meilleraye fit enlever un matin M. de Rohan par ses gardes, puis, après l’avoir fait conduire hors) de la ville, il lui défendit d’y rentrer sous peine de mort. Cette mesure serait d’ailleurs trop justifiée, s’il était vrai, comme le prétend la chronique nantaise, que la duchesse de Rohan, ayant rencontré la veille le maréchal sur une place publique, lui aurait imprimé à la face un de ces affronts que la main d’une femme peut seule appliquer impunément ; mais le maréchal n’était pas au bout de ses épreuves. Pour prix de son zèle, la maison de La Trémouille lui en réservait une dont il n’avait pas prévu l’amertume. Pendant que M. de La Meilleraye réunissait à Nantes pour l’ouverture des états tous les gentilshommes sur lesquels il croyait pouvoir compter et qu’il écrivait à la cour afin d’obtenir que, revenant sur un ordre antérieur, elle permît à la noblesse de reconnaître les droits du baron de Vitré, il lui arrivait une nouvelle foudroyante. Ce vieil ami du gouvernement de la régente, qui avait servi cette princesse avec un dévouement égal dans ses conseils et sur le champ de bataille, apprenait que le prince, de Tarente, fils du duc de La Trémouille, pour lequel il s’était tant compromis, venait de se rendre à Bordeaux afin de mettre son épée au service de l’insurrection. Une lettre du marquis de La Moussaye la duchesse de La Trémouille, écrite la veille de l’ouverture des états, expose l’impression du maréchal et de toute la noblesse bretonne au premier bruit de cet étrange incident. À ce titre, elle a trop d’importance pour que je ne la mette pas tout entière sous les yeux de mes lecteurs.

« Madame, j’ai cru que le moyen le plus sûr d’apprendre de vos nouvelles était de vous envoyer exprès une personne qui fît diligence. Je l’ai recommandée à ce page et ai une impatience extrême d’avoir quelque certitude des bruits qui courent, me promettant, madame, que vous me ferez l’honneur de me mander s’il est bien vrai que M. le prince de Tarente soit parti pour rejoindre les mécontens, comme quelques lettres écrites du Poitou à M. de La Meilleraye l’assurent. Cela paraît fort surprenant à toute la noblesse qui est ici. On me demande ce qui en est ; je n’en puis rendre de raison, et je vous avoue que j’ai bien de l’impatience de savoir la vérité, et ce que vous voulez que l’on dise sur cette matière. M. le maréchal de La Meilleraye est fort troublé de ces bruits. Il dit qu’il n’a pas eu crainte, pour servir les intérêts de M. votre mari et de M. votre fils, de s’attirer la haine du parlement, qu’il lui eût été facile d’éviter, s’il eût voulu prêter l’oreille à s’accommoder avec M. de Rohan, qui lui offrait carte blanche. Il dit qu’il n’a point de regret aux ennemis qu’il s’est faits en votre considération, et qu’après tout cela il pourrait arriver que vous l’abandonneriez. Je ne lui ai pu dire autre chose, sinon que je ne croyais pas ces nouvelles véritables, et qu’il vous avait obligés de si bonne grâce et avec tant de chaleur que vous ne pouviez manquer de témoigner dans ses intérêts la même passion qu’il avait montrée dans les vôtres.

La Bretagne, madame, est aujourd’hui divisée en deux puissants partis que votre procès avec M. de Rohan a formés. Votre parti a été appuyé de M. le maréchal de La Meilleraye, lequel sera appuyé des états et de toutes les personnes de qualité qui sont ici, comme de M. de Vendôme, M. le duc de Retz, le marquis de Coëtquen, le marquis d’Assérac, et nombre de personnes qui arrivent tous lies jours ici du Poitou et du Maine. De l’autre parti, M. de Rohan est le chef qui sera soutenu par le parlement, lequel, comme vous savez, n’a pas peu de crédit en Bretagne ; mais tous les amis de M. le maréchal et tous ceux qui sont entrés dans le parti que vous leur avez fait prendre y demeureront fermes, et croient que M. votre mari et M. votre fils y demeureront fermes aussi, puisque vous êtes la première cause de leur liaison. Demain les états s’ouvriront, qui avaient été fermés jusqu’à ce que les ordres du roi fussent arrivés, lequel a approuvé tout ce que le maréchal de La Meilleraye a fait. La cabale de M. de Rohan en est au désespoir ».

Le cas était embarrassant, même pour un courtisan délié. Le maréchal s’en tira en suivant à la lettre les ordres du roi. Conformément à ceux-ci les trois ordres nommèrent eux-mêmes leurs présidens, qui furent l’évêque de Nantes pour l’église, le baron du Pont-l’Abbé pour la noblesse, et M. Charette de La Gascherie pour le tiers. On a déjà vu avec quel empressement messieurs des états accueillirent durant cette tenue toutes les demandes formées par les commissaires, Ce fut une sorte d’explosion continue de dévouement inspirée par les tristes circonstances du temps. Toute la noblesse bretonne serait certainement montée à cheval à la clôture de l’assemblée, si elle y avait été conviée par le roi, car la défection du prince de Condé avait produit dans ses rangs une horreur profonde, et le duc de Rohan, alors en pleine insurrection dans son gouvernement de l’Anjou, lui paraissait traître au roi et à la Bretagne. Voici en effet ce qui s’était passé.

Chassé de Nantes par M. de La Meilleraye, M. de Rohan s’était rejeté sur Rennes et avait obtenu un arrêt du parlement qui déclara nulle l’assemblée tenue à Nantes, cassa toutes les délibérations faites en cette assemblée, « enjoignant et faisant commandement aux ecclésiastiques, gentilshommes et députés du tiers, présentement en la ville de Nantes pour la tenue desdits états, de désemparer incontinent, à peine d’être procédé contre eux [5] ». Sitôt qu’ils furent informés de l’existence de cet étrange arrêt, les états protestèrent avec fureur contre un acte attentatoire à leurs droits et profondément injurieux pour leurs membres. Ils déclarèrent traîtres au roi et à la nation un certain nombre de gentilshommes dont le duc de Rohan se faisait suivre, et au moyen desquels il s’efforçait d’organiser à Rennes un simulacre d’états autorisés, malgré le petit nombre des adhérens, par la complicité des magistrats, M. de Locmaria fut envoyé en cour par les états de Nantes, afin d’expliquer à sa majesté les choses scandaleuses qui se passaient dans la province, et d’obtenir justice d’une compagnie judiciaire qui, sous l’influence d’un seigneur séditieux, violait à la fois les ordres du roi et la constitution de la Bretagne.

Obligé à la modération par sa faiblesse, le ministère du jeune Louis XIV se garda bien de déclarer ennemis des magistrats qui le seraient devenus, si on les avait traités comme tels ; mais il n’hésita point à faire casser par un arrêt du conseil tous les arrêts rendus sur l’instance du duc de Rohan. Notifié aux états avant leur séparation, cet acte portait que « le parlement de Bretagne ayant autorisé diverses réunions séditieuses menaçantes pour l’autorité de la monarchie et l’unité de la France, il était fait défense audit parlement d’entreprendre à l’avenir aucune chose touchant l’assemblée, le lieu et l’ordre de convocation des états ».

Cette compagnie, loyale au fond et très dévouée à l’autorité monarchique, songea d’autant moins à prolonger une résistance inutile que le duc de Rohan, ayant jeté le masque, luttait l’année suivante derrière les murs d’Angers contre l’armée mazarine du maréchal d’Hocquincourt. Avant même que la guerre civile fût complètement terminée, elle reprit envers la couronne les traditions de respectueuse obéissance dont elle s’était un moment écartée sous l’influence générale à laquelle avait cédé toute la magistrature du royaume. Battu par les états, le parlement le fut aussi par la chambre des comptes, par suite de la réaction anti-parlementaire que provoqua le triomphe de l’autorité royale. Étouffée entre la cour des comptes de Paris, le parlement et les états de la province, la malheureuse chambre de Nantes, dont l’histoire se résuma durant les deux derniers siècles dans un gémissement continu, voyait le terrain de ses attributions de plus en plus resserré par les nouveaux agens administratifs que créait chaque jour la couronne. Un règlement de 1625 lui avait réservé toutes les questions touchant à la réformation du domaine ; mais d’une part les délégués directs de l’autorité royale n’admettaient pas qu’ils pussent demeurer étrangers à l’administration des propriétés du roi ; de l’autre, les présidiaux et le parlement trouvaient étrange de voir en matière contentieuse les commissaires des comptes rendre des arrêts à la seule fin de laisser à leur chambre quelque chose à faire. Elle ne se maintenait guère en effet que par le prix de ses charges, auquel le trésor n’était pas en disposition de renoncer. Afin de conserver des fonctionnaires, il fallait bien s’ingénier pour leur conserver des fonctions ; le roi prononça donc l’annulation par arrêts de son conseil de tous les arrêts rendus à Rennes au détriment de la chambre de Nantes. L’un des plus constans soucis de l’ancienne monarchie, ce fut de créer des attributions aux agens nombreux qui achetaient à l’enchère le droit de faire quelque chose.

Les états se montrèrent vis-à-vis du parlement moins modérés que ne l’avait été la cour. A l’assemblée de Vitré, ils parurent poursuivre une vengeance bien plus qu’une victoire, et si la royauté avait déféré à tous leurs vœux, c’eût été sans nul doute au détriment de ces institutions bretonnes dont les magistrats étaient comme eux les intrépides défenseurs. Ils résumèrent dans une sorte d’acte d’accusation tous leurs griefs contre le parlement, et prirent une mesure plus directement hostile aux magistrats en réduisant d’une manière notable la somme affectée sur les petits devoirs à payer les gages du parlement. Poussant l’hostilité plus loin encore, l’assemblée attaqua l’hérédité des offices à sa source, suppliant le roi de ne plus accorder la paulette pour le parlement de Bretagne, « offrant lesdits états de faire fonds à sa majesté des 32,000 livres qu’il tire chaque année pour la paulette dudit parlement ». Enfin, stimulée par sa haine et se mettant en contradiction avec ses traditions les plus persévérantes, elle réclama l’évocation au parlement de Paris de toutes les causes où se trouvaient intéressés ses membres, leurs femmes, leurs enfans ou leurs domestiques.

Provoquer un pareil appel à la juridiction française, c’était insulter à l’honneur des magistrats de la Bretagne. Le roi ne prit pas heureusement au mot messieurs des états, et le sang-froid ne tarda point à réveiller chez eux le sentiment un moment oblitéré du patriotisme. Au début de la session suivante, les états nommèrent une commission de quinze membres chargée de rechercher les moyens de s’accommoder avec le parlement en maintenant contre les prétentions de celui-ci tous les droits de l’assemblée provinciale. Alarmée des conséquences d’une pareille lutte, Anne d’Autriche, en sa qualité de gouvernante de Bretagne, avait pris la résolution d’intervenir comme médiatrice entre ces deux grands corps. Le maréchal de La Meilleraye lut donc à l’assemblée une lettre de la reine, sortie de la plume habile de M. de Lyonne, et dans laquelle, en réduisant à leur juste mesure les griefs qu’on s’imputait réciproquement, la reine exprimait la volonté de s’entremettre pour accommoder le parlement avec les états. Le lendemain, deux conseillers vinrent témoigner au nom de la cour sa ferme volonté de reprendre avec messieurs des états les bonnes relations si malheureusement interrompues. Ils signèrent comme fondés de pouvoir de leurs collègues un accord qui consacra sur tous les points les droits de l’assemblée, avec laquelle ils déclarèrent vouloir demeurer unis à jamais. De leur côté, les états, pour premier gage du l’établissement de la bonne harmonie, votèrent immédiatement les fonds réclamés pour l’augmentation des gages accordés à messieurs du parlement.

Après avoir signé cette réconciliation si avantageuse au bien public, les états entendirent la lecture d’une autre lettre de leur auguste gouvernante. Anne y fulminait, au nom de Louis XIV et au sien, contre les duels, crime attentatoire, disait sa majesté, à toutes les lois divines et humaines, et contre lequel elle en appelait à la foi et à l’honneur de ses fidèles Bretons. Les trois ordres, pénétrés de reconnaissance pour l’intervention de la reine dans le différend si honorablement terminé, interrompirent par de fréquentes acclamations le long message dans lequel cette princesse suppliait la noblesse de ne répandre désormais son sang généreux que contre les ennemis de la France, la conviant à donner un exemple qui, venu d’aussi haut, serait au-dessus de la calomnie.

Le duc de La Trémouille, président de la noblesse, appuya la missive royale par un discours chaleureux. Sous l’impression de sa parole, tous les gentilshommes la main droite levée, l’autre sur la garde de leur épée, jurèrent que les édits du roi seraient religieusement obéis, et qu’ils se montreraient dignes de la confiance de leur gouvernante. Une délibération fut rédigée séance tenante, par laquelle il fut décidé « qu’à l’avenir nul gentilhomme ne pourrait être admis à siéger aux états de Bretagne qu’il n’eût signé la protestation contre les duels telle qu’elle avait été approuvée par les maréchaux de France, voulant que, s’il contrevenait à sa parole d’honneur donnée au roi, il en fût chassé comme indigne [6] ».

A chaque moment, dans les délibérations des états, se révèlent ces élans d’esprit chevaleresque qui vont au cœur parce qu’ils en sortent. La session qui nous occupe vit, par exemple, un vote de 20,000 livres pour Henriette d’Angleterre, « fille de France, méchamment persécutée par ses sujets ». Des secours abondans avaient été précédemment octroyés aux pauvres Irlandais proscrits pour fidélité à leur religion, et des allocations plusieurs fois réitérées avaient naguère fait sortir du bagne d’Alger tous les captifs bretons. Souvent des secours furent accordés pour des fondations pieuses, églises, écoles, hôpitaux. Les jésuites reçurent de larges subventions pour les aider à créer l’école militaire de La Flèche, sous la condition d’y admettre comme pensionnaires des états cinquante jeunes gentilshommes bretons. Parfois les fonds étaient dépensas en dehors de la province pour un intérêt national, et l’église de Saint-Yves-des-Bretons sortait à Rome de ses ruines, dans les premières années du XVIIe siècle, par l’assistance généreuse des états. Nous voyons encore ceux-ci se mettre sous le patronage de saint Joseph à l’occasion de l’érection à Fougères de la première église placée sous le vocable de ce saint. Pour que la couleur locale soit complète, nous relevons dans les procès-verbaux de 1665 renonciation suivante : « Les états, après en avoir délibéré, font une pension de 400 livres au chevalier de Saint-Hubert, qui dit avoir l’honneur de descendre de saint Hubert et avoir le pouvoir de guérir de la rage, ce qu’il a prouvé en guérissant sept enragés rien qu’en les touchant sur la tête au nom de Dieu et de Mgr saint Hubert, chose très utile pour la province ». N’omettons pas de rappeler enfin, en témoignage de cet esprit national si vivant, les encouragemens donnés par les états à toutes les publications relatives à l’histoire de la province. A la fin du XVIe siècle, d’Argentré avait édité sous leur patronage son grand monument. Au commencement du XVIIe siècle, le fils de l’illustre sénéchal avait reçu une large allocation pour couvrir les frais d’une édition beaucoup plus complète de l’œuvre de son père, et dans le cours du siècle suivant la même assistance généreusement accordée rendit seule possible les dispendieuses publications des bénédictins.

La bonne entente du parlement et des états éteignit l’unique brandon de discorde qui existât alors en Bretagne. Cette province, est probablement la seule qui n’ait jamais inspiré de souci à Mazarin. Ce fut sans doute la dédaigneuse indifférence qu’on y prêtait aux intrigues de la cour qui détermina le ministère à donner en 1654 le château de Nantes pour prison à un infatigable agitateur, vaincu sans être lassé. Par un étrange caprice du sort, le cardinal de Retz fut confié à la garde du duc de La Meilleraye, dont ce maître fou avait voulu, si l’on en croit Saint-Simon, faire divorcer la femme dans l’espérance de l’épouser du vivant de son mari, tout prêtre qu’il fût [7]. Les procédés du maréchal prouvent d’ailleurs qu’il n’avait gardé de cette plaisante tentative nul souvenir pénible. Il fit de bonne grâce les honneurs du château de Nantes au coadjuteur, bohème politique plus occupé du bruit que du succès, et fort bien servi en cette occasion par sa fortune puisqu’elle lui ménagea une évasion romanesque au prix d’un saut périlleux qui aurait fait honneur à un acrobate de profession.

Le triomphe de Mazarin, consacré par l’abaissement de ses ennemis, achetés ou vaincus, rendit au pouvoir toute la force que lui avait assurée Richelieu. Quoique Louis XIV n’ait gouverné par lui-même qu’à partir de la mort du cardinal Mazarin, on ressentit partout, dès la rentrée du roi dans Paris, l’effet du souffle monarchique. Le maréchal de La Meilleraye prit sa revanche en Bretagne des concessions qu’il avait du faire durant quelques années à cause de la difficulté des temps. Sur la fin de sa carrière, il rendit l’essor à l’esprit revêche qui en avait signalé les débuts, et le dévouement si éprouvé des états à la royauté ne leur fit pas trouver grâce auprès du gouverneur. Ceux de 1657 s’ouvrirent à Nantes par un premier acte de violence que la suite ne démentit point. Après que les commissaires du roi eurent indiqué en assemblée générale le chiffre du don gratuit réclamé par sa majesté, les trois ordres décidèrent qu’ils se réuniraient le lendemain dans leurs chambres respectives afin d’en délibérer ; mais l’abbé de Lanvaux ne parut pas le matin dans celle du clergé, et, des bruits fâcheux s’étant répandus, messieurs de l’église l’envoyèrent chercher à son domicile par le héraut des états, revêtu de sa cotte blasonnée. Le héraut, ayant appris que ce député avait été enlevé pendant la nuit, se présenta chez le gouverneur pour réclamer quelques explications. Celui-ci le chargea de faire savoir aux états qu’il avait renvoyé l’abbé de Lanvaux par ordre du roi, et l’attitude de M. de La Meilleraye fit comprendre qu’il en agirait ainsi avec quiconque se permettrait de critiquer les ordres de sa majesté. Presque en même temps quatre conseillers du parlement de Rennes, MM. de Laubrière, Lefebyre, de Gouvello et de Fouesnel, étaient conduits par des exempts, les deux premiers à Lyon, les deux autres à Morlaix. Le motif de ces rigueurs nouvelles alors, mais qui allaient se répéter fréquemment durant deux longs règnes, était la vivacité avec laquelle l’abbé de Lanvaux et les magistrats bretons s’étaient exprimés sur un édit concernant le domaine royal qui venait d’être présenté aux états. Fort ému de la déclaration catégorique du maréchal, l’ordre de l’église provoqua la réunion des trois ordres sur le théâtre, et l’assemblée générale envoya neuf députés, l’évêque de Saint-Brieuc en tête, supplier le duc de La Meilleraye de faire revenir l’abbé de Lanvaux. Sur un premier refus, la députation fut doublée ; mais elle rencontra une résistance encore plus obstinée, le gouverneur déclarant qu’il avait reçu du roi des pouvoirs pour dissoudre les états, et qu’il en userait, si toutes les demandes formées au nom de sa majesté par ses commissaires n’étaient pas promptement accueillies.

Deux jours de réflexion modifièrent pourtant les dispositions de M. de La Meilleraye. Dans la séance du 8 novembre, l’évêque de Saint-Brieuc vint annoncer que M. le maréchal laisserait rentrer dans l’assemblée l’abbé de Lanvaux, si, au lieu d’une somme de 1,400,000 livres qu’ils avaient proposée, les états portaient le chiffre du don gratuit à 2 millions ; il ajouta, en ce qui concernait l’édit du domaine, dont l’opinion était très vivement préoccupée, que M. le gouverneur promettait d’en demander le retrait, si l’assemblée consentait à le racheter au prix d’un million payé comptant au moyen d’un emprunt, opération que M. de La Meilleraye déclarait excellente, puisque les états bénéficieraient, selon lui, d’une somme de plus de 500,000 livres sur celle qu’ils auraient à payer au roi.

Si étranges que puissent paraître aujourd’hui de pareilles propositions, elles n’étonnaient pas à cette époque, car c’était à coups d’expédions que marchaient les finances de l’ancienne monarchie. En présence de la résolution du gouverneur de prononcer la dissolution des états, ceux-ci estimèrent prudent de cesser une résistance inutile. Ils votèrent donc à peu près sans discussion le chiffre réclamé par les commissaires royaux avec les voies et moyens nécessaires pour y faire face ; ils ajoutèrent même, sur l’invitation officieuse du maréchal, une somme de 100,000 livres au chiffre du don gratuit, sous la condition que les quatre conseillers au parlement seraient autorisés à rentrer à Rennes, étrange rançon dont l’offre fut acceptée sans nul embarras. Les mêmes procédés furent employés et réussirent plus complètement encore aux états tenus à Saint-Brieuc en 1659, M. de La Meilleraye vint déclarer à l’assemblée qu’il avait l’ordre formel de réclamer 2,200,000 livres pour le don gratuit. Celle-ci offrit 2 millions, et, la discussion continuant, le gouverneur prévint messieurs des états avec une sorte de bonhomie que, s’ils ne se décidaient pas à déférer immédiatement à la volonté du roi, il suspendrait l’assemblée dès le mardi suivant pour la convoquer à Nantes, où il espérait la trouver plus docile. Cette menace eut son effet, et le vote eut lieu dans les termes indiqués. Outre les allocations ordinaires, 200,000 livres furent votées pour la reine-mère ; on y joignit d’abondantes gratifications au gouverneur, à son fils, au marquis de Coaslin, gendre du chancelier Séguier, aux secrétaires d’état et à leurs commis. Le prestige de l’autorité royale était déjà si grand que l’indépendance des états s’en trouvait visiblement entravée.

Au gouvernement personnel de Louis XIV s’arrête la vive impulsion imprimée par Richelieu à la liberté comme à la richesse de la Bretagne. Nous aurons à suivre durant un demi-siècle les conséquences du mouvement qui commençait, et qu’avait inauguré le jeune roi du vivant même de Mazarin, lorsqu’il entrait au parlement menaçant d’un geste souverain le banc des enquêtes, condamné au silence jusqu’à la fin du règne. Le cardinal avait à peine fermé les yeux, que Louis XIV chercha l’occasion de constater par un acte éclatant son aptitude à gouverner par lui-même. Les dilapidations et les projets insensés de Fouquet la lui fournirent. La sagacité, la discrétion et la force, ces trois qualités de l’esprit politique, se révélèrent dans les moyens combinés pour frapper le surintendant au milieu d’une cour remplie de ses pensionnaires, et pour prévenir en Bretagne jusqu’à l’ombre d’une résistance.

Des lettres patentes du mois de juillet avaient convoqué les états à Nantes pour le 18 août 1661. Le prétexte d’ouvrir cette assemblée manquait donc au roi, mais il colora son voyage dans cette province reculée par des motifs dont Fouquet, dans son infatuation persistante, ne pénétra pas la futilité, malgré des avis nombreux et concordans. La résolution de se rendre à Nantes pour y arrêter le surintendant laisse croire que le roi avait pris beaucoup plus au sérieux qu’elles ne le méritaient les extravagantes imaginations d’un parvenu rêvant le rôle d’un prince apanage du XVe siècle. Les forces dont Louis XIV se fit accompagner constatent qu’il voulait être en mesure de réprimer sur les lieux mêmes toutes les tentatives de résistance maritime ou militaire dont ce malheureux, blasé sur les plaisirs, s’était complu à écrire dans ses loisirs de Saint-Mandé le périlleux roman. Fouquet était issu d’une honorable famille nantaise, et son père, que nous avons rencontré aux états comme commissaire du roi, avait, par la confiance du cardinal de Richelieu, figuré, triste rapprochement, parmi les juges du comte de Chalais ; mais Nicolas Fouquet, entre jeune dans le service des intendances, bientôt après procureur-général au parlement de Paris, avait fort peu de relations personnelles en Bretagne, et son nom n’y aurait pas fait remuer une paroisse, même dans la plénitude de sa puissance. Les grandes terres que Fouquet avait récemment achetées représentaient des revenus et non de l’influence. Ni Belle-Ile, ni Concarneau, malgré les grosses sommes dépensées pour les armer, n’auraient résisté à la sommation du plus mince officier de l’armée du roi, et tout ce que ce ministre pouvait attendre des amis de cour dont il escomptait si gratuitement l’assistance, c’était qu’en cas de malheur ils ne fussent pas les premiers à l’insulter.

En venant en Bretagne pour prévenir des résistances qui n’étaient pas à redouter, Louis XIV fit donc une chose inutile, et l’on se serait bien accommodé de ne pas payer les frais de ce royal voyage. Fidèle à la tradition qui voulait qu’une allocation extraordinaire fût votée chaque fois que le souverain honorait la province de sa présence, M. de La Meilleraye vint annoncer aux états rassemblés la très prochaine arrivée du roi, et demanda en termes pompeux que le don gratuit fut doublé et porté à 4 millions. Plus maîtres de leur joie que le gouverneur, les états répondirent par l’organe de l’évêque de Saint-Brieuc que sa majesté jugerait bientôt de la misère de la province, et qu’elle fixerait elle-même en connaissance de cause le chiffre auquel ses fidèles états s’empresseraient de souscrire, comptant sur sa justice comme sur sa bonté.

Les officiers de l’assemblée et les archivistes de la ville se mirent à dépouiller les procès-verbaux des précédentes entrées royales, et une armée de tapissiers était en voie de renouveler les merveilles qu’avait deux fois admirées Louis XIII, lorsque le 1er septembre au matin, le roi, se présentant avec peu de voitures à l’entrée de la ville, la traversa rapidement pour aller s’établir au château. Quelques instans après, il recevait le corps municipal précédé du maire de Nantes, et le soir MM. des états, informés par M. Boucherat, l’un des commissaires de sa majesté, de l’ordre dans lequel, elle les admettrait devant elle, se présentaient au château. « Étant entrés, ils ont trouvé sa majesté assise dans une chaise et se sont présentés messieurs de l’église à main droite, messieurs de la noblesse à main gauche et debout, découverts et derrière eux, messieurs du tiers un genou en terre. A côté du tiers et derrière la noblesse étaient les officiers des états. Mgr de Saint-Brieuc a harangué sa majesté, et lui a témoigné la joie générale de la province et ses justes ressentimens du bonheur de sa visite, auquel le roi a répliqué la satisfaction qu’il avait de voir ses sujets dans une prompte soumission à ses volontés, et assuré la compagnie qu’il s’en souviendrait aux occasions [8] ».

La réponse habile de l’évêque de Saint-Brieuc au duc de La Meilleraye valut à la province une remise d’un million sur le don de bienvenue primitivement réclamé ; déférer au roi le soin d’en fixer lui-même la quotité, c’était en effet le contraindre à la réduire. Aussi le procès-verbal porte-t-il sommairement, à la date du 2 septembre, que « Mgr de Saint-Brieuc annonce à l’assemblée l’intention où est sa majesté de se contenter de 3 millions. » Ce chiffre fut voté sans observation, et le 5 septembre M. de La Meilleraye entra dans l’assemblée pour la remercier de son empressement à déférer aux volontés royales. « M. le maréchal a dit que le roi était tout à fait obligé aux états de ce qu’ils lui avaient accordé 3 millions, qu’il destinait cette somme à ses bâtimens, et qu’en reconnaissance sa majesté en ferait faire marque sur lesdits bâtimens [9] ».

La présence du roi en Bretagne pendant la tenue des états exerça pour l’avenir une action des plus funestes sur leur liberté. L’enthousiasme avec lequel l’assemblée avait accordé le don gratuit avant toute autre délibération constitua un précédent dont on ne tarda pas à abuser contre elle. Nous verrons le duc de Chaulnes réclamer bientôt comme un droit acquis ce vote préalable, et plus tard le maréchal de Montesquiou dissoudre les états pour avoir décidé qu’un débat sur le rapport des commissaires précéderait la fixation du don gratuit[10]. Les précédens établis sans réflexion sont recueil principal des assemblées délibérantes, et l’influence de celui-ci fut d’autant plus funeste que la représentation provinciale était alors sur une pente déclive qu’il lui fallut plus d’un demi-siècle pour remonter. Les hommages prodigués au monarque par la France victorieuse et par l’Europe éblouie avaient fasciné cette assemblée de gentilshommes dont les fils entraient alors en foule dans les armées du roi et dans sa marine renaissante. Le prestige du jeune souverain, illuminé par la gloire et célébré par le génie, ne fut pas moindre dans la province qu’à la cour, car l’idolâtrie est contagieuse surtout lorsqu’elle est sincère. Après avoir résisté avec une fermeté respectueuse à Henri IV et à Richelieu, les états ne résistèrent à Louis XIV que dans la mesure strictement requise pour ne pas rompre avec les traditions de la Bretagne. Rappeler au roi les droits de la province, lui révéler ses maux, y intéresser son cœur en s’en rapportant d’ailleurs à sa bonté, telle fut leur ligne de conduite sous un gouvernement aspirant à toutes les gloires, excepté à celle qui assure le bonheur public. Les tenues suivantes constatèrent l’abdication à peu près complète des trois ordres et leur résolution de n’élever désormais aucun conflit avec la royauté et de ne jamais invoquer leur propre droit contre le sien.

Colbert dirigea souverainement toutes les opérations des états en 1665 et en 1667, par l’intervention de son frère, que le contrôleur-général y fit nommer commissaire du roi. M. Boucherat remplit le même rôle à ceux de 1669, et le chiffre du don gratuit, qui varia de 2,200,000 à 2,600,000 livres, ne fut plus débattu que pour la forme. Aucun changement ne se révèle d’ailleurs dans les actes extérieurs de l’assemblée. La plus grande partie de son temps s’écoute dans l’accomplissement d’un cérémonial minutieux. C’est le même protocole, ce sont les mêmes formules et les mêmes harangues ; il ne manque à tout cela que la vie, qui s’est retirée. La députation en cour va porter tous les ans à Versailles des cahiers textuellement copiés sur ceux que traçait la génération précédente ; dans le contrat annuel passé entre les délégués de la couronne et ceux des états, toutes les libertés de la Bretagne sont encore énumérées avec une fermeté de langage fort étrangère à la langue habituelle du temps : on supplie périodiquement sa majesté de révoquer tous les édits contraires au droit qui appartient à la province de s’imposer et de s’administrer elle-même ; mais, lorsqu’au lieu de déférer à ce vœu, il arrive au roi de décréter d’autres taxes plus accablantes, les états, au lieu d’user de leur droit constitutionnel de repousser les inventions fiscales et d’en défendre l’application dans la province, ne connaissent plus qu’une méthode pour y échapper : c’est d’offrir au roi de racheter ses édits en lui payant le prix qu’il retirerait de l’application de ses décrets. Ils agirent ainsi en 1667 et 1669 pour l’édit sur la poudre et sur les savons, précurseurs des innombrables nouveautés qui les émurent bientôt, sans réveiller une énergie fort difficile à recouvrer lorsque l’usage en est perdu.

Le même procédé de rachat fut appliqué en 1673 aux états de Vitré, à l’occasion de l’érection d’une chambre royale du domaine et de l’édit relatif à la réforme des justices seigneuriales. Ce fut avec des cris d’enthousiasme que l’assemblée accueillit l’annonce que sa majesté, dans sa bonté, avait daigné consentir à recevoir directement par un vote des états une somme égale à celle qu’elle s’était montrée résolue à prendre sans leur avis. Placés en face d’exigences impitoyables et sous la main d’un pouvoir ne s’inquiétant plus ni des droits particuliers de la Bretagne ni de la misère des populations, les états n’aspirèrent désormais qu’à l’honneur de se saigner eux-mêmes soit par des subventions spéciales votées pour le retrait de certains édits déterminés, soit en élevant le don gratuit, soit en multipliant ces gratifications dont la surabondance inquiétait fort Mme de Sévigné, se demandant si les Bretons pourraient boire assez pour les payer. Nous touchons à l’époque dont la marquise est demeurée jusqu’ici l’unique historien. Ses rapports journaliers avec les membres d’une assemblée où la famille de Sévigné comptait habituellement des représentans dans les deux premiers ordres, l’intimité de ses relations avec M. et Mme de Chaulnes, donnent aux récits de la châtelaine des Rochers une autorité irrécusable, et cette autorité devient plus sérieuse encore lorsque de terribles calamités parviennent à éteindre sous les larmes de la femme attristée les fusées de son bel esprit.

Le duc de Mazarin avait remplacé en 1663 M. de La Meilleraye peu après son mariage avec Hortense Mancini, qui commença en Bretagne l’aventureuse carrière à laquelle semblaient prédestinées les nièces du cardinal. Au duc de Mazarin avait succédé le duc de Chaulnes, d’abord avec le titre de lieutenant-général, et bientôt après comme gouverneur de Bretagne à la mort d’Anne d’Autriche, qui laissa dans cette province des regrets attestés par tous les témoignages contemporains [11]. Tout le monde connaît le duc de Chaulnes, possédant « sous la corpulence, l’épaisseur, la physionomie d’un bœuf, l’esprit le plus délié, le plus souple, le plus adroit à prendre et à pousser ses avantages, joint à une grande capacité et à une continuelle expérience de toute sorte d’affaires. » Chacun aussi connaît Mme de Chaulnes, « pour la figure un soldat aux gardes, et même un peu Suisse, mais beaucoup de dignité, beaucoup d’amis, une politesse choisie, un sens et un désir d’obliger qui lui tenaient lieu d’esprit [12] ». Tels sont les deux personnages placés au premier plan du tableau au fond duquel se montrent les états de Bretagne dans leur confusion pittoresque. La postérité connaît ceux-ci par la chronique quotidienne que Mme de Sévigné adresse en Provence à sa fille « pour sa peine d’être Bretonne ».

Les états ont leur part collective dans l’immortalité départie à Mlle de Kerborgne, de Kerlouche, de Kercado et de Crapado, sans oublier le gentilhomme râpé des environs de Landerneau que Mme de Sévigné prit si malencontreusement pour un domestique de M. de Chaulnes, et qui se trouva n’avoir pas moins d’esprit que la marquise. Il n’est pas de procès-verbal plus fidèle d’une tenue à l’époque de relâchement politique où nous sommes arrivés que celui de l’assemblée de Vitré. « On mange à deux tables dans le même lieu : M. de Chaulnes en tient une madame l’autre. La bonne chère est excessive, on remporte les plats de rôtis tout entiers, et pour les pyramides de fruits il faut faire hausser les portes. Après le dîner, MM. de Locmaria et de Coëtlogon dansent avec deux Bretonnes des passe-pieds merveilleux, et à la suite de ce petit bal on voit entrer ceux qui arrivent en foule pour ouvrir les états. Le lendemain M. le premier président, MM. les procureurs et avocats-généraux du parlement, neuf évêques, cinquante Bas-Bretons dorés jusqu’aux yeux, cent communautés, c’est un jeu, une chère, une liberté jour et nuit qui attire tout le monde. Il n’y a pas une province rassemblée qui ait un aussi grand air que celle-ci.

« Les états ne sont pas longs, il n’y a qu’à demander ce que veut le roi ; on ne dit pas un mot, voilà qui est fait. Pour le gouverneur, il y trouve je ne sais pas comment plus de 40,000 écus qui lui reviennent, une infinité de présens et des pensions….. Quinze ou vingt grandes tables, un jeu continuel, des bals éternels, des comédies trois fois la semaine, une grande braverie, voilà les états. J’oublie trois ou quatre cents pipes de vin qu’on y boit ; mais, si je ne comptais pas ce petit article, les autres ne l’oublient pas, c’est le premier ».

Ce tableau laisse toutefois dans l’ombre des côtés fort importans. Si la soumission des états à la volonté royale était alors à peu près complète, cette soumission était due à des moyens ignorés de Mme de Sévigné, mais aujourd’hui constatés par la correspondance officielle des agens du pouvoir. Ces moyens étaient de ceux dont la puissance est grande dans tous les temps ; cependant l’efficacité n’en était pas telle que l’honneur breton n’y résistât énergiquement, et que l’indépendance assoupie de la province ne pût laisser pressentir un réveil. Dans les lettres adressées au contrôleur-général soit par les commissaires du roi, soit par le gouverneur et le lieutenant-général, on suit jour par jour la trace des pratiques exercées sur les membres de l’assemblée. Indépendamment des faveurs personnelles que le gouverneur est en mesure de répandre sur messieurs des états, faveurs qui lui assujettissent presque complètement les membres de l’église et du tiers, un fonds secret de 60,000 livres est destiné à récompenser les membres de la noblesse qui « y servent le mieux, le roi [13] ». Les menaces sont encore plus prodiguées que les rémunérations. M. le duc de Mazarin, dont la courte administration laissa pourtant dans la province de bons souvenirs, déclare aux députés rassemblés chez lui «  qu’il saura qui sont ceux qui engagent la province à manquer en quelque chose à ce qu’elle doit au roi, et que sa majesté les pourra traiter selon leur mérite [14] ». M. le duc de Chaulnes a recours à des procédés plus décisifs. Lorsqu’aux états de Vitré il voit que la fermentation augmente à l’occasion des édits, il s’enquiert du nom des membres qui l’entretiennent, et il les chasse. « Les états ont eu hier beaucoup d’emportement de se voir refuser des offres qu’ils croyaient pouvoir plaire à sa majesté. Je fais dessein de chasser demain de l’assemblée deux gentilshommes qui ont aujourd’hui parlé avec le plus de chaleur, n’étant pas à croire, monsieur, par tout ce que nous voyons ici, que l’on puisse par autre voie que par des exemples redoublés d’autorité régler des esprits d’autant plus opiniâtres qu’ils croient ne le pas être, en offrant tout ce qu’il plaira au roi pour se racheter des exécutions quelquefois très rudes, il est vrai, des édits. Nous n’omettons rien ici de tout ce qui peut assurer l’autorité du roi [15] ». Le lendemain en effet, M. le gouverneur mande chez lui les deux Bretons indiscrets, leur ordonne de se retirer de l’assemblée et les fait à l’instant monter dans son carrosse avec un officier suivi de six de ses gardes. « Cette action a été soutenue de toute l’autorité que le roi m’a commise, et la journée d’hier se passa en trois députations pour le retour de ces gentilshommes [16]. Nous nous servîmes de ces députations pour faire craindre aux états que, s’ils ne délibéraient promptement sur le don du roi et sans aucune condition, nous nous en désisterions, pour ce que la gloire du roi souffrirait trop de mendier un don plus glorieux à faire qu’utile à recevoir. Et après nous être expliqués sur l’obéissance aveugle que l’on devait avoir à toutes les volontés de sa majesté, les états nous ont député ce matin pour la supplier de vouloir accepter les 2,600,000 livres que nous avons eu ordre de demander. Nous recevrons seulement demain les mémoires que les états nous envoieront contre les édits, et vous jugerez de ce qu’ils souffrent par les offres qu’ils feront pour en être soulagés [17] ».

Ces deux lignes résument la situation tout entière : plus les états souffrent, plus ils sont disposés à payer. C’est d’ailleurs une justice à rendre à l’esprit droit et naturellement modéré du duc de Chaulnes, que personne ne connaissait mieux ce que les réclamation, de la Bretagne présentaient de légitime, et n’aurait plus sincèrement désiré concourir à soulager les souffrances publiques. Sa correspondance contient sur ce point-là les indications les moins équivoques ; mais, serviteur soumis d’un pouvoir enivré, le gouverneur ose à peine hasarder un conseil, de crainte qu’on n’y entrevoie un reproche, et lorsqu’éclatent les malheurs qu’il aurait voulu prévenir, quand l’incendie dévore la Bretagne, il l’éteint sans pitié dans le sang, cachant à la royauté, pour ne pas troubler sa quiétude, les périls qu’il court lui-même et les barbares extrémités auxquelles ces périls le conduisent.

De 1667 à 1675, la Bretagne souffrit de grands maux et se trouva sous le coup des plus douloureuses anxiétés. Tous ces maux provenaient de la même source : les besoins d’un pouvoir sans limites et, il faut bien ajouter, sans entrailles. Entre ces fléaux, les uns frappaient ou menaçaient la population : c’étaient une vingtaine d’édits imposant les denrées et les objets de consommation usuelle, depuis le tabac jusqu’à la vaisselle d’étain ; les autres, inspirés par le même esprit fiscal, atteignaient plus directement les gentilshommes. Afin de procurer au roi des ressources financières fort restreintes, on menaçait ceux-ci dans leur état politique, dans la sécurité de leurs héritages et dans la jouissance de leurs prérogatives les plus importantes. L’anxiété universelle de la noblesse provenait de trois tentatives s’opérant simultanément contre son existence et sa fortuné : la recherche des faux nobles qui faisait trembler les véritables, tant les frais des preuves à faire étaient accablans ; la constitution à Rennes d’une chambre royale du domaine contre les revendications de laquelle on ne pouvait se garantir qu’à force d’argent ; enfin un projet de réforme judiciaire qui menaçait l’existence de la plupart des juridictions seigneuriales, et dont la seule annonce avait, d’après un écrivain breton, provoqué l’ouverture de plus de deux mille procès [18]. Personne n’était plus consisté de pareilles mesures que le duc de Chaulnes, obligé de réclamer beaucoup d’argent d’une noblesse en proie à des inquiétudes si naturelles, Aussi durant ces états dont Mme de Sévigné n’apercevait que la belle ordonnance, le gouverneur de Bretagne écrivait-il chaque soir à la cour des lettres qui, en constatant sa haute sagacité, viennent se résumer dans cette conclusion, qu’au fond la justice envers une province malheureuse serait un bon calcul, puisqu’elle ne rapporterait pas moins que l’iniquité.

« Depuis le temps de mon arrivée ici, que j’ai employé à pénétrer la vérité, je trouve, monsieur, plus de consternation et d’aliénation dans tous les esprits que je ne pouvais imaginer. Deux points principaux me paraissent être la cause de ce changement. L’un est la poursuite rigoureuse qui se fait des juridictions usurpées, et l’autre ce qui est inséré dans l’arrêt du conseil du 17 septembre 1672 contre les états, qui, par une clause générale, sont exclus de la, communication des arrêts qui détruiraient même leurs privilèges.

Je puis vous assurer que la recherche des juridictions, dans la forme qu’elle se fait, déconcerte ici tout le monde, et nécessite à de grandes dépenses dont le roi ne profite pas. Quant à la chambre du domaine, on peut dire avec vérité que pour 200,000 livres peut-être qu’il pourra revenir au roi de cet édit, il en coûtera plus de 1 million aux particuliers ; mais ce qui me confirme davantage la peine que leur fait cette recherche, c’est qu’il paraît toute sorte de dispositions de donner au roi plus qu’il ne lui en peut revenir, et qu’en portant leurs plaintes ils font voir un désir commun de subvenir par d’autres voies aux besoins pressans, et de faire tous les efforts possibles pour satisfaire sa majesté.

Pour ce qui est de l’article compris dans l’arrêt du 17 septembre 1672, ils y envisagent l’anéantissement de leurs privilèges, si on leur ôte, après la parole, qui leur fut donnée, toute connaissance des édits qui pourraient les toucher. Il sera très difficile de les rassurer sur ce point. Comme de tous les édits et déclarations que le roi envoie dans ses provinces, il y en a qui sont pour ôter purement et simplement les abus, et d’autres pour en tirer des secours d’argent, je puis vous assurer que vous tireriez bien plus d’avantages de recevoir des offres que, nous pourrions rendre assez fortes pour que vous les trouvassiez raisonnables, que d’attendre l’effet incertain de poursuites qui consumeront la province en des frais immenses sans que sa majesté en profite de la moitié de ce qu’elle peut avoir sans embarras. Je suis encore obligé de vous dire que j’ai parlé aujourd’hui à plusieurs gentilshommes dont je me sers pour gouverner les autres : ils m’ont tous, témoigné le même désir de servir sa majesté, mais ne pouvoir plus s’assurer d’avoir le même crédit que par le passé, et m’ont même averti que le plus doux avis pourrait aller à envoyer au roi des députés, si nous n’avons pouvoir de donner quelque adoucissement aux maux qu’ils souffrent. Vous croirez bien, monsieur, que j’en détournerai l’effet par toute sorte de voies [19] ».

M. de Chaulnes reproduit fréquemment ces observations avec le sens d’un homme politique tempéré par la souplesse d’un courtisan, sans se préoccuper d’ailleurs des populations, qui ne s’agitent pas encore. Il revient sur l’irritation croissante de la noblesse, profondément dévouée au roi, mais très alarmée pour sa fortune. Il expose en détail les conséquences des édits qui la touchent, il insiste enfin sur ce qu’il y a de blessant pour elle à se voir, durant son séjour à Vitré, contrainte de se défendre à Rennes contre les arrêts de la chambre royale du domaine, au mépris d’un privilège constamment ; reconnu aux membres de cette assemblée, celui de ne pouvoir être cités en justice durant les dix-huit jours qui précèdent et qui suivent les tenues d’états. M. de Lavardin, lieutenant-général du roi dans la province, fait arriver de son côté des avis non moins pressants en faisant valoir [20], comme le duc de Chaulnes, l’avantage d’obtenir par un vote spontané une somme ronde, au moins égale à celle qu’aurait rapportée en plusieurs années l’application des édits. Quoi qu’il en soit, le roi résolut de déférer au vœu des états en dissolvant la chambre du domaine et en suspendant les poursuites commencées dans la province pour usurpation de justices seigneuriales. du courrier en apporta la nouvelle au duc de Chaulnes le 26 décembre 1673 au moment où les esprits étaient partagés à Vitré entre la consternation et la colère. Rarement une péripétie plus soudaine bouleversa à ce point une assemblée délibérante, et jamais un malentendu ne provoqua pareille explosion de joie populaire. Mme de Sévigné nous a montré messieurs des états, dans l’ivresse du bonheur, offrant alors au roi en témoignage de leur reconnaissance 5,200,000 livres, « petite somme par laquelle on peut juger de la grâce qu’on leur a faite en leur ôtant les édits [21] ». La spirituelle marquise était donc sur ce point-là peuple comme tout le monde, et croyait bonnement, elle aussi, à la révocation des édits. Comment s’étonner dès lors que la province tout entière s’y laissât prendre ? L’heureuse nouvelle courut de bouche en bouche, partout accueillie par les acclamations publiques. Dans les feux de joie autour desquels il dansait en criant vive le roi, le peuple breton voyait flamber pêle-mêle les édits du tabac, du papier timbré, de la marque d’étain, des affirmations, des nouveaux acquêts, des fruits de mâle foi, des îles, îlots, bacs, péages, et mille autres inventions qui depuis trois ans grondaient dans l’air comme une menace ; mais en ceci il s’était trompé, et la déception fut d’autant plus amère que la reconnaissance avait été plus profonde. Le gouvernement n’avait abandonné aucun de ses principes ni aucune de ses espérances. Sans contester que le consentement des états fût nécessaire pour modifier le chiffre de tous les anciens impôts, Colbert avait imaginé une théorie en vertu de laquelle le roi pouvait de sa pleine autorité édicter pour la généralité du royaume des taxes sur des objets nouveaux, lorsque ces taxes seraient déterminées par la considération du bien public dont le prince demeurait l’appréciateur suprême. Telle était la doctrine que ce ministre entendait faire prévaloir en Bretagne, en Languedoc, en Provence, en Bourgogne, en Artois, partout enfin où il existait encore des assemblées provinciales [22]. C’était au fond substituer partout la monarchie absolue à la monarchie contrôlée, révolution qu’entendait consommer Louis XIV en vertu du droit royal dont il était le représentant convaincu. Lorsque MM. de Chaumes et de Lavardin annoncèrent aux états le retrait des édits, ils étaient probablement de bonne foi ; mais ils ne tardèrent point à comprendre qu’ils avaient donné à la concession royale une portée qu’elle n’avait en aucune façon. Calmer l’irritation des gentilshommes afin d’en obtenir beaucoup d’argent, telle avait été l’unique pensée du gouvernement, et ses concessions n’allaient pas au-delà de ce qui, dans les mesures alors débattues, touchait spécialement la noblesse. Ce fut pour celle-ci un vrai malheur. Cette situation particulière la rendit suspecte aux populations rurales, avec lesquelles elle avait toujours marché dans un parfait accord. Quoique très opposée aux mesures dont l’application allait soulever la province, l’aristocratie bretonne, par la situation que lui avait imposée le pouvoir royal, parut être à peu près désintéressée dans le grand conflit bientôt après provoqué par ces actes. De là le caractère démocratique du mouvement qui était à la veille d’éclater, caractère qu’exagérèrent à dessein dans leur correspondance tous les agens officiels, comme on va le voir dans la suite de ce récit, afin de faire retomber sur la noblesse la responsabilité qui pesait d’un poids si lourd sur le gouvernement lui-même.

(Louis DE CARNE).

[1] Voyez la "Revue des Deux Mondes" du 15 septembre, du 1er octobre, et du 15 novembre 1867.
[2] Histoire de la ville el du port de Brest, par M. Levot, t. Ier, p. 121.
[3] Registre des états, 30 avril 1647.
[4] « Mon cousin, vous ayant déjà donné avis de l’arrêt donné en mon conseil portant renvoi au parlement de Bretagne du différend que vous avez avec mon cousin le duc de Rohan touchant la présidence de la noblesse aux états de la province, et fait commandement de congédier tous ceux dont vous vous faites accompagner et qui ont pris engagement avec vous en cette occasion, et voulant vous faire plus particulièrement connaître ma volonté. Je vous envoie le sieur de Saint-Laurent, exempt des gardes de mon corps, pour vous la faire savoir et se tenir auprès de vous et vous accompagner durant tout le temps de votre poursuite audit Rennes. Vous donnerez donc créance à tout ce que le sieur de Saint-Laurent vous dira de ma part, et vous l’exécuterez ponctuellement. Sur ce, je prie Dieu, etc., Louis. Et plus bas, Loménie, le 27 août 1651 ». Je dois la communication de cette lettre et de celle qui va suivre à M. le prince de La Trémouille, qui a mis la plus parfaite obligeance à m’ouvrir les riches archives de sa maison.
[5] Arrêt du parlement de Rennes du 17 octobre 1651.
[6] Cette résolution, prise le 16 juillet 1655, est signée : Henri de La Motte Houdancourt, évêque de Rennes, Henri de La Trémouille, Eustache de Lys.
[7] Mémoires du duc de Saint-Simon, t. XV, p. 41.
[8] Registres des états de Nantes, 1er septembre 1661.
[9] Aucune allusion ne se rencontre dans les registres au grand événement accompli durant la tenue des états de 1661. On y trouve seulement indiquée à la date du 2 septembre la nomination d’une commission de six membres chargée de la part des états il d’aller saluer M. le surintendant, ainsi que MM. de Lyonne, Letellier et de Brienne. On sait que Fouquet fut arrêté par d’Artagnan le 5 au matin, en sortant du conseil tenu chez le roi.
[10] « Autrefois, avant de délibérer sur le don gratuit, on examinait les infractions aux précédens contrats ou on portait les plaintes à MM. les commissaires du roi. On négociait longtemps sur la somme à laquelle on porterait le don gratuit, mais l’usage est présentement de l’accorder après que MM. les commissaires sont sortis ». Mémoires de M. Nointel, intendant de Bretagne, dans l’État de la France du comte de Boulainvilliers, t. IV.
[11]  Parmi les plus curieux monumens de l’éloquence politique de cette époque, il faut placer l’oraison funèbre de la reine gouvernante de Bretagne, prononcée le 20 janvier 1666 dans la cathédrale de Nantes par l’abbé Blanchard, prieur d’Indre. « Plaise à Dieu, s’écrie l’orateur, que toutes les grâces de la cour pour la Bretagne ne se soient pas retirées dans le ciel avec notre princesse, dont les vertus semblaient croître comme le soleil en approchant de son couchant !… Nos batailles gagnées, nos villes conquises étaient dues aux prières et aux dévotions de la reine plutôt qu’aux batteries de nos canons…. Si les vœux et les soupirs du patriarche ont attiré le Messie, la naissance du roi et de Monsieur sont des fruits précieux que les oraisons de leur vertueuse mère ont produits à la France. La grâce qui les animait a tiré la nature de sa stérilité ».
[12] Mémoires de Saint-Simon, t. Ier et IV.
[13] Colbert à son frère, maître des requêtes et commissaire aux états de Bretagne, 3 et 10 août 1663. — Correspondance administrative sous le règne de Louis XIV, t. Ier, p. 469 et suiv.
[14] Colbert, maître des requêtes, au contrôleur-général. Vitré, 19 août 1665.
[15] Le duc de Chaulnes à Colbert, 10 décembre 1673.
[16] Voici ce que contient sur ce point le registre des états : « L’assemblée ayant été avertie que M. le duc de Chaulnes a fait éloigner ce matin MM. de Saint-Aubin, Freslon et Duclos, a député six de chaque ordre pour lui demander leur rappel, à quoi il a répondu qu’il ne pouvait et qu’il n’avait fait qu’exécuter les ordres de sa majesté. Les mêmes députés ont été renvoyés vers lui à la même fin, et sur ce qu’ils ont rapporté que leur voyage avait été inutile, MM. les présidens des ordres ont été priés de se joindre auxdits députés, et sur ce qu’on a su que Mme la princesse de Tarente avait eu la bonté de s’entremettre auprès de M. le duc de Chaulnes pour cette affaire, on lui a envoyé rendre grâce par douze députés ».
[17] Le duc de Chaulnes à Colbert, 13 décembre 1673.
[18] M. A. du Chatellier, la Représentation provinciale en Bretagne, Revue des provinces de l’Ouest, 1856.
[19] Le duc de Chaulnes au contrôleur-général, 3 décembre 1673.
[20] Le marquis de Lavardin à Colbert, 26 novembre, 6, 9, 13 décembre 1673.
[21] Lettre du 1er janvier 1674. Tous les détails donnés par Mme de Sévigné sur l’allégresse de la province sont strictement exacts. On peut s’en assurer par une lettre de M. de Lavardin à Colbert à la date du 27 décembre 1673. « Loué soit mille et mille fois le nom du seigneur qui a fait tant de bien à son peuple, et, qui vient de tirer cette province d’une horrible consternation pour la jeter dans une joie excessive. On ne peut être un Français affectionné à son maître sans avoir les larmes à l’œil sur ce qui s’est passé aujourd’hui ici. Cette assemblée paraissait inquiète et abattue, et l’on n’y voyait de tous côtés que tristesse et langueur, lorsque M. de Chaulnes et les autres commissaires ayant pris leur place une heure après le retour du courrier, il leur a déclaré les bontés dont sa majesté voulait bien honorer la Bretagne, touchant la suppression de la chambre et la révocation des édits ». A l’instant, toute l’assemblée a interrompu M. de Chaulnes par tant de cris de joie et d’acclamations de vive le roi, que jamais on n’a marqué tant de zèle et de reconnaissance. Ces cris n’ont été entrecoupés qu’à peine pour prononcer, en redoublant de bénédiction, la somme de 2,600,000 livres, outre pareille, somme, du don gratuit fait ci-devant au sortir de l’assemblée. Le peuple a couru de toutes parts, a redoublé les mêmes acclamations et crié de plus belle : « Vive le roi, la Bretagne est sauvée, point de chambre ! On n’a jamais rien vu de pareil ».
[22] Les états de Normandie avaient cessé de s’assembler depuis 1666. A partir de l’ordonnance rendue par Louis XIII en 1628, ceux du Dauphiné purent être également considérés comme anéantis.

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