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L'ARMISTICE DE 1799 ou PACIFICATION D'HEDOUVILLE |
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Théodore-Joseph, comte de Hédouville, né le 27 juillet 1755 à Laon et décédé le 30 mars 1825 à Brétigny, était un militaire, diplomate et homme politique français des XVIIIème et XIXeème siècles.
Au mois d'octobre 1799, les royalistes de l'ouest voulurent tenter de nouveaux efforts en faveur de la cause royaliste et courent aux armes. Le directoire alarmé s'empresse d'envoyer le général de Hédouville dans ces contrées en qualité de général en chef. Celui-ci, qui a peu de troupes sous ses ordres, et qui ressent une vive répugnance pour cette guerre et les cruautés dont elle est accompagnée, dirige toutes ses vues vers les négociations. Il parvient d'abord à obtenir une suspension d'hostilités sur la rive gauche de la Loire, puis à déterminer les chefs du parti royaliste à se rendre auprès de Napoléon qu'il disent disposé à rétablir l'ancienne monarchie des Bourbons.
On comprendra facilement que les chefs royalistes du Morbihan ne fussent pas partisans de la paix ni pressés d'accéder à la trêve. La flotte anglaise était, pour ainsi dire, à demeure sûr côtes et chaque jour, depuis le 3 novembre, on signalait des débarquéments nouveaux. Le 2 décembre : « Les Anglais sont mouillés sous Houat au nombre d'un vaisseau, de deux frégates et un ou deux cutters : on les distingue parfaitement de la tour du collège ; j'en descends à l'instant », écrit de Vannes un administrateur au général Taponier [Note : Archives du Morbihan, L. Registre 146 (Lettre du 11 frimaire au général Taponnier)]. Des débris et des caisses d'armes sont trouvés le long des côtes, dans la baie de Quiberon. — Nuit du 3 au 4, débarquement à Kervoyal en Damgan effectué à l'aide de huit chasse-marée ; le 4, quatre-vingts charrettes emportent les objets mis à terre et passent près de Muziilac où se trouvait alors la colonne d'artillerie de marine. — Nuit du 5 au 6, signaux lumineux entre l'escadre anglaise et la côte dans la haie de Quiberon ; à l'aube du 6, un lougre de guerre anglais sort de l'estuaire de la Trinité (entrée de la rivière de Crach), remorquant les grandes chaloupes de Houat. Le jour même, un convoi parti de ce point manque de se heurter à un détachement de la 52ème demi-brigade allant d'Hennebont à Auray. Le 7, nouveaux signaux des navires anglais ; on parle encore de débarquement dans la rivière de la Trinité ou dans la presqu'île de Rhuys. Le 9, l'escadre anglaise est, sous Penvins et on dit que les Chouans marchent sur ce point avec soixante charrettes [Note : Idem, passim, et L. Liasse anciennement 290 (Lettre du commissaire près de l'administration municipale de Vannes au commissaire près de l'administration centrale, du 16 frimaîre)].
Cachet de l'armée royaliste (chouans).
Donc, pendant toute cette période, il dut y avoir un nombre considérable d'armes et de munitions fournies aux royalistes. Il paraît même, d'après les lettres des administrateurs, que des hommes furent débarqués, mais en petit nombre seulement ; ceux qui prenaient ainsi terre n'étaient que des individus isolés, des émigrés, des officiers royalistes venant servir parmi les Chouans. De fait, le nombre des insurgés croissait de jour en jour, tant par les recrues qu'ils levaient dans les campagnes que par l'immense quantité de gens, déserteurs ou émigrés, qui les rejoignaient. C'est à cette époque que les navires anglais durent apporter à Cadoudal une lettre du duc de Bourbon, datée du 29 novembre, lui recommandant tout spécialement le comte de Goyon-Beaucorps « qui sert avec vous. Vous m'obligerez en « saisissant les occasions de l'employer utilement. M. de Goyon a été blessé à Quiberon » [Note : Georges Cadoudal et la chouannerie, par M. G. de Cadoudal (Lettre du duc de Bourbon à Georges Cadoudal.) Pièce justificative n° 58 (Archives de Kerléano)].
En même temps, les troupes royalistes se portaient sur les points stratégiques inoccupés les plus importants et resserraient leurs postes autour des villes républicaines, pour y « attendre avec patience l'effet des promesses » qu'on leur faisait, comme disait de Sol de Grisolles. Ils restaient massés et groupés, occupant ainsi Grand-Champ, Allaire, Rieux, Plumelec, Langoëlan, puis, sur la route de Vannes à Nantes, Muzillac et La Roche-Bernard, sur celle de Vannes à Rennes, Elven et Le Roc-Saint-André, sur celle de Vannes à Auray, le passage difficile et ardu de Pont-Sal. Ils avaient mis en lieu sûr les armes et les munitions reçues et prenaient les dispositions nécessaires pour s'en servir, en cas de besoin. Le 2 décembre, réunis en grand nombre à Plaudren et à Grand-Champ, ils montaient sur affûts les pièces d’artillerie débarquées à Penlan ; en même temps ils se faisaient fondre des boulets aux forges de La Nouée [Note : Archives da Morbihan, L. Registre 146. — Passim. — Moniteur universel du 16 frimaire (Lettre de Port-Brieux, du 7 frimaire)] ; on prétendit plus tard que le directeur de cet établissement, nommé Pierre Carré, agent de sa commune, était des leurs, mais cette assertion semble controuvée ou, pour le moins, dénuée de preuves [Note : Archives nationales. Cartons F7 6277 et A F IV 1427].
Rien donc ne manquait aux royalistes, rien, si ce n'est le comte d'Artois, encore et toujours attendu par les plus simples d'entre eux.
Dans le camp de leurs adversaires, au contraire tout semblait dans une situation presque désespérée. Qu'on lise la correspondance de l'administration centrale avec les Consuls, avec le général Hédouville, avec les municipalités et les départements voisins depuis le 27 novembre (6 frimaire), et on se convaincra des difficultés excessives dans lesquelle elle se débattait. « Les seules nouvelles qui nous arrivent sont transmises par quelques voyageurs, écrivait-elle. On faisait hier courir le bruit d’une pacification avec les rebelles, mais nous ne saurions y croire puisque vous ne nous en avez pas même avertis » (Lettre du 27 novembre, à l’administration de la Loire-Inférieure). — « Nous sommes toujours bloqués, nous ne pouvons rien savoir de positif sur les événements ultérieurs aux lois des 18 et 19 brumaire. Nous espérons qu’on finira par déférer à nos demandes de secours, mais, pour le moment, toutes nos correspondances sont dérangées ; partie restent entanssés dans les bureau des postes ; d'autres sont chargées par mer sur des bâtiments dont l'arrivée est fort irrégulière ». (Lettre du 28 à l’administration d’Hennebont). — « En portant les yeux autour de nous, nous voyons le département presque en entier aux mains des insurges. Harty ne peut rien faire, Taponnier ne bouge pas de son quartier général de Pontivy. Quant au général Michaud, commandant en chef par interim de l’armée d’Angleterre, il n’a semblé connaître que les dangers dont il était lui-même environné à Rennes. Nous avons acquis le droit de penser que nous avons été traîtreusement délaissés, et le républicain abattu ne sait plus sous quel joug il doit courber la tête. Les débarquements d’hommes, d’armes, de munitions se font continuelment. Ces versements sont, dit-on, l’avant-garde du comte d’Artois qui viendrait lui-même prendre le commandement de l’armée des mécontents. Deux courriers extraordinaires sont seulement arrivés portant les lois des 18 et 19 brumaire ; c’est le seul indice que nous ayons eu de la révolution qui s'est opérée à Paris. Cette nouvelle avait fait naître l'espoir, mais depuis... rien ! Notre situation s'est empirée. Il faudrait absolument fermer les communications avec la mer ». (Lettre du 29 aux Consuls).
« Les rebelles ont reçu des armes et des munitionns des Anglais depuis la cessation des hostilités ; il faudrait conférer avec eux sur ce sujet ». (Lettre du 4 décembre au général Harty). — « Il court des bruits vagues que les rebelle se seraient vantés de n'avoir accepté la pacification que pour faire insurger d'autres départements. Des grains seraient livrés aux Anglais en échange des armes et des munitions ». (Lettres du 5 décembré au general Harty) — « Les rebelles sont maîtres de la campagne et d'une très grande partie des cités. Pénurie complète de fonds ; depuis le 3 brumaire (25 octobre), les biens nationaux ne rapportent plus. Des arrêtés pour les contributions ont été pris, des sommations faites aux communes pour se libérer; rien n’y a fait. D’ailleurs, pas de moyens coërcitifs à notre disposition, qu'il vaut mieux du reste ne pas employer pour ne pas contrarier vos intentions. Les ministres de la guerre et de la police nous renvoient à vous ». (Lettre du 5 décembre au général Hédouville) — « Le Morbihan contient plus de trente mille insurgés en armes, soutenus par cent mille hommes qui les aident, les servent et les favorisent de tous leurs moyens ». (Aux ministres de la police et de la guerre, 7 décembre.) — « Il ne nous est pas encore appris que la pacification, entamée avec les insurgés, doit s'étendre aux Anglais, avec lesquels nous ne sommes pas encore dans les mêmes termes ». (A Hédouville, 9 décembre).
« Les rebelles se proposeraient de faire cesser la suspension
d'armes dans 3 ou 4 jours. Ils entourent les cantonnements et prennent leurs
avantages ». (Au général Harty, 10 décembre).
— « Mouvements continuels des
insurgés, qui augmentent en nombre, en audace et en moyens, débarquements
continuels ; nous n'avons jamais pu attirer sur cet objet l'attention des
généraux ; soit impéritie, soit trahison, ils ne prennent aucune mesure et nos
forces se paralysent dans leurs mains …. La desertion diminue la troupe qui ne
sait que piller » (Au general Hédouville, 10 décembre) [Note : Archives du
Morbihan. L. Registre 146. Ces citations ne sont pas toutes littérales, mais
elles le sont à peu de chose près]. Même
note chez les admonistrations des grandes villes : « Si tant de plaintes ne sont
entendues que comme des importunités, si nous n’obtenons aucun secours, nous
pourrions dire, si nous n'étions décidés à périr autrement, nous n'avons
plus qu’à nous envelopper la tête, » écrit, le 6 décembre, la municipalité de
Pontivy [Note : Idem, Liasse anciennement 290, (Réponse du 24 frimaire
de l'administration de Pontivy à une lettre de l'administration centrale du 15
frimaire, N° 118, surveillance des
étrangers)].
Pour expliquer ces discours, il ne faut pas oublier que Cadoudal ne donna l'ordre définitif de suspendre toute hostilité du côté royaliste que le 10 décembre. Tous ces mouvements, débarquements, occupations de positions avantageuses ne pouvaient donc passer pour des infractions à la trève. L'administration centrale n'était point au courant ; elle n'en récriminait pas moins contre la mauvaise foi des royalistes et leur peu d'exactitude à observer l'armistice ; cependant elle avouait ne pas connaître les conditions convenues, conditions qui ne furent arrêtées définitivement que le 18 décembre. Il serait trop long d’énumérer les griefs que, chaque jour, elle accumulait contre les insurgés ; l'un des premiers était qu'ils continuaient à rançonner les acquéreurs de biens nationaux. Fait inévitable ! Il se trouvait parmi les insurgés beaucoup d’enfants perdus de leur parti sur lesquels les chefs n'exerçaient qu'une lointaine et bien faible autorité ; des aventuriers, presque des brigands, se cachaient assez souvent dans les rangs des légions, et maint chef de canton ou de division agissait avec une autonomie telle que les ordres supérieurs s'en trouvaient parfois retardés. Du reste, dans le système royaliste, tout possesseur de biens nationaux devait une taxe spéciale. La plus notable victime de ces sortes de déprédations fut le citoyen Danet aîné, dont une propriété fut pillée dans la nuit du 5 au 6 décembre. Cet ancient commerçant, excessivement mêlé au mouvement révolutionnaire, avait su s'en faire une occasion de lucre, grâce à l’achat habile de biens nationaux. C'était alors le second personnage du département sous le rapport de la richesse et l'un des plus importants au point de vue politique [Note : Archives nationales. Carton A F. IV. 1427 (Liste des trente les plus imposés parmi les six cents de ce département du Morbihan)]. Membre du Conseil des Anciens, grand dignitaire des francs-maçons de Vannes, on pouvait déjà prévoir qu'il ferait partie du future Corps législatif. Il possédait, entre beaucoup d’autres, la métairie du Guand-Conleau près de Vannes, qui était une dépouille des Carmes déchaussés [Note : Notes et documents inédits sur les opérations des armées républicaines au pays de Retz en 1793, par M. le Marquis de l'Estourbeillon]. A ces titres et à celui d'ancien membre du Directoire du département au moment de Quiberon, il était tout désigné aux exactions des insurgés. Quinze chouans vinrent donc faire une razzia dans ses fermes de Kercado et du Grand-Conleau, enlevèrent tout ce qui lui appartenait personnellement, des vaches, des couvertures, des draps de lit, et respectèrent la propriété de ses fermiers. Même incursion de la même bande chez le citoyen Calvé à la terre de Bernus et chez le citoyen Clouec ; à l'un comme à l'autre deux bœufs furent dérobés ; mais les Chouans les leur restituèrent quelques jours après [Note : Archives du Morbihan L. Registre 146 (Lettre du 15 frimaire, à Harty, et du 18 frimaire, à Hédouville)]. A peu de temps de là, ce fut au tour d'un patriote des plus exaltés et des plus haïs, alors réfugié à Vannes ; le citoyen Burgault, de Muzillac, ancien agent de cette commune, suspendu jadis pour excès de pouvoir [Note : Idem. M. Préfecture. (Liasse : Police générale ans 8-12)] ; on disait de lui quelques mois auparavant : « Le citoyen Burgault est particulièrement désigné aux poignards par les chouans » [Note : Idem. L. Liasse anciennement 289 (Extrait d'une lettre du 26 messidor relative au canton de Muzillac)]. Il s'était rendu acquéreur du couvent des Ursulines de Muzillac que probablement il habitait en temps ordinaire. Lorsque, dans les premiers jours de décembre, les Chouans s'installèrent à demeure dans ce bourg et y systématisèrent leur manière d'agir et leurs taxes, ils prélevèrent, suivant l'usage, une contribution sur les domaines nationaux ; c'est sans doute pour cela que, faute de numéraire, le propriétaire étant absent, on saisit, sur l'ordre du chef Sécillon, ce qui se trouva appartenir à Burgault [Note : Archives du Morbihan. L. Registre 146 (Lettre à Harty, du 19 frimaire)], comme d'autres l'avaient fait à Danet, à Calvé et à Clouec : Ces actes que les administrateurs qualifiaient du mot habituel de vols et de pillages n'étaient souvent, au point de vue des insurgés, que la levée des impôts de guerre spécialement infligés aux acquéreurs, mesures en somme régulières qui faisaient partie de leur système de gouvernement.
Quoi qu'il en soit, les royalistes restaient armés, prêts à combattre, la suspension d'armes n'étant même pas encore acceptée par leur général Georges. On ne saurait nier cependant que les insurgés du Morbihan ne fussent hostiles à la paix, et cela parce que leur situation militaire était excellente, que le triomphe définitif semblait déjà à portée de leurs mains et que, comme l'écrivait Mercier à Bàurmont le 9 décembre, « cette suspension d'armes est un coup mortel porté à la famille des Bourbons... Rappelez-vous que nous avons dit souvent que notre reprise d’armes était le dernier effort en faveur de la maison royale. C'en est fait si l'on signe la paix... Nous ne voulons pas de paix » [Note : Georges Cadoudal et la chouannerie, par M. de Cadoudal. Chap. XV, p. 211. Histoire de la Vendée militaire par Crétineau-Joly, tome IV, chap. II, p 54. Crétineau-Joly donne comme date à cette lettre le 7 décembre]. En somme, Georges n'accédait à la trêve que par esprit de solidarité avec ses collègues ; il ne pouvait du reste faire autrement; mais ses pensées et ses vues devaient certainement être celles de son fidèle ami Mercier. Pareils sentiments expliquent fort bien ses actes, son peu de hâte à accepter l'armistice, son souci de réaliser entièrement tous les avantages de sa situation et d'en profiter jusqu'au bout, avant que la suspension d'armes ne l'en eût empêché. Cependant, même antérieurement au 10 décembre, il s'abstint de toute hostilité positive ; les courriers et les voyageurs purent en général circuler librement sur les routes au travers des postes d'insurgés qui en occupaient les points principaux ; on en signala cependant plusieurs qui furent arrêtés, ainsi que quelques chasseurs à cheval envoyés comme ordonnances.
Du côté républicain, la pacification faisait de sensibles progrès. L'impulsion supérieure donne par le gouvernement, arrêtée pendant une quinzaine de jours devant les obstacles de la guerre civile, était enfin parvenue au Morbihan. Dès leur arrivée au pouvoir, les Consuls n'avaient eu rien de plus pressé que de détruire les mesures impopulaires et odieuses du Directoire. Leur coup d'État a lieu les 9 et 10 novembre (18 et 19 brumaire) et le 13 (22 brumaire) ils font abolir la trop femeuse loi du 24 messidor ou loi des otages. La nouvelle en mit bien du temps à gagner Vannes, tant les communications étaient obstruées entre les rivages de l'Océan et la capitale. Ce ne fut que dans les environs du 28 novembre qu'elle commença à se répandre dans la région ; ce jour-là seulement en paraît un premier indice dans les documents de l'époque. A cette date, l’administration faisait savoir à Langlais, le commandant de l'arrondissement de Ploërmel, qu'elle n'avait encore aucune nouvelle officielle de cette loi [Note : Archives du Morbihan. L. Registre 146 (Lettre du 7 frimaire)]. Cette nouvelle officielle arriva le lendemain, 29 novembre, veille du combat d'Elven, au moment même où les royalistes venaient recevoir leur premier convoi d'armes et de munitions [Note : Archives au Morbihan. L. Registre 146 (Lettre 8 frimaire)]. Au milieu de leurs préoccupations et de leurs inquiétudes, les administrateurs ne s'étaient guère sentis disposés à prévenir le bulletin des lois et à exécuter des prescriptions dont ils n'avaient pas encore reçu l'expression officielle. Le 29, ils avisaient le chef de bataillon de Claye de 82ème demi-brigade, commandant la place de Vannes ; la loi y fut publiée en grand appareil comme elle devait l'être, sur l'ordre d'Hédouville, dans toutes les places en état de siège [Note : Archives au Morbihan. Liasse anciennement 290 (Lettre de De Claye, du 9 frimaire, aux admistrateurs du département)] : de ce moment les ex-nobles, les parents d'émigrés et de brigands purent se regarder comme libres et s'éloigner de leurs maisons où l'ancienne loi les consignait. Le Département n’écrivit à Langlais que le lendemain pour lui notifier de mettre en liberté ses otages. « Cette mesure peut avoir des inconvénients, disait-il mais la loi nous en fait un devoir » [Note : Archives au Morbihan. L. Registre 146 (Lettre du 9 frimaire)]. Quant à Josselin, l'arrêté qui délivra officiellement les parents des rebelles de ce canton ne parut que le 5 décembre (14 frimaire) [Note : Archives du Morbihan. Liasse anciennement 290 (Lettre du 14 frimaire de l’administration centrale) et registre 140 (même date)]. Les administrateurs n’avaient pas en effet grande hâte de jeter une arme qu'ils trouvaient commode ; l'usage en était injuste, convenaient-ils ; même, à l’occasion, ils ne manquaient pas de sévérité pour qualifier cette loi draconienne et inique, mais ils espéraient en tirer quelques bons résultats, quelques redditions de brigands, cependant elles avaient été fort rares, ces magistrats comptaient surtout se procurer par son moyen des ressources : indemnités pour les patriotes lésés par la guerre civile, seeours pour les réfugiés, subsides pour les communes qui auraient fait des dépenses extraordinaires en fortifications contre les insurgés.
La loi du 22 brumaire ne venait donc pas à son heure pour l'administration centrale qui estimait le système des otages assez avantageux. Il avait cependant duré deux mois, pleíns d'événements graves, sans rapporter autre chose que six mille francs environ à la République et la même somme à Le Peltier, mais, en revanche, il avait valu beaucoup de haine au gouvernement et à l'Administration elle-même. Celle-ci s’était employée avec le plus de zèle possible à faire exécuter la loi, stimulant juges de paix et municipalités qui tardaient à envoyer leurs rapports, les menacant des amendes légales, ripostant par des arrêtés contre les otages aux succès des royalistes. Mais la matière dépassa son zèle, les procès-verbaux manquèrent, les insurgés firent plus de ravages que les administrateurs d'actes et de supputations. Certains dommages, quoique bien reconnus et évalués, ne purent pas même recevoir la réparation platonique d’un arrêté ; tels celui de la maison des Carmes incendiée à Josselin et d'autres en grand nombre sur lesquels on avait pourtant verbalisé avec soin ; il y en eut une plus grande quantité encore qui, faute de documents, restèrent dans l'ombre.
Cette loi des otages abolie, comment faire ? On ne voyait plus aucun moyen légal pour apaiser les cris des patriotes lésés par la guerre civile et beaucoup d'entre eux, en faveur de qui l'administration avait édicté des réparations pécuniaires dans ses divers arrêtés contre les otages, demandaient, réclamaient, écrivaient pour obtenir leurs parts. L'assemblée départementale cherchait à les apaiser en disant qu'elle prenait bonne note de leurs doléances et en leur promettant une nouvelle loi d'indemnités pour remplacer celle du 24 messidor ou des otages. La situation des gendarmes surtout la préoccupait beaucoup. « Il faut leur venir au secours, écrivait-elle le 7 décembre (16 frimaire) au ministre de la police ; sans cela ils donneraient autant de forces au parti des brigands, qui se targuent actuellement d'humanité et de bienfaisance » (Archives du Morbihan. Registre 146).
Tel sera dorénavant l'un des principaux soucis des administrateurs : obtenir une loi qui indemnisât les patriotes. Ces hommes qui pourtant étaient des hommes de gouvernement, intègres et justes quand ils pouvaient sortir de l'atmosphère des partis, voulaient donc que la législation, continuât à être non un asile de paix mais une machine de guerre. Pour dédommager les individus il fallait des fonds qu'il était impossible de réaliser sans retomber dans un système injuste de responsabilités. De plus, en principe, une loi semblable n'avait pour fondement aucun droit naturel ; elle ne se justifiait que comme mesure de circonstance destinée à ménager les amis du pouvoir et à désintéresser les citoyens en sa faveur. Mais, au moment où l'on discutait un traité de paix avec les insurgés, où l'on considérait les royalistes comme des belligérants, une telle législation n'avait plus de raison d'être, encore moins pouvait-on compter lui donner un effet rétroactif. En somme, aucun droit à une indemnité ne peut être revendiqué en faveur des citoyens pillés par l'ennemi en temps de guerre. Etrange pensée de paix que celle des administrateurs et des patriotes qui pourtant soupiraient tant après la fin de cette lutte ! Heureusement que le gouvernement et surtout Hédouville, dictateur dans l'Ouest, apportaient dans cette affaire de la pacification plus de libéralité et plus de disposition aux concessions généreuses.
Les Consuls avaient nommé un délégué spécial pour l'Ouest, chargé de faire une enquête sur l'état de l'esprit public dans ces contrées, sur les besoins et les aptitudes administratives de leurs habitants, en un mot sur la situation générale. Leur choix tomba sur un député qui s'appelait Challan. Il est probable qu'en l'envoyant en mission les chefs de l'État avaient principalement en vue le Morbihan, le plus grand centre de la chouannerie dans les départements de l'ancienne Bretagne. Sa nomination parut le 22 novembre (1er frimaire) dans le Moniteur Universel, et l'administration centrale de Vannes lui écrivit pour la première fois le 7 décembre (16 frimaire) à Rennes. Elle avait appris par les papiers publics, disait-elle, qu'il devait se transporter dans la 13ème division militaire et elle lui envoyait l'exposé succinct de la situation d'après sa correspondance avec le général Hédouville.
En même temps, formalité inévitable, le gouvernement changeait la formule du serment imposé aux fonctionnaires. Le 5 décembre (14 frimaire), le Département recevait à Vannes, à dix heures du matin, la loi du 25 brumaire (16 novembre) énonçant le nouveau texte qu'on devrait dorénavant employer et que, sur-le-champ, tout personnage officiel allait solennellement prononcer. Ce fut l'occasion d'une cérémonie que l'on célébra avec une certaine pompe. Tous ceux qui, au chef-lieu du Morbihan, pouvaient y être astreints se réunirent dans les murs de l'ancien palais épiscopal. Lauzer se leva et, après avoir donné lecture de la loi, il fit une petite allocution de circonstance, « en faisant sentir à tous les citoyens assemblés combien la révolution consommée dans les journées des 18 et 19 brumaire devait laisser d'espérances pour l'avenir, puisque le premier engagement des gouvernants est de procurer à la France la paix après laquelle elle soupire depuis si longtemps ». Après cette brève allocution, l'orateur prononça le premier le serment requis : « Je jure d'être fidèle à la République une et indivisible fondée sur l’égalité la liberté et le système représenttatif », et tous les assistants prononçèrent un à un après lui les mêmes paroles [Note : Archives du Morbihan. Registre, anciennement, 81 (Délibérations du département du Morbihan) 14 frimaire]. Pure formalité que ces serments vides, sans bases et sans durée. Ceux qui avaient juré hier fidélité à la Constitution de l’an III et n'en parlent plus aujourd’hui, jureront demain fidélité à la Constitution de l’an VIII ; ceux qui s'engageaient solennellement à s'opposer de tout leur pouvoir au rétablissement de la royauté en France et à celui de toute espèce de tyrannie proclameront demain Bonaparte consul à vie et prêteront serment à l'Empereur et Roi ! — Le surlendemain, 7 décembre, la même cérémonie se répétait dans les villes du Morbihan, au milieu de tout ce qu'elles possédaient de fonctionnaires [Note : Archives municipales d'Auray. Registre des délibérations de l'administration municipale (16 frimaire)].
A ce moment même, les conférences des chefs royalistes commençaient à Pouancé, petite ville pittoresque et tranquille de l'ancien Anjou, située sur les limites de la Bretagne. Les généraux des insurgés devaient y arrêter les conditions de l’armistice ou plutôt examiner les propositions d'Hédouville sur ce sujet et les discuter ; le programme de leurs travaux comportait ensuite et surtout l'élaboration d'un projet de traité qui servirait de base aux négociations définitives avec les Républicains. Frotté arriva en ce lieu vers le 7 ou le 8 décembre. Trois jours après, Cadoudal et Mercier quittèrent leur armée pour aller représenter à cette sorte de congrès les royalistes du Morbihan, des Côtes-du-Nord (aujourd'hui Côtes-d'Armor) et même de quelques parties du Finistère et de la Loire-Inférieure. — Au commencement, Georges devait négocier seul « Georges agira pour nous deux : nous ne voulons pas de paix » [Note : Lettre du 9 décembre déjà citée], écrivait la veille ou l’avant-veille de son départ Mercier à Bourmont. Phrase étrange, seulement explicable si l'on admet que Mercier avait d'ores et déjà le commandement des Côtes-du-Nord (aujourd'hui Côtes-d'Armor). Quoi qu'il en soit, ce ne fut pas Cadoudal qui alla à Pouancé, mais uniquement son major général, plus, instruit et plus habile d'ailleurs, plus apte à vaincre sur le terrain de la discussion, de la diplomatie et de la parole, tous deux quittèrent le Morbihan le 10 ou le 11 ; Mercier arrivait au lieu de la conférence avant le 12 [Note : Comme le prouve une lettre de Mercier datée de Pouancé, 12 décembre, qui se trouve aux archives de la guerre. Louis de Frotté et les insurrections normandes, par M. de la Sicotière. Tome II (Livre VII) p. 370, en note], et Georges, de son côté, pousait jusqu’auprès de sa fiancée, Lucrèce Mercier, la sœur de son ami.
Celui-ci trouva l'assemblée des chefs royalistes en proie aux discussions les plus violentes ; d'un côté Châtillon, d'Autichamp et Suzannet constituaient un parti de la paix qui était bien près de l’emporter, et de l'autre, Bourmont et Frotté représentaient le parti de la guerre ou au moins celui de la défiance vis-à-vis du gouvernement. Mercier soutint ceux-ci autant qu'il put, maîs en vain : aussi réclama-t-il bientôt avec grandes instances l'arrivée du « général des chouans » morbihannais [Note : Grande lettre de Mercier à Georges citée par Crétineau-Joly : Histoire de la Vendèc militaire. Tome IV, chap. 2 page 56, et par M. G. de Cadoudal dans Georges Cadoudal et la Chouannerie, chap. XV, p. 212. Elle est saus date et probablement authentique, mais on paraît ignorer d’où elle a été tirée et ce qu'est devenu l’original]. En effet, Hédouville, qui voyait de temps en temps les principaux chefs, se montrait fort optimiste. Le 14 décembre (23 frimaire) il écrivait au ministre de la guerre :
« Citoyen Ministre, j’ai vu hier MM. de Bourmont et d'Autichamp et j'ai été confirmé dans l'opinion que j'ai de leur bonne foi pour le rétablissement de la paix intérieure.
Georges m'a mandé qu'il adhérait aussi à la suspension et sera, demain ou après, réuni aux autres, à Pouancé. Je vais convenir avec eux des mesures propres à assurer autant que possible l'effet de la suspension des hostilités. Ils laisseront ici trois personnes chargées de leurs pouvoirs, et iront dans leurs divisions respectives pour veiller à l'exécution de la suspension. Le chef de bataillon Lacuée vous portera dans peu de jours le résultat de leurs demandes. S'ils étaient trop exigeants, je leur annoncerais la reprise d'armes huit jours après.
Le débarquement d'armes et de munitions dans le Morbihan a eu lieu avant l'adhésion de Georges à la suspension.
J'ai mandé aux généraux Lespinasse et Harty de poursuivre les débarquements sans égards à la suspension, et d'empêcher la sortie des grains qu'on livre aux Anglais, sans doute payement des armes. Je ferai expliquer Georges à cet égard.
Comptez, citoyen Ministre, que je m’occupe sans prévention des grands résultats que, j'espère, nous obtiendrons, malgré la majeure partie des habitants qui se laissent continuellement égarer par les malheurs qu'ils ont éprouvés et les haines qu'ils ont de la peine à abjurer » Signé : Hédouville [Note : Archives de la guerre. Cité par M. de la Sicotière dans Louis de Frotté et les Insurrections normandes. Tome II, livre VII, p. 369, en note].
Trois jours après, il obtenait l'adhésion des généraux chouans aux principaux articles qu'il avait proposés pour l'armistice : « N'attaquer ni troupes ni individus, sous quelque prétexte que ce soit — Ne désarmer personne — « N'enrôley personne — Ne pas faire de réquisitions de chevaux — Requérir des vivres en grains et bestiaux pour la subsistance des garnisons et cantonnements, en s'abstenant d'en demander au delà des besoins, pendant la suspension d'hostilités. S'entendre mutuellement pour que ces réquisitions soient faites de manière à ce qu'elles soient consenties sans que la force armée s'en mêle — Protéger réciproquement tous les voyageurs et voitures publiques — N'occuper aucun des cantonnements qui ne l'étaient pas avant la suspension des hostilités ». — Tous ces articles revinrent de Pouancé avec la mention : « Consenti réciproquement » — Il en restait deux cependant auxquels il fut répondu ainsi : « Renvoyé à discuter et à convenir avec les négociateurs ». C'était en premier lieu : « Ne faire et ne donner suite à aucune réquisition d'argent pendant la suspension des hostilités », et en second lieu : « Ne point s'opposer à la rentrée des contributions dans les caisses républicaines, dans les cantons qui les ont constamment acquittées » [Note : Même source qu'à la note précédente. Tome II, livre VII, page 372]. En effet, les Chouans n'avaient pour alimenter leur caisse que les réquisitions, tandis que les Républicains, au contraire, pouvaient suffire à leurs besoins avec les impôts réguliers. Il est bien possible que les discussions aient éclaté, plus violentes que jamais, sur ces deux points au sein du parti royaliste, entre les deux factions opposées, et que ce spectacle ait poussé Mercier à écrire à Cadoudal la longue lettre où il analyse si exactement les visées et les mobiles des uns et des autres et où il finit par réclamer avec instances l'arrivée de son ami.
Quoi qu'il en soit, le 17 décembre, les généraux des insurgés revêtirent de leur contre-seing les propositions d'Hédouville, sauf les deux points litigieux qu'ils réservaient.
Les signataires étaient au nombre de sept : Bourmont, Châtillon, Frotté, Suzanne, d'Autichamp, La Prévalaye, Soyer. Bientôt de nouvelles signatures vinrent s'y joindre, parmi lesquelles celles de Georges et d'Huchet de Cintré, noble morbihannais. Dès le lendemain, trois délégués : Bourmont, d’Andigné de Mayneuf, le lieutenant de vaisseau La Roche Saint-André, auxquels on adjoignit Mac-Curtin de Kainlis, major général de la Haute-Bretagne et du Bas-Anjou, furent envoyés à Hédouville, pour lui rendre ses propositions d'armistice avec les articles acceptés et ceux qui restaient en discussion. Tels étaient dorénavant les plénipotentiaires, les « trois personnes chargées de pouvoirs » royalistes, dont parlait le général en chef au ministre de la guerre le 14 décembre. Cette députation reçue, les Républicains proclamèrent définitivement (19 décembre) la suspension générale des hostilités et les conditions de l'armistice ; mais auparavant ils avaient réussi à obtenir la concession d'un des articles non encore approuvés, celui qui défendait toute réquisition en argent. Les trois délégués avaient aussi remis à Hédouville un projet de traité comprenant 39 articles, suivis encore d'un article additionnel qui en étendait le bénéfice aux départements insurgés du Midi ; sa rédaction définitive, arrêtée le 18 décembre, portait les signatures de trente chefs royalistes au premier rang desquels figurait celle de Georges ; le seul autre nom morbihannais qu'on y lût était celui d'Huchet de Cintré [Note : Louis de Frotté etc. loc. cit. Mémoires du général d'Andigné, publiés par Ed. Biré, tome I. Appendice II].
Georges, appelé à grands cris par Mercier pour faire prédominer le parti de la guerre ou du moins le parti de l'opposition à une paix humiliante, arriva juste pour signer. Il est vrai qu'on fit des réserves, comme nous l'avons vu, sur deux articles de l'armistice ; quant au projet de traité de paix, il était certainement, ainsi que le dit M. de la Sicotière, « remarquable à plus d'un titre ; à côté de stipulations particulières dans l'intérêt des insurgés, on y trouve des vues sages et libérales qui, par le fond et la forme, rappellent les cahiers de 89 » (Louis de Frotté, p. 376). Mais la cause royale y était complètement passée sous silence. On ne peut, à ce propos, s'empêcher de remarquer combien les événements se jouent de la logique humaine, et de constater que les hommes que se figurent les diriger ne sont que des atomes de leur tourbillon. Dix ans après les États généraux, la revendication des droits de l'homme est faite par les contre-révolutionnaires armés, qui en réclament la reconnaissance effective comme base de la paix, par des royalistes qui n'y parlent point des souverains pour lesquels ils viennent de lutter ; d'un autre côté, ce sont les héritiers plus ou moins légitimes de la Constituante qui, après avoir rayé la fameuse Déclaration de la pratique, vont la garantir de nouveau dans une nouvelle Constitution. Ce sera dans ce sens qu'Hédouville écrira sa note du 23 décembre 1799, sorte de contre-projet sommaire, répondant à chacun des 39 articles contenant les propositions des insurgés [Note : Acte signé d'Hédouville sous la date du 2 nivôse (23 décembre) extrait des archives de la guerre (Seconde armée de l'Ouest, 12 février 1800), donné par Chassin. Pacifications de l’Ouest, Tonne III, p 501. — Mémoires du général d’Andigné, etc. Loc cit. On y trouve le projet royaliste in–extenso].
Le 1er de ces articles demandait la liberté religieuse, entière et complète ; sur ce point, le général en chef des Républicains répondra par des détails qui donnaient en somme entière satisfaction aux desiderata royalistes.
Le second et les suivants émettaient les vœux que tous les terroristes, réfugiés, anarchistes n'exerçassent aucune autorité dans les provinces de l'Ouest, que la sûreté des personnes, l'inviolabilité des domiciles restassent toujours sacrées, que toute loi de circonstance fût considérée comme un acte d'hostilité envers les populations des pays insurgés. Pas d'arrestations sans les formes légales ! Personne d'inquiété pour ses opinions ; leur manifestation publique uniquement réprimée par une loi de simple police, dont la sanction ne pourrait jamais être la peine de mort, sauf pour les cas qui rentreraient « dans la classe des délits criminels ordinaires ». Plus de tribunaux ni de juridictions exceptionnels, tels que commissions militaires conseil de guerre, etc. — Réponse d'Hédouville : La Constitution nouvelle, l'esprit d’impartialité et de justice du 1er Consul donneront satisfaction à ces vœux. — Réformer la réglementation des passeports de façon que la liberté des voyages soit complète et la même pour tous les habitants de la République, sans distinction possible. — Réponse — Il n'y aura aucune distinction entre citoyens pour la délivrance des passeports « et le gouvernement fera, sans doute, ce qu'il y aura de plus avantageux à cet égard pour accorder l'intérêt général et les intérêts particuliers ».
Réviser, pour la diminuer, la liste des émigrés. Qu'on en raye « 1° Ceux qui, de notoriété publique, y ont été inscrits à faux, sans qu’ils aient à fournir de nouvelles preuve ; 2° ceux à qui on aurait contesté la résidence à raison des troubles ; dès que les dits particuliers fourniront pour les intervalles qui ont séparé les reprises d'armes les certificats des autorités administratives, si elles étaient rétablies sur les lieux, et, pour la durée des hostilités, les certificats des commandants sous les ordres desquels ils ont servir sans qu'aucune des formalités requises par les lois sur les certificats de résidence puissent être exigées » (Mémoires du général d'Andigné publiés par Biré, loc. cit. art. 12). Réponse. — Il y aura des observations particulières sur ce point.
Annulation des jugements intervenus ou à intervenir contre les habitants des provinces de l’Ouest, à raison de leurs opinions ou par suite d'évènements révolutionnaires ; aucune suite à donner aux actes judiciaires, civils, militaires etc qui ont eu lieu pendant la guerre et les précédentes, de leur fait. — Réponse favorable d'Hédouville, mais subordonnée au licenciement des insurgés.
Sûreté des obligations et des transactions civiles et suppression de toutes les dispositions à ce contraires dans la législation relative aux émigrés. — Réponse un peu dilatoire :
« Les Consuls ayant l'initiative de la proposition des lois, ces lois étant discutées alternativement dans le Conseil d'État et au Tribunat, et ensuite adoptées ou rejetées sans discussion par le Corps législatif, elles seront basées toutes sur les plus grands avantages de la France et du peuple » [Note : Contre-projet d’Hédouville cité par Chassin. Pacifications de l’Ouest. Tome III p. 502, art. 16].
Suppression de toute loi de circonstances faite spécialement contre les pays insurgés ; que toute loi semblable soit considérée comme un acte d'hostilité contre eux. — Réponse : « Le gouvernement donne journellement des preuves de sa sollicitude et de sa justice, en faisant rapporter successivement les lois destructives de la liberté civile, et on peut être assuré qu'il ne laissera pas à cet égard son ouvrage imparfait » [Note : Contre-projet d’Hédouville cité par Chassin. Pacifications de l’Ouest. Tome III p. 502, art. 23].
Déduction des réquisitions et taxes royalistes du montant des sommes dues au gouvernement par ceux qui en présenteront les quittances et les reçus réguliers, et même pour les sommes dues aux acquéreurs et autres propriétaires et particuliers par leurs fermiers, sous-fermiers, etc. — Réponse en somme favorable, avec des dispositions particulières.
Interdiction aux troupes républicaines de jamais vivre à discrétion dans les provinces de l'Ouest. — Réponse formelle : « Ces troupes seront nourries d'après des marchés passés avec des entrepreneurs ou des régisseurs » [Note : Contre-projet d’Hédouville cité par Chassin. Pacifications de l’Ouest. Tome III p. 502, art. 28].
Répression sévère des injures, menaces, voies de fait contre les habitants qui ont concouru aux hostilités. — Réponse : « Ce doit être l'effet d'une bonne police » [Note : Contre-projet d’Hédouville cité par Chassin. Pacifications de l’Ouest. Tome III p. 502, art. 31].
Passeports, sûretés à délivrer aux insurgés après la paix, sans autre formalité qui leur soit spéciale. — Réponse favorable.
Droit absolu aux habitants de l'Ouest de conserver leurs armes à l'intérieur de leurs maisons. — Réponse : Il faut licencier tous les rassemblements de chouans et désarmer les compagnies de pillards ou de malfaiteurs sans aveu. Défense à tout individu non soldat de sortir de la commune avec une arme, désarmement des contrevenants. Désarmement général d’une commune dont les habitants auraient formé un rassemblement en armes ; il ne serait ordonné que par le général en chef ou le gouvernement et sur des preuves, non des présomptions.
Exemption complète pour les habitants des départements insurgés de l'Ouest de
toute levée militaire, quelle qu'elle soit, même pour les colonnes mobiles et
les compagnies franches.
— Réponse. « Il ne sera fait dans les départements
troubles et dans le Finistère que des enrôlements volontaires. » [Note :
Contre-projet d’Hédouville cité par Chassin. Pacifications de l’Ouest. Tome III,
art. 34], mais les
colonnes mobiles formant le sixième de la garde nationale ne pourront être
supprimées ; les compagnies franches le seront. — Licenciement des
réquisitionnaires et conscrits de la région. — Réponse : Ils obtiendront des
congés limités de neuf mois qui pourront être prolongés, s'ils se conduisent
bien et si le gouvernement le juge nécessaire.
Police militaire confiée à des habitants choisis ; réforme de la gendarmerie, surtout comme composition ; nouveau règlement de sûreté des villes, campagnes, grandes routes. — Réponse : « Il serait impolitique de faire à cet égard aucune loi ou règlement particulier aux seuls départements de l'Ouest » [Note : Contre-projet d’Hédouville cité par Chassin. Pacifications de l’Ouest. Tome III, art. 36].
Que les articles consentis soient inviolables et toute loi d'exception impossible. — Réponse : « Le gouvernement maintiendra les articles qu'il consentira et il ne sera fait aucune loi d'exception défavorable aux habitants de l'Ouest » [Note : Contre-projet d’Hédouville cité par Chassin. Pacifications de l’Ouest. Tome III, art. 38].
Telles furent les bases des négociations entre Royalistes et Républicains ; il semble bien, à en parcourir les demandes et les réponses, que l'entente fût et qu'un peu d'esprit de conciliation eût suffi pour édifier un monument stable de paix ; mais il fallait éviter deux grands périls : celui que pouvait provenir du Gouvernement à l'esprit autoritaire et orgueilleux, prêt à des concessions sans doute, mais y voulant le rôle de maître et de vainqueur et le voulant de suite, sans un délai, dans un temps fixé d'avance et déterminé ; celui qui pouvait provenir des royalistes hostiles à la pacification, tels que les chefs morbihannais, tels que Frotté et les autres du parti de la guerre. On prétendait qu'ils n'avaient accepté ou rédigé ces trente-neuf articles, aux nombreuses revendications, que pour gagner du temps et trouver ainsi quelque biais par lequel on évitât en même temps la paix et la responsabilité de la guerre. Cependant il paraît fort probable que tous eussent consenti de bonne foi à désarmer et à pacifier, si le traité qu'ils proposaient, même modifié suivant les réponses d'Hédouville, eût été revêtu de la signature et de la garantie gouvernementale. En tout cas, le nom des princes n'y figurait nulle part ; il est vrai qu'on ne pouvait les mentiotiner que dans des clauses secrètes.
Aussi, tandis que les délégués des Chouans discutaient, un autre envoyé, plus important encore, s'acheminait vers Paris par la diligence ; c'était le chevalier d'Andigné de Sainte-Gemmes, ancien lieutenant de vaisseau, le même qui, deux mois auparavant, avait pénétré si audacieusement dans Nantes avec le comte de Châtillon. Il devait voir Bonaparte, le pressentir et tâcher de surprendre dans ses paroles quelques lueurs de ses arrière-pensées au sujet des Bourbons. La copie des 39 articles arriva au premier Consul aussitôt que lui. Reçu au Luxembourg, en coippagnie d'Hyde de Neuville et de Talleyrand, le 27 décembre (6 nivôse) d'Andigné se trouva en présence d'. « un petit homme, de mauvaise mine... Un frac olive, les cheveux plats, un air d'une négligence extrême ; rien dans son ensemble ne me donnait à penser que ce pût être un homme important. Aussi je fus un peu surpris lorsque Hyde m'annonça que cet homme était le Premier Consul » (Mémoires du général d'Andigné publiés par Ed. Biré. 2ème partie Chap. XIV). Hyde de Neuville lui-même l'avait pris aussi la veille pour un domestique, mais il s'était aperçu de la personnalité de son interlocuteur à l'éclat scrutateur et à l'expression de son regard.
La conversation s'engagea ; d'Andigné vit bientôt qu'il n’y avait rien à espérer de Bonaparte pour les Bourbons. — « Ils n’ont rien fait pour la gloire, ils sont oubliés, » disait le futur empereur. — « J’ai vu un homme qui paraît travailler « uniquement pour lui, » écrivait quelques jours après le royaliste. De son côté, le nouveau chef d'État reconnut qu'il ne pourrait entraîner dans son sillage ses interlocuteurs éblouis et captivés. — « Que voulez-vous être ? Voulez-vous être génàral, préfet ? Vous et les vôtres vous serez ce que vous voudrez… Venez sous mes drapeaux ; mon gouvernement sera le gouvernement de la jeunesse et de l'esprit ». D’Andigné répondit : « Notre place est ailleurs » [Note : Mémoires et Souvenirs du Baron Hyde de Neuville, Tome I, chap. 7 (1894) p. 212].
Bientôt Bonaparte s'anima et fit les plus terribles menaces qui lui attirèrent des réponses fières et énergiques. Entre temps on parla négociations. « Ce traité est trop long », dit-il en parlant des trente-neuf articles. « Si vous le voulez, nous le terminerons en cinq minutes ». De plus, il ne voulait que donner la garantie de sa parole et les royalistes désiraient sa signature. D’Andigné, qui se trouvait sans pouvoirs, demanda donc « deux jours » pour réunir à Paris les commissaires qui étaient chargés spécialement de traiter. Bonaparte répondit, « en me jetant un regard de cannibale, » raconte le chef royaliste : « Deux jours ! jamais je ne ferai dans deux jours ce que je puis faire dans deux heures, dût-il m'en coûter cent mille hommes ! » — « En prononçant ces mots, il s'inclina et me quitta. Bonaparte s'occupait alors d'une proclamation aux habitants des départements de l'Ouest, de laquelle il se promettait un grand effet » [Note : Mémoires de d'Andigné, loc. cit. (1900) page 424. Tome. Ier].
Grand effet, en vérité ! C'était sa fameuse proclamation du 7 nivôse (28 décembre) dont il venait de laisser voir l'esquisse à d'Andigné dans cette importante conférence avec ses principaux mobiles et ses pensées dominantes. Ce violent coup d'éclat vint subitement jeter un terrible désarroi dans les négociations, et même en arrêter momentanément le cours.
« Une guerre impie menace d'embraser une seconde fois les départements de l'Ouest, … » s'écriait le document consulaire.
« Les artisans de ces troubles sont des partisans insensés de deux hommes qui n'ont su honorer ni leur rang par des vertus, ni leurs malheurs par des exploits ; méprisés de l'étranger dont ils ont armé la haine, sans avoir pu lui inspirer d'intérêt.
Ce sont encore des traîtres vendus à l'Anglais et instruments de ses fureurs, ou des brigands qui ne cherchent dans les discordes civiles que l'aliment et l'impunité de leurs forfaits.
A de tels hommes le gouvernement ne doit ni ménagement, ni déclaration de ses principes.
Mais il est des citoyens chers à la Patrie qui ont été séduits par leurs artífices : c'est à ces citoyens que sont dues les lumières et la vérité .... » (Moniteur Universel. — Bulletin des Lois).
Evidemment ces paroles étaient extrêmement insultantes et pour les princes dont les royalistes défendaient la cause et pour leurs généraux qui négociaient. Cet ultimatum grossier atteignait même Hédouville dont il semblait désavouer la conduite et la trop conciliante attitude.
Aussi bien lui en voulait-on, inconsciemment peut-être, d'avoir entrepris la pacification avant le 18 brumaire ; son œuvre n'était pas celle du nouveau pouvoir, au moins par son origine ; elle ne plaisait pas à Fouché, toujours jacobin, au général de division Clarke, employé près le Premier Consul, homme dur et impersonnel, exact porte-paroles de Bonaparte. Haines de partis, jalousies d'individualités l'entouraient. D’ailleurs cette manière d'agir, ce système de sorties aussi violentes et brutales qu'imprévues, ces ruptures apparentes mais qui n'étaient que des menaces, constituaient l'un des plus importants ressorts de la diplomatie du jeune général chef d'État : ainsi devait procéder cet homme autoritaire et orgueilleux qui ne souffrait pas d'obstacle à sa volonté, même pas celui du temps.
Les arrêtés du 7 nivôse accordaient aux insurgés une bonne partie de leurs revendications, mais en couvrant d’injures leurs princes, leurs chefs et les plus convaincus d'entre eux, et en semblant n'admettre au bénéfiçe des concessions faites que les égarés « séduits par les artifices » de ces insensés, de ces traitres ou de ces brigands. Un pareil acte ne pouvait que compromettre gravement l'issue de la pacification. Hédouville voyait son œuvre ébranlée, mais il s'y attendait car, dès le début, alors même que Georges n'avait pas encore accepté l'armistice, le gouvernement lui mandait « de prendre garde de se laisser amuser et de négocier rapidement, vu que l'intention des Consuls est de finir tout dans le mois de décembre » [Note : Archives de la Guerre. Note autographe de Bonaparte en tête d'une lettre à Hédouville. Citée par M. de la Sicotière. (Louis de Frotté et les insurrections Normandes. Livre VII. Tome II, p. 383 (1889)]. Plus tard, cinq jours après la proclamation de la trêve, le 24 décembre, partait déjà une dépêche prescrivant à Hédouville que « sous les vingt-quatre heures qui suivront la réception de cette lettre, la paix ou la guerre soit décidée ; tel est l'ordre impératif des Consuls » (Cité par M. de la Sicotière).
Le futur empereur, toujours porté par son irresistible tendance de dominateur à éblouir et à étonner, prétendait inaugurer l'année 1800 du vieux style en apparaissant à la France, tenant d'une main la Constitution, de l'autre la pacification parachevées. Il avait hâte aussi d'en finir avec les Royalistes avant que le printemps eût permis de recommencer la campagne contre l'Autriche et imposé un terme à l'armistice qu'on venait de conclure sur le Rhin. Nous retrouvons ici la rapidité réfléchie de Bonaparte qui lui servit si souvent à diviser ses ennemis, alliés de fait ou par coïncidence, et à les vaincre les uns après les autres. En tout cas, si dans l'Ouest cette tactique donna des résultats prompts, elle n'en devait pas donner de décisifs. Trop de hâte ! C'était peut-être un des défauts du grand homme.
Au fond, il voulait la paix et ne se souciait pas beaucoup d'engager la lutte avec les royalistes de l'Ouest ; sur ce point il semble s'être inspiré du vœu des populations. Celle du Morbihan, administrés et même administrateurs, est lasse de la lutte ; la masse aspire au repos sans s'inquiéter des voies et moyens qui peuvent y mener ; c’est un besoin impérieux du pays qui ne se raisonne pas et qu'il faut satisfaire, coûte que coûte. — « Une paix solide seule peut nous sauver, sinon nous craignons que vous n'arriviez trop tard », écrit le 11 décembre l'assemblée départementale au général Hédouville. — « Si vous avez encore quelque pouvoir et quelque « crédit, prêchez pour la paix » (Aux députés du Morbihan à Paris, 11 décembre,) — Nous ignorons encore les conditions de la suspension d'hostilités. Les insurgés l’ont jusqu’à présent bien peu observée, mais « comme elle va être de plus en plus mieux connue, les chefs parviendront peut-être désormais à y établir plus d'ordre et de discipline » (Lettre à l'administration municipale de Lorient, du 12 décembre) — Les ministres nous renvoient à vous comme ayant les pleins pouvoirs pour la paix ; elle est absolument nécessaire. (Lettre au général Hédouville du 15 dècembre). — Nos réflexions sont les mêmes que les vôtres, nos clameurs n'ont pas eu le moindre effet. « Un gouvernement succède ; cette révolution se passe dans un point et le reste de la République reste toujours livré à la même anarchie ; c'est une triste expérience que nous sommes journellement à portée de faire. L'isolement et l'égoïsme paraissent être aujourd'hui le seul instinct des Français... Lorsque l'esprit public est ainsi amorti, on ne peut que gémir sur l'état de la République parce que lors les départements, les communes mêmes ne se secourant pas mutuellement et le gouvernement les abandonnant tous, il est nécessaire qu'ils soient successivement envahis et que la société tombe en dissolution » (Lettre du 17 décembre à l'administration municipale de Lorient) — Il n'y a point de condition qui ne soit acceptable quand on est réduit au dernier degré de la faiblesse et de la misère. (Lettre au délégué des Consuls Challan, le 21 décembre). — Les habitants des campagnes enrôlés par les rebelles sont tous disposés à la paix, mais il n'en est pas de même de beaucoup de chefs. (Lettre à Hédouville, du 27 décembre). — Toujours même état. Les contribuables des villes sont seuls à payer et ils ne le peuvent que difficilement, car leurs revenus étant au pouvoir des rebelles ne rentrent pas. (Au délégué Challan. Lettre du 1er janvier 1800) [Note : Archives du Morbihan, L. Registre 146. — Les citations entre guillemets sort textuelles, les autres ne sont que la reproduction approximative du texte].
En un mot, les administrateurs réclament la paix ou des secours. Quelques-uns leur parvenaient déjà ; le 12 décembre, un premier bataillon arriva de Nantes [Note : Archives du Morbihan, L. Registre 146. — (Lettre au Commissaire du gouvernement à Hennebont, 21 frimaire)]. Il appartenait à la 14ème demi-brigade et avait été envoyé par Hédouville sur la nouvelle du débarquement effectué le 29 novembre à la pointe de Penlan. Au lieu de l'envoyer vers l'intérieur, comme le voulaient les ordres ministériels, le général en chef s'était empressé de le diriger sur la Roche-Bernard. En même temps il promettait « autant de troupes que cela sera possible » [Note : Idem. Liasse 290 (Lettres d'Hédouville à l'administration centrale des 15 et 22 frimaire)]. Elles étaient donc incessamment attendues dans le Morbihan. Mais le général en chef n'en promettait que dans la mesure où le gouvernement le renforcerait lui-même ; or, ces nouvelles forces n'arrivaient que lentement ; le 15 décembre elles se trouvaient encore dans la 14ème division militaire. Enfin, pour clore l'année, le 31, Hédouville annonça au département une belle, bonne et forte demi-brigade, la 22ème, qui de Nantes allait être dirigée sur Vannes [Note : Idem. Liasse 290 (Lettre d'Hédouville à l'administration centrale, le 10 nivôse)]. Ces mouvements justifiaient les levees des royalistes, du moins à leurs propres yeux, car, en fait, pour la masse des insurgés, les conditions de la trêve étaient tout autres que celles acceptées à Pouancé. Julien Guillemot qui, dans son livre Lettre à mes neveux sur la Chouannerie a si fidélement consigné les souvenirs de son parti, mentionnait entre autres les articles suivants : « 3° Qu'il ne serait point envoyé de nouvelles troupes républicaines dans les départements de l'Ouest et qu'aucune ne passerait la Seine … 5° Que les commandants de garnisons républicaines fourniraient aux commandants royalistes un état de situation de leurs troupes et que, pendant la suspension d'armes, ils ne feraient aucun approvisionnement. 6° Que tout changement de troupes d'un cantonment dans un autre et toutes dispositions pour renforcer les garnisons républicaines seraient interdits » (Lettre à mes neveux sur la Chouannerie, par J. Guillemot, p. 158).
Évidemment J. Guillemot s'est fait l'écho d'une opinion populaire, de celle qui courait et qu'on entretenait, sans doute par politique, dans les campagnes royalistes du Morbihan.
Peut-être même des conditions exactement semblables ou seulement, analogues ont-elles été concédées d'une façon provisoire avant les négociations et l'accord de Pouancé ? ou plutôt ces articles n'étaient-ils que l'expression des désirs et des prétentions royalistes dans le Morbihan ? [Note : Ce qui est le plus probable c'est que les conditions données par J. Guillemot (loc. cit.) étaient les conditions provisoires de la suspension d'armes, telles que les comprenaient les chouans, avant que les chefs royalistes n'eussent signé, le 17 décembre, les articles de l'armistice. Ces derniers restèrent sans doute presque ignorés dans le Morbihan et particulièrement dans le pays de Guillemot. Ils ne durent du moins y être publiés que le 21 ou le 22 décembre (30 frimaire ou 1er nivôse)].
Quoi qu'il en soit, à peine le bataillon de la 14ème demi-brigade fut-il arrivé de Nantes que les Chouans firent une grande levée à Grand-Champ et enrôlèrent les hommes mariés comme les jeunes gens, avec le dessein avoué ou supposé d'envahir Vannes. Mais ce n'était là qu'une menace, qu'une sorte de démonstration des insurgés pour faire comprendre qu'ils voyaient dans cette arrivée de renforts une violation de l'armistice.
Du reste, ils n'avaient qu'à rester spectateurs. L'armée républicaine semblait se dissoudre d'elle-même ; une desertion effrayante y sévissait. « Il n'y a pas de jours qu'il ne parte quelque volontaire de la 81ème demi-brigade ; on en compte quarante dans la dernière décade » (Décade du 11 au 20 frimaire, 2 au 11 décembre), écrivait l'Administration départementale au général Hédouville le 15 décembre [Note : Idem. Registre 146 (Lettre à Harty, du 22 frimaire, et lettre à Hédouville, du 24 frimaire)]. Et quel remède y apporter ? On ne payait point les militaires ; les officier n'avaient reçu aucune solde depuis plusieurs mois, les soldats depuis dix jours. Tout se ramenait donc invariablement à ce problème depuis longtemps jugé impossible : avoir de bonnes finances. C’était un cercle vicieux : pour rétablir la situation budgétaire il eût fallu que les impôts pussent rentrer. Or les Chouans s'opposaient à ce qu'on en perçût dans les campagnes qu'ils occupaient, c'est-à-dire à peu près dans toute la partie rurale du Morbihan. Et en effet, à Pouancé, leurs généraux avaient refusé d'admettre que les Républicains pussent lever des contributions, même dans les cantons qui les avaient jusque-là constamment acquittées.
Il en était de même pour les fournitures de casernement. Le poste de Rochefort-en-Terre ne pouvait en obtenir des campagnes et des bourgs environnants ; les Chouans les empêchaient et les interdisaient [Note : Idem. Liasse anciennement 290 (Lettre du 24 frimaire de l'Administration de Roche-des-Trois à l'Administration Centrale) — Registre 146 (passim.)]. Impossible encore de réquisitionner des chevaux. Les royalistes avaient pris ou s'étaient prôcuré jusque dans les villes ceux qui leur convenaient le mieux. Cependant, comme la perception des impôts était une chose des plus essentielles, on essaya la force ou du moins l'intimidation pour faire payer les communes en retard.
Le général Taponnier y réussit d'abord un peu dans la région de Pontivy. Il appuya par quelques troupes un nommé Pouget chargé de faire rentrer les contributions. « Les lois de la République doivent s'exécuter », écrivait-il le 12 décembre « je mande à Harty d'employer ses forces si les malveillants s'y opposent .... Les cantons de Cléguérec et de Saint-Aignan ont entièrement satisfait ; je ne doute point que les autres fassent de même » [Note : Id. Liasse anciennement 290 (Lettre du général Taponnier à l'Administration Centrale, du 21 frimaire)]. Mais il se trompait. Quelques jours après, conformément à ses ordres, un commissaire escorté de la force armée se présenta dans un canton voisin du chef-lieu ; les insurgés accoururent et, sur leurs injonctions impérieuses, il fallut rétrograder et abandonner la tentative [Note : Id. Liasse anciennement 290 (Lettre déjà citée du 24 frimaire de Roche-des-Trois) — et Registre 149. (Lettre du 28 frimaire à Hédouville)]. Cette résistance mettait l'administration dans un cruel embarras car elle voyait bien qu'on ne pouvait recourir à la force ; c'eût été la guerre immédiate et on était au 21 décembre, au surlendemain de la proclamation officielle et définitive de l'armistice.
Pour aviser et s'entendre en même temps avec l'autorité militaire et les contribuables, l'assemblée départernentale se réunit alors le 22 chez le général Harty [Note : Id. Registre 146, (Lettre à Hédouville du 2 nivôse)]. Là furent convoqués les citoyens les plus aisés de la ville de Vannes, tels que Danet cadet, président du tribunal de commerce, Guillaume Mahé-Villeneuve, Mathurin Goujeon père, avocat, Louis Coroller chef d'escadron de gendarmerie, Sébastien Le Monnier, avocat, François-Marie Bachelot, avocat, Le Pavec, négociant, Jacques-Joseph Le Febvrier, Alexis-Louis de Lamarzelle, Ambroise Caradec [Note : Archives Nationales Carton AF IV 1427. (Liste des 30 les plus imposés parmi les six cents du Morbihan) ]. On leur exposa la situaition lamentable du département : indigence pécuniaire, impossibilité des réquisitions, désertion effroyable, plusieurs compagnies franches désorganises, abîme partout ! D'autre part, on n'avait pu etenir jusqu'alors le moindre subside du gouvernement ; et cependant coûte que coûte il fallait trouver quelques ressources. Recourir à un emprunt ? On n'y pouvait songer, les souscripteurs ne se fussent pas présentés en quantité suffisante. Un seul moyen restait : faire payer aux contribuables par avance les impositions de l'an VIII. Ce fut la solution à laquelle on s'arrêta, mais d'un côté le territoire du département était bien borné pour ses besoins, de l'autre les citoyens les plus aisés se trouvaient dans la gêne, car leurs revenus, qui consistaient généralement en terres, ne rentraient pas.
L'administration centrale faisait part de ses inextricables embarras aux autorités compétentes ; on la renvoyait toujours au général Hédouville. Celui-ci ne pouvait répondre que d'une façon invariable : « J'espère la paix ; sans cet espoir j'eusse déjà fait rompre l'armistice tant je suis affecté des excès commis par les chouans. Quand le gouvernement m'enverra des subsides en argent et en troupes, je vous secourrai. En attendant faites verser les fonds des caisses confiées aux receveurs généraux dans celle du payeur général ; sans avoir égard aux délégations. En tout cas, je ferai tout pour faire rentrer les contributions, l'unique resource de l'armée. Considérez les enrôlements forcés, les réquisitions en grains et en argent « comme voyes hostiles ». L'extraction des grains est une mesure funeste. La disette règne en Angleterre et on offre de fortes primes à ceux que réussiront à y introduire du blé [Note : Archives du Morbihan. Liasse anciennement 290, (Ramé pris dans diverses lettres du général Hédouville)]. En un mot, il fallait se résigner et attendre, mais cela était difficile car les plaintes affluaient de toutes parts.
C'étaien l’enlèvement d'un chasseur et d'un courrier sur la route du Faouët à Hennebont, puis trois soldats précédant un détachement qui allait de Locminé à Pontivy volés et désarmés, une incursion de Bonaventure à Scaër, des armes enlevées, des affiches menaçantes placardées dans la commune du Faouët. « Nous vous avons dit que le téméraire qui aurait eu la hardiesse de se présenter pour nous les remettre aurait obtenu la justice due à son impudence » [Note : Archives du Morbihan. Liasse anciennement 290, (Lettre de l'Administration du Faouët à l'Administration Centrale, du 21 frimaire). Voir aussi Registre 146. (Lettre à Hédouville, du 2 nivôse.)], écrivent à ce propos, à l'Administration centrale, les autorités du Faouët, l'agent Ropert et le commissaire du gouvernement Bargain, hommes toujours exagérés et bravaches. C'étaient encore l'accaparement continuel des grains par les Chouans, l'impossibilité d'en obtenir pour la troupe, les exactions contre les acquéreurs et les patriotes, la misère de quelques-uns d'entre eux plus ou moins ruinés par les confiscations, les réquisitions ou les amendes des insurgés.
Le 27 décembre, Dufaou de Kerdaniel vient cantonner avec son bataillon au château de Ménoray près de Locmalo, à quatre kilomètres environ à l’est de Guéméné, sur la route de Pontivy. Il donne aussitôt l'ordre aux communes environnantes de fournir des lits et autres objets de casernement. Grand fut l'émoi de la petite ville de Guéméné à cet inquiétant voisinage ; le commandant de la garnison et un membre de l'administration cantonale allèrent trouver le chef royaliste pour lui demander ce qu'il prétendait faire. Celui-ci rassura ses interlocuteurs ; il leur dit qu’il n'intercepterait en aucune façon la correspondance des républicains avec Pontivy, qu'au contraire il la favoriserait lui fournissant au besoin des escortes, qu'il ne troublerait nullement la tranquillité du pays et qu'en cas de rupture de l'armistice il aviserait le commandant. On n'insista pas davantage pour ne pas créer des griefs et des sujets de querelles ; Dufaou de Kerdaniel se disait autorisé par les conditions de la trêve à occuper Ménoray [Note : Archives du Morbihan. Liasse anciennement 290. (Lettre de l'Administration de Guémené à l'Administration centrale, du 8 nivôse)].
Enfin, le 28 décembre (7 nivôse), jour même de la fameuse proclamation, c'est Cadoudal revenant d'Anjou qui rentre dans le Morbihan, qui munit, dit-on, d'argent et d'habillements son poste de Sarzeau et le rappelle dans l'intérieur. C'est la guerre, dit la rumeur publique : les Chouans du Morbihan, qui ont été toujours opposés à la paix, vont reprendre les hostilités et attaquer Locminé [Note : L. Registre 146. (Lettre au général Harty, du 7 nivôse) — Cette assertion est confirmée en partie par une lettre de Georges à Bourmont, du 23 décembre (Georges Cadoudal et la chouannerie, ch. XV, p. 214) où Cadoudal laisse entendre qu'il doit partir le 25 ou le 26 décembre pour le Morbihan. D'après les idées d’Hédouville, les chefs principaux eussent dû rejoindre leurs régions, aussitôt que les trois plénipotentiaires des royalistes furent désignés. Cadoudal préféra rester en Anjou jusqu'à la date ci-dessus. En tout cas ce ne fut pas la proclamation violente du 7 nivôse qui le fit rentrer dans son pays]. D'ailleurs, quoique la proclamation consulaire n'ait pas encore paru, il y a au fond des cœurs une irritation sourde qui croît. La cause en est dans l'aversion des royalistes ardents pour la trêve, dans d'innombrables froissements entre les deux partis, dans de continuelles violations de l'armistice aussi bien reprochables à l'un qu'à l'autre côté. Si les royalistes accaparent les grains en grande quantité et entravent le ravitaillement des républicains, en revanche ceux-ci ne se cachent pas pour promettre des récompenses aux gens qui saisissent des fusils. L'administration, écrivant au commandant Langlais à Josselin, reconnaît le droit à une prime de ceux qui trouvent et font prendre des armes, pourvu qu'elles soient remises aux municipalités [Note : Id. (Lettre au commandant Langlais à Ploërmel, 7 nivôse)].
A ce moment même, Jean Rohu, lieutenant-colonel de la 2ème légion, adressait une lettre « insolente » au comandant de la garnison d'Auray, menaçant « de recommencer la guerre et de suite ». De même Roger, chef royaliste des environs d'Hennebont ; mais cet officier chouan se montrait plus poli et plus courtois. « Nous ne connaissions pas, écrivent avec une moquerie dépitée les administrateurs, le stile plus moelleux de Monsieur le commandant Roger, qui est avec respec le serviteur du républicain qui commande à Hennebont » [Note : Id. (Lettre au commissaire du gouvernement près de l'Administration d'Hennebont, du 8 nivôse)]. En même temps, comme pour pousser encore à cette rupture que tant d'événements semblent vouloir précipiter, une division navale anglaise composée de deux vaisseaux dont un rasé, de deux frégates et de deux côtres, est signalée le 29 décembre ; et les Chouans sont sur les côtes, ils en occupent les points importants, ils ne cachent pas qu'ils attendent des renforts en hommes et en chevaux, des munitions et des subsides. « Il faut absolument empêcher les débarquements, quelque dangereux que ce soit de rompre, car les débarquements sont les actes les plus positifs d'hostilité » [Note : Id. (Lettre aux généraux Hédouville et Lespinasse et à Challan, le délégué des Consuls, du 9 nivôse)], s'écrie l'administration centrale à cette nouvelle ; d’ailleurs, c'était aussi ce qu'ordonnaient les instructions du général en chef Hédouville. Mais les batteries de côte ont été presque toutes détruites par les Chouans ; de plus, les Républicains ont peu de postes sur le littoral et le peu qu'ils en ont se trouve dans une position critique. Si Quiberon leur appartient, les soldats qui y cantonnent n'ont ni bois, ni même de vivres ; en plein jour, les militaires abattent les palissades du fort Penthièvre pour se faire du feu [Note : Id. Liasse anciennement 290. (Lettre de Sauvé, commissaire du gouvernement à Quiberon, au commissaire du gouvernement près de l'Administration centrale, 8 nivôse)]). Telles sont les circonstances au milieu desquelles vient éclater dans le Morbihan la proclamation du 7 nivôse.
Pendant ce temps, le gouvernement avait gagné du terrain dans l'opinion générale par sa politique pacificatrice. Sans doute, le général Taponnier, militaire en somme peu adroit, ne s'y était pas beaucoup prêté. On ne sait trop sous quel prétexte, il avait encore fallu qu'il vexât la commune de Beignon en plein armistice, comme pour venger le chasseur arrêté le 16 octobre. On peut se demander si le vindicatif divisionnaire n’avait pas été trop désappointé quand l’administration centrale condamna les otages de Beignon à 600 francs d'amende seulement au lieu de 10.000 réclamés par le général en chef Michaud à la commune entière ; et encore ces 600 francs ne furent-ils jamais payés. Il ne resta comme punition que l'état de siège, et on le leva au bout de fort peu de temps, à cause des nécessités de la guerre. Pendant la suspension d'armes, Taponnier ressuscita, pour ainsi dire, cette affaire en envoyant, sans aucune raison militaire quelconque, 112 hommes à Beignon aux frais des habitants. Ici l'assemblée départementale, qui avait si souvent défendu ses administrés contre les excès de pouvoir des généraux, intervint encore. Elle adressa le 13 décembre (22 frimaire) une lettre au divisionnaire, lui faisant observer que cette commune n'était pas insurgée, qu'elle était moins coupable que cinquante autres du département, qu'il ne fallait donc pas la frapper [Note : Id. Reg. 146 (Lettre au général Taponnier, du 22 frimaire)].
Si, par une injustifiable rancune, l'autorité militaire mettait garnison dans Beignon, elle compensait en ordonnant d'évacuer Rochefort-en-Terre et Malestroit, bourgs fort patriotes et postes très importants, constamment occupés dès le début de l'insurrection. On peut deviner quelles clameurs poussèrent à cette nouvelle les révolutionnaires ardents et relativement nombreux de ces localités, que renforçaient encore beaucoup de réfugiés. Taponnier venait d'en donner l'ordre le 25 décembre ; aussitôt l'administration centrale intervint en prévenant Hédouville et en réclamant auprès de Challan. Devant, cette résistance, le général Harty, commandant la subdivision du Morbihan, prit sur lui de différer et d'attendre [Note : Id. (Lettres à Challan, délégué des Consuls, du 4 nivôse, au général Hédouville, du 6 nivôse) — Liasse anciennement 290. (Lettre d'Hédouville à l'Administration, du 10 nivôse). — Liasse anciennement 289. (Lettre du même à la même du 25 nivôse) Reg. 146. ( Lettre à Harty, du 14 nivôse)]. Enfin, juste le dernier jour de l'année 1799, le général en chef écrivit à Harty de conserver les deux cantonnements, ordre momentané qui fut rapporté peu de temps après. En effet, la troupe évacua bientôt Malestroit et les patriotes les plus en vue partirent à sa suite et gagnèrent Ploërmel. Aussitôt les Chouans vinrent s’installer dans les bourgs abandonnés [Note : Registre 146. (Lettre du 20 nivôse à Hédouville)].
Si ces mesures déplaisaient au parti révolutionnaire, d'autres tendaient à concilier les mécontents. Dès le 24 novembre (4 frimaire), Hédouville avait donné l'ordre d'élargir les personnes détenues par mesure de sûreté générale « sans aucune pièce probante à l'appui de leur arrestation » [Note : Louis de Frotté et les insurrections normandes, par M. de la Sicotière. Livre VII, tome II, p. 367. (Lettre d'Hédouville à M. de Frotté, du 8 frimaire).]. Alors, le 9 décembre, les administrateurs du Morbihan lui en communiquèrent la liste avec les réflexions suivantes, évidemment destinées à pallier l'arbitraire de leurs actes dont Gaillard-Latouche se montrait parfois si fier : « Ce sont pour la plupart des voleurs, des assassins ou des ennemis bien connus de la tranquillité publique et du gouvernement républicain ». Phrase en même temps de haine et d'excuse. Finalement, plusieurs détenus furent relàchés. Mais Challan, le délégué des Consuls dans la 13ème division militaire, compléta encore la mesure et la généralisa en l'étendant à tous les prisonniers politiques. Cette fois les autorités du département écrivirent : « Nous ne pouvons que nous féliciter d'être nous-mêmes les exécuteurs de cette mesure de clémence ». Et ils l'appliquèrent le jour même de Noël, le 4 nivôse an VIII [Note : Archives du Morbihan. Registre 146. (Lettre à Harty, du 17 frimaire ; à Challan, du 4 nivôse). — Registre anciennement 87. (Arrêtés. Mesures de sureté générale). Arrêté du 4 nivôse].
Ce fut un jour d'amnistie et de libération comme si l'on se fût encore souvenu des mœurs chrétiennes du passé. Les victimes de la police sortent de prison, les prêtres insermentés, sexagénaires et infirmes, détenus au Petit-Couvent de Vannes, peuvent aller habiter dans la ville sous le cautionnement des personnes qui les logent. De même, les émigrés. Il y avait peu de temps encore que le Département éconduisait avec une sorte de brutalité ceux qui, du fond de leur prison, demandaient leur radiation. Dans ce cas se trouvait, au mois d'octobre, un nommé Marie-Alexandre-Malo-Rolland Dunoday, originaire de la partie du Morbihan prise sur l'évêché de Saint-Malo. On le débouta de sa requête ; il n'avait pas, disait l'arrêté, réclamé contre son inscription dans les délais voulus ; d'ailleurs, ajoutait le même document, sa résidence n'était pas avérée entre le 5 floréal an II (24 avril 1794) et le 1er complémentaire an V (16 septembre 1797). Refus semblable le 2 novembre (11 brumaire) pour une veuve Champion de Cicé (nom illustre de Bretagne) née Voisinot, qui avait perdu ses deux fils, « défenseurs de la patrie », cavaliers du 13ème hussards, à l'affaire de Pizzighettone : l'un y avait été tué, l'autre s'était noyé. Forte de ce titre de gloire et de cette créance morale sur le gouvernement républicain, elle réclamait la radiation de leurs noms. Les administrateurs refusèrent parce que les certificats délivrés par le ministre de la guerre n'avaient pas la forme prescrite aux articles 3 et 4 de la loi du 4 fructidor [Note : Id. Registre anciennement 120. (Emigrés et administration de leurs biens). Arrêté du 11 brumaire]. — Le jour de Noël, Dunoday fut élargi et reçut l'autorisation de vivre en liberté à Vannes, sous le cautionnement de plusieurs personnes qui répondraient de lui ; il en fut de même pour Jean-Pierre Foucault, également prévenu d'émigration [Note : Id. Registre anciennement 87. Arrêté du 4 nivôse].
A ce moment on recevait à Vannes, par un courrier extraordinaire, avec une proclamation pompeuse de Fouché, la nouvelle constitution promulguée le 15. Elle fut immédiaterrent publiée, écrivaient les administrateurs à Challan. D'après leur aveu, elle ne recueillit pas tous les suffrages ; cela semble laisser entendre qu'une certaine désapprobation se dessina contre elle, d'abord et pour la plus grande part, cellé des hommes qui étaient profondément attachés à la Révolution et aux régimes républicains, ensuite celle des royalistes, peu confiants dans les tendances restauratrices du Premier Consul. On sait assez que, dans la nouvelle constitution, dite de l'an VIII, les suffrages des électeurs n'avaient plus pour ainsi dire qu'une valeur éliminatoire et consultative. Le gouvernement choississait les divers fonctionnaires, les représentants de la nation même dans les listes de notabilité dressées à la majorité des voix ; mais, pour commencer, la faible part réservée dans cette première désignation des pouvoirs publics aux votes du peuple, toujours souverain, allait-elle lui être enlevée ? Il est facile de concevoir que cette constitution ne plût pas beaucoup à l'école revolutionnaire, pour laquelle la liberté politique était le premier des biens et son nom le plus sacré de tous, pour laquelle ensuite cette liberté consistait uniquement dans la faculté de manifester son suffrage. Toutefois, dans le Morbihan, la grande majorité accueillit cette nouvelle avec joie parce qu'on était las de révolutions et de guerres ; beaucoup de citoyens étaient heureux de laisser aux mains d'un gouvernement fort, modéré, inspirant la confiance, toute la part qu'ils pouvaient avoir dans les affaires, tout le souci et toute la peine qui leur en résultait. En somme, l'idéal politique du public se résumait à peu près en ceci : un pouvoir honnête et fort qui amenât la tranquillité et la paix ; celui-là, quel qu'il fût, mériterait bien du people. Quant aux habitants des campagnes, ils étaient, au dire des autorités départementales, las des fonctions administratives nouvelles pour eux et ne s'y montraient aucunement propres. Affirmation confirmée de tous côtés : il y avait tant de ces agents ou de ces adjoints de petites communes qui ne savaient qu'à peinte lire ou écrire et qui, soit incapacité, soit paresse, tenaient d'une façon pitoyable les registres de l'état civil ! En somme, une loi qui ne chargerait plus les cultivateurs de ces nominations et de ces élections serait un bienfait pour eux ; la nouvelle constitution développait donc d'heureux principes à cet égard [Note : Id. Registre 146. (Lettre à Challan, du 4 nivôse)]. Quoiqu'il n'y eût encore rien d'arrêté dans les détails relativement aux municipalités et aux départements, la règle était posée : nomination par le pouvoir exécutif sur des listes de notabilité dressées par les électeurs.
Ces listes n'existaient pas encore et le gouvernement, directement ou indirectement, choisissait tout à fait à sa guise. On apprit bientôt que, sur la désignation du Sénat conservateur, Danet aîne, Lapotaire et Le Malliaud de Kerhouarno, sortant du Conseil des Anciens, avec Le Febvrier, du Conseil des Cinq-Cents, feraient dorénavant partie du Corps législatif (Moniteur universel du 4 nivôse).
En même temps qu’ils donnaient des détails au délégué des Consuls sur la manière dont la Constitution avait été reçue, les administrateurs répondaient à d'autres questions. Challan, pour préparer le travail de ses chefs qui bientôt allaient s'occuper de nommer des fonctionnaires, demandait des notes sur les personnages officiels des divers cantons du Morbihan. L'assemblée départementale répondit qu'il était impossible de le renseigner exactement sur tous. Les erreurs des élections et les intrigues qui en sont inséparables ont promu, ajoutait- elle, des gens peu capables mais que seul un examen approfondi pourra faire éliminer. Challan lui envoyait en même temps un questionnaire entier à remplir, peut-être rédigé par la main même des Consuls. Les réponses qu'y firent les administrateurs jettent une vive lumière sur de nombreux détails de l'histoire locale à cette époque. Il serait trop long d'en rapporter ici les trente-deux questions et les trente-deux réponses. Elles roulaient d'abord sur la manière dont le coup d'Etat et les lois qui le sanctionnaient avaient été reçus et prornulgués dans le Morbihan, puis, sur la guerre civile, ses causes et les remèdes qu'il eût convenu d'y apporter, puis sur les clubs, les sociétés populaires, les journaux imprimés dans la circonscription, enfin, sur le recouvrement des contributions et la taxe d'entretien des routes [Note : Comme à l'avant-dernière note].
Néanmoins, c'était dans une situation douloureuse, cruelle position d'attente entre la paix et la guerre, que se trouvait le Morbihan gouvernemental lorsqu'arrivèrent les premiers jours de 1800. Le 2 janvier de cette année qui commençait un nouveau siècle, la flotille anglaise signalée le 29 décembre effectua, dit-on, un premier débarquement sur les côtes S'il faut en croire des rapports verbaux, 20.000 aunes de drap et des effets d'habillement furent livrés aux royalistes sur cette plage de Carnac où avait abordé la fameuse expédition de Quiberon. On disait aussi qu'en même temps 600 hommes et 600 chevaux avaient été mis à terre sur la presqu'île de Rhuys, près du vieux château de Sucinio. Ce qui passait du moins pour constant, c'est que vingt voitures chargées de poudre et de munitions furent vues le lendemain, 3 janvier, à Muzillac, venant de la côte de Kervoyal, et que les chouans étaient nombreux à Elven. Ce même jour, 3 janvier, arrivait la retentissante proclamation des Consuls du 7 nivôse, avec des lettres de Challan, leur délégué à Rennes. Aussitôt elle fut imprimée à 300 exemplaires et répandue avec profusion dans toutes les villes et tous les bourgs occupés par la troupe [Note : Id. (Lettres à Harty, du 14 nivôse)] ; pour les insurgés c'était un nouveau grief et une nouvelle excitation à la guerre. Cependant les concessions étaient nombreuses ; de grandes mesures de justice suivaient cette proclamation injurieuse : restitution des églises sans restriction de jour, amnistie pleine et entière aux insurgés. Malheureusement, pour des hommes d'ailleurs peu enclins à la paix, le début effaçait le reste ; on croyait donc que tout était sur le point d'être rompu. L'administration départementale en gémissait et regrettait cette paix, un moment espérée. D'ailleurs, elle avait toujours trouvé que la conduite des rebelles était hostile et qu'ils n'avaient pas grande envie de traiter [Note : Id. (Lettre aux Ministres de la police et de la guerre et au général Hédouville, 14 nivôse)]. Elle ne se trompait certes point, comme on a pu le voir, mais, par sa proclamation violente, Bonaparte brisait tout et mettait les torts de son côté. Si l'on joint à ces griefs sérieux les lettres de Londres, poussant à la guerre, l'arrivée de M. de Suzannet père, porteur d'instructions et de promesses de secours, on pourra supputer les chances de paix et constater leur faiblesse ; on s'attendait même à ce que les Morbihannais recommençassent les hostilités avant le 5 janvier, délai accordé par le Premier Consul. En somme, l'impression générale des insurgés bretons se traduisait par ce cri que, dans l'impétuosité de ses sentiments, le fier Cadoudal aurait laissé échapper : « Il veut faire la paix malgré nous ! Il n'y a plus de conférences possibles. Reprenons les armes ! ». Et, chose plus grave encore, la plupart des chefs de l'Ouest, Châtillon, Bourmont, Frotté et même le conciliant Mac-Curtin partageaient ces sentiments [Note : Louis de Frotté et les insurrections normandes. (Livre VII, pp. 392, 393. Voir : Lettres de Kainlis à Bourmont, du 1er janvier ; de Bourmont à Frotté, du 2 janvier].
Tout paraissait donc fini et la guerre allait recommencer. Dès l'arrivée de la proclamation du 7 nivôse, les commissaires qui négociaient à Angers au nom des royalistes s'étaient précipitamment éloignés ; mais Hédouville ne perdit pas courage ; d'ailleurs, Gérard de Lacuée, aide de camp de Bonaparte, avait suivi de près le papier menaçant ; il venait, envoyé secrètement par son maître, pour tempérer l'éclat fait par le document officiel ; il exhorta donc le général en chef à accorder des concessions et enfin à conjurer la guerre, mais en agissant vite. Aussi, le 1er janvier, Hédouville envoya une circulaire conciliante et pleine de promesses à tous les généraux chouans ; il les pressait de conclure la paix et leur proposait de se réunir à Nort (bourg de la Loire-Inférieure) pour s'entendre ensemble et se décider ; en même temps, il prolongeait l'armistice de dix jours, jusqu'au 15 janvier [Note : Louis de Frotté et les insurrections normandes (pp. 394, 395). Circulaire d’Hédouville, du 11 nivôse]. Mais, avant qu'on eût rouvert la nouvelle conférence, Bonaparte, pour en imposer à tous, opinion publique et insurgés, s'était jeté encore à la traverse des négociations ; on n'eût pas mieux fait dans le but de les contrecarrer. Le 4 janvier il adressa à l'armée une proclamation extrêmement provocante : « La masse des bons habitants a posé les armes », y était-il dit ; « il ne reste plus que des émigrés, des brigands, des stipendiés de l'Angleterre... — Soldats », finissait-il, « faites une champagne courte et bonne ; soyez inexorables pour les brigands, mais observez une stricte discipline ». Les jours suivants, divers arrêtés, paraissant coup sur coup, prescrivaient les mesures les plus terribles contre les brigands et ceux qui leur donneraient asile [Note : Louis de Frotté et les insurrections normandes (p. 390)]. Ce ne fut toutefois pas en vain qu'Hédouville écrivit le 7 janvier au premier Consul pour lui montrer quelle faute il commettait en brusquant ainsi les événements. « Ce n'est point par des menaces que vous pourrez contraindre ce peuple indomptable. Ces hommes que l'histoire grandira jugent leurs chefs avec impartialité. Ceux qui veulent pactiser sont condamnés à leur tribunal et, pour tranquilliser le pays, c'est moins aux généraux qu'il faut s'adresser qu'aux paysans eux-mêmes. — Donnez-moi carte blanche et, comme il n'y a pas eu de coups de fusil, tout, peut s’arranger » [Note : Histoire de la Vendée militaire, par Crétineau-Joly. Tome IV, chap. 2, p. 65 (1865)]. On recommença donc à négocier, La reunion des chefs se fit le 10 janvier, mais elle eut lieu à Candé que l’on trouvait plus central que Nort ; Georges n'y alla probablement pas, Frotté ne put s'y rendre [Note : La lettre d'Hédouville à Clarke, du 23 nivôse, et la proclamation des chefs chouans réunis à Candé, le 21 nivôse (Archives nationales Carton AFIV 1590. Dossier II, pièces 20 et 21) tendent à prouver que Georges n'était pas aux conférences de Candé].
Les autres chefs retrouvèrent là cet abbé Bernier que les princes venaient de nommer commissaire civil général auprès du conseil supérieur des armées royales, investi d'une charge plus élevée qu'au début des négociations ; il se montrait par suite plus intrigant et plus ambitieux que jamais dans ses calculs égoïstes, se servant contre les Bourbons de la dignité qu'il leur devait. Surtout alors on pouvait dire de lui : « ce diable d'abbé Bernier qui dans tout cela veut retirer une mitre d'évêque comme une épingle du jeu, » ainsi qu'écrivait Mercier La Vendée trois semaines auparavant. Afin de se mettre bien en cour, il jouait le rôle de pacificateur à outrance et eût peut-être même trahi pour en finir avec la guerre.
Malgré lui, les négociations furent épineuses ; elles aboutirent cependant à un important résultat. Le 11 janvier, d'Autichamp, Suzannet, Soyer, Châtillon et Bourmont signèrent avec Hédouville une convention qui fixait le licenciement general des insurgés au 21 janvier (1er pluviôse), mais le subordonnait à l'entente préalable avec Bonaparte sur les points litigieux. Un plénipotentiaire lui fut envoyé en mission spéciale dans ce but : le chevalier d'Andigné reprit une seconde fois le chemin de la capitale. On se heurtait, en effet, sur la question du désarmement. Bonaparte en faisait la condition essentielle de la paix, mais aucun chef ne voulait s'y soumettre. Hédouville était entré alors, assure-t-on, dans la voie des concessions ; quitte à être désavoué, il consentait, au nom du premier consul, à fermer les yeux sur la qualité et le nombre des armes déposées ; mais, pour la forme, il voulait qu'on en remit une certaine quantité de façon à simuler une reddition complète. Les chefs s'étaient récriés encore. Ils ne pouvaient accepter une transaction pareille, sorte de clause secrète pour laquelle ils n'auraient aucune garantie. Second écueil, celui de la signature ; le gouvernement ne voulait à aucun prix donner la sienne, jugeant sa parole suffisante et se refusant à traiter ouvertement avec des rebelles. Là se montrait peut-être la plus grave difficulté. Hédouville cependant faisait tout son possible pour renverser les obstacles et atteindre le but, mais l'orgueil du gouvernement consulaire et ses provocations rendaient l'entreprise extrêmement ardue. On n'en put venir à bout. D'Andigné revint de Paris sans avoir rien pu obtenir du premier Consul. Les négociations de Candé n'aboutirent donc en réalité à aucun résultat [Note : Archives Nationales (comme à la note précédente). Mémoires du général d'Andigné, chap. XIV (deuxième partie) page 430-434 (1900). Voir aussi : Louis de Frotté et les insurrections normandes, page 399 (Ed. 1889). Georges Cadoudal et la Chouannerie, chap. XV p. 217 (1887). Histoire de la Vendée militaire, tome IV, chap. 2. pp, 66-67 (1865)]. Un moment encore et les Royalistes, unis comme leurs princes les suppliaient de l'être, comme ils s'étaient promis de le rester, allaient reprendre les hostilités depuis le Bocage vendéen jusqu'au Bocage normand, depuis les bords de la Sèvre Niortaise jusqu'aux rives de l'Eure. L'amnistie touchait à sa fin, Bonaparte dans ses arrêtés en avait d'abord fixé le terme au 5 janvier, puis Hédouville l'avait prolongée jusqu'au 15.
Mais les Royalistes du Morbihan ne craignaient pas d'être surpris et se préparaient à la guerre, à une guerre à mort. Les cultivateurs cachaient et enterraient leurs effets. Les insurgés se massaient en grand nombre aux environs de Vannes et on s'attendait d'un moment à l'autre, dans cette ville, à une attaque ; les appréhensions se portaient aussi sur d'autres points, sur Pontivy entre autres, et se justifiaient par la nouvelle, qui était peut-être bien un racontar, de l'occupation de Baud par leurs bandes. De son côté Harty concentrait ses troupes et avait fait évacuer des postes importants. Outre Rochefort-en-Terre et Malestroit, il fit abandonner Rohan, puis Le Faouët, et Le Faouët, pays de Bargain et de Ropert, fonctionnaires bruyants, était une localité particulièrement patriote ! Aussitôt les Républicains partis, les Chouans vinrent occuper leurs positions ; ils s'empressèrent de couper les arbres de la liberté et s'y laissèrent aller à des actes de pillage et de dévastation, probablement sur les propriétés de leurs ennemis et des acquéreurs de biens nationaux ; l’administration municipale du canton du Faouët s'enfuit devant eux avec quelques habitants et tous se réfugièrent à Hennebont. Le 8 janvier un nommé Dalcide, à la tête de cent chouans, arrêtait le courrier et lui enlevait ses dépêches contre un reçu ; il promettait de les rendre et de les faire remettre à Locminé s'il n'y découvrait rien de contraire à son parti, mais le lendemain, quand le courrier repassa dans cette petite ville, elles n'y étaient point [Note : Archives Morbihan Reg. 146. (Lettres diverses du 14 au 26 nivôse)]. Il fallait s'y attendre car la correspondance administrative ne tarissait pas sur les brigands. En même temps la 22ème demi-brigade annoncée par Hédouville était en marche sur Vannes ; d'un autre côté, il est vrai, on retirait pour l’Ille-et-Vilaine une partie de la 52ème. Les clauses de l'armistice telles que les comprenaient ou voulaient les comprendre les Chouans prohibaient tout déplacement de troupes et l'envoi de tout renfort ; elles n'étaient donc plus observées. Rien d'étonnant alors qu'un chef comme de Sol de Grisolles cherchât de s'opposer au passage. Il rassembla ses gens en nombre à Muzillac, fit enlever les bateaux et les bacs de Vilaine et, commandant le fleuve en face de la Roche-Bernard, il empêchait la 22ème demi-brigade de passer de la rive gauche, où se trouve cette petite ville, sur la rive droite. Annoncé pour le 6 janvier à Vannes, ce régiment se trouvait encore dans cette position le 10. Le chef de corps fut obligé de requérir la corvette stationnaire qui gardait l'embouchure de la rivière et, sous sa protection, il put réussir à effectuer le passage de sa troupe;; c'était au moment même oû le général en chef allait l'appuyer par une force de douze cents hommes, deux pièces de canon et un obusier. Enfin, le 13 janvier Hédouville annonçait l'arrivée de ce régiment à Vannes [Note : Id. (Lettre au Ministre de la guerre et à Hédouville, du 25 nivôse). — Moniteur universel du 26 nivôse. (Extrait des dépêches du général Hédouville). — Archives nationales. Carton AFIV, 1590. (Lettres d'Hédouville au général Clarke, des 18 et 23 nivôse)].
Partout les chouans faisaient des levées d'hommes dans les campagnes ; parfois, quoique rarement, ils se heurtaient à de la mauvaise volonté ; alors, au dire de l'assemblée départementale, ils usaient de violence et sévissaient contre les récalcitrants soit par des amendes, soit par des enlèvements de bestiaux. Quant à ceux qui désertaient leurs rangs, ils les punissaient, lorsqu'ils les rattrappaient, par les amendes, les verges et parfois la mort. Le 10 janvier, à 9 heures et demie du soir, les Chouans, sans doute sous le commandement de Vincent Hervé ou de Jacques Duchemin, débarquaient à l’île d'Arz pour faire des levées. Ils ne trouvèrent aucun des jeunes gens qui s'étaient tous cachés à leur approche. Alors ils frappèrent les parents d'amendes et ceux-ci ne voulurent jamais dire quelles sommes on leur avait ainsi extorquées. Les royalistes partirent à 4 heures du matin, déclarant qu'ils reviendraient mais que cette fois ils emporteraient les meubles de ceux qui auraient leurs enfants absents [Note : Archives du Morbihan. Reg. 146 (Lettre à Harty, du 22 nivôse. Aux ministres de la guerre et de la police générale et à Hédouville, du 14 nivôse, et passim.)].
Pendant ce temps, les concessions que le gouvernement daignait octroyer aux royalistes étaient mises à exécution. Bonaparte donnait d'une main et menaçait de l'autre. La plupart de ses largesses politiques s'adressaient aux prêtres et à la France religieuse, mais quelques-unes regardaient les chefs de Chouans inscrits sur la liste des émigrés. Le premier Consul se montrait disposé à rayer tous ceux qui pourraient prouver n'avoir point quitté la France et aussi un grand nombre des autres [Note : Louis de Frotté et les insurrections normandes (Livre VII) page 391 (Ed. 1889) en note]. Philippe Duplessis de Grenédan se trouvait dans le premier cas. C'était un officier des insurgés investi du grade de colonel et, quoique beaucoup moins illustre que Guillemot, Saint-Régent, de Sol de Grisolles, Debar, il avait le même rang et presque la même ancienneté ; son brevet ainsi que le leur datait du 9 mai 1798 et portait la signature du comte d'Artois [Note : Georges Cadoudal et la Chouannerie. Pièce justificative n° 54 (archives de Kerléanno) page 419 (Ed. 1887)]. — Comme il prétendait n'avoir pas émigré et qu'il produisait ses certificats de résidence, Challan demanda des renseignements sur son compte à l'administration centrale du Morbihan. Celle-ci n'était pas à l'unisson du pouvoir central et, tout en appelant à grands cris la paix avec les rebelles, tout en prêchant de ne pas être difficile sur les conditions, elle semblait honnir les mesures d'amnistie. — Dans le cas de Duplessis, elle ouvrit une enquête et en adressa les résultats au délégué des consuls avec cette conclusion : « Vous verrez que la résidence que fait valoir le citoyen Duplessis est celle d'un chef de rebelles pendant sa rébellion » [Note : Archives du Morbihan. Reg. 146. (Lettre à Challan, du 13 nivôse)]. Chose étrange d'argumenter ainsi à ce moment contre un homme sur son passé de royaliste militant, alors qu'on eût été si heureux de les voir tous traîter avec le gouvernement, le reconnaître et venir lui demander, comme ce personnage, soit une justice, soit une faveur !
En somme, la pacification était une œuvre plus facile que la réconciliation et que l'apaisement et, comme ce but d'Hédouville s'éloignait de jour en jour, de même, et avec plus de rapidité encore, s'effaçaient le rapprochement des cœurs, la destruction des haines. Il semble même que les passions des guerres civiles se soient réveillées plus fortes que dans les mois précédents. Aux premiers jours de 1800 un prêtre réfractaire, l'ancien recteur de Carnac, Le Baron, récemment rentré d'Espagne, est massacré par les soldats républicains [Note : Pouillé du diocèse de Vannes par l'abbé Luco. — Histoire du diocèse de Vannes par M. l'abbé Le Mené, tome II. — Tradition] ; presqu'en même temps un vieux prêtre assermenté, un ancien génovéfain, Vandergradht, est condamné à mort par l'état-major royaliste [Note : Georges Cadoudal et la Chouannerie, chap. XV, page 219 (Papiers inédits de l'abbé Guillevic). — Pouillé du diocèse de Vannes par l'abbé Luco (art. Coët-Bugat)]. L'horizon s'assombrit pour les insurgés ; une lettre de Windham, ministre anglais, datée du 30 décembre, annonce qu'il ne faut pas compter sur l'arrivée d'un prince, événement si souvent promis, toujours attendu et jamais réalisé [Note : Georges Cadoudal et la Chouannerie (Pièce justificative n° 68). p. 439 (archives de Kerléanno)] ; les caractères s'aigrissent. — Georges suit de loin les négociations de Candé, l'âme ulcérée par les manœuvres de Bernier, par les menaces, l'arrogance et l'orgueil tyrannique du nouveau Cromwell, et surtout par l'impression générale qu'il en éprouve d'un parti miné par les divisions et à demi désagrégé. C'est lui que Bonaparte a désigné pour première victime et pour servir d'exemple, car, aux yeux du maître, il en faut un et à tout prix. Il n'a déjà que trop trouvé dans les événements et dans la ténacité d'Hédouville de freins à sa volonté impatiente. Le général en chef a même osé, de son propre mouvement proroger l'armistice du 15 janvier jusqu'au 22 (1er pluviose), acte des plus habiles, en somme, et qui amènera bientôt l'émiettement du parti royaliste et des traités de paix séparés [Note : Le 12 janvier (22 nivôse), il écrivait au Ministre de la guerre : «Je m'empresse de vous annoncer que, d'après l'observation qui m'a été faite qu'il n'était pas posible que la proclamation des Consuls fût connue dix jours avant la reprise d'armes dans les cantons les plus éloignés d'Angers, la suspension sera encore prolongée jusqu'au 1er pluviôse inclusivement. » (Archives de la guerre) d'après La Sicotière : Louis de Frotté et les insurrections normandes, p. 401]. Bonaparte ne l'a pas désavoué, il a subi le fait accompli, mais il s'en dédommage en remplaçant Hédouville par Brune, le vainqueur de Bergen, et en déclarant que Georges et par conséquent le Morbihan sont exceptés de cette prolongation de trêve. Quelle était la raison de cette exclusion ? Certainement l'hostilité constante des chefs morbihannais à la paix particulièrement prouvée par l'absence de Georges aux conférences de Candé, les réclamations incessantes des autorités républicaines et des patriotes, et enfin et surtout les débarquements, très rares cependant depuis le 9 décembre, mais dont la voix publique s'était ingéniée à augmenter le nombre et l'importance. Bonaparte voulait tout spécialement les prévenir et les empêcher, car il n'ignorait pas les promesses du comte d'Artois et du ministère anglais et il savait combien cet espoir de secours avait d'influence sur les décisions des chefs royalistes.
D'un autre côté, les débarquements ne pouvaient se faire que dans le pays de Georges, le Morbihan. L'occasion était excellente pour l'isoler, le battre séparément et en faire un exemple, d'autant plus qu'il pouvait croire l'armistice prolongé pour lui comme pour les autres et que son abstention de Candé semblait légitimer dette sorte de déclaration de guerre.
Ce fut le 14 jinvier qu'eut lieu cette réponse de Bonaparte au pacificateur, du chef orgueilleux et dominateur au général conciliant et habile. A cette date, un arrêté changeait le nom d'armée d'Angleterre en celui d'armée de l'Ouest et en confiait le commandement supérieur au général Brune qui venait d'être nommé conseiller d'Etat (Moniteur universel, Arrêtés du 24 nivôse). En même temps, le premier Consul, dans une lettre assez longue mais impérieuse et précise, donnait au nouveau général en chef des instructions détaillées. Il devait partir immédiatement, gagner aussitôt Angers, puis Nantes.
« Marchez dans le Morbihan où vous trouverez la 22ème et la 72ème. Dissipez les rassemblements de Georges. Là, emparez-vous de ses canons, de ses magasins de blé. (Il y en a une grande quantité sur le rivage qu'il vend aux Anglais). Enfin, commencez à faire sentir tout le poids et les horreurs de la guerre aux révoltés du Morbihan. Qu'au commencement de pluviôse, vous soyez assuré :
1° Que les navires anglais qui mouillent sur les côtes du Morbihan n'ont plus aucune communication avec Georges ;
2° Qu'ils voient du haut des mâts les drapeaux de la République disperser les brigands et détruire leur espérance.
Des raisons diplomatiques de la plus grande importance veulent que, dans les cinq premiers jours de pluviôse, les Anglais sachent que des troupes considérables poursuivent Georges, afin qu'ils en envoyent la nouvelle en Angleterre.
Demain le règlement pour l'organisation des pays hors la Constitution sera signé et vous sera envoyé par un courrier extraordinaire. Les départements d’Ille-et-Vilaine, de la Loire-Inférieure, des Côtes-du-Nord [Note : aujourd'hui Côtes-d'Armor], du Morbihan, seront mis hors de la Constitution ».
Il prescrit encore « des actes sévères envers les grandes communes pour les obliger à se garder et à protéger les petites. N'épargnez pas les communes qui se conduiraient mal. Brûlez quelques métairies et quelques gros villages dans le Morbihan et commencez à faire quelques exemples...
Quant au désarmement, après avoir détruit Georges, dissipé quelques rassemblements et fait quelque exemples, vous y procéderéz ... progressivement et avec le temps » [Note : Archives nationales. Carton AFIV 861 (nivôse, pièce 27)].
Deux jours après, le 16 janvier, paraissait l'arrêté qui mettait le Morbihan et les départements bretons, sauf le Finistère, hors la Constitution (Moniteur universel, 26 nivôse).
Brune était déjà en route ; il arrivait le 18 à Angers, à 4 heures du matin, et y vit Hédouville dorénavant réduit à être son chef d'état-major ou son premier lieutenant, car, au dire de Bonaparte, il « n'a ni assez d'énergie, ni assez d'habitude de diriger lui-même les opérations militaires pour commander en chef » [Note : Archives nationales. (Comme à l’avant-dernière note)]. Or, la pacification et peut-être le triomphe définitif du grand Consul devait être l'œuvre de cet homme si injustement dédaigné ! En attendant, celui-ci continuait son entreprise et restait préposé aux négociations. Le 20 janvier, Brune partait pour Nantes où il arrivait le jour même [Note : Archives nationales. Carton AFV 1590 (dossier I, pièce 1) Brune à Bonaparte, 30 nivôse].
Pendant que l'orage s'accumulait au dessus du Morbihan, le parti royaliste déjà si miné, si divisé, se séparait et s'effondrait par blocs entiers. L'abbé Bernier avait intrigué de toute sa force et l'influence de l'abbé pacificateur était très puissante auprès des chefs vendéens. Voyant la paix par ailleurs si profondément compromise, il eut l'adresse de les séparer des autres royalistes bretons, normands, manceaux et angevins, et, réunis à Montfaucon-sur-Moine (Maine-et-Loire, arrondissement de Cholet) le 18 janvier, ils décidèrent de se soumettre. Le surlendemain, par une lettre datée de Candé, Châtillon et d'Andigné suivaient leur exemple. La politique d'Hédouville avait porté ses fruits. Il ne restait plus que les intraitables ou, plus justement, les ennemis de la reddition, les anciens partisans de la résistance, ceux qui voulaient une attitude fière. Mais l'abandon partiel où ils se trouvaient déjà, l'abandon complet où ils se trouveraient sans aucun doute, faute d'entente, s'ils recommençaient la guerre, la certitude que le comte d'Artois ne reviendrait pas et surtout la recommandation, faite par les princes à leurs partisans, de ne pas se séparer, de lutter ou de conclure la paix ensemble, tout cela les obligeait à traiter à leur tour. Dès le 22 janvier Bourmont écrivait à Hédouville une lettre où il laissait pressentir sa soumission prochaine.
Quand Georges recevra la nouvelle des paix de Montfaucon et de Candé, il sera trop tard, la lutte sera engagée ; mais déjà, plusieurs jours auparavant, le parti royaliste morbihannais éprouvait des tiraillements. Beaucoup, soit disillusion, soit fatigue, partageaient, sans se l'avouer, les tendances communes à l'apaisement et à la paix ; quelques-uns, comme Guillemot, de Sol de Grisolles, et peut-être Saint-Régent et Debar, voulaient la guerre et lutter à toute force. On attendait un débarquement, plusieurs même ; on disposait de bandes vraiment considérables, mais aussi, on se doutait que d'Autichamp et Suzannet traiteraient sous peu ; le bruit en courait dès le 16 janvier et on disait déjà à ce moment que « l'esprit qui règne dans leur parti est bien mauvais » [Note : Bibl. nationale (nouvelles acquisitions. Vol. 1029). Lettre de Kainlis à Bourmont, du 16 janvier, citée par La Sicotière (Louis de Frotté), page 403, en note]. Cependant Georges, peut-être hésitant, mais poussé par ses lieutenants, hommes intraitables et des plus hostiles à la paix, n'envisageait que la guerre. L'énergie et même la violence dominaient au conseil, dans ce nombreux état-major des jours de prospérité qui entourait Cadoudal, où le comte Le Loreux, commissaire du Roi, très opposé à la pacification, avait voix prépondérante. Des sentiments semblables, des passions plus violentes encore faisaient agir certains chefs secondaires, les Rohu, les Kobbe, les Hervé, les Dubouays, les Bonaventure. Nous avons déjà vu leurs actes ; maintenant les traîtres, les espions, c'est-à-dire les agents officieux qui renseignent sur les mouvements et les faits et gestes des Chouans, sont traités avec toute la rigueur de la guerre civile. Un ancien membre du conseil royaliste du Morbihan, Jean-Pierre Le Mercier, dit de Grand-Champ, promenait sa trahison dans les campagnes à visage découvert. Depuis la pacification de 1796 et notamment depuis plusieurs mois, il était en relation suivie avec les généraux républicains, comme le prouve une lettre adressée au général Michaud le 7 juin 1799 ; il correspondait plus spécialement avec Gaillard, de l'administration centrale. Beaucoup de rapports anonymes transcrits par ce dernier lui doivent probablement leur origine. Un de ces jours-là, Le Mercier était « au bourg de Grand-Champ, » dit Rohu dans ses Mémoires, « où se tenant sur la voie publique il nous comptait et il écrivit aussitôt au général commandant à Vannes que Rohu avait passé là avec environ mille hommes ». Ce général, c'est-à-dire Harty, militaire du reste généreux et loyal, pour convaincre Georges qu'il fallait traiter, lui transmit, dans ce mois de janvier 1800, cette lettre de l'ancien membre du conseil et il y ajoutait à peu près ceci : « Tout le monde vous abandonne, il faut vous rendre ». Le chef royaliste ne l'entendait pas ainsi, mais il fit saisir Le Mercier et une femme nommée Legoff qui lui servait d'intermédiaire pour ses espionnages, et il les fit fusiller tous les deux [Note : Georges Cadoudal et la Chouannerie, chap. XV, pages 218, 219, et pièce justificative n° 65, p. 436 (archives de Kerléanno)].
Désormais, comme nous l'avons vu, il n'y avait plus de chances d'accommodement ; on se préparait à la guerre ; ces diverses exécutions prouvaient qu'on ne cherchait plus guère à se ménager. On le sentait de part et d'autre et on commença à s'occuper de fortifier Vannes d'une façon sérieuse pour mettre ce chef-lieu à l'abri des entreprises des Royalistes. Certaines autorités voulaient couper les arbres de la Garenne et installer deux canons sur la tour du Connétable qui servait de prison militaire [Note : Archives du Morbihan L. Registre 146. (Lettres à l'Administration municipale de Vannes, 20 nivôse, et à Harty, 21 nivôse)]. Mais les administrations civiles intéressées, celle du département et celle de Vannes, semblaient peu disposées à permettre cet acte de vandalisme ; elles s'opposaient même à ce que l'on construisit une barraque pour les vigies sur le haut de la tour de l'Ecole Centrale. Bref, Laumailler fut désigné pour conférer avec les ingénieurs militaires. Ces travaux pressaient, car le bruit courait que les hostilités reprendraient le 15 janvier, comme du reste l'entendait Bonaparte. La veille, les débarquements, qui depuis le 9 décembre s'étaient entièrement ou presque entièrement arrêtés, avaient de nouveau recommencé. Rien ne se passa pourtant le 15 du côté des Chouans, mais le général Duthil, désigné pour commander à Belle-Ile à la place du général Guillot destiné aux Côtes-du-Nord (aujourd'hui Côtes-d'Armor), faillit dans la journée être pris par les Anglais et même, pendant quelques heures, le bruit courut qu'il était tombé en leur pouvoir. La vérité pourtant ne tarda pas à être rétablie et on sut qu’il avait échappé, mais à grand'peine, dans un canot et que l'embarcation principale où il se trouvait d'abord était tombée entre les mains des ennemis avec tous ses effets [Note : Idem. (Au chef d'état-major de l'armée d'Angleterre, à Rennes, 26 nivôse) et passim et Extrait du journal d'ordre et de correspondance, Archives nationale. Carton AFIV 1590 (Dossier. III, pièce 39.)]. Le voyage si peu heureux du général Duthil ne fut q'un épisode des mouvements d'officiers généraux et de troupes qui eurent lieu vers ce milieu de janvier. Le général Taponnier ayant été déplacé, on confia l'intérim au général Lespinasse, lieutenant d'Hédouville à Rennes ; mais ce commandement provisoire ne dura pas longtemps car le général La Barollière était à la tête de la 13ème division dès le 18. Au général La Barollière comme au général Lespinasse, l'administration départementale fait de nombreux rapports et accuse l'incapacité du général Harty qui, malgré son patriotisme et sa bonne volonté, n'a la confiance ni du soldat, ni de l'habitant. S’il reste, le département sera sacrifié. Ses vœux devaient être exaucés, mais plus tard, et ce général de brigade retiré de Vannes ; on parlait en effet de mettre d’Houdetot à la tété de la subdivision du Morbihan et d'envoyer Harty commander derrière les fortifications de Lorient. Cependant il ne quittera son ancien poste que dans les derniers jours du mois de janvier. (Archives du Morbihan, Registre 146, passim).
En même temps, des troupes arrivaient continuellement au chef-lieu et on en attendait d'autres ; celles de l'armée de Hollande étaient en route pour venir les renforcer. Nous avons vu la 22ème demi-brigade finir par y arriver, malgré les obstacles que lui avaient dressés les chouans de De Sol de Grisolles ; on annonçait aussi l'arrivée de la 60ème et de la 54ème ; au total deux régiments s'y trouvaient déjà et on comptait en plus sur deux ou trois autres. A vrai dire les patriotes se plaignent que, s'il en vient souvent, il en part aussi quelquefois ; mais, dans leur peur des royalistes, ils ne se trouvent jamais trop gardés. Le lieutenant de vaisseau Duclos était parti le 29 ou le 30 décembre conduire 160 hommes d'infanterie à Belle-Ile, de là il devait revenir à Lorient ; l'administration avait immédiatement écrit au contre-amiral Nielly pour le redemander quand il aurait fini son voyage. Malgré ses recommandations, Duclos n'était pas encore de retour dans la dernière semaine de janvier ; c’était un enseigne de vaisseau nommé Reynaud qui commandait la station navale du Morbihan par intérim. Mais, plus les troupes étaient nombreuses et plus le soin de les nourrir était pressant. Les Royalistes accumulaient les blés de toutes les campagnes, soit systématiquement pour enlever aux villes leurs ressources et les mettre à leur merci, soit pour échanger avec les Anglais contre les munitions de guerre ; souvent aussi, maîtres des campagnes, ils empêchaient l’approvisionnement des marchés. Le gouvernement central n'était pas lui-même sans se préoccuper de l'accaparement des grains qui pouvait amener la famine ; mais à ce mal il n'y avait d'autre remède qu'un mal plus terrible encore, la guerre (Archives du Morbihan. Registre 146, passim.).
Les Chouans plus que jamais se renforçaient par de grandes levées de jeunes gens et par un flot continuel de déserteurs ; le 12 janvier, la compagnie franche de Josselin les rejoignait en masse [Note : Archives du Morbihan. Lettre à La Barollière, du 28 nivôse (d'après une lettre de l'administration de Josselin, du 22)]. Ils agissaient déjà comme s'ils étaient les maîtres définitifs de la contrée, organisant le pays au nom de Louis VIII, rétablissant l'usage du vieux calendrier, changeant par conséquent les jours que le département avait fixés pour les marches et revenant à l'ancien système. A Mauron, le 7 janvier, les Chouans les avaient remis aux vendredis, jour où ils avaient toujours eu lieu avant les innovations révolutionnaires (Archives du Morbihan. Lettre à Harty, 28 nivôse). Ces actes de souveraineté semblent avoir particulièrement indigné l'administration départementale ; ils lui font proférer les plus vives injures contre « les brigands. Oui, c'est le seul nom qu'ils méritent, ces pudents et audacieux coquins ! » (Archives du Morbihan. Lettre à La Barollière, 28 nivôse) dit-elle. Ce grief cependant eût dû paraître minime auprès de beaucoup d'autres. Ainsi l'agent d'une commune avait refusé, malgré les injonctions des Royalistes, d'annoncer que la République était perdue, et cette désobéissance lui avait valu douze coups de bâton et douze coups de plat de sabre (Archives du Morbihan. Lettre à Harty, 28 nivôse). Mais il faut dire que l'assemblée départementale n'a plus son sang-froid en ces jours-là ; ses membres ne sont plus des magistrats, ce sont plutôt des soldats qui, de leur camp, écoutent et recueillent avec anxiété et intérêt tous les bruits venus des lignes ennemies. Leur vieille haine et leur antique crainte des chouans se sont réveillées depuis plusieurs mois ; interrogeant l'espace, s'emparant de toutes les rumeurs qui vont circulant dans l'air, ils les analysent, ils s'en repaissent et s'en font l'écho dans leur correspondance, Ils savent déja qu'il y a eu d'assez importants débarquements les 14 et 15 janvier ; bientôt ils en attendent un nouveau car ils ne tardent pas à apprendre que 15 vaisseaux de guerre anglais ont encore paru le 18 dans la baie de Quiberon et qu'ils y ont même brûlé un navire français [Note : A l’Administration de Pontivy, 29 nivôse, et à celle de Lorient même date. — et passim]. Ils ne savent cependant pas que dans la pensée de Bonaparte la guerre est virtuellement recommencée le 15 ; ils croient toujours que l’ouverture des hostilités a été remise au 21, pour le Morbihan comme pour tout l'Ouest. D'ailleurs, il en fut effectivement ainsi. Dans ces époques de troubles, lorsque tous les services sont interrompus, ceux des courriers et des voitures publiques plus que les autres, les nouvelles les moins fondées peuvent tromper un moment les hommes les plus sérieux. Cependant, comme la haine rend particulièrement clairvoyant, les patriotes se rendent bien exactement compte du mauvais coup qu'ont porté à la cause royaliste, d'un côté les divisions des chefs, de l'autre la restauration du culte, la réouverture des églises et les autres mesures réparatrices.
Néanmoins ils vivent dans une profonde inquiétude qui ne manque pas de fondements. Le parti royaliste du Morbihan a été rarement aussi puissant et aussi bien organisé. Au point de vue civil, les autorités administratives et judiciaires ont été maintenues, mais avec la contrainte formelle d'obéir aux chefs militaires des Chouans qui ne reculent pas devant la nécessité de faire des exemples. « Ils ont fait des rôles de contribution pour toutes les communes rurales ; ils perçoivent la dîme et le produit des domaines nationaux ;... ils obligent aussi les propriétaires de leur fournir des uniformes conformes aux échantillons qu'ils joignent aux sommations » [Note : Archives nationales. Carton AFIV 1590. (Pièces 14-15, dossier II)]. Plus souvent cependant ils les faisaient exécuter eux-mêmes et aux frais de l'armée par les tailleurs de la campagne. Au point de vue militaire, les compagnies sont au complet ; chacune est formée avec tous les jeunes gens d'une ou de plusieurs paroisses en état de porter les armes ; leurs noms ont été inscrits sur des contrôles et chaque soir on en fait l'appel. Au fond, sans doute, rien n'est changé à l’organisation antérieure ; on l’a seulement perfectionnée sur plusieurs points : concentration plus dense, régularité plus stricte, discipline plus sévère. Il existe même certaines fractions, probablement les compagnies de chasseurs et de grenadiers « formées », dit injustement Hédouville, « d'hommes dont le seul objet est de piller » qui restent toujours rassemblées et qui ont des uniformes (Archives nationales. Carton AFIV 1590). Ce sont, il est vrai, avec les plus braves et les plus convaincus, les soldats quelquefois les plus aventuriers et les plus portés au brigandage. La compagnie de chasseurs de Guillemot comprenait 105 hommes avec Jean Le Crom, du Roc en Guénin, surnommé Bon-Ami, comme capitaine, Alexis Le Louër, de Baud, comme lieutenant, et un jeune homme de Remungol comme sous-lieutenant [Note : Mémoires d’Alexis Le Louër]. Les légions, outre leurs numéros, commencent à prendre des couleurs distinctives ; celle de d'Ancourt, la 8ème arbore le vert [Note : Archives du Morbihan. Reg. 146. (Lettre du 29 pluviôse à Brune)]. — Guillemot commande toujours la 1ère, Rohu est définitivement à la tête de la 2ème, Vincent Hervé de la 3ème l'indépendant De Sol de la 4ème, Debar de la 7ème. Mercier est régulièrement général en chef de l'arrondissement de Saint-Brieuc, mais son autorité y est contestée par un personnage important de la région, Legri-Duval, qui prétend à ce titre. Malgré cela, une ligne ininterrompue de postes royalistes, échelonnés sur les limites des Côtes-du-Nord (aujourd'hui Côtes-d'Armor) et du Morbihan, permet aux Chouans de se transmettre les nouvelles et de se réunir avec une grande promptitude [Note : Moniteur Universel du 16 frimaire. (Lettre de Port-Brieuc, du 7 frimaire)].
Ce qui prouve encore le travail sérieux de régularisation des insurgés à cette époque, c'est l'existence de leurs registres et feuilles de comptabilité s'étendant depuis le 18 décembre 1799 jusqu'au 22 février 1800 (Archives nationales. Carton F7 6230). Tout y figure, même les dépenses d'hôpital. Ainsi que l'abbé Denis, l'abbé Guillo en dirige un. De même, avec Saint-Hubert figurent les noms des chirurgiens Pollert, Dufau et Lhôtellier. Parmi les combattants, outre les noms déjà connus, on y trouve ceux d'Élie, de Brise-Bataille, de Sans-Quartier, de Nestor, de Jean-Bart, de Pépin, de Berthelot. Ce dernier, nouvellement sorti de prison, paraît s'occuper plus particulièrement de la cavalerie avec un individu nommé Roussel. Beaucoup de chevaux et d'effets de harnachement ont été envoyés de Rennes par les soins d'un M. La..... (probablement Lacarrière, l'ingénieur de Port-Louis, ancien député fructidorisé) et d'un Du Chatellier. C'était alors Roger, surnommé Loiseau, originaire de Toul (Lorraine), qui la commandait. Il avait servi dans les troupes d'émigrés, puis en Bretagne sous les ordres de Puisaye ; son frère venait d'être tué à la tête de la division de Mordelles. L'artillerie se composait des deux canons de 4 pris à Sarzeau, confiés à Rohu, de deux autres de 6 ou de 8 gardés par Guillemot et d'un obusier, ces trois dernières pièces débarquées à Penlan [Note : Un obusier avait été envoyé à Bourmont avec des canons, des affûts et de la poudre ; Georges l'affirma plus tard au général Brune. En effet, le 26 nivôse on signala le passage de ces pièces et de ces munitions dans la commune de Carentoir. (Archives du Morbihan, Reg. 146. — (Lettre du 26 nivôse au chef d'état-major de l'armée d'Angleterre)]. Il ne faut mentionner que pour mémoire les canons ou pierriers en fer enlevés à Redon et appartenant à la légion de De Sol. En somme, ce serice occupe une place assez notable dans les dépenses. Elles sont ordonnancées par un Robiliard et surtout un de Vassal. Ce dernier était probablement un émigré, peut-être un des quatre officiers d'artillerie qui débarquèrent dans le Morbihan vers cette époque et que le comte d'Artois annonçait et recommandait à Georges dans sa lettre du 25 décembre. Parmi eux le baron de Lyons était « le plus ancien et par conséquent le chef de ses camarades. C'est un officier très-distingué dans son corps », disait le prince [Note : Georges Cadoudal et la Chouannerie. Pièce justificative n° 64 (Lettre de Monsieur à Georges, du 25 décembre). Archives de Kerléano]. Le comte Le Loreux, à qui ils étaient pour ainsi dire confiés, les appuyait chaudement tous, mais particulièrement de Lyons et un nommé Féroux [Note : Archives particulières de Mme Hamonno à Rennes (Papiers trouvés sous le toit d'une vieille maison à Portrieux). Lettre du Cte Le Loreux à Mercier]. Mais ces deux principaux officiers ne figurent pas dans la comptabilité de Georges. On n'y voit point non plus paraître le comte de Goyon-Beaucorps qui rejoignit l'armée morbihannaise dès les premiers jours de décembre, avec la recomandation spéciale du duc de Bourbon [Note : Georges Cadoudal et la Chouannerie. Pièce justificative n° 58. (Lettre du duc de Bourbon à Cadoudal, du 29 novembre). Archives de Kerléano]. Tous figuraient, sans doute, dans l'état-major où les émigrés nouveau-venus préféraient généralement servir, ne se souciant pas d'être affectés à des compagnies. Aussi était-il des plus nombreux et constituait-il plutôt un organe d'apparat qu'un rouage essentiel. Viennent les jours malheureux et il sera réduit à rien, à quelques fugitifs ; vienne au contraire la victoire et il s'augmentera encore.
L'armée royaliste entière
lui ressemblait en ce point ; elle atteignait un chiffre très élevé, trente mille
hommes dans le Morbihan pour le moins, et on ne désespérait pas d'y arriver à
cinquante ou soixante mille : même, en adjoignant les Côtes-du-Nord (aujourd'hui
Côtes-d'Armor) et tous les
cantons royalistes relevant de Cadoudal dans le Finistère et la
Loire-Inférieure, il ne paraissait pas impossible de lever cent mille
cultivateurs [Note : Archives du Morbihan. Reg. 146. Lettres aux Ministres
de la police et de la guerre, 16 frimaire.) — Propos d'un amiral anglais d'après
Brune. (Lettre à Bonaparte, du 16 pluviôse). [Archives nationales. Carton AFIV
1590. Dossier I, pièce 19]]. Quel qu'ait été son chiffre réel, évidemment très variable d'un
moment à l'autre, les dépenses pour l'entretien et l'armement de cette force
montèrent, du 18 décembre 1799 au 22 février 1800, à cent quatre-vingt-quatre
mille livres, non compris un hiatus de quinze jours, du 23 janvier au 6 février
(Archives nationales. Carton F7 6230). Malheureusement, la cohésion laissait à désirer dans cette armée ; chez un
grand nombre de cultivateurs qui y avaient été enrôlés, l'amour de la paix et de
la tranquillité régnaient sans partage ; les mobiles de la religion, de
l'intérêt, de l'aversion, si forts trois mois auparavant, n'existaient plus. On
se demandait pourquoi combattre un gouvernement qui rappelait les prêtres, qui
mettait fin aux proscriptions et qui promettait aux insurgés redevenus paisibles
l'amnistie, la loi commune et même des avantages. De plus, il était redoutable
et semblait excessivement à craindre pour ses ennemis. En somme : d'un côté,
menaces terribles qui seraient exécutées, on n'en doutait pas, promesses qui le
seraient également, l'expérience de deux mois le prouvait, exemple des
départements voisins qui se rendaient ; de l'autre, un but éloigné et mal défini
et un espoir de plus en plus vacillant d'y atteindre. D'après ces dispositions,
il était clair qu'un rien ressemblant à un échec saperait et lézarderait cette
masse formidable, et qu'une défaite la dissoudrait et la réduirait à peu de
chose.
(Emile SAGERET).
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