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Félicité Robert DE LA MENNAIS |
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La Mennais ou Lamennais Félicité (1782-1854). Ecrivain français et prêtre. Il fut député à l'Assemblée Constituante en 1848 et en 1849. Hugues-Félicité-Robert de la Mennais naquit à Saint-Malo, le 19 juin 1782. Il est ordonné prêtre en 1816. Il décède à Paris en 1854. Philosophe
chrétien, Lamennais peut être considéré comme le précurseur du
catholicisme libéral, du catholicisme social. Note : Jean Marie de la Mennais (1780-1860), prêtre français, est le frère aîné de Félicité. Il fonda la congrégation des Frères de l'Instruction Chrétienne dits "de Ploërmel".
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I - LA FAMILLE
Hugues-Félicité-Robert de la Mennais (ou Lamennais) naquit à Saint-Malo, le 19 juin 1782, treize ans après Châteaubriand dans la même rue des Juifs et presque dans la même maison. Son père, Pierre-Louis-Robert de La Mennais était armateur.
Félicité, qu'on appela par abréviation Féli, apportait dans l'existence des inclinations fâcheuses. Sa constitution, d'une débilité extrême, le prédisposait à une irritabilité nerveuse dont les accès mirent plusieurs fois ses jours en péril. Une sorte de fièvre continue le minait sourdement. Il souffrait aussi beaucoup de l'estomac. De là cette humeur chagrine et fantasque, ce besoin d'activité, cet instinct batailleur qui le caractérise de bonne heure.
A pareille nature, il eût fallu jusque bien avant dans la vie les tendresses et les caresses d'une mère. Mme de la Mennais, née Gratienne Lorin, était douce et pieuse. Avec sa haute raison mêlée d'un grain de mysticisme, elle eût sans doute exercé sur l'âme de son enfant une merveilleuse influence. Malheureusement, elle entra dans son éternité avant que Féli fût sorti de sa cinquième année.
Carlyle assure qu'il y a quelque chose de sauvage chez tous les grands hommes. La conduite du jeune de la Mennais n'est pas pour contredire cette opinion. Son oncle, Robert des Saudrais, quelque peu frotté de littérature et de philosophie, s'était chargé de l'élever à sa guise. Il passait avec lui une grande partie de son temps à la Chênaie, une maison de campagne des plus paisibles, sur la lisière de la forêt de, Coëtquen, à six kilomètres de Dinan. Mais le jeune Féli, réfractaire à toute espèce de discipline et d'étude, profitait de la moindre occasion pour enjamber le clos et courir les champs. L'oncle s'indignait, envoyait à la recherche du neveu, le morigénait d'importance et, finalement, le consignait dans sa bibliothèque.
Ainsi emprisonné, l'indisciplinable écolier s'ennuyait à mourir. Un jour pourtant, faute de mieux, l'idée lui vint de jeter les yeux sur ces livres avec lesquels on voulait qu'il liât connaissance bon gré mal gré. Il alla droit aux écrivains de l'époque les feuilleta, les parcourut, puis les lut avec curiosité, et les relut avec passion. L'oeuvre de Rousseau ne manqua pas d'avoir ses préférences. Avec ses paradoxes, sa sentimentalité maladive, son imagination immodérée, le philosophe de Genève devait plaire à La Mennais enfant. L'influence qu'il exerça sur lui fut profonde et durable.
Sur ces entrefaites, la Révolution éclata. Elle amena tout d'abord la ruine de Pierre de la Mennais. Mais tant qu'il resta du pain à la maison, le chrétien armateur eut le courage d'appeler un prêtre proscrit à le partager avec ses enfants. Chez cet hôte héroïque, l'abbé Vielle, un vaillant comme il y en eut beaucoup alors, célébra maintes fois les saints mystères à la faveur des ténèbres. Il était assisté de Féli et de son frère Jean-Marie, de deux ans plus âgé, en qui se manifestaient clairement les signes d'une vocation sacerdotale. Les enfants recevaient à genoux la bénédiction du persécuté et se retiraient songeurs. Mais les tristes lectures de Féli le reprenaient vite tout entier.
Il fut question de le préparer à la Première Communion. L'abbé Vielle s'y employa de son mieux. Peine inutile : Féli, retranché dans l'arsenal de ses mauvais souvenirs, déchargeait à bout portant sur le prêtre toutes les armes que les encyclopédistes avaient imaginées contre le christianisme. « Décidément, il faut attendre », dit le confesseur de la foi. On attendit de longues années. Cependant, à force de douceur et de tendresse, Jean-Marie exerçait sur le coeur de son frère un bienfaisant empire. Peu à peu, la lumière se faisait dans l'esprit de Féli.
Un ancien interne des hôpitaux de Paris, Gabriel Bruté de Rémur, qui, plus tard, deviendra missionnaire et évêque de. Vincennes, aux Etats-Unis, l'aidait de ses charitables conseils. Surtout, il lui prêchait d'exemple. Féli finit par se déclarer vaincu et demanda à s'approcher de la Sainte-Table. Il avait alors vingt-deux ans.
Sa vie à la Chênaie était fort active. Il se livrait avec une égale ardeur aux exercices physiques gymnastique, escrime, natation, équitation, et à l'étude approfondie des lettres et des sciences. Surtout, il aimait la musique qui avait le secret de calmer ses plus noires mélancolies.
Cependant, Jean-Marie, devenu prêtre, venait de fonder un collège à Saint-Malo. Il y attira Féli et lui confia une chaire de mathématiques. Mais les deux frères ne tardèrent pas à s'apercevoir que cette situation leur rendait l'étude toujours difficile et quelquefois impossible. Leur santé, d'ailleurs, à tous deux, était mauvaise. D'un commun accord, ils retournèrent à la Chênaie vers les premiers jours de 1807.
C'est vers la question religieuse qu'ils orientèrent leurs études. A leur sens, la religion courait en France un grave danger. Napoléon prenait à son compte l'affirmation de Portalis : « La puissance publique n'est rien si elle n'est tout ; les ministres de la religion ne doivent point avoir la prétention de la limiter ». De là, les Articles organiques qui faussaient visiblement le sens du Concordat et mettaient les évêques dans la main de l'empereur.
Les frères de la Mennais signalèrent bravement le péril dans les Réflexions sur l'état de l'Eglise en France pendant le XVIIIème siècle et sur sa situation actuelle, qui parurent en 1808. Cet opuscule, d'une centaine de pages, était gros de sages réflexions et de conseils utiles. Les auteurs faisaient toucher du doigt les blessures dont souffrait l'Eglise de France depuis la Réforme. Ils montraient l'action corrosive exercée par Luther et Calvin, Jansénius et Bayle, Law et le Régent, Voltaire et Rousseau, Diderot et l'Encyclopédie. Comment redonner un peu d'esprit chrétien à cette malheureuse société française tombée si bas ? Les deux La Mennais l'indiquaient en détail. Ils préconisaient les missions paroissiales, l'enseignement à tous les degrés donné par des congrégations religieuses, une formation intellectuelle et morale aussi sérieuse que possible pour les jeunes prêtres dans les Séminaires, des retraites ecclésiastiques fréquentes et obligatoires, des conférences cantonales sous la présidence du doyen, de libres communautés de prêtres dans les paroisses, la tenue régulière des synodes diocésains, enfin, le rétablissement des anciens conciles provinciaux interdits à tort par les Articles organiques « car , disait la brochure, ces assemblées ne sauraient inspirer de défiance raisonnable à un prince qui n'aurait pas le secret dessein d'envahir l'autorité spirituelle ».
Le trait portait juste, Napoléon s'indigna et le livre fut supprimé.
II - LES ETAPES DU SACERDOCE
En travaillant aux Réflexions sur l'état de l'Eglise, Féli avait compris toute la joie qu'on éprouve à défendre de justes causes et à se faire parmi les hommes le porte-voix de la vérité. Il songea à demander pour ces luttes glorieuses une consécration qui lui manquait. Par le travail, par la prière, par des souffrances chrétiennement supportées, il avait atteint ces premiers sommets de la vertu où les vains bruits du monde et les fausses opinions des hommes commencent à moins troubler notre raison. Il regarda vers le sacerdoce et, la main dans la main de son frère, s'achemina vers l'autel. C'est en 1809, à l'âge de vingt-sept ans, qu'il en franchit les premiers degrés en recevant, à Rennes, la tonsure, puis à peu d'intervalle les Ordres mineurs, des mains de Mgr Enoch.
La Mennais accomplit cette grave démarche avec tous les pieux sentiments qu'elle comportait. Malheureusement, son extrême ferveur des premiers jours fut suivie d'une période d'affaissement. Il faut lire ses lettres de cette époque pour comprendre à quelles idées noires son tempérament le vouait. « Sécheresse, amertume, paix crucifiante », puis, bientôt, « apathie stupide et amère », voilà, dit-il, tout ce qu'il trouve dans son pauvre coeur. Dès lors, ajoute-t-il, « rien de mieux à faire que de se coucher comme Ulysse au fond de sa petite nacelle, la laissant errer au gré des flots et attendant en paix le moment où ils se refermeront sur elle pour jamais ».
Ainsi, le mal des René et des Werther l'avait mordu très profondément. Le travail seul lui offrait un refuge contre son ennui. Il en usa et publia une traduction du Guide spirituel de Louis de Blois dont la préface, « aussi parfaite que tout ce que l'auteur a écrit plus tard, respire, au jugement de Sainte-Beuve, un parfum de grâce céleste ». Mais la blessure ne se fermait toujours pas. « Condition de l'homme : inconstance, ennui, inquiétude », a dit Pascal. La Mennais l'éprouvait plus durement que personne.
Heureusement, les recherches nécessitées par la Tradition de l'institution des évêques lui procurèrent quelque diversion. Cet ouvrage, qu'il préparait en collaboration avec son frère, était déjà fort avancé lorsque Napoléon convoqua le concile de 1811, avec l'intention bien arrêtée de se passer du pape alors prisonnier à Savone. Les auteurs se hâtèrent de mettre la dernière main à leur travail ; mais quelque diligence qu'ils apportassent, le livre ne parut que trois ans plus tard.
C'était un ouvrage fort sérieux, méthodiquement composé, écrit avec autorité et, chose plus extraordinaire, avec mesure. Certaines grandes idées, qu'une partie du clergé de France avait eu le tort de désapprendre, y étaient remises en plein relief. Les auteurs rendaient à bon droit le jansénisme responsable de la Déclaration gallicane de 1682 et même de la Constitution civile du clergé. Prenez garde à cette perfide hérésie, disaient-ils en substance : elle a déjà presque complètement détaché l'Eglise de France du tronc romain. Or, ce tronc est le vrai cep de la vigne chrétienne. En lui seul résident la sève et la vie évangéliques. L'Eglise dite gallicane est fille du jansénisme, qui, lui-même, procède en droite ligne du Père du mensonge.
On ne pouvait mieux raisonner sans doute. Et, toutefois, étant donné l'intérêt qu'avaient plusieurs à repousser cet enseignement, La Mennais s'attendait à le voir combattu. Il n'en fut rien. L'Empire qui croulait, à cet instant précis, avec un épouvantable fracas, appelait l'attention publique sur d'autres redoutables problèmes.
Féli de la Mennais se trouvait à Paris où le retenait la correction des épreuves de son travail. La capitale exerçait sur lui son ordinaire fascination. Il y avait fait, tout enfant, un court séjour et avait paru frappé de la puissance qu'exerce la presse sur l'opinion. Son rêve, maintenant, était de fonder un grand journal qui porterait la question sociale sur le terrain religieux et se chargerait d'aiguillonner l'indifférence universelle. Il était poussé dans cette voie par un de ses nouveaux amis, Paul Teysseyre, ancien élève et ancien répétiteur à l'Ecole polytechnique, lequel, devenu prêtre et prêtre d'élite, exerçait à cette époque sur le jeune clergé parisien une influence considérable.
Mais, avant de rien entreprendre, Féli désirait attirer auprès de lui sa providence visible, le saint abbé Jean-Marie, alors vicaire-général de Saint-Brieuc. « J'ai besoin de quelqu'un qui me dirige, qui me soutienne, lui écrivait-il, de quelqu'un qui me connaisse et à qui je puisse dire absolument tout. A cela est peut-être attaché mon salut ».
En attendant une réponse, La Mennais publiait contre l'Université un pamphlet d'une virulence extraordinaire. Il l'accusait de détruire l'esprit de famille, de donner à l'enfant le goût de la vie de caserne et surtout de se vouer à « l'enseignement public de la débauche et de l'athéisme ». Il la déclarait « de toutes les institutions de Bonaparte, la plus effrayante pour l'homme qui réfléchit ».
Cette brochure était à peine publiée que Napoléon, désertant l'île d'Elbe, reparaissait en France et était assez heureux pour reconquérir sa couronne. La Mennais ne se sentit plus en sûreté à Paris. Il se hâta de partir pour Saint-Malo, d'où il gagna Guernesey, pour s'enfuir ensuite à Londres avec la pensée de s'exiler prochainement aux colonies.
Mais un tel voyage demandait beaucoup d'argent et notre émigré était fort pauvre. Plus d'une fois, son extérieur misérable le fit éconduire. Il n'avait rien non plus dans sa personne ou dans ses manières qui lui conciliât les sympathies. Lady Jerninghan, soeur de lord Stafford, à qui on l'avait recommandé, s'écria, dit-on, à la suite d'une première entrevue : « Décidément, il a l'air trop bête ! ». Maurice de Guérin écrira plus tard : « Le grand homme est petit, grêle, pâle, yeux gris, tête oblongue, gros nez et long, le front profondément sillonné de rides qui descendent entre les deux sourcils jusqu'à l'origine du nez ». Il était avec cela d'une timidité de petit campagnard, osant à peine se présenter et « ne pouvant ni parler ni chanter en public », dit Charles Sainte-Foi.
L'abbé Carron, originaire de Rennes, tira de la misère Féli de la Mennais. Cet excellent prêtre avait fondé à Kensington une institution pour les enfants d'émigrés pauvres. Féli y remplit pendant sept mois les humbles fonctions de maître d'étude. Du fond de son exil, il tournait sans cesse les yeux vers la terre natale. « Je ne saurais songer à la France sans une tristesse profonde, écrivait-il, et pourtant, je ne fais autre chose du soir au matin ».
Au milieu de ses patriotiques angoisses, toutefois, une grande joie lui fut donnée. A force de logique et de tendresse, il amena au catholicisme un jeune anglican, Henry Moorman, qui le tenait en haute estime. Ce rôle de convertisseur lui fut salutaire à lui même. Obligé d'exposer à son ami l'enchaînement des vérités religieuses, il en vint à déduire l'un de l'autre les principaux dogmes catholiques avec une inflexible logique. En retour de son zèle, d'ailleurs, Dieu devait lui donner des grâces et des lumières de choix. Enfin, l'abbé Carron était là : « Il m'aime comme un fils, disait Féli, je l'aime comme un père, comme un ami, comme l'instrument des desseins de Dieu sur moi ».
Ainsi que l'abbé Jean-Marie, l'abbé Carron crut à la vocation de son ami : « L'Eglise aura ce qui lui appartient », écrivait-il, et il dirigea hardiment le jeune homme vers le sacerdoce.
Au mois de novembre 1815, La Mennais était de retour à Paris avec le désir bien arrêté d'arriver prochainement à la prêtrise. L'abbé Teysseyre l'accueillit, l'encouragea et le mit aussitôt à l'étude de la théologie. La Mennais ne sut malheureusement pas s'y attarder. Impatient d'être à Dieu tout entier, il se présenta à Saint-Sulpice pour la retraite d'ordination et reçut le sous-diaconat le 21 décembre de la même année.
Il semble bien que ses dispositions fussent excellentes. S'il avoue n'avoir pas fait le pas décisif sans qu'il lui en coûtât extrêmement, nous n'avons pas lieu de nous en beaucoup étonner. Pour quelques âmes d'élite, favorisées de grâces spéciales, les plus absolus renoncements ont des douceurs infinies. Mais le plus grand nombre ne s'immole point sans douleur. Telle est, en effet, la loi de la chair qu'elle ne peut que crier et saigner sous le couteau du sacrifice.
En fait, La Mennais allait librement au sacerdoce. Et la preuve qu'il se sentait dans sa voie, c'est qu'au lendemain du sous-diaconat, il songeait à rendre ses obligations plus étroites encore en s'enrôlant dans la Compagnie de Jésus. On peut se demander si ce n'était pas là précisément sa vraie vocation. La discipline inflexible qui a toujours fait la force de cette avant-garde évangélique, une surveillance de tous les instants, des conseils donnés avec autant de fermeté que de tendresse et appuyés de solides exemples, c'est bien ce qu'il eût fallu à cette âme vraiment extraordinaire. Hélas ! la perspective d'une année de noviciat suffit à le retenir dans le monde.
C'est à Saint-Brieuc, au mois de février 1816, que La Mennais reçut le diaconat. Il fut ordonné prêtre à Vannes, le 9 mars suivant, dans la trente-quatrième année de son âge.
Jamais peut-être il ne se fût résolu à cette suprême démarche sans les instances affectueuses de son frère et de l'abbé Carron. L'ennui, en effet, était revenu, puis la sécheresse, le désenchantement et enfin des scrupules étranges et une tristesse mortelle.
Là-dessus, on a parlé de vocation surprise ; on a accusé l'entourage de La Mennais de fanatisme aveugle ou tout au moins de zèle indiscret ; c'étaient pourtant des hommes de doctrine et de prudence que les abbés Jean-Marie, Vielle, Bruté, Carron, Teysseyre. Ils durent bien réfléchir et bien prier avant de se prononcer en un pareil sujet. La Mennais lui-même n'était plus un enfant. Il écrivait à cette époque le premier volume, le plus beau, de l'Essai sur l'indifférence. Qu'il fût né, comme l'assure E. Spuller, « avec un esprit plus puissant que juste, avec une imagination rebelle, dans son extraordinaire essor, à toute règle comme à toute contrainte, avec un tempérament débile et porté à cette noire mélancolie qui accompagne presque toujours une santé chancelante, avec une prédisposition marquée à la tristesse, à la misanthropie, à l'amer dégoût des hommes et des choses » ; je le veux bien. Mais depuis quand la grâce est-elle impuissante à corriger la nature ? D'autres aussi ont « embrassé et suivi la croix toute nue », qui, plus tard, se sont dressés dans l'Eglise de Dieu ainsi que des colonnes de vérité et de vertu.
Il est vrai qu'il écrivait à son frère quelques mois plus tard : « Je ne suis et ne puis qu'être désormais extraordinairement malheureux ..... tout ce qui me reste à faire est de m'arranger de mon mieux, et, s'il se peut, de m'endormir au pied du poteau où l'on a rivé ma chaîne ». Mais il y a tout lieu de croire que ce billet fut tracé dans une de ces heures de crise où La Mennais ne s'appartenait plus. Si l'on met en regard de ces lignes des pages aussi profondément sacerdotales que les Réflexions sur l'Imitation de Jésus-Christ, si l'on veut songer surtout que, pendant dix-sept longues années, à compter de cette date, La Mennais demeura un bon prêtre, on conclura qu'il s'est calomnié véritablement et que les terribles orages d'une incurable mélancolie furent longtemps sans emporter sa très réelle vocation.
III - L' « ESSAI SUR L'INDIFFERENCE »
« Il y avait soixante-seize ans qu'aucun prêtre catholique n'avait obtenu en France le renom d'écrivain et d'homme supérieur, lorsque apparut M. de la Mennais ». C'est en ces termes que Lacordaire annonce la publication de l'Essai sur l'indifférence. Il est certain, en effet, qu'un La Mennais jusqu'alors inconnu — le vrai La Mennais — se révélait dans cette oeuvre extraordinaire, dont le premier volume paraissait en 1817, avant même que les grandes lignes de l'ensemble fussent nettement arrêtées dans l'esprit de l'auteur. Ce fut, selon le mot du comte de Maistre, « un tremblement de terre sous un ciel de plomb », et chacun de s'écrier, après Mgr de Frayssinous : « Cet homme-là possède un genre d'éloquence qui réveillerait un mort ».
Il ne fallait pas moins pour tirer de sa léthargie cette société voltairienne qui avait traversé la Révolution sans en comprendre les épouvantables leçons. L'auteur de l'Essai restait certainement dans la vérité quand il écrivait : « Il faut se hâter de parler de vérité, d'ordre, de religion, aux peuples, de peur de ressembler au médecin qui disserterait sur la vie près d'un tombeau ».
Le premier volume de l'Essai était anonyme. Il n'en fut pas moins acheté. C'est que « ce livre était un besoin de l'époque », comme l'a dit Victor Hugo. Néanmoins, les journaux se taisaient, attendant peut-être la suite pour donner leur avis. M. de Féletz, le premier, rompit le silence dans le Journal des Débats, quand fut mise en vente la seconde édition. Aussitôt, ce fut d'un bout de la France à l'autre comme une immense clameur d'admiration et d'enthousiasme. De l'aveu de tous, l'Essai était non seulement une belle oeuvre, mais une œuvre courageuse.
En réalité, personne ne l'avait jamais pris d'aussi haut avec les pouvoirs publics eux-mêmes : « Contemplez l'état de la religion, disait La Mennais, on ne la proscrit plus, mais on l'asservit ; on n'égorge plus ses ministres, mais on les dégrade pour mieux enchaîner le ministère. L'avilissement est l'arme avec laquelle on le combat. On lui prodigue le mépris, l'outrageant dédain, et l'injure, encore plus amère, d'une insultante protection ».
Pareil langage enthousiasma le clergé français. De tous côtés, des félicitations arrivèrent à l'intrépide écrivain. On parla de lui dans tous les presbytères. On le mit d'emblée au même rang que Bossuet et la voix publique se plut à le nommer, un peu prématurément, « le dernier Père de l'Eglise ».
Ce premier volume de l'Essai était certainement une oeuvre de haute valeur. On eût pu désirer plus d'onction, mais la sincérité était grande et l'intelligence du sujet parfaite. La Mennais s'attachait à mettre en pleine lumière l'importance de la question religieuse. Il établissait que sa solution importe également à l'individu et à la société. De là, l'épaisse sottise de l'incrédulité bourgeoise. Quant aux arguments invoqués par les déistes et les partisans de la religion naturelle, leur pauvreté était raillée avec une verve terrible. Mais c'est surtout contre les chrétiens dissidents, plus ou moins réfractaires à l'autorité de l'Eglise, que La Mennais exerçait sa puissante dialectique. Nulle place à la tolérance. Point de Credo, hors le Credo catholique.
Etonnant de doctrine et de logique, le premier volume de l'Essai était écrit en une langue non moins admirable. « Le style, dit un connaisseur, possède au plus haut degré la beauté propre, je dirai presque la vertu inhérente au sujet ; grave et nerveux, régulier et véhément, sans fausse parure ni grâce mondaine ; style sérieux, convaincu, pressant, s'oubliant lui-même, qui n'obéit qu'à la pensée, y mesure paroles et couleurs, ne retentit que de l'enchaînement de son objet, ne reluit que d'une chaleur intérieure et sans cesse active ».
Le second volume de l'Essai était impatiemment attendu. La Mennais le publia en 1819, presque en même temps que les premiers Mélanges religieux et philosophiques. Ce dernier ouvrage fit peu de bruit. Il en fut autrement de la suite de l'Essai. L'auteur, qui s'était borné jusque-là à établir la nécessité d'une religion divine, discernait maintenant cette religion de toutes ses contrefaçons humaines.
Malheureusement, comme Lacordaire l'a observé, des hauteurs de la défense antique de la foi, M. de la Mennais était descendu aux discussions arides de la philosophie. Et quelle philosophie que la sienne ! Il eut beau passer sa vie à l'exposer, à l'affermir et à la défendre, on peut dire qu'elle ne tint jamais debout.
Comme Descartes, l'auteur de l'Essai prétendait tout reprendre par la base. Il écartait, dès l'abord, toute espèce de raisonnement et d'évidence. A l'entendre, la vérité ne peut nous être communiquée que par une révélation immédiate. Elle se découvre non pas à la raison, mais au sentiment. Encore n'apporte-t-elle des garanties suffisantes qu'autant qu'elle ne se réduit pas à une opinion personnelle. « Pris individuellement, l'homme ne peut rien savoir avec certitude ». Il a besoin de comparer ses croyances à celles de ses semblables. Celles-là seulement sont légitimes, qui se retrouvent chez tous les esprits. « Le consentement humain est le sceau de la vérité ; il n'y en a point d'autre ».
Sans doute, La Mennais comptait pulvériser de la sorte les théories individualistes préconisées par Cousin et Benjamin Constant. Mais comment s'aveuglait-il au point de ne pas s'apercevoir qu'après tout, le consentement universel n'est que la somme des acquiescements particuliers, à ce que de Bonald appelle « l'autorité de l'évidence ou l'évidence de l'autorité ». N'est-ce point ensuite par la raison individuelle que se constate ce consentement universel, et si cette raison est essentiellement fautive, avons-nous quelque assurance de ne pas errer en affirmant l'universalité de tel ou tel témoignage ? Pareille théorie mène droit au pyrrhonisme. La Mennais y aboutira fatalement, et M. de Sacy pourra dire un jour, que ce que l'imprudent philosophe « laissera au monde, c'est la plus terrible leçon de scepticisme que le monde ait jamais reçue ». Ce système donc, non seulement était inutile à la défense du christianisme, mais il renfermait encore — on l'a remarqué depuis — le plus vaste protestantisme qui eût paru jusque-là.
« Je me suis demandé, dit Lacordaire, comment une philosophie dont j'aperçois si clairement le vice aujourd'hui, avait pu si longtemps tenir ma raison en suspens ; et j'ai compris que, luttant contre une intelligence supérieure à la mienne, et voulant lutter seul contre elle, il était impossible que je ne fusse pas vaincu ». Soit, mais le Lacordaire de cette époque, ressemblait, en outre, sous plus d'un rapport, à son illustre ami. Or, de ce dernier, Mgr de Frayssinous avait raison de dire : « C'est un grand écrivain qui n'a pas fait une bonne théologie ». Encore s'exprimait-il avec quelque charité. La vérité toute pure était dans le mot de l'abbé Desgenettes : « Le malheureux ! il ne sait pas son catéchisme ! ».
Ce fut un peu le jugement des Jésuites et des Sulpiciens. Les uns et les autres se firent un devoir de signaler le péril que courait la cause chrétienne à être rendue solidaire d'une philosophie aussi nouvelle. Quant aux évêques, sans se prononcer encore bien ouvertement, ils témoignèrent à l'égard de l'ouvrage et de l'auteur une méfiance que l'avenir se chargea malheureusement de justifier. La Mennais se contenta de taxer dédaigneusement les Jésuites d'ignorance et de jeter aux évêques et aux Sulpiciens la vieille accusation de gallicanisme.
Il était soutenu, d'ailleurs, contre ses adversaires par des esprits de première valeur et par la majeure partie du clergé de France. « Laissez coasser toutes ces grenouilles », lui écrivait de Bonald ; et le comte de Maistre, qui, toutefois, avouait ne pas comprendre le second volume de l'Essai, lui disait à son tour : « Ne laissez pas dissiper votre talent. Vous avez reçu de la nature un boulet : n'en faites pas de la dragée qui ne pourrait tuer que des moineaux, tandis que nous avons des tigres en tête ».
La Mennais n'avait pas besoin de ces recommandations. Devenu soudainement, selon le mot de Montalembert, « le plus célèbre et le plus vénéré des prêtres de France », il se croyait appelé à un apostolat sans exemple dans l'histoire de l'Eglise. On parlait autour de lui d'impies notoires ramenés à la vérité religieuse par la lecture de l'Essai. Pourquoi les conversions n'iraient-elles pas se multipliant ? Et La Mennais prenait sans scrupule la direction de l'Eglise, en dehors et en dépit même de l'épiscopat.
Où menait-il cette jeunesse catholique, empressée de se donner à lui et de marcher intrépide sous son drapeau ? A la bataille, une bataille âpre et dure contre la société laïque. Dieu l'avait fait soldat, comme disait l'abbé Jean-Marie, et guerroyer fut toujours sa grande passion. Malheureusement, le sang-froid lui faisait défaut pour faire manoeuvrer l'armée catholique. Dans le feu du combat, il ne pensait plus ni à ses troupes ni à lui-même, mais seulement que l'ennemi était là et qu'il fallait frapper de grands coups.
Il collabora successivement au Conservateur, au Drapeau blanc, au Mémorial catholique et à la Quotidienne. Sa polémique ne ménageait pas plus les personnes que les idées. En 1823, un article contre le grand-maître de l'Université, Mgr de Frayssinous, qu'il rendait responsable de la perte des âmes dans les écoles de l'Etat, le fit traduire devant le tribunal correctionnel de la Seine. Il eut la chance d'être acquitté et recommença.
Cependant, les diatribes, dont il était coutumier, lui créèrent avec le temps de nombreux ennemis. Pour répondre aux libelles qui le décriaient par centaines, il donna une Défense de l'Essai, avant même que l'ouvrage eût paru tout entier, et demanda au Saint-Siège de bien vouloir la faire examiner. Mais, en cette occasion, l'esprit de soumission semble déjà lui avoir fait défaut. A l'abbé Carron qui l'engageait à prendre conseil des théologiens, il répondait : « Si l'on rejette mes thèses, je ne vois aucun autre moyen de défendre solidement la religion ». Comme si, jusqu'à l'Essai, la religion avait toujours eu le dessous et n'était jamais parvenue à mettre de son côté la logique et le bon droit. Il ajoutait froidement : « Au reste, j'ai demandé à Rome d'examiner mon livre ; si le jugement m'est désavantageux, je suis décidé à ne plus écrire ». Vers le même temps, il disait à son neveu : « Mon ami, si j'avais à prendre un emblème de ma vie, ce ne serait pas le roseau qui plie au vent, mais le chêne brisé par l'orage. Je romps et ne plie pas ».
Il ne fut ni chêne ni roseau en la circonstance. Rome, en effet, se montra indulgente. Sans se prononcer sur les points en litige, elle autorisa une traduction italienne de la Défense. Le maître du Sacré Palais fit même précéder ce travail d'une préface fort élogieuse. En France, la publication de l'Essai continua là-dessus sans encombre. Le quatrième et dernier volume est de 1823.
Après avoir rejeté tout autre critérium de certitude que le consentement universel, La Mennais cherchait à démontrer que l'enseignement catholique était le seul infaillible et le seul divin, étant le seul universellement accepté. Pour établir la mineure de cet argument, il apportait ou prétendait apporter dans les deux derniers volumes les preuves de la tradition du genre humain et de sa foi constante aux principaux dogmes du christianisme. De son point de vue, l'idolâtrie ancienne apparaissait comme une sorte de protestantisme par anticipation. Conception puissante, en vérité, d'un synthétisme vigoureux et qui devait séduire par sa simplicité et par sa grandeur.
Une année après la publication complète de l'Essai sur l'indifférence, La Mennais donnait une oeuvre moins discutée, je veux dire sa traduction de l'Imitation de Jésus-Christ. Cette version, remarquable par la fidélité et l'élégance, empruntait un mérite particulier aux Réflexions dont l'auteur accompagnait chaque chapitre, comme pour en rappeler la substance et en fixer les principaux préceptes ou les plus importants conseils. M. de Sacy y voit « le chef-d'oeuvre de l'écrivain, non moins que le chef-d'oeuvre du prêtre ». En tout cas, « c'est, comme l'a dit Mgr de Salinis, une oeuvre à part qui honore l'âme autant que le génie de l'illustre écrivain ».
Cette même année, La Mennais fut pris du désir de voir Rome et Léon XII. Malgré sa mauvaise santé, il se mit en voyage, et, après une courte apparition en Suisse, arriva dans la Ville Eternelle vers la canicule. La cour romaine le reçut avec égards. Il eut un appartement au Vatican. Mais, surtout, il dut être flatté de l'accueil que lui ménagea le Souverain Pontife. Si Léon XII ne le nomma pas cardinal in petto, comme quelques-uns ont cru pouvoir l'affirmer, du moins il ne parla pas de « son front d'hérésiarque », de « sa face de damné », comme quelques autres l'ont prétendu. Au contraire, tout en le tenant, disait-il, pour « un de ces amants de perfection qui, si on les laissait faire, bouleverseraient le monde », Léon XII témoigna ouvertement à son hôte ses affectueuses sympathies.
IV - L'ECOLE DE LA CHENAIE
La Mennais était de retour à la Chênaie au commencement de 1825. Il amenait avec lui dans sa solitude l'abbé Philippe Gerbet, l'un des fondateurs du Mémorial catholique. Son ambition, à cette époque, était uniquement de chercher un peu de repos, de se faire, dans la paix de la terre natale, « un genre de vie douce, tranquille, obscure, partagée entre un peu d'étude, de réflexion solitaire, et la conversation de vrais amis ». Les vrais amis, la Providence les multiplia sans compter autour de cette âme malade. Ils peuplèrent la ruche de la Chênaie comme des abeilles laborieuses. Lacordaire, de Salinis, Gerbet, Blanc, Rohrbacher, Gaume, Combalot , de Coux, Cazalès , de Montalembert, Jules Morel, Boré, La Morvonnais, La Provostaye, d'Ortigue, Eloi Jourdain, Sainte-Beuve et Maurice de Guérin, voilà les noms des principaux. Plusieurs d'entre eux sont assez célèbres pour que la postérité se donne la peine de les retenir.
Certes, ce fut un beau spectacle que celui de ces « chevaliers du cygne », comme les appelle de Pontmartin, groupés autour d'un prêtre de quarante-quatre ans pour une croisade de plume sans précédents. Leurs illusions étaient grandes, mais, du moins, étaient-ce des illusions généreuses.
On travaillait avec ardeur à la maison de la Chênaie. Dès cinq heures, tout le monde était sur pied. Chacun lisait, méditait, écrivait, selon l'inspiration du moment : le point essentiel était qu'on s'occupât. D'ailleurs, des récréations communes venaient à propos détendre les esprits. On jouait ferme, et La Mennais comme tout le monde.
Ce petit homme malingre, perdu dans son costume de gros drap et son vieux chapeau de paille usé, était encore le plus ingambe de la maisonnée. Il ne pouvait tenir en place. On le voyait, jusque dans le travail de la composition, se promener fièvreusement, fouillant et rognant ses ongles à coups de canif. A peine avait-il équilibré sa période, qu'il la jetait sur son éternel petit papier, doré sur tranches, de son écriture menue, régulière, nerveuse, pour aussitôt se remettre à courir devant lui.
Ses disciples nous le peignent « bon, caressant, facile » ; ils nous parlent de sa douceur, de « la tendre familiarité de son entretien ». Il causait avec un accent breton très marqué. Ses phrases, d'abord un peu hésitantes, devenaient bien vite rapides, claires, vibrantes. Nul n'improvisa avec une plus merveilleuse abondance. Et, malgré l'impétuosité de son inspiration, il allait, divisant le sujet méthodiquement, classant les raisons par ordre d'importance, sans jamais s'écarter du but ni s'attarder à des considérations d'intérêt médiocre. « Son raisonnement était si serré et pourtant si poli et si élégant, raconte le cardinal Wiseman, que si vous eussiez fermé les yeux, vous auriez pu croire assister à la lecture d'un livre accompli ».
On s'est demandé si la prière était à la Chênaie aussi en honneur que le travail. A cet égard, nulle hésitation n'est possible. Le maître donnait l'exemple en ceci comme en tout le reste. D'aucuns prétendent que, durant son séjour à Rome, il s'était fait dispenser de la récitation du bréviaire, en alléguant la faiblesse de sa vue. Le fait est contestable. Ce qui ne l'est pas, c'est que La Mennais, comme tous ses disciples, d'ailleurs, fréquentait assidûment le petit oratoire qu'il avait fait construire au fond du jardin, derrière le rideau de verts tilleuls.
Au milieu de cette jeunesse et de cette joie, le grand écrivain était toujours visité par ses crises de tristesse et de mélancolie. Plusieurs des lettres qu'il écrivit alors sont imprégnées du plus noir pessimisme. Son idée fixe est « qu'il assiste au lit de mort d'une chrétienté expirante ». Aussi se laisse-t-il aller à un extrême abattement et reprend-il en secret le rêve de sa jeunesse : partir pour la libre Amérique, y prêcher cette vérité dont les races du vieux monde ne veulent plus, et fonder, sur des bases nouvelles, un ordre de choses nouveau.
En 1826, il publia, outre les Nouveaux mélanges religieux et philosophiques, une brochure intitulée : De la religion considérée dans ses rapports avec l'ordre politique et civil. Dans ce style acerbe, agressif et méprisant dont il usait au Mémorial, La Mennais dépeignait une fois encore la pitoyable société de son époque. Il accusait l'Etat d'athéisme et lui reprochait de fausser les relations des évêques avec le pape.
Cette audacieuse brochure fit traduire son auteur en police correctionnelle. Il fut éloquemment défendu par le jeune Berryer. Lui-même osa mettre les magistrats au défi de le condamner. Ceux-ci répondirent en le frappant d'une ridicule amende de trente francs. C'était misérable, et La Mennais eut bien fait d'en rire. Mais il était écrit que cet homme prendrait tout au tragique et jusqu'à la fin ignorerait l'art céleste de pardonner. Fanatique d'autorité et de monarchie avant cette date, il se retourna brusquement vers la démocratie et la liberté.
Ses nouvelles convictions ne tardèrent pas à éclater. Les ordonnances oppressives de 1828 étant venues tenter d'étouffer l'enseignement religieux, La Mennais publia son livre Des progrès de la Révolution et de la guerre contre l'Eglise. Il s'y faisait l'apologiste de la démocratie, dont il jugeait l'avènement nécessaire, et de la liberté, qu'il voulait « immense ». Dans sa pensée, d'ailleurs, ces deux puissances ne pouvaient qu'être les auxiliaires de l'Eglise. « Quand les catholiques aussi crieront : Liberté ! écrivait-il à un ami, bien des choses changeront ».
Les coups terribles que cet ouvrage portait à la royauté, sous prétexte de hâter l'avènement d'une démocratie catholique, alarmèrent bien des esprits. L'archevêque de Paris, Mgr de Quélen, crut de son devoir d'élever la voix. Mais La Mennais répondit à son mandement avec une hauteur et une amertume inqualifiables. Le scandale fut énorme. Si Rome eût alors parlé, comme on l'en suppliait, elle n'eût pu que blâmer sévèrement la conduite du prêtre indocile. Chose étrange, La Mennais ne s'en rendit pas compte. Il récrimina contre le pape et commença à désespérer.
V - LE JOURNAL L'« AVENIR »
On était en 1830, et les malheureuses ordonnances de juillet venaient de provoquer une révolution. La Mennais se prononça pour « une République franchement déclarée », ce qu'il appelait « une république de droit », le gouvernement de Louis-Philippe étant à ses yeux « une république de fait ». Il lui parut que l'occasion était belle pour réaliser une des idées qui lui tenaient le plus à cœur : la fondation d'une feuille catholique. « Un journal, c'est une position », a dit depuis Louis Veuillot. Tel était aussi l'avis de La Mennais.
La nouvelle feuille parut le 16 novembre 1830. Elle s'appelait l'Avenir et avait pour devise : Dieu et Liberté. Après La Mennais, elle comptait parmi ses principaux rédacteurs : Lacordaire, de Montalembert, Gerbet, Rohrbacher, de Coux, Harel du Tancrel, d'Ault-Dumesnil et Waille. Son succès fut prodigieux.
L'Avenir parlait haut et net. Il établissait qu'au pape seul appartient l'autorité suprême ou même la seule autorité qui soit. De là, pour le clergé, le droit de communiquer librement avec Rome. De là aussi, la condamnation de l'intervention de la puissance séculière dans le choix des évêques. Mais, si la plénitude de la puissance spirituelle appartient au pape, celui-ci doit savoir renoncer à un pouvoir temporel dont il tire d'ailleurs peu de fruits. De même, il est nécessaire que l'Eglise se sépare tout d'abord de l'Etat. La Mennais compare le vieil édifice politique à un cachot au fond duquel la religion a été ignoblement garrottée. Elle ne reprendra son ascendant sur les masses qu'après avoir commencé par recouvrer sa liberté. Le prêtre doit agir, aller au peuple, prendre en main ses intérêts. De quelque nom que le gouvernement se nomme, il n'importe. La grande affaire, c'est la liberté que le fondateur de l'Avenir définit : « Le droit et la faculté de se défendre contre toute volonté arbitraire et oppressive ». Et, pour ne pas rester dans le vague, on demande ce droit sous trois formes : liberté de conscience, liberté d'association et liberté d'enseignement. Enfin, comme moyen infaillible de satisfaire promptement ces desiderata, il faut étendre le principe électif dans la mesure du possible, de telle sorte que le peuple soit à peu près l'unique maître de ses destinées.
Telles étaient les doctrines religieuses et politiques de l'Avenir. Les déclarations pontificales ont fait aujourd'hui le départ de la vérité et de l'erreur dans une philosophie aussi mêlée. Mais, sous la plume de polémistes de premier ordre, les articles, même les plus risqués de ce credo libéral, exerçaient une sorte de fascination. Il fallait voir avec quelle éloquence l'Avenir faisait aux circonstances l'application de ses principes. Jamais pareilles philippiques n'étaient venues fondre sur le pouvoir, la bourgeoisie, l'université, les doctrinaires de toute taille et de toute couleur. Vainement, les ennemis se multipliaient, rien n'enchaînait l'audacieuse parole des nouveaux apôtres.
Ils fondaient presque en même temps une Agence générale pour la défense de la liberté religieuse, qui partout où sévissait l'hostilité religieuse, se dressait aussitôt, déterminée aux plus énergiques résistances.
L'Avenir continuait à faire grand bruit. On s'accoutumait à regarder La Mennais comme un autre O'Connell. Nombre de catholiques et presque tous les membres du jeune clergé se déclaraient pour lui. Ils oubliaient que « le propre de la vérité est de n'être jamais excessive ». Par bonheur, les évêques s'en souvinrent à propos. L'Avenir leur parut un bien compromettant défenseur. Il menaçait de jeter l'Eglise dans une aventure dont l'issue ne laissait pas d'inspirer des craintes. A beaucoup d'utopies ses rédacteurs mêlaient des doctrines fort contestables. Il y eut des mandements pour les condamner et la désertion commença.
La Mennais tenait ferme ; mais les disciples étaient ébranlés. Il fut convenu, sur la proposition de Lacordaire, qu'on irait demander à Grégoire XVI ce qu'il pensait de tout ceci. Cette démarche était maladroite. Mais les hommes de la Chênaie avaient plus de sincérité et d'enthousiasme que d'esprit pratique. Ils s'intitulèrent « pèlerins de Dieu et de la liberté », et prirent le chemin de la Ville Eternelle, où ils arrivèrent le 28 décembre 1831.
VI - LES ETAPES DE LA REBELLION
Si La Mennais avait à Rome quelques amis, il y comptait des adversaires redoutables, les Jésuites entre autres, et la plupart des cardinaux. Moins aveuglé par la passion, il se serait vite aperçu que sa cause était perdue d'avance. Mais son idée fixe était d'obtenir que le pape se prononçât. Il lui fit donc présenter un Mémoire justificatif de ses écrits et demanda une audience.
Elle ne lui fut accordée qu'après de longues instances, et sous la réserve expresse qu'aucune allusion ne serait faite à la question de l'Avenir. Si cette condition fut observée, le mérite n'en est pas au fougueux publiciste. Durant son entrevue avec le Souverain Pontife, il ne cessa d'orienter la conversation vers le sujet qui le préoccupait si fort. Grégoire XVI feignit de ne pas comprendre. L'audience dura un quart d'heure et désespéra La Mennais. Il avait écrit peu de jours auparavant : « Le pape est un bon religieux qui ne sait rien des choses de ce monde et n'a nulle idée de l'état de l'Eglise ». Ce fut de plus en plus sa conviction.
Lacordaire ne l'entendit pas ainsi. Une lettre de Grégoire XVI, remise antérieurement aux rédacteurs de l'Avenir par le cardinal Pacca, lui avait dessillé les yeux. « Tout en rendant justice à leurs talents et à leurs bonnes intentions » — c'étaient les expressions mêmes dont il se servait, — le pape se montrait « mécontent qu'on eût remué depuis peu certaines controverses et opinions au moins dangereuses ». Lacordaire comprit ce langage auquel l'audience pontificale donnait toute sa signification. Il reprit le chemin de la France après avoir vainement exhorté ses compagnons à faire comme lui.
Le futur Dominicain emportait, malgré tout, de la Ville Eternelle, une impression enthousiaste : « O Rome, s'écriera-t-il un jour, après tant de siècles, je t'ai trouvée debout, toujours vierge, toujours mère, toujours maîtresse, éternel outrage de l'erreur et de l'impuissance humaine ». La Mennais, au contraire, blessé à mort dans son orgueil, représentait la capitale de la chrétienté comme un « grand tombeau où l'on ne trouve plus que des vers et des ossements ». Il avait horreur « de ces vieilles ruines sur lesquelles rampent comme d'immondes reptiles, dans l'ombre et dans le silence, les plus viles passions humaines ». C'est assez dire dans quel esprit il attendait la sentence pontificale.
Elle n'était toujours pas portée. La Mennais s'en indigna. « Puisqu'on ne veut pas me juger, s'écria-t-il, je me tiens pour acquitté ». Et il annonça que la publication de l'Avenir reprendrait dès sa rentrée à Paris.
Cette résolution arrêtée, La Mennais et Montalembert sortirent de Rome. Ils visitèrent Venise et Munich. Dans cette dernière ville, Lacordaire vint les rejoindre. Lui aussi avait besoin de voyager et de se distraire, pour retrouver un peu de paix intellectuelle. Les trois pèlerins furent reçus par l'élite du catholicisme. On leur offrit un banquet auquel assistèrent, entre autres célébrités, le philosophe Schelling, Goërres et l'abbé Dollinger, que le sort du malheureux La Mennais ne devait pas empêcher de rompre, lui aussi, avec la papauté. C'était le 30 août 1832.
Ils étaient à table, lorsque leur fut remise la célèbre Encyclique Mirari vos, qui condamnait leurs doctrines sans en désigner les partisans. « Nous ne devons pas hésiter à nous soumettre », dit simplement La Mennais. Lacordaire et Montalembert furent de son avis. On signa donc, dès le lendemain, an acte d'acquiescement à la sentence pontificale. L'Avenir était abandonné et l'Agence générale à jamais dissoute.
A la lueur d'un aussi formidable coup de foudre, La Mennais avait vu clair dans sa situation. Malheureusement, la soumission fut de courte durée. « Il était de ceux que la contradiction enfonce dans leurs opinions », dit avec vérité M. Brunetière. Sainte-Beuve, qui le vit dès son retour en France, fut choqué des appréciations que ce prêtre portait sur Rome et sur Grégoire XVI lui-même. Ce fut bien pis lorsque, rentré à la Chênaie, La Mennais se prit à réfléchir sur ce qui venait de lui arriver. Les disciples remarquèrent vite combien sa plaie était profonde et douloureuse. Ils ont parlé des nuages terribles qui passaient sur ce front déshérité de la paix, des paroles menaçantes qui s'échappaient de cette bouche toute pleine naguère de l'onction évangélique, de ces accès d'humeur noire, pareils à ceux dont souffrait Saül, après que l'Esprit de Dieu l'eut abandonné.
On doutait de la sincérité que La Mennais avait apportée dans sa soumission. Il la renouvela en termes plus explicites. Le pape crut pouvoir exiger davantage et lui demanda de s'engager formellement à ne rien écrire, inspirer ou approuver, qui fût contraire à l'esprit de l'Encyclique. La Mennais refusa d'aller jusque-là, et l'évêque de Rennes dut le déclarer interdit.
Ce fut le signal de la dispersion pour les disciples de la Chênaie. En quelques jours, La Mennais se trouva seul. La tristesse l'étouffait. Il résolut de retourner à Paris. Dans cette pensée, il avait fait retirer de la bibliothèque ce qu'il appelait ses livres. « Ses livres, ses livres, fit l'abbé Jean-Marie, il pourrait dire nos livres ». Le mot fut répété à La Mennais. Telle était son exaspération qu'il fit un crime à son frère de ce léger mouvement d'humeur, quitta la Chênaie sans l'embrasser, sans même lui adresser la parole, et ne le revit plus jamais.
A Paris, sa situation était on ne peut plus fausse. Il ne put y tenir longtemps et, sur les prières de l'abbé Gerbet, signa une nouvelle soumission, le 11 décembre 1833. Hélas ! deux mois après, l'esprit de révolte avait repris le dessus et La Mennais publiait les Paroles d'un croyant.
Il avait écrit ce mince volume à la Chênaie, durant ses heures d'angoisse. C'était une oeuvre vraiment étrange. L'auteur y parlait tantôt le verbe sublime et farouche des prophètes, et tantôt la langue indulgente de l'Evangile. On y trouvait à la fois la grâce et la force, une résignation céleste et d'infernales révoltes, une tendresse de coeur sans exemple et des haines atroces, implacables, poussées jusqu'à la plus noire fureur. Au nom du Père, et du Fils, et du Saint-Esprit, La Mennais portait la hache au pied des trônes et la torche sous les autels.
L'effet fut prodigieux. L'opuscule, traduit en toutes les langues de l'Europe, ébranla le vieux monde. Le peuple surtout le dévora avec d'immenses clameurs et de sauvages menaces. « Tout de même, disait La Mennais, la fibre humaine a vibré ».
Même dans le camp républicain, les Paroles d'un croyant furent jugées sévèrement. Raspail les déclara conçues dans un moment de délire et ne fut pas le seul de son avis. Mais surtout les hommes modérés les stigmatisèrent comme elles le méritaient. Ils virent dans ces pages l'Apocalypse de Satan, « une apocalypse toute bariolée de prières et de blasphèmes », ajoute Nettement. « C'est quatre-vingt-treize faisant ses Pâques », dit Royer-Collard. « C'est un club sous un clocher », ajoutant. Molé ; et M. de Vitrolles : « C'est un bonnet rouge planté sur une croix ». M. Guizot traita leur auteur de « malfaiteur intellectuel ». Pour Grégoire XVI, il fulmina l'Encyclique Singulari nos du 15 juillet 1834, qui réprouvait le livre et condamnait le système philosophique de l'écrivain.
Ce fut le dernier coup porté à l'école mennaisienne. Les disciples n'hésitèrent plus à brûler ce qu'ils avaient adoré. Hélas ! il n'en fut pas ainsi du maître. Le pauvre grand homme, se raidissant dans l'erreur et dans le mal, regarda s'évanouir l'une après l'autre ses vieilles affections, dépouilla la pourpre de ses divines croyances, et, roi pour toujours découronné, seul, honteux, chancelant dans son ivresse d'orgueil et de haine, au seuil de sa cinquante-troisième année, brisé par des infirmités précoces, il ferma les yeux à la lumière catholique et se laissa glisser dans la démagogie.
VII - APRES LA CHUTE
Béranger, Jean Reynaud, Georges. Sand et les autres représentants des idées avancées accueillirent La Mennais comme les Volsques Coriolan. Sans doute, il allait entraîner dans sa désertion quelques-uns de ses anciens admirateurs. Vain espoir. Les plus émancipés, comme Sainte-Beuve, refusèrent de « se prêter du jour au lendemain à des renversements de rôle tels que ceux dont La Mennais les rendait témoins ». Lui-même ne tarda pas à paraître amoindri. Son plaidoyer pour les accusés d'avril, le style excepté, était fort médiocre. Ses Troisièmes mélanges, réimpression pure et simple des articles de l'Avenir, n'obtinrent qu'un mince succès. Le public ne semblait pas plus complice de la rébellion du grand écrivain que ne l'avaient été ses propres disciples.
Il entreprit sa justification dans les Affaires de Rome qui parurent en 1836. La Mennais y exposait ses griefs contre le Saint-Siège. Le pape, disait-il, n'avait témoigné aux rédacteurs de l'Avenir que « sévérité silencieuse » et « sèche indifférence ». Piètre excuse, en vérité, d'une scandaleuse apostasie. Mais, ajoutait La Mennais, « il n'existe pour chaque chose qu'un moment dans les affaires humaines », et la Papauté a manqué la seule occasion de se gagner la démocratie. Ainsi l'auteur des Affaires de Rome se constituait seul juge, et juge infaillible, de la question d'opportunité ; on avouera que l'argument ne péchait point par excès de modestie. D'ailleurs, son plaidoyer concluait au scepticisme et Sainte-Beuve le lui reprochait amèrement. « Combien j'ai su d'âmes espérantes que vous teniez et portiez avec vous dans votre besace de pèlerin, lui disait-il, et qui, le sac jeté à terre, sont demeurées gisantes le long des fossés ! ».
Le Livre du peuple suivit de près les Affaires de Rome. Il reproduisait sous une autre forme la philosophie sociale des Paroles d'un croyant et mêlait audacieusement comme elles l'erreur à la vérité, la colère à la mansuétude, la haine et l'injure à la prière et à l'amour. On y lisait bien l'apologie du christianisme, mais d'un christianisme sans culte, sans prêtres, sans dogmes même, dont on a pu demander quel était bien son « ingrédient caractéristique » et qui fut appelé à juste titre «un socinianisme humanitaire ».
Les nouveaux amis de La Mennais ne crurent pas pouvoir compter sur la portée de cette prédication. C'est pour donner à l'écrivain l'occasion de se ressaisir qu'ils fondèrent le journal le Monde, dont l'existence fut de courte durée. La Mennais y publia les articles réunis depuis en volume sous le nom de Politique à l'usage du peuple. Le style en est toujours éclatant, toujours admirable de chaleur et de poésie, mais les idées, trop dépourvues de sens pratique, font songer à cette cité aérienne imaginée par les oiseaux d'Aristophane.
Le Monde venait à peine de disparaître qu'un neveu de La Mennais fut emprisonné comme coupable du délit d'association réformiste. Pour répondre à cet acte de sévérité, l'audacieux écrivain publia, en octobre 1840, un pamphlet d'une extrême virulence, Le Pays et le Gouvernement, qui le fit condamner par les assises de la Seine à une année de prison et à une amende de deux mille francs.
A Sainte-Pélagie, où il purgea sa condamnation, La Mennais travailla activement à son Esquisse d'une philosophie, dont il venait de publier le premier volume. L'inspiration de cette oeuvre datait de fort loin, et Jules Simon a raison de dire qu'elle « a été conçue à un point de vue catholique ». Ses principes sont les mêmes que ceux de l'Essai. Aux yeux de l'auteur, il n'y a toujours qu'un critérium de certitude : le consentement universel. Etrange aveuglement de ce grand esprit. Il ne semble pas se douter que c'est à son propre sens, en fin de compte, qu'il se rapporte ; qu'il est lui aussi individualiste et rationaliste au sens de Cousin et de Descartes ; qu'enfin, il contredit en fait tout le premier le principe qu'il proclame, en droit.
Parmi beaucoup d'erreurs pourtant, l'Esquisse d'une philosophie contient des pages admirables. Ce que La Mennais dit de l'art et du beau n'a été dépassé que par Platon, dont il s'inspire visiblement. Ses vues sur la musique sont neuves et justes. Mais rien n'égale peut-être, pour l'élévation de la pensée, la sincérité du sentiment et la richesse de la langue, ses considérations sur l'esthétique chrétienne et le symbolisme de nos églises gothiques.
C'est aussi de Sainte-Pélagie qu'il faut dater son opuscule du Passé et de l'Avenir du peuple, dans lequel il donne libre cours une fois encore à ses aspirations socialistes, à ses espérances en un âge d'or très prochain. Une voix de prison, écrite à la même époque, porte la même empreinte. Il faut en dire autant de l'Esclavage moderne, simple développement oratoire de la pensée saint-simonienne : « Le salaire n'est que l'esclavage prolongé ». Là encore, La Mennais prophétise un ordre nouveau, c'est son idée fixe depuis de longues années. Il y revient jusqu'à satiété. Hélas ! cette foi en un avenir chimérique est la seule qui reste debout parmi les ruines augustes de son passé.
On s'en aperçut bien, en 1843, lorsque parurent Amschaspands et Darvands, un livre non moins étrange par le sujet que par le titre. C'est une sorte de dialogue entre les génies persans du bien et du mal. Les allusions aux choses et aux hommes du jour y sont nombreuses. Un biographe de La Mennais, E. Spuller, qui se fait volontiers en toute circonstance l'apologiste de son héros, n'hésite pas à déclarer ce livre « bizarre, obscur, d'une facture pénible, d'une lecture fastidieuse », tel enfin qu'il « ne pouvait que troubler les esprits ».
Moins âpre et plus intelligible que ce livre singulier, la Traduction des Evangiles, publiée en 1846, n'en vaut guère mieux, non qu'elle manque ordinairement d'exactitude ou même d'onction ; mais elle est défigurée par des notes démocratiques tout à fait imprévues. « Concevez-vous, disait en gémissant l'abbé Jean-Marie, qu'un homme qui ne se croit pas fou vienne, au bout de dix-huit cents ans, donner à la divine parole une interprétation à laquelle oncques ne songea aucun chrétien ! ». C'est que La Mennais était réduit à la misère. La vente de sa Traduction de l'Imitation lui donnait seule du pain. Il crut que la publication des Evangiles serait aussi une bonne affaire. Elle était, en tout cas, une mauvaise action.
Les mois s'écoulaient. La révolution de février éclata. Enfin, La Mennais vit l'avènement de cette république qu'il appelait de ses voeux. Il fonda aussitôt le Peuple constituant, dont les rédacteurs n'avaient pas, à beaucoup près, le talent des hommes de l'Avenir, ni même, je crois, leur honnêteté. Ajoutons que La Mennais s'y montra toujours flottant, toujours plein de l'impression du moment, sans politique nettement arrêtée, insuffisant, en fin de compte, à remplir la tâche qu'il s'était donnée. Le Peuple constituant disparut le 11 juillet 1848.
Les déboires de La Mennais ne furent pas moindres comme représentant du peuple, que comme journaliste. Elu député par le département de la Seine, il était allé siéger à l'extrême gauche. Sa présence y passa inaperçue. Il avait trop peu d'haleine pour aborder la tribune et dut se tenir à son banc. Comme membre du Comité de la Constitution, il apporta des idées contestables. On l'a appelé « un idéaliste forcené ». Le mot est de mise ici. Au moins, ce fut l'avis de ses collaborateurs, qui ne lui prêtèrent aucune attention. Il vit donc successivement sa propre valeur méconnue, les passions populaires déchaînées, la république compromise, et ne s'en consola pas.
Pour comble de malheur, sa santé devenait de plus en plus chancelante et les spéculations, dont il avait toujours eu le goût, sans y jamais rien entendre, avaient achevé de le ruiner. Il entra à la rédaction de La Réforme. Mais il y combattit sans conviction, et, par conséquent, sans éclat.
Le coup d'Etat du 2 décembre lui causa plus de frayeur que de surprise. Il se crut désormais surveillé par la police et poursuivi par le pouvoir. Sa misère, ses chagrins, ses terreurs ne lui permirent pas d'achever l'Esquisse d'une philosophie à laquelle il avait eu le courage de se remettre. Il donna pourtant les derniers livres du Nouveau Testament et une traduction de la Divine Comédie, qui n'est pas sans valeur.
Ce furent là ses derniers ouvrages. La mort le visita enfin. Il la vit venir du fond de sa vieillesse chagrine et ne daigna pas s'y préparer par le repentir. Ceux qui l'avaient aimé espéraient encore. Mais lui, toujours impénitent, demanda par écrit que son corps « fût porté directement au cimetière sans être présenté à aucune église et enseveli dans la fosse publique ».
Sa maladie dura six semaines. Diverses démarches furent faites pour sauver cette âme malgré elle ; ses anciens disciples, l'archevêché, des personnes pieuses ne s'épargnèrent pas. Soeur Rosalie se présenta et ne fut pas reçue. Peut-être le malheureux craignait-il de paraître faible aux nouveaux amis qui l'entouraient : H. Martin, H. Carnot, Montanelli, Armand Lévy, le docteur Jalla. Tant il y a que tout fut inutile. Sa propre nièce, Mme de Kertanguy, qu'il instituait sa légataire universelle, n'eut pas plus de crédit. « Féli, veux-tu un prêtre, lui dit-elle dès la première entrevue, tu veux un prêtre, n'est-ce pas ? ». Il répondit : « Non ». Mme de Kertanguy ajouta tout en larmes : « Je t'en supplie ! ». Mais La Mennais : « Non, non, non, qu'on me laisse en paix ». C'était le dimanche, 26 février 1854. Le lendemain, à 9 heures 33, le, moribond rendait le dernier soupir.
On l'ensevelit sans honneurs dans la tranchée commune, le 1er mars suivant. « Y a-t-il une croix ? » demanda le fossoyeur. Quelqu'un répondit : « Non ». Les pelletées de terre retentirent lugubres et le cercueil disparut dans le sillon d'oubli.
Aujourd'hui, le corps de La Mennais est depuis longtemps cendre et poussière, mais son âme qu'est-elle devenue ? Etaient-ce des larmes de repentir qui, dans le mystère de l'agonie, coulaient tristement des yeux de ce prêtre tombé ?
Nul ne le sait.
Dieu est bon, et l'espérance est une vertu.
Hélas !
Dieu est juste aussi et sa justice est terrible.
Francis Courchinoux
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