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Un abbé du Mont-Saint-Michel, partisan de la cause anglaise (1419-1444). |
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UN ABBÉ DU MONT SAINT-MICHEL
Partisan de la Cause Anglaise.
(1419-1444).
Le 14 février 1410, mourait à Bologne, en Italie, Pierre Le Roy, vingt-neuvième abbé du Mont Saint-Michel. Sa prélature, qu'il exerçait depuis 1386, avait été une des plus glorieuses et des plus fécondes pour le monastère. Au décès de Geffroy de Servon, survenu le 28 février 1386, Pierre Le Roy avait bien trouvé une abbaye puissante et riche ; mais les préoccupations belliqueuses de ses moines avaient fait grand tort aux études religieuses et littéraires dont, jusqu'ici, la Cité des Livres s'était montrée si fière ; le Mont était devenu, par la force des évènements extérieurs il est vrai, plutôt une forteresse qu'une abbaye ; aussi, un des premiers soins de Pierre Le Roy fut-il de rétablir le culte des travaux intellectuels et de former des moines instruits et savants, d'une piété éclairée et solide. Non content de se révéler moine très docte et administrateur avisé, Pierre Le Roy se montra politicien habile et diplomate averti, en jouant un rôle important dans le schisme fameux qui divisa longtemps l'Eglise entre Clémentistes et Urbanistes ; il fit partie de l'ambassade envoyée par Charles VI au pape Grégoire XII et à Benoît XIII et il se distingua tout particulièrement au concile de Pise, (25 mars 1409 — 27 avril 1409), où il se ménagea l'estime et l'affection d'Alexandre V, considéré comme le pontife légitime. Celui-ci le choisit pour son référendaire et Jean XXIII le maintint bien volontiers dans cette charge très recherchée.
Ces hautes missions n'avaient pas fait abandonner à Pierre Le Roy la direction de son abbaye ; en partant pour l'Italie, il en avait confié la charge au prieur claustral, Dom Nicolas de Vandastiu, bénédictin pieux et zélé, qui tenait son supérieur au courant de tout ce qui se passait au Mont, que l'abbé n'avait pas quitté, certes, sans un serrement de cœur. Il ne devait plus y revenir. Un peu avant Pâques, il expirait à Bologne entre les bras de Dom Robert Jolivet, moine depuis 1401, maître ès-arts et prieur de St-Broladre, qu'il avait distingué parmi ses autres frères et qu'il avait amené avec lui en Italie, en qualité de chapelain.
A peine le corps du grand abbé eut-il été descendu dans les caveaux de l'église St-Dominique, pour y reposer tout auprès du patriarche des Frères Prêcheurs, que Robert Jolivet obtint une audience du pape qui l'institua, sans difficulté, abbé du Mont Saint-Michel [Note : La Bulle officielle est datée du 22 mars, l'an premier du pontificat de Jean XXIII (1411) : Balthazar Cossa, élu pape à Bologne, le 17 mai 1410, ne fut sacré et couronné sous le nom de Jean XXIII que le 25 mai de cette même année].
Muni de l'investiture papale, Robert Jolivet mit une hâte extrême à aller prendre possession de son Nouveau siège « Le désir de se voir le successeur de Pierre Le Roy en la dignité abbatialle, dit Dom Huynes, donna des ailes à son cheval et il vint, lui-même, en poste, annoncer aux moines du Mont la mort de leur abbé » [Note : Dom HUYNES Hist. Gén. II. 99 et ss.].
Toutefois, afin de ne pas s'aliéner ceux qu'il devait régir, il eut l'habilité de leur laisser ignorer la bulle du pape et même la donation des 4.000 écus d'or et des nombreux bijoux que Pierre Le Roy lui avait confiés à ses derniers moments. Il jugeait plus prudent de se faire élire suivant la règle ; il comptait plusieurs amis parmi les moines qui avaient apprécié ses éminentes qualités, lorsqu'en 1406, Pierre Le Roy l'avait envoyé dans le diocèse de St-Malo pour y négocier l'Union du prieuré de St-Méloir avec l'Abbaye. En récompense, il avait reçu le prieuré de Saint-Broladre [Note : Fondé en 1075, grâce aux libéralités de seigneur breton Tréhan devenu moine du Mont Saint-Michel. Cf Cartulaire. Bibl. d'Avranches. ms. 310, f° 70] et cette nomination avait été très favorablement accueillie par tous les religieux du Monastère, qui l'avaient eu comme procureur. De plus, il appartenait tout à la fois à la Normandie et à la Bretagne, provinces où le Mont avait presque tous ses intérêts, étant né à Montpinchon, près Coutances, d'une famille doloise. [Note : Gall. Christ. XI. 528 et Neustria Pia. p. 393].
Il ne fut pas déçu dans son attente. Les bénédictins le sachant bien en cour à Paris, près du Roi, et en Italie près du Pape, l'élurent à l'unanimité et les annalistes virent dans son élection un effet de la bonté divine : « Car si la chose fut arrivée autrement, l'on eût vu de grands troubles et de grands schismes dans ce monastère ; aussi Robert, fort content, montra-t-il les bulles aux moines ; de quoy ils demeurèrent fort satisfaits et joyeux, plus encore quand il leur parla des 4.000 écus et qu'il leur fit grandes protestations d'une actuelle résidence et promesse de ne les jamais abandonner ». [Note : THOMAS LE ROY, Cur. Rech. I, 328].
L'abbaye fut pleine d'allégresse mais, hélas ! cette joie ne devait pas durer. Le 18 juin 1411 , Jolivet prêtait serment au roi, comme abbé du Mont Saint-Michel et le monarque lui confirmait, en même temps, la charge de capitaine de la forteresse. [Note : Arch. Nat. p. 267, n° 549]. Un de ses premiers soins, dès qu'il fut assis dans la chaire abbatiale, fut d'acheter de magnifiques ornements afin de rehausser l'éclat des cérémonies religieuses. Dom Thomas Le Roy [Note : THOMAS LE ROY, Cur. Rech. I. 331. Les citations qui suivent sont extraites du même recueil I. 332, 333, 334. on doit aussi à R. Jolivet l'horloge d'une des tours de l'église] nous parle de ces acquisitions en termes précis et pittoresques, mais non sans malice « L'an 1410, écrit-il, Jolivet ayant pris possession de l'abbaye au contentement des moines d'icelle et encore davantage au sien, incontinent après, s'occupa de l'emploi des 4.000 écus d'or déposés par son prédécesseur. Il fit faire à cette pécune, en y adjoustant de celle du monastère aussy, les ornements qui sont encore à présent dans la sacristie de l'église du dict Mont ». Continuant ses dépenses avec une prodigalité sans pareille, il achetait, le 14 février 1411, une mitre, « toute garnie de grosses perles et de pierres précieuses ». En 1412 il changea l'ancien bâton pastoral « en une crosse qui était la plus belle du royaume et qui pesait 25 marcs d'argent ». Il faisait ciseler des ciboires, des ostensoirs, des reliquaires et dressait sur les autels de superbes statues. Les offices furent, dès lors, célébrés avec une pompe extraordinaire et ce moine, d'origine modeste, s'empressa de se faire blasonner des armoiries ; il en sema les murailles du Mont [Note : Bibl. Nat. ms. fr. 18.949 : Robert Jolivet XXII abbé : un chevron d'argent, trois roses aussi d'argent, deux en chef et une en pointe sur champ d'azur une crosse au cimier]. Ces armoiries ne sont pas venues jusqu'à nous ; mais nous possédons un bas relief en granit, dont il signa, vers 1417, la construction de la courtine est des remparts. Ce bas relief représente un lion assis, tenant un écusson orné de deux chevrons et de deux roses avec une étoile à six rais. Primitivement placé dans le mur de la nouvelle enceinte, il en fut ôté, on ne sait quand, et encastré sur un des créneaux couronnant la muraille intérieure de la cour de l'Avancée. Il donna même son nom à cette cour appelée longtemps Cour du Lion. Une date, 1806, gravée après coup dans la pierre, pourrait bien être celle du déplacement. Depuis les restaurations opérées par M. Corroyer, ce bas relief a été remis à sa place primitive.
L'isolement du Mont Saint-Michel, la vie austère ou tout au moins retirée qu'il fallait y mener, ne tardèrent pas à peser lourdement sur les épaules de cet homme, aimant les bruits du monde et plus encore ses plaisirs. Celui que, dans ses lettres-patentes du 18 juin 1411, le loi qualifiait « d'escholier de la faculté de Paris », rêva bientôt d'aller perfectionner ses études dans la docte Université. « Aussy, dès 1413, il devint tout habitant de Paris, tant pour continuer ses études que pour se pousser en cour » ; mais, pour demeurer à Paris « il en coûtait beaucoup pour le logement et pour la nourriture, particulièrement pour un abbé qui marchait à la grandeur » [Note : THOMAS LE ROY. Cur. Rech. I. 338]. Robert Jolivet eut bientôt découvert dans le Livre Blanc [Note : Manuscrit aujourd'hui perdu ; Dom Huynes y a puisé d'utiles renseignements], rédigé par son prédécesseur, qu'en 1293 un généreux donateur avait offert au Mont un manoir, à Paris, et une chapelle auprès de la rue Saint-Estienne des Grecs. Il examina l'immeuble qui lui parut insuffisant et peu confortable. « Voulant avoir un véritable palais abbatial dans cette belle ville où les grands hommes se font paroistre », il fit un échange avec soulte « et achepta en ce paradis de la France, une belle maison, entre cour et jardin, située dans la même rue, devant l'hôtel des Grands Cholets ». Elle devait être revendue en 1571 au collège de Montaigu pour 2.260 livres. Cependant, il serait injuste de dire que Robert Jolivet oublia complètement, dans les délices de la capitale, le Mont Saint-Michel, où étaient demeurés ses pauvres moines. Connaissant mieux que personne la valeur et la puissance de l'argent, il acquit de nouveaux fiefs, dont le plus important fut celui de Donville. fi eut, pour cette affaire, maille à partir avec les nonnaines de Mortain, mais il finit par traiter avantageusement « avec ces dames et avec son style de courtisan, il les amadoua et s'accorda avec elles » [Note : THOMAS LE ROY, Cur. Rech. I. 339, note du 23 février 1647].
S'il prenait grand soin du temporel, il ne négligeait pas non plus le spirituel. Resté en excellentes relations avec Jean XXIII, il obtint pour son abbaye de nombreux privilèges et de larges indulgences. « Il se fit octroyer par le pape la permission d'user de la mitre, de l'anneau, de la tunique, des gants et des sandales, de bénir les pales de l'autel et autres ornements d'église, de conférer la première tonsure et les ordres mineurs et de donner la bénédiction solennelle, tant ès-divins offices qu'à la table ; ... en sorte qu'il eut plus de grâces et de privilèges que tous ses aultres prédécesseurs abbés, et comme il avoit un esprit très subtil, il aurait su se défendre de tous les evesques de France qui l'auraient voulu entreprendre à ce sujet » [Note : THOMAS LE ROY, Curieuse Recherche, 340-341].
Cependant, l'horizon politique s'assombrissait d'une manière effrayante. Les Anglais se préparaient à envahir la France. Le 14 août 1415, Henri V débarquait à Harfleur et l'ennemi menaçait le Mont Saint-Michel, en s'installant fortement à Tombelaine, à moins d'une demi-lieue de son rocher [Note : ETIENNE DUPONT, Tombelaine, une citadelle anglaise en France pendant la guerre de Cent ans]. Robert Jolivet n'hésita pas ; son devoir le rappelait au sanctuaire de l'Archange ; il n'était pas seulement le chef religieux du Mont, mais encore son capitaine. Il comprit le rôle important que la citadelle remplirait dans une guerre qui s'annonçait terrible et opiniâtre. Il se fit octroyer par Charles VI [Note : Notamment 1500 livres en 1418, par Charles VI] d'importants subsides et remplit le Mont d'approvisionnements considérables ; mais son grand mérite fut d'entreprendre d'urgence et de réaliser avec une célérité vraiment digne d'admiration, la construction d'une nouvelle enceinte. L'ancienne était absolument caduque ; la petite ville du Mont, la pendula villa des anciennes chroniques, avait débordé jusqu'à fleur de grève ; l'art militaire avait fait de grands progrès ; l'artillerie allait transformer les moyens d'attaque et de défense ; les palissades avaient fait leur temps ; les murettes, dont on découvre aujourd'hui encore quelques traces sous les bâtiments abbatiaux et au chevet de l'église paroissiale, étaient insuffisantes. Robert Jolivet développa les murailles de façon à forcer l'ennemi à étendre ses lignes d'investissement. A une vingtaine de mètres de la tour du Nord, il souda ses nouveaux murs à ceux qui avaient été édifiés par Guillaume du Château ; il les fit descendre l'escarpement du rocher, les flanqua d'un saillant considérable et continuant les remparts au sud, il les renforça de cinq tours dont la dernière, celle du Roi, défend, en même temps, la porte de la ville. C'est contre ce corset de granit, brodé de créneaux, percé de machicoulis, hérissé d'échauguettes que, moins de cinq ans après, l'ennemi devait se ruer en de formidables assauts [Note : Cf. CORROYER, Description de l'Abbaye du Mont St-Michel et ses abords, p. 256-271].
Le Mont Saint-Michel étant mis en état de se défendre, Robert Jolivet allait maintenant, semble-t-il, faire éprouver aux Anglais la solidité de ses remparts et la vaillance de son épée et voici qu'un évènement extraordinaire se produisit, du jour au lendemain, sans que l'on sut pourquoi ; l'abbé du Mont, féal sujet jusqu'ici du roi de France, embrassa la cause anglaise !
Les annalistes de l'abbaye, Dom Huynes et Dom Le Roy, qui s'étendent si complaisamment sur les faits les plus insignifiants de leur moustier, ne vont pas jusqu'à passer sous silence cette incroyable défection, mais ils la mentionnent en termes si vagues que l'historien scrupuleux qui voudrait découvrir la cause de cet acte de félonie reste confondu devant la réserve inexplicable des chroniqueurs religieux.
Dom Huynes consigne le fait en six mots : « En 1420, Robert Jolivet s'absenta de ce Mont » [Note : Cf. L'édition de Dom HUYNES, par E. de Beaurepaire, tome II. p. 98 et sv.]. Son continuateur, Dom Logis de Camps, dans son manuscrit déposé à la Bibliothèque d'Avranches [Note : ms. 209 interfolié], n'est guère plus explicite. « En 1419, dit-il, Robert Jolivet sortit de son plein gré de la place, après l'avoir pourvue de toutes sortes de munitions et de vivres pour plus de sept ans, laissant ses soldats sans chef, et ses moines dans l'embarras ; il passa le reste de ses jours en Normandie, sans plus revenir à son abbaye et enfin alla mourir à Rouen où il est enterré ».
Dom Le Roy, plus sincère et moins froid, ne peut manquer de qualifier les agissements de l'abbé, mais c'est encore en termes mesurés qu'il lui reproche sa conduite : « Robert Jolivet manquant de cœur, dit-il [Note : THOMAS LE ROY, Cur. Rech. I. 344. Les moines citèrent bien Robert Jolivet devant le Concile de Bâle qui le condamna à fournir le nécessaire à ses religieux ; mais l'abbé se rit de la sentence et continua à jouir de tous les revenus du Mont] sortit de son monastère la susditte année 1420 et, s'en allant, il laissa ses moines en faire à discrétion. Il ne vint plus, par après, en iceluy, demeurant tantost à Rouen, tantost à Loyselière et ailleurs où bon lui semblait. Il fist si bien, étant dehors de ce monastère, d'acquérir la bienveillance du roi d'Angleterre qui le fit jouir de toutes les possessions, qui ce monastère avait en la province de Normandie, laquelle le dict angloys occupait pour lui et nostre Robert en fist à son vouloir, sans en eslargir aucun denier à ses moynes, qui portaient le poids du jour et de la chaleur à conserver cette place, sous l'obéissance du roy de France. Ils estoient extrêmement pauvres, presque tous les revenus et les plus beaux estant en Normandie, desquels Monseigneur l'abbé Jolivet faisait largesse et bonne chère à ses amis, laissant ces moynes sans peine. J'ai tiré cecy des manuscrits de ce monastère, en 1647 ».
Avant de rechercher à déterminer les causes de la félonie de Robert Jolivet, il nous paraît utile de fixer la date de son exode du Mont ; on a déjà remarqué que les chroniqueurs diffèrent entre eux d'une année : 1419, 1420.
Il semble bien que la date donnée par Louis de Camps —1419 — soit exacte [Note : Toutefois la date de 1420 devrait être admise, si l'on s'en rapporte à une lettre, envoyée le 15 juin 1420 à Henri V par sir John Asshton, bailli du Cotentin. Mém. Soc. Arch. Norm. XXIII, 234. N° 1376]. Au mois de mai de cette année, Henri V se trouvait au château de Vernon et le 9 de ce mois, il signait des lettres de sauf-conduit en faveur de l'abbé du Mont Saint-Michel « pro Robert Joleisfet (Jolivet, déformé par la prononciation anglaise), abbate Sancti Michælis usque ad presentiam regis cum XX personis veniendo » [Note : Cf. Mémoires de la Société des Antiquaires de Normandie, XXIII. 221, N° 1216, art. 25. Rôles de Bréquigny. Ces rôles portent souvent par erreur Tolivet pour Jolivet XXIII. 65. N° 346].
Pour quelles raisons Jolivet avait-il sollicité ce sauf-conduit ? Très probablement pour demander au roi d'Angleterre la faveur de rentrer, lui et ses frères Richard et Guillaume, en possession des biens dont ils avaient été dépouillés au profit de l'anglais Skelton, le 30 mars 1419. On sait, en effet, les confiscations systématiques que le roi d'Angleterre prononçait en faveur de ceux qui avaient embrassé sa cause. Jolivet et les siens furent compris, les premiers, dans la liste de dépossession. Comment les Anglais n'auraient-ils pas frappé celui qui, par son activité inlassable, venait de fortifier une place de guerre, appelée à jouer un rôle prépondérant dans une guerre sans merci ? Les seigneurs du Cotentin, de l'Avranchin et du Mortainais furent particulièrement spoliés ; beaucoup émigrèrent en Bretagne ; mais tous n'eurent pas l'énergie de résister aux exigences du vainqueur. Quelques-uns, fort esclaves de leurs biens, désertèrent la cause française : « Chez les peuples sédentaires, dit M. Puiseux [Note : A. PUISEUX. L'Emigration Normande, p. 13], trop de liens puissants attachent les individus à la terre natale ; on a des intérêts trop chers de fortune, de famille, d'existence même, à sauver pour qu'on n'hésite pas, le plus souvent à les sacrifier à des antipathies de race, à un sentiment abstrait de nationalité. D'ordinaire, on s'accommode de son mieux avec le vainqueur et on courbe la tête sous un orage qui, on l'espère du moins, ne sera que passager. Ce n'est jamais que le petit nombre qui abandonne ses foyers, chassé par les violences de la guerre ou entraîné par l'exaltation d'un patriotisme qui ne connaît pas de compromis ».
Malheureusement, l'abbé du Mont Saint-Michel ne montra pas cette indépendance ; il fut un des premiers à revendiquer ses biens et, pour en obtenir la restitution, à se faire l'homme lige du vainqueur. A partir de 1419, il ne revint plus au Mont, mais il en conserva toujours le titre que le roi d'Angleterre lui donna à toute occasion et qu'il ne manqua jamais de prendre lui-même [Note : Bibliothèque Nationale. Quittances, t. 63, N° 1953 et t. 72, N° 3266].
Sa trahison, dont la cause certaine est ignorée, fut poussée bon gré, malgré, jusqu'à ses dernières limites. Une pièce authentique [Note : Bibl. Nat. ms. fr. N° 4491, f° 18 v° citée par SIMÉON LUCE, Chr. du M. S. M. II. 184], datée de 1425, et conservée à la Bibliothèque Nationale, démontre qu'une indemnité lui fut allouée par le fisc anglais pour faire une inspection militaire autour de l'abbaye-forteresse, bloquée par les troupes d'Outre-Mer ; c'était précisément à l'époque où le siège du Mont était le plus étroit ; on sait que les efforts combinés de l'armée et de la marine anglaise, échouèrent grâce à l'intervention valeureuse de la flotte malouine.
Il ne répugnait pas non plus à Jolivet de donner, à cette même époque, mandement à Pierre Sureau, receveur général de Normandie pour les Anglais, « de payer les gages des gens d'armes, composant les bastilles d'Ardevon, dans une paroisse dépendant du Mont Saint-Michel lui-même ».
Ce mandement, ainsi qu'une autre pièce comptable, conservée aux collections nationales porte la signature de R (obertus) ABBAS. Ces deux pièces sont datées de Coutances, ce qui démontre que l'abbé félon se tenait à une distance respectueuse de son monastère [Note : Arch. Nat. Sect. Hist. K. 62. N° 18-2 et 18-5]. Il est probable que s'il s'y fut présenté il n'aurait pas été accueilli par les bénédictins « in tapis », selon le cérémonial, mais bien par les chevaliers en armes.
En 1429, nous le voyons encore prendre une part très active au recrutement d'un corps d'armée en Angleterre et à l'équipement d'une flotte destinés à assiéger le Mont. Jolivet avait alors comme collaborateur Raoul Le Sage, maître des requêtes à l'hôtel de Charles VI ; ce triste personnage s'était rallié aux Anglais, dès 1418 [Note : Un autre religieux du Mont St-Michel, ancien prieur de Villemer, en Provence, quitta aussi l'abbaye et se refugia à la cour anglaise. Cf. VALLET DE VIRILLE, Hist. de Ch. VII. I. p. 446]. Il avait été gratifié par Henri V de la seigneurie de Roncheville et, en 1424, par Bedfort, de celle de Gamaches. On retrouve les noms de Jolivet et de Lesage accolés dans plusieurs pièces relatives au Mont Saint-Michel [Note : cf. SIM. LUCE, Ch. du M. St. M. II. 181, 217, 250].
Pendant que les opérations militaires étaient dirigées avec tenacité contre le Mont par les Anglais, Robert Jolivet touchait intégralement les revenus de son abbaye. Une ordonnance, vraiment un peu tardive du roi de France, datée, d'Amboise, le 25 juillet 1432 [Note : Archives du département de la Manche, H. n° 15016] confisquait au profit du prieur et du couvent du Mont tous les biens acquis en Normandie et ailleurs par Robert Jolivet. Ce document flétrit la conduite de l'abbé, « lequel, est-il dit, est tout notoirement en l'obéissance de nos anciens ennemis, les Anglois, et de leur conseil, les soustenant, confortant et favorisant de tout son pouvoir à l'encontre de nous, par quoy il a commis crime de lèse-Majesté et, par ce forfait à confisquer envers nous, corps et biens, du profit des moines du Mont Saint-Michel ».
Si le sujet n'était pas aussi grave, ni aussi attristant, nous dirions volontiers : le bon billet qu'avaient les religieux ! L'ordonnance du roi de France ne pouvait être que lettre morte, tous les biens de Robert se trouvant situés dans un pays où les Anglais régnaient en maîtres absolus. Aussi Jolivet ne dut-il pas s'émouvoir outre mesure. Les Anglais, auxquels il était fort utile, faisaient bonne garde autour de lui, surtout dans son manoir de Loiselière en St-Planchers ès-Granville, où il se reposait, souvent, dans le calme d'un frais vallon, tout bruissant des eaux limpides de la Venlée [Note : Dom Huynes a confondu ce manoir de Loiselière avec la demeure épiscopale du même nom, dépendant de l'évêché de Coutances et située en Lingreville].
Est-ce dans cette agréable solitude qu'il se retira après le procès, la condamnation et le supplice de Jeanne d'Arc ?... L'abbé Jolivet figure, hélas ! dans la procédure odieuse intentée à la vierge lorraine ; son nom est écrit à côté de celui de Pierre Cauchon et des abbés de Fécamp et de Jumièges ! Il payait ainsi, et à quel prix, les bonnes grâces de l'Angleterre, son titre de conseiller du roi et les revenus de son abbaye [Note : Un parent de Robert Jolivet., Raoul Jolivet, docteur en droit, chanoine de Coutances, d'Avranches et du Mans était passé, lui aussi, dans le camp anglais. Le 27 septembre 1449, ce Raoul sollicita son pardon par l'entremise de l'évêque de Lisieux. Cf. THOMAS BASIN, Œuvres. I. p. 14 et II. p. 185 et Ordonnances des rois de France XVII. p. 310]. Toutefois, il ne figure réellement en personne qu'au procès-verbal d'abjuration du 24 mai [Note : Cf. O. REILLY. Les deux procès de Jeanne d'Arc. I. 72 et II. 357].
Le 10 juillet 1444, Robert Jolivet décédait à Rouen. Il fut inhumé en l'église saint Michel, dans le collatéral de gauche, le long du chœur, sous un monument de style gothique, dominé par une statuette de saint Benoît. Sur le bord du soubasement on lisait ces mots : HIC EST SEPULTRA ROBERTI, QUONDAM ABBATIS SCI MICHAELIS, REGIS CONSILIARIUS QUI OBIIT ANNO DOMINI MCCCC XL IIII DECIMA DIE MENSES JULII. ANIMA EJUS REQUIESCAT IN PACE.
Trois jours après, sa mort était connue au Mont Saint. Michel : « L'an 1444, le 17 Juillet, écrit Dom Le Roy, les nouvelles de la mort de R. Jolivet, estant venues en ce Mont, les moines s'assemblèrent et esleurent pour abbé Jean Gonault, leur vicquaire général » [Note : THOMAS LE ROY, Cur. Rech. I. 377].
C'était un heureux choix et une œuvre de justice, puisque Jean Gonault, depuis un quart de siècle, avait été le véritable supérieur de la Communauté et était demeuré fidèle à son poste, pendant cette période troublée, la plus terrible que le Mont ait eu à subir depuis le commencement de son histoire ; mais un conflit s'élèva aussitôt entre le cardinal d'Estouteville, choisi par le pape sur la recommandation de Charles VI et les bénédictins qui persévérèrent dans leur désignation. Ces discussions sont sans intérêt pour l'histoire de Robert Jolivet ; nous les mentionnons seulement parce qu'elles se rattachent à la succession de cet abbé.
On l'a vu, par les textes cités au cours de cette étude : les annalistes se sont montrés on ne peut plus circonspects sur ce déserteur de la cause française. Ils auraient été en droit de le juger plus sévèrement ; peut-être ont-ils pensé qu'après tout, on devait lui garder une certaine reconnaissance pour avoir si bien mis le Mont Saint-Michel en état de défense ? Le siège de cette citadelle fameuse n'a-t-il pas prouvé le génie militaire dont Jolivet avait fait preuve en édifiant l'enceinte du Mont, contre laquelle vinrent, peu après, se briser ses propres efforts ? Sa conduite antérieure prouve qu'il ne quitta pas son abbaye-forteresse, en 1419, avec un cœur félon ; malheureusement, il aimait le bien-être, le luxe, les honneurs ; seuls les Anglais pouvaient lui donner tout cela avec une vie facile et agréable ; il eut la coupable faiblesse de suivre leur parti ; l'histoire impartiale le stigmatisera comme un traître, mais devra reconnaître en lui un des plus grands architectes militaires du Mont Saint-Michel et le mettre à côté des Jourdain et des Turstin auxquels on doit la sévère et hautaine Merveille.
(Etienne Dupont).
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