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M. MOREAU DE MAUPERTUIS |
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Il nous reste à parler d'un de nos compatriotes les plus distingués par leur naissance et par leur savoir : c'est l'immortel Pierre-Louis Moreau de Maupertuis, chevalier de l'ordre du mérite, président perpétuel de l'Académie royale des sciences et belles-lettres de Berlin, l'un des quarante de l'Académie française, membre des Académies royales des sciences de France, d'Angleterre, de Suède et d'Italie, sans contredit l'un des plus grands géomètres de l'Europe, cet autre enfin qui, pour me servir de l'expression de Virgile (Eclog. 3, v. 40), à l'aide du compas et de la règle, a déterminé exactement, par des lignes tracées, les contrées qu'habitent les divers peuples de notre globe [Note : … alter - Descripsit radio totum qui gentibus orbem] … Manibus date lilia plenis : purpureos spargam flores (Virg., Enéid., I. 6, v. 883) [Note : Donnez-moi des lis à pleines mains, pour répandre ces belles fleurs sur son tombeau].
Né à Saint-Malo le 28 septembre 1698 [Note : De M. René Moreau, seigneur de Maupertuis, chevalier de l'ordre de Saint-Michel, député de notre ville au conseil royal du commerce, et de Jeanne-Eugénie Baudran. Il eut pour frère Louis-Malo Moreau de Saint-Elier, abbé de l'abbaye de la Madeleine de Geneston, ordre de Saint-Augustin, au diocèse de Nantes ; et de celle d'Ardorel, au diocèse de Castres. Celui-ci fut aussi un homme de mérite, et mourut à Saint-Malo au mois d'avril 1754. Quant à leur père, il réunit la réputation d'un habile négociant à celle d'un vaillant homme de guerre ; commanda plusieurs vaisseaux de quarante à cinquante canons, avec lesquels il fit des prises considérables ; rapporta d'Espagne et des Indes plusieurs millions ; mérita d'être incorporé, en 1696, avec les deux vaisseaux qu'il montait, dans l'escadre du chevalier Begnant ; et fut un des premiers directeurs de la grande compagnie d'Occident, établie eu 1717], d'une famille noble qui avait déjà mérité de donner son nom à l'une de nos rues, cet homme recommandable montra dès sa jeunesse beaucoup de penchant pour les mathématiques et pour la guerre. Il entra dans les mousquetaires en 1718 ; et donna à l'étude tout le loisir que lui laissait le service. Après avoir passé deux années dans ce corps, il obtint une compagnie de cavalerie dans le régiment de Laroche-Guyon : mais il ne la garda pas longtemps. Son goût pour les mathématiques l'engagea à quitter la profession des armes, pour se livrer entièrement aux sciences exactes ; et dès le 11 décembre 1723, il fut honoré à l'Académie des sciences de Paris d'une place d'adjoint, qui, moins de deux ans après, fut suivie de celle d'associé.
En 1724, il publia un excellent mémoire Sur la forme des instrumens de musique (Mémoire de l'Académie des sciences, 1724, p. 318) ; et en 1726 (ibid., p. 116), il fit voir par l'application de l'analyse à une question de maximis et minimis, que quelquefois le calcul donne plus qu'on ne lui demande, et qu'il avertit souvent de certaines circonstances qu'on n'aurait guères soupçonnées, ou qu'au moins on n'aurait devinées que par une espèce de hasard.
L'année suivante fut marquée par trois morceaux aussi intéressans que celui dont nous venons de parler : le premier, Sur la salamandre terrestre ; le second, Sur la quadrature et rectification des figures formées par le roulement des polygones réguliers ; le troisième, Sur une nouvelle manière de développer les courbes.
Malgré le vol rapide qu'avait pris notre Malouin, il était trop éclairé pour ne pas voir qu'il n'était pas encore arrivé au but qu'il s'était proposé ; et trop impatient d'y parvenir, pour n'en pas prendre tous les moyens. Dans cette vue, il prit le parti de chercher des secours étrangers capables de lui faire parcourir avec plus de rapidité la carrière dans laquelle il s'était engagé ; et il partit pour Londres. Son séjour dans cette ville ne fut que de quelques mois : mais la société royale n'eut pas besoin d'un plus long terme pour apprécier ce qu'il valait, et elle ne le laissa revenir en France, qu'après l'avoir mis au nombre de ses membres.
A peine était-il de retour à Paris, qu'il en repartit pour se rendre à Bâle, auprès du fameux Jean Bernoulli, que tout le monde sait avoir eu une si grande part à l'invention des nouveaux calculs, qui ont pour ainsi dire ouvert aux hommes l'entrée à la haute géométrie. M. de Maupertuis trouva dans ce voyage le double avantage de contracter l'amitié la plus étroite avec cette respectable famille ; et de partager avec elle le précieux héritage des connaissances et des talens qui semblaient y être devenus héréditaires.
Dans les années de 1728 à 1733, de nouvelles richesses littéraires coulèrent de sa plume : Sur toutes les développées qu'une courbe peut avoir à l’infini ; Sur quelques affections des courbes ; Sur la courbe descensus aequabilis dans un milieu résistant comme une puissance quelconque de la vitesse ; Sur la séparation des indéterminées dans les équations différentielles ; Sur la balistique arithmétique ; Sur la figure de la terre, et les moyens que l'astronomie et la géographie fournissent pour la déterminer ; Sur le mouvement d'une bulle d'air qui s'élève dans une liqueur ; Sur les scorpions ; Sur quelques problèmes astronomiques et géométriques ; enfin, Sur les lois de l'attraction.
Sa réputation lui avait valu, en 1731, la place de pensionnaire géomètre de l'Académie des sciences de Paris. En 1736, elle le fit choisir pour être à la tête de cette immortelle expédition du nord : entreprise qui fut exécutée en quinze mois avec toute l'habileté et tout le succès qu'on pouvait attendre de lui et de ses co-opérateurs.
Tous, dans cette laborieuse carrière, comme Enée au milieu des harpies, eurent à se défendre à la fois, et de la voracité des oiseaux de rapine qui venaient enlever leurs viandes jusque sur leurs tables, et des cruelles piqûres de certaines grosses mouches presque innombrables, qui leur tiraient du sang à chaque coup d'aiguillon ; et de l'horrible âpreté du climat, qui centupla leurs fatigues et leurs dangers. Mais M. de Maupertuis, plus encore que ses autres confrères, se montra fort supérieur à tous ces obstacles. Tandis qu'il était à Pello, il ne voulut point vider le pays sans s'être enfoncé vingt-cinq ou trente lieues plus au nord, avec M. Celsius, pour y visiter un prétendu monument rhunique qu'on peut regarder comme la principale merveille de la contrée : je veux parler de l'inscription de la petite montagne de Windso ; inscription dont l'origine, jusqu'ici inconnue, a fait si ingénieusement et si poétiquement conjecturer à notre auteur, qu'elle pouvait se rattacher à quelque événement aussi singulier que l'avait été l'objet de son voyage au fond de la Laponie. « Une inscription, dit-il lui-même (OEuvres de Maupertuis, tome 3, p. 196), qui contiendra l'histoire de l'opération que nous étions allés faire dans ces pays, sera peut-être un jour quelque chose d'aussi obscur que l'est celle-ci ; et si toutes les sciences étaient perdues, qui pourrait alors découvrir, qui pourrait imaginer qu'un tel monument fut l'ouvrage des Français ; et que ce qu'on y verrait gravé, fut la mesure des degrés de la terre, et la détermination de sa figure ? ».
Après avoir fourni heureusement cette course honorable, M. de Maupertuis fut appelé, en 1740, par le roi de Prusse, pour recevoir la présidence et la direction de l'Académie de Berlin. Ce monarque était alors en guerre avec l'empereur : notre Malouin voulut en partager les périls. Il s'exposa courageusement à la bataille de Molwitz, fut pris et pillé par les hussards. Envoyé à Vienne, Charles VII lui fit l'accueil le plus distingué. Ayant dit à ce prince que, parmi les choses que les hussards lui avaient enlevées, il regrettait beaucoup une montre de Graham, célèbre horloger anglais, laquelle lui était d'un grand secours pour ses observations astronomiques ; l'empereur qui en avait une du même artiste, mais enrichie de diamans, dit à son prisonnier : « C'est une plaisanterie que mes hussards ont voulu vous faire, ils m'ont rapporté votre montre : la voilà ; je vous la rends ». On ajoute que l'impératrice-reine lui demandant des nouvelles de Prusse, lui dit : « Vous connaissez la reine de Suède, soeur du roi de Prusse ; on assure que c'est la plus belle princesse du monde ». Madame, répondit finement Maupertuis, je l'avais cru jusqu'à ce jour ! Sa captivité ne fut ni dure, ni longue : l'empereur et l'impératrice lui permirent de repartir pour Berlin, après l'avoir comblé de marques de bontés et d'estime.
Le premier usage qu'il fit de cette liberté, fut de reprendre avec ardeur ses occupations favorites. Dès l'an 1736 et années suivantes, il avait publié diverses pièces sur la figure de la terre ; une Méthode peur trouver la déclinaison des étoiles ; la Figure de la terre déterminée par les opérations faites au cercle polaire ; la Loi du repos des corps ; ses Elémens de géographie ; un Discours sur la parallaxe de la lune ; alors il continua de donner au monde savant son Accord des différentes lois de la nature jusque-là jugées incompatibles ; et son Traité de loxodromie tracée sur la véritable surface de la mer.
Avant cette époque, cette espèce de spirale que décrit sur le globe un vaisseau qui coupe tous les méridiens sous un angle constant moindre que l'angle droit, avait toujours été calculée dans la supposition de la terre parfaitement sphérique : depuis la découverte de l'applatissement des pôles, ces tables avaient besoin d'être renouvelées, et elles le furent avantageusement dans ce dernier ouvrage, qui valut à son auteur, revenu en France, une nouvelle pension de 3.000 livres.
Son Astronomie nautique, qui parut vers le même temps, ne lui fit pas moins d'honneur. On y trouve presque tous les problèmes nécessaires au pilotage, et même plusieurs autres relatifs à l'astronomie proprement dite, présentés et résolus dans une si grande brièveté, qu'à proprement parler tout y est réduit à cinq formules. Il est vrai qu'il a fallu pour cela avoir recours à l'analyse la plus savante, qui se trouve ordinairement bien au-delà de la portée de ceux auxquels cet écrit semble destiné.
Comme les belles-lettres, l'éloquence, et même la poésie, n'étaient guères moins connues à M. de Maupertuis que les mathématiques, la géométrie et l'histoire naturelle, l'Académie française le jugea digne d'être admis dans le sanctuaire des muses. En conséquence elle lui conféra, en 1743, la place que la mort de l'abbé de Saint-Pierre venait d'y laisser vacante.
Revêtu de tous les titres dont son état le rendait susceptible, honoré des bienfaits de son roi, jouissant de l'estime du public, aimé et recherché de ce qu'il y avait dans le royaume de plus grand et de plus illustre, il ne tenait qu'à notre Malouin de jouir dans sa patrie, et au milieu des siens, du sort le plus heureux ; mais il avait au-dedans de lui-même le plus irréconciliable ennemi du bonheur. Son imagination ardente, et sa vive curiosité, ne lui permettant pas de se fixer, il repartit pour la Prusse ; et il n'y fut pas plutôt, qu'il se repentit d'avoir renoncé à la France.
Son nouveau souverain le dédommagea, il est vrai, de toutes ses pertes, par la confiance la plus intime, et par des bontés de toutes les sortes : il fut fait successivement chevalier de l'ordre du mérite, et président perpétuel de l'Académie qui l'avait déjà pour chef : il eut enfin la satisfaction d'épouser Mlle. de Borck, d'une des meilleures et des plus anciennes maisons du pays ; et malgré tout cela néanmoins, la triste inquiétude d'esprit qui le tourmentait, le rendit misérable au sein des plaisirs.
Avec un tel caractère, il était difficile que M. de Maupertuis n'eût pas quelques guerres littéraires à soutenir : aussi eut-il plusieurs querelles. Les plus célèbres sont sa dispute avec Koenig, professeur de philosophie à Franeker ; et celle qu'il eut avec Voltaire, par suite de la précédente.
Le président de l'Académie de Berlin avait inséré dans le volume des mémoires de cette compagnie pour l'année 1746, un écrit sur les lois du mouvement et du repos, déduites d'un principes métaphysique connu dans le monde mathématicien sous le nom de Principe de l'épargne ou de la moindre action ; ce qui, dans le langage ordinaire, revient à dire « que la nature ne fait rien en vain ni de superflu, que dans toutes ses opérations elle suit la voie la plus facile, et fait le moins de dépense possible ». Kœnig ne se contenta pas d'attaquer cette doctrine : il en attribua encore l'invention à Leibnitz, en citant un fragment d'une lettre qu'il prétendait que ce savant avait écrite autrefois à Hermann, professeur à Bâle, en Suisse. Maupertuis, piqué du soupçon de plagiat, engagea l'Académie de Berlin à sommer Kœnig de produire l'original de cette lettre. Le professeur n'ayant pu satisfaire à cette demande, fut exclus unanimement de l'Académie dont il était membre. « Ce professeur, irrité de se voir confondu, et surtout fâché de n'avoir pu nuire à un homme que toute l'Europe admirait, non content de l'accabler d'injures grossières, la dernière ressource de ceux qui n'ont point de bonnes raisons à alléguer, s'associa avec des écrivains assez méprisables pour s'enrôler chez lui, et pour combattre sous ses drapeaux » (Lettre d'un académicien de Berlin).
L'un de ces écrivains passionnés fut Voltaire. Il avait d'abord été lié très-étroitement avec M. de Maupertuis, qu'il regardait comme son maître en mathématiques ; et il avait en particulier composé le quatrain suivant, pour mettre au bas du portrait du physicien, au retour de son voyage dans le Nord : Ce globe mal connu, qu'il osa mesurer, - Devient un monument où sa gloire se fonde ; - Son sort est de fixer la figure du monde, - De lui plaire et de l'éclairer.
Mais, pétri de toutes les petitesses de l'envie, le vieux Priam du Parnasse prit occasion de la querelle de Kœnig, pour soulager sa bile contre notre illustre concitoyen, en l'accablant de mille pauvretés littéraires. Il débuta par une Réponse fort amère d'un académicien de Paris à un académicien de Berlin. Cette première satire fut suivie de la diatribe du docteur Akakia, et de quelques autres critiques sanglantes contre la personne et les ouvrages de son adversaire. Ces traits lancés sur l'auteur du voyage au pôle, firent rire les hommes légers, et gémir les vrais philosophes. On opposa aux sarcasmes du prétendu héros de la philosophie, les éloges dont il avait naguères comblé son ennemi. En 1738, Maupertuis était un génie sublime, notre plus grand mathématicien, un Archiméde, un Christophe Colomb pour les découvertes, un Michel-Ange et un Albane pour le style : en 1752, ce n'était plus qu'un esprit bizarre, un raisonneur extravagant, un philosophe insensé.
Si Voltaire se satisfit en suivant les conseils de la vengeance, il affaiblit l'estime du public pour son caractère, et s'attira en même temps une disgrâce éclatante. Les désagrémens qu'il y essuya, l'ayant obligé de se retirer de la cour de Prusse au commencement de 1753, il se consola dans son malheur par de nouvelles brochures. Il peignit M. de Maupertuis comme un vieux fou travesti en sage, l'air distrait et précipité, l'oeil rond et petit, le nez écrasé, la perruque de travers, la physionomie mauvaise, le visage plat, et l'esprit plein de lui-même. Notre Malouin, piqué jusqu'au vif de cette caricature qu'il aurait dû mépriser, témoigna au seigneur de Ferney sa reconnaissance par le billet suivant : Je vous déclare que ma santé est assez bonne pour vous aller trouver partout où vous serez, et pour tirer de vous la vengeance la plus complète. Rendez grâce au respect et à l'obéissance qui ont jusqu'ici retenu mon bras. Son antagoniste, vrai turlupin, et d'humeur fort moutonne quand il s'agissait de dégainer, ne répondit à ce cartel que par une lettre, dont Voiture semblait lui avoir fourni l'idée [Note : Cet académicien ayant offensé un seigneur de la cour par un trait piquant, celui-ci voulut lui faire mettre l'épée à la main. « La partie n'est pas égale, lui dit Voiture ! vous êtes grand ; je suis petit : vous êtes brave ; je suis poltron : vous voulez me tuer ; eh bien, je me tiens pour mort ! ». — Cette manière de sortir d'embarras fit rire le courtisan, et le désarma]. Du reste, il se renferma dans le respect qu'il portait à l'édit contre les duels. Cette farce finit d'une manière triste. Le roi de Prusse fit arrêter Voltaire à Francfort, avec sa nièce qui était venue l'y joindre ; et les partisans du coryphée de la moderne philosophie ne manquèrent pas d'accuser M. de Maupertuis d'avoir porté le monarque à cette démarche. Ce qu'il y a de certain, c'est qu'il est peut-être sans exemple, d'avoir vu un souverain défendre devant le public la cause de son sujet.
Cependant la composition de nouveaux ouvrages qu'il serait trop long de détailler, et les chagrins que la méchanceté et l'envie lui faisaient éprouver, joints aux fatigues de ses anciens voyages, avaient considérablement affaibli le tempéramment de notre académicien. Des maux de poitrine et des crachemens de sang, qui lui étaient survenus dès l'an 1747, l'avaient obligé à diverses reprises de revenir respirer l'air natal. Mais malgré les soulagemens passagers que lui apportaient ces promenades, sa santé se détériorait de plus en plus ; et pour surcroît d'affliction, une profonde mélancolie vint se joindre à ce que lui-même appelait le fardeau de vivre.
Revenu en France, en 1756, il passa l'hiver et le printemps à Saint-Malo ; d'où il partit en 1757, pour aller s'embarquer à Bordeaux, et retourner par mer à Hambourg, et de là à Berlin : mais diverses considérations lui firent prendre la route de terre.
Arrivé à Toulouse, il s'y trouva si incommodé, qu'il n'en put partir qu'au mois de mai 1758, pour Neufchâtel, en Suisse, où son mal empira encore. Il s'avança néanmoins jusqu'à Bâle, comptant, après y avoir pris quelque repos, continuer sa marche jusqu'à Berlin : mais le sort en avait autrement ordonné.
Son état devint tel à Bâle, qu'il ne lui fut pas possible de passer outre. Il y demeura chez ce fameux Jean Bernoulli, son ami, dont nous avons dit un mot au commencement de cet article ; et dont il reçut tous les secours qu'il pouvait attendre d'un véritable attachement.
Au mois d'avril 1759, il crut être assez soulagé pour se rendre jusqu'en Prusse : mais la veille du jour fixé pour son départ, il tomba évanoui. Ses douleurs, qui s'étaient jetées sur les entrailles, recommencèrent avec plus de violence ; et il les souffrit avec une patience dont sa vivacité naturelle semblait devoir le rendre incapable. Enfin, un abcès qui s'était formé au côté, perça en dehors ; et on reprit l'espérance : mais cet espoir ne fut pas long. Il perdit absolument l'appétit ; et mourut le 27 juillet, ayant conservé sa raison presque jusqu'au dernier moment, et en ayant fait un digne usage en se préparant à la mort de la façon la plus chrétienne.
Ce grand homme, comme nous l'avons déjà dit, était d'une vivacité extrême, qui éclatait dans ses yeux continuellement agités. Cet air d'activité, joint à la manière dont il s'habillait, et dont il se présentait, le rendait assez singulier. Il était du reste poli, caressant même, parlant avec facilité et avec esprit.
Malgré ces avantages qui plaisent dans la société, il passa une vie triste. Un amour-propre trop sensible ; je ne sais quoi d'ardent et d'impérieux dans les occasions où il se trouvait contrarié ; enfin, une envie extrême de parvenir et de faire sa cour, firent tort à son bonheur et à sa philosophie. Il fut quelquefois, dans son style, le singe de Fontenelle ; il aurait été plus heureux pour lui de l'être dans sa conduite.
En indiquant la ville de Bâle, en Suisse, comme le lieu où M. de Maupertuis finit ses jours, on aurait pu donner à croire qu'il y reçut la sépulture à la manière des protestans, si l'on n'ajoutait que, par l'effet de ces mêmes sentimens de religion dans lesquels il mourut, il demanda à être inhumé en terre catholique. Conséquemment à cette demande, son corps fut transféré à Dornac, paroisse catholique distante de Bâle de deux lieues, où il fut placé auprès de Balthasar Malo, ministre de France en Suisse, mort en 1613. M. Bernoulli mena le convoi, fit le dépôt ; et pour dernière preuve de sa constante amitié, se hâta de faire attacher au tombeau une table de marbre, avec l'inscription suivante :
Virtus perennat
cœtera labuntur.
Vir illustris genere, ingenio summus,
dignitate amplissimus,
Petrus-Ludovicus MOREAU DE MAUPERTUIS,
ex collegio XL Academicorum Ling. Franc.
Eques auratus ord. reg. Boruss.
Prœstantibus meritis dicati,
academiarum celebriorum Europœ omnium socius,
Ac. reg. Beroliensis prœses
natus in castro Sti-Maclovii d. XXVIII sept.
M. DC. XCVIII,
œtate integra, lento morbo consumptus,
hic ossa sua condi voluit.
Catharina-Eleonara DE BORCK, uxor,
Maria, soror,
et Joannes BERNOULLI, def. intimus,
in cujus œdibus Basil. d. XXVII jul.
M. DCC. LIX. decessit,
communis desiderii lenimen
H. M. B. M. P.
Un autre ami de M. de Maupertuis avait formé le dessein de faire transporter son corps à Strasbourg, où les temples offrent plus de ressources pour l'érection d'un monument ; et déjà M. de la Condamine, de l'Académie des sciences, aussi son ami, avait composé l'ample épitaphe que l'airain devait recevoir : mais le projet n'ayant pu avoir son exécution, nous croyons faire plaisir au lecteur de transcrire ici cette pièce, quelque longue qu'elle soit. La voici :
Hic jacet
Petrus-Ludovicus MOREAU DE MAUPERTUIS,
San-Maclovianus,
Academiarum gallicœ linguœ, nec-non scientiarum
Parisiensis, Londinensis, Petroburgensis socius,
Beroliensis prœses perpetuus.
Equitum turmœ prœfectus in prima juventute,
diuturnœ pacis otio conversas ad litteras,
sublimiores geometriœ sinus penetravit.
Plura Newtonis theoremata nondùm demonstrata
patefecit.
Doctrinam attractionis Gallicis auribus infensam
primus inter Conterraneos,
novisque ratiociniis propugnavit.
A Ludovico XV, Rege christianis.
Ad boreales plagas missus cum sociis,
crescentes ad septentrionem Meridiani circuli gradus,
ac proindè Figuram Telluris versùs polos complanatam,
propriis observationibus prunus evicit.
A Frederico II Borussiœ rege accitus,
Berolinensem academiam instauravit,
et eidem per annos 14 vigilanter prœfuit.
In obsidione Friburgiensi
mortem undequàque volitantem despexit impavidus ;
lento passu accedentem in lecto non exhorruit.
Vir ingenio acer, animo fortis, integer fidei,
post longissimos dolores constanter toleratos,
piè, fortiter, obiit Basileœ,
die julii 27, anno christi M. DCC. LIX.
Vixit annos 60, menses 10.
Eleon. DE BORCK, beroliniensis, conjux ;
M. MOREAU DU BOS, soror ;
conjugi et fratri amantissimo mœrentes posuêre.
D'autres hommages encore ont été rendus à la mémoire de ce digne citoyen, par beaucoup d'autres Français ; entre lesquels nous ne citerons que M. le comte de Tressan, lieutenant-général des armées du roi ; M. Lefranc de Pompignan, qui le remplaça à l'Académie française le 10 mars 1760, et dont le discours de réception mérite infiniment d'être lu ; enfin, M. Dupré de Saint-Maur, traducteur de Milton.
Plusieurs étrangers de distinction l'ont également peint et regretté comme un sage qui avait perfectionné la philosophie en méditant la religion. Le roi de Prusse lui-même, qui l'avait attiré auprès de sa personne, et constamment honoré de ses faveurs, se montra fort sensible à sa perte, et lui donna quelques larmes. Pour accorder à sa mémoire une nouvelle marque de son estime, il gratifia sa veuve de la charge de grande-maîtresse de la maison de la princesse Amélie, qu'elle avait déjà exercée en l'absence de M. de Maupertuis, par une distinction particulière et contre l'usage ordinaire, qui n'admet en Prusse à ce rang que des dames veuves.
Entre autres portraits qui ont été faits de ce célèbre Malouin, on distingue celui peint par M. Tournière, et gravé par Daullé. C'est aussi avec une profonde satisfaction, que nous lui avons enfin vu ériger celui plus ou moins ressemblant qui décore aujourd'hui la grande salle de notre hôtel-de-ville.
On sait combien est beau le mausolée commun entre lui et son père, qu'élevèrent, en 1766, ses amis et ses parens, dans l'église de Saint-Roch à Paris ; et qu'exécuta M. d'Huez, sculpteur du roi. Ce monument fut dessiné l'année suivante par M. Monnet, peintre de la cour ; et ce tableau, gravé par Miger, fut placé honorablement, le 26 novembre 1774, dans le lieu de nos séances municipales, où il se voit encore. Les noms des personnes qui contribuèrent à la dépense de ce chef-d'oeuvre de l'art, sont ceux de l'épouse même du défunt ; de Mme Magon du Bos, sa soeur ; de M. Magon, intendant de Saint-Domingue ; de M. Magon de la Villebague, capitaine des vaisseaux de la compagnie des Indes ; et de M. Magon du Bos, capitaine d'infanterie, ses neveux ; de Mme Roffay, née Magon, sa nièce ; de M. Moreau de la Primerais, procureur du roi en l'amirauté de Saint-Malo, son cousin-germain ; de M. Duvelaer, comte du Lude ; de Mme Magon de Riancourt, née Vincent ; de M. Magon de Closdoré, ancien lieutenant-colonel garde-côte ; de M. du Rouvre, chevalier de Saint-Louis, ses compatriotes et ses alliés ; enfin, de M. de la Condamine, chevalier de Saint-Lazarre, son confrère et son ami. Voici l'inscription qui se lit sur ce tombeau :
MAUPERTUISSIORUM
memoriœ ac perennitati.
Hic jacet Renatus MOREAU,
San-Maclovianus, feudi Maupertuisii dominus :
qui, postquam naves bellico-mercatorias strenuè duxerat,
civium suorum pro rebus maritimis
apud regem orator XL annis,
honoris torque donatus,
decessit V jul. ann. M. DCC. XLVI, œtatis LXXXII :
de posteritate benè meritus, ob genitum ex se
Petrum-Ludovicum MOREAU DE MAUPERTUIS,
suo qui litterarum orbem nomine implevit.
Hic, prima juventute equitum turmœ prœfetus,
diuturnœ pacis otio conversus ad studia,
altiores geometriœ sinus penetravit ;
Newtonianam attractionem Cartesianis auribus absonam
primus in gallià propugnavit,
novisque argumentis suffulsit.
A Ludovico XV missus ad boreales plagas,
crescentes ad septentrionem Meridiani circuli gradus,
ac proindè compressam in polo Telluris molem,
suis sociorumque observationibus primus evicit.
Academiœ gallicœ prœcipuarumque Europœ socius,
Beroliensis instaurator ac prœses, vocante Frid. II,
cujus benificio ordinis pro merito eques,
physicen, mathesin, astonomiam, nauticam,
metaphysicam, ethicam,
illustrare, amplificare, promovere non desiit.
Ob impensam pro extruendo Berolini templo catholico
curam
summo pontifici Benedicto XIV gratus :
vir ingenio acer, animo ingens, integer fidei,
quam in armorum conflictu mortem despexerat
impavidus,
lento passu adventantem in lecto serenus excepit.
Patria redux, dùm Berolinum ibique intermissa
munia repeteret,
recandescente morbi decennis violentia, detentus Basileœ,
post longos dolores constanter toleratos,
amicos inter Johannis Bernoulli hospitis amplexus,
vis forcis obiit jul. XXVII. ann. M. DCC. LIX.
vixit an LX, menses X.
Eleon. DE BORCK, uxor ; Maria, soror, et filii ;
propinqui, amici,
hoc monumentum de suo certatim posuêre M. DCC. LXVI.
On sait aussi combien fit de sensation dans le temps le bruit que répandit M. Gledistch. Cet académicien soutint que M. de Maupertuis lui avait apparu dans la salle de l'Académie, à côté de la pendule ; et qu'il l'avait vu pendant près d'un quart d'heure de suite. Le philosophe Condorcet dit en cette occasion, sur le ton de la plaisanterie : « Que s'il était vrai que l'ame du président eût eu la fantaisie de venir ici-bas jouer le rôle d'un vampire, ce n'avait sûrement pu être que pour sucer et tourmenter le sieur Arouet de Voltaire ». Pour nous, qui prenons la chose plus sérieusement, nous renvoyons ce fait, vrai ou faux, à la connaissance de celui dont les pensées ne sont point nos pensées (Isaïe, 55, v. 8) ; devant qui ceux même que nous appelons, morts, sont vivans (Luc, 20, 38) ; et qui n'a qu'à vouloir, pour exécuter sur la terre comme au ciel tout ce qui n'implique pas contradiction (Ps. 113, v. II).
Comme écrivain M. de Maupertuis avait du génie, de l'esprit, du feu, de l'imagination : mais on lui reproche des tours recherchés, une concision affectée, un ton sec et brusque, un style plus roide que ferme, quelques paradoxes, et quelques idées fausses. Sa littérature était médiocre ; et il faisait moins d'honneur à l'Académie française dont il était membre, qu'à celle des sciences dont nous avons dit qu'il était pensionnaire.
A la tête de ses Oeuvres, qui ont été recueillies à Lyon, en 1756, 4 vol. in-4°, mais où l'on en a omis beaucoup, sont 1° La figure de la terre déterminée. 2° La mesure d'un degré du méridien. 3° Discours sur la figure des astres. 4° Elémens de géographie. 5° Astronomie nautique. 6° Elémens d'astronomie. 7° Dissertation physique à l'occasion d'un nègre blanc. 8° Vénus physique, dissertation sur la génération des animaux, que les libertins ont plus lue que les physiciens, et qu'un deux a même reproduite sous un autre titre. L'auteur cependant y a mis toute la décence que la matière comportait ; et malgré quelques conjectures aussi neuves que hardies, il y trace quelquefois des images vastes et sublimes, lorsqu'il généralise ses idées, et qu'il voit la nature en grand. 9° Essai de cosmographie. 10° Réflexions sur l'origine des langues. 11° Essai de philosophie morale, où il y a quelques bonnes idées, mais peu d'ensemble et de précision ; et où il prend un ton triste, en parlant du bonheur. 12° Plusieurs lettres, où l'on trouve les petitesses du bel esprit, et les vues du philosophe. 13° Eloge de Montesquieu, fort inférieur à celui dont d'Alembert a orné le Dictionnaire encyclopédique.
Quoique dans ce qu'il a écrit sur divers points de la physique du monde, il y ait des imaginations qui favorisent le matérialisme, si on les pressait à la rigueur ; on aurait le plus grand tort de ranger leur auteur parmi les ennemis du christianisme, où même parmi les indifférens. Il paraît qu'il ne s'est abandonné à ces rêves, que dans des instans où la manie des systèmes l'avait saisi : car, indépendamment de ce que nous en avons déjà dit, et de ce qu'il s'est lui-même reproché sur cet objet dans une lettre à un de ses amis (Académie des sciences, année 1759, page 502), il rendait dans tous les autres momens un hommage sincère à la croyance chrétienne. « Nous sommes si remplis de respect pour la religion (dit-il spécialement dans le tome 2 de ses Oeuvres, page 174), que nous n'hésiterions jamais de lui sacrifier notre hypothèse, et mille hypothèses semblables, si l'on nous faisait voir qu'elles continssent rien qui fût opposé aux vérités de la foi ; ou si cette autorité à laquelle tout chrétien doit être soumis, les désapprouvait ». Cet aveu dit tout, et le met à l'abri de toute inculpation fondée, quand on ne saurait pas d'ailleurs qu'il fut lié d'amitié avec le pape Benoît XIV, et qu'il n'épargna ni soins ni peines pour faire élever un temple catholique à Berlin. « Je l'ai vu peu de jours avant qu'une maladie trop longtemps négligée nous l'enlevât (dit M. Dupré de Saint-Maur, directeur de l’Académie française, dans sa réponse au discours de réception de M. Lefranc de Pompignan) ; et j'ai presque recueilli ses derniers soupirs, etc. Son extrême faiblesse ne lui permit pas de m'entretenir longtemps. S'occupant de plus grands intérêts, fidèle à la religion de ses pères, dont il a fait gloire de consommer l'acte le plus authentique à la face d'une ville séparée de notre Eglise, il m'ajouta qu'il repassait continuellement dans l'amertume de son âme toutes les années de sa vie ». « Ce serait donc sans succès (reprend M. Lefranc lui‑même), que les incrédules voudraient s'appuyer des sentimens de M. de Maupertuis. Quoiqu'ils disent, quoiqu'il écrivent, son nom ne grossira point le nécrologe des esprits forts ». (F. G. P. Manet).
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