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SOUVENIRS DE LA PERSÉCUTION RÉVOLUTIONNAIRE A RENNES.

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Note : L'évêque breton Gabriel Bruté écrivant de mémoire, et l’impression ayant été faite en Amérique, les noms de personnes et de lieux sont souvent estropiés dans l'édition originale. Nous n'avons pas indiqué toutes les corrections que nous avons fait subir au texte, par suite de renseignement reçus de Rennes, et nous réclamons de nos lecteurs d’autres corrections et additions, afin de rendre plus complète l’édition que nous donnerons des Souvenirs de Mgr Bruté. Nous n’avons pas craint d'ajouter au récit des notes assez longues, afin de le corroborer ou de le rectifier, et afin de donner la date des exécutions des prêtres bretons martyrisés pour la Foi.


On sait que, dès le 2 novembre 1789, l’Assemblée Nationale avait décrété la saisie de tous les biens de l’Eglise de France. Le 13 février suivant, les vœux monastiques furent abolis et les ordres religieux supprimés, et, le 12 juillet, la Constitution civile du clergé fut votée, ce qui était la proclamation du schisme et le triomphe du jansénisme. Cependant, le roi refusa sa sanction à cette loi pendant plusieurs mois, et il retarda ainsi la ruine de la religion en France. Mais enfin, Louis XVI se laissa arracher sa signature, et, dès lors, la nouvelle Église constitutionnelle chercha à se substituer à l’Église orthodoxe. Au mois de février 1791 , Claude Le Coz, ancien principal du collège de Quimper, avait été nommé évêque d'Ille-et-Vilaine par les électeurs de Rennes, bien que Msr de Girac eût refusé de donner sa démission. L’intrus se fit sacrer à Paris en avril et arriva à Rennes le 16 du même mois. Il nomma aussitôt aux principales cures un certain nombre de prêtres qui avaient prêté le serment ; et quand il vit que les populations les fuyaient pour conserver leur confiance aux prêtres demeurés fidèles, il n'hésita pas à appeler à son secours le bras séculier. Par un arrêté du mois d’avril 1792, le Directoire du département ordonna à tous les prêtres non assermentés des diocèses de Rennes, de Dol et de Saint-Malo de quitter leurs anciennes paroisses et de se rendre à Rennes. Ces ecclésiastiques s'y trouvèrent bientôt réunis au nombre de deux cent ciquante, et pendant quatre mois, ils y demeurèrent soumis à la surveillance de la police et aux plus ennuyeuses vexations. Le 14 août, on les emprisonna tous dans l’anciene abbaye de Saint Melaine, et le samedi 8 septembre, en exécution du décret de déportation, on les fit partir pour Saint-Malo, où ils furent embarqués pour Jersey. Ces prêtres bannis étaient en ce moment plus de trois cents. Un certain nombre d'entre eux ne purent se résigner à laisser leurs paroissiens à le merci de leurs faux pasteurs, et ils réussirent à rentrer en Bretagne. La persécution révolutionnaire s'exerça avec fureur contre ces prêtres courageux et contre ceux qui n'avaient jamais quitté le pays ; et c'est leur arrestation, leur condamnation et leur mort que va nous raconter Mgr Brûté. (C. de Laroche-Héron).

***** SOUVENIRS DE Mgr BRUTÉ *****

LE RECTEUR DE GUIPRY ET SON VICAIRE.

Note : Mgr Bruté a écrit en note qu'il ne se souvient plus si ces faits se sont passés à Guichen, à Guignen ou à Guipry trois paroisses situées à une courte distance l'une de l'autre sur la route de Rennes à Redon : mais il s'agit bien de Guipry. — Le vicaire se nommait Barthélemy Robert, mais nous ne voyons nulle part que le recteur de Guipry ait été arrêté et guillotiné à cette époque. L'abbé Tresvaux dit que l'abbé Robert fut arrêté en compagnie de l'abbé Jean Gortais, de la paroisse de Plétan (Plestan), diocèse de Saint-Brieuc, ancien chapelain du Port-de-Roche en Fougerais. Mgr Bruté aura sans doute confondu ce prêtre avec le recteur de Guipry. MM. Robert et Gortais vivaient cachés chez Mme Maubec, au village de Labinais, lorsqu'ils prirent la fuite devant une colonne mobile envoyée à leur poursuite. Un troisième prêtre, l'abbé Mathieu Le Roux, né à Ivignac, vicaire de Saint-Malo-de-Phili, partageait leur cachette à Labinais. Il fut arrêté le lendemain, 24 septembre 1794, et tous les trois furent décapités à Rennes le 7 octobre suivant. — D'après les Étrennes malouines pour 1788, le recteur de Guipry à cette époque était l'abbé Bouillaud, doyen.

A l’automne de 1794, lorsque j'allai voir ma sœur Mme Jausion, qui demeurait à la Chapelle-Bouexic, elle m'apprit les détails suivants sur l’arrestation du vieux et vénérable recteur de Guipry et de son vicaire, qui avaient été guillotinés à Rennes peu de temps auparavant.

Les deux prêtres ayant été avertis qu'on était à leur recherche, essayèrent de prendre la fuite à travers champs, lorsqu'ils furent aperçus par ceux qui les poursuivaient. Ils avaient cependant une grande avance, et le vicaire, qui était de beaucoup plus jeune et plus ingambe, aurait pu aisément s’échapper. Les républicains gagnèrent bientôt du terrain sur le vieux prêtre, et ils tiraient des coups de fusil sur lui en le poursuivant. Le vicaire avait traversé un ruisseau ; il avait franchi la rive opposée, et il était hors de l’atteinte de ses ennemis, lorsqu'en se retournant il s'aperçut que le vieux recteur était incapable de gravir la montée escarpée. Ceux qui le poursuivaient poussaient des cris de joie en voyant ses efforts impuissants. Le jeune prêtre revint de suite sur ses pas, et s'efforça de prêter assistance à son digne recteur, à la grande surprise des soldats qui ne purent s'empêcher d'admirer son héroïque charité. Il descendit l’escarpement de la rive, retraversa le ruisseau, et couvrant le vieux prêtre de son corps, l’aida à franchir le courant mais il ne put y réussir avant d'être atteint par les soldats qui les firent tous deux prisonniers, pour être conduits, comme ils le savaient bien, à une mort certaine. En revenant en ville, les gendarmes s'arrêtèrent avec leurs prisonniers à la maison de ma sœur. Le chef de la troupe, l'infâme et redoutable D…………n, qui s'était déjà distingué par de semblables captures, et qui était un homme sanguinaire d'un aspect effrayant, donna à ma sœur les détails que je viens de raconter, y mêlant des expressions d'une sorte d'admiration et de pitié fort étonnantes dans la bouche d'un pareil monstre : « Je regrette presque, disait-il, qu'un si brave garçon soit condamné à mort après une si noble action. Figurez-vous, citoyenne, qu'il étaît sauvé. Nous avions renoncé à le poursuivre ; mais nous gagnions du terrain sur le vieux, lorsque tout à coup voilà le jeune revenant sur ses pas pour aider son compagnon à traverser le ruisseau ; et tout le temps il couvrait le bonhomme avec son corps contre le feu de nos fusils. C'était vraiment une scène touchante ».

Cependant, après s'être rafraichi chez ma sœur avec sa troupe, il se hâta de conduire ses prisonniers à Rennes, où ils ne tardèrent pas à monter sur l'échafaud.

 

L’ABBÉ POIRIER L’ABBÉ ÉMERY ET QUATRE AUTRES PRÊTRES MIS A MORT A RENNES.

Note : Ce titre semblerait indiquer qu'il y eut six prêtres exécutés le même jour, tandis qu'à la ligne suivante Mgr Bruté ne parle plus que de cinq. — D'après l'abbé Tresvaux, quatre prêtres seulement auraient été décapités le 16 Juillet 1794 : l'abbé Charles Poirier, l'abbé Émery, l’abbé Julien Gautier et l'abbé Crosson.

Un jour cinq prêtres furent jugés, condamnés et exécutés ensemble. Je ne me souviens que des noms de deux d'entr'eux, M. Émery et M. Poirier. Je connaissais bien M. Émery. C'était un petit homme maigre, mais plein d'énergie, de cœur et d'esprit. Lorsque la persécution était le plus sévère et que beaucoup étaient sacrifiés à sa furie, il ne sentit jamais refroidir son zèle. On comprend qu'un prêtre si dévoué à sa religion et à son Roi sympathisât avec la réaction que produisaient les cruautés révolutionnaires, et l'on dit qu'il fut vu avec ceux qui avaient pris les armes pour résister à la
Révolution. Je me rappelle avoir vu son nom mentionné dans les proclamations qui étaient affichées au coin des rues par ordre du représentant du peuple qui nous gouvernait ou plutôt qui nous foulait aux pieds au nom de la Convention. Les ennemis du clergé ne manquèrent pas de représenter les prêtres fidèles comme complices des insurgés et de leurs cruautés, parce que quelques ecclésiastiques se trouvaient au milieu d'eux, et parce qu'ils administraient les sacrements aux prisonniers que les Chouans fusillaient. Les prêtres désapprouvaient la loi du talion que les royalistes avaient été contraints d'adopter ; mais devaient-ils pour cela refuser leur ministère aux victimes de cette loi ? Nul doute que M. Émery ne se montrât très-actif pour exciter l'esprit de résistance au gouvernement révolutionnaire. Il célébrait souvent la messe pour les Chouans, dans les champs, et au milieu des landes. Souvent cinq ou six mille personnes étaient ainsi rassemblées autour de lui, avec des sentinelles à distance, pour donner l'éveil à l'approche des Bleus. Peu de jours avant son arrestation, j'étais chez ma sœur à la Chapelle-Bouexic, à environ vingt milles de Rennes ; elle et moi nous avions accompagné son mari à la chasse, lorsqu'au détour d’un chemin, nous vimes tout à coup devant nous trois hommes déguisés en paysans. Nous les reconnûmes aussitôt pour M. Emery et deux autres prêtres. Mon beau-frère leur reprocha fortement leur imprudence en se montrant ainsi en plein jour. A cette époque les paroisses les plus retirées n'étaient pas plus sûres que celles près des villes, car le pays tout entier fourmillait de gendarmes, d'espions et de Contre-Chouans, comme on appelait ceux qui s'habillaient comme les insurgés pour mieux les découvrir. Il est impossible de se faire actuellement une idée de l'acharnement avec lequel on poursuivait alors les personnes dénoncées, et surtout les prêtres. A cette époque la loi qui ordonnait l'exécution dans les vingt-quatre heures du jugement était encore en vigueur.

Quelques jours après cette rencontre, M. Émery et cinq autres prêtres furent arrêtés et conduits ensemble devant la Cour criminelle à Rennes. Ce n'était plus alors le tribunal révolutionnaire, mais la juridiction ordinaire qui était chargée de juger les prêtres. Ma mère les vit passer sous ses fenêtres, se rendant au palais de justice. Elle fut frappée de l'aspect remarquable de M. Poirier, un grand vieillard à cheveux blancs, aux traits célestes et à la démarche pleine de dignité ; et en ce moment elle fut témoin d'une circonstance qui donnera l'idée de l'esprit de l'époque, mieux qu'une longue description [Note : L'abbé Charles Poirier, du diocèse de Sant-Malo, appartenait à une des meilleures farmilles de Miniac-sous-Bécherel. Prêtre habitué dans sa paroisse natale, il s'y tint caché lors de la persécution et il y faisait beaucoup de bien par les secours spirituels qu’il donnait aux fidèles. Un soir, en revenant de visiter un confrère, il tomba dans une patrouille de gardes nationaux de Bécherel. Ceux-ci, qui le connaissaient, étaient assez disposés à le laisser échapper ; mais un habitant de Miniac qui les accompagnait s'y opposa. Les dernières recommandations de M. Poirier, sur l’échafaud, furent de prier ses parents de pardonner à l'homme qui avait été la cause de sa mort. (L'abbé Tresvaux, vol. II, p. 24)].

La guillotine à Rennes, comme dans la plupart des villes, était dressée en permanence sur la place publique, souvent ensanglantée, et portant parfois des têtes exposées. En passant avec leurs prisonniers pour se rendre au tribunal, les gendarmes avaient l'habitude d'appeler l’attention de leurs victimes sur l'instrument fatal, et les forçaient à le regarder : — « Regarde donc, dit l'un d'eux à M. Poirier ; dis donc bonjour à Madame la guillotine ; ne vas-tu pas l’épouser ? » — Et la foule criait en même temps : — « A la guillotine ! A la guillotine ! » — Le vénérable vieillard ne parut pas faire attention au propos de son gardien et ne détourna pas la tête, mais il continua à marcher modestement à la suite des autres prisonniers. Le gendarme, offensé de ce que M. Poirier n'eût pas obéi à son ordre, lui donna un coup violent au visage, en disant : — « Veux-tu regarder où je te dis ? Tu seras bientôt là toi-même ! »« Je la vois, » — répondit tranquiliement M. Poirier. Ces mots me furent rapportés par des témoins très-rapprochés des prisonniers ; mais le soufflet ne sortit pas de la mémoire de ma mère, et de longues années après, elle en parlait souvent à l’occasion de ces terribles scènes : « De tous ceux que j'ai vus se rendant au tribunal et de là à l’échafaud, aucun n'avait un aspect si vénérable que M. Poirier. » — Et alors elle racontait l’acte honteux de barbarie qui avait donné au martyr un trait de ressemblance de plus avec Notre-Seigneur dans sa Passion. Je ne me rappelle aucune circonstance particulière de leur jugement, excepté celle-ci, tellement en rapport avec le caractère énergique et le courage de M. Emery. Le président du tribunal, Bouassier, avait été son condisciple, et ils avaient fait partie de la même classe au collège. Lorsqu'après un interrogatoire banal, Bouassier eût prononcé la sentence de mort sur son ancien camarade et sur les vénérables prêtres qui l’accompagnaient, M. Émery adressa la parole à son juge en latin, lui reprochant ses crimes et lui rappelant le tribunal d'un Dieu outragé devant lequel il aurait un jour à paraître. Bouassier, pâle et agité, ordonna aux gendarmes d'imposer silence au condamné [Note : M. Émery, natif de la Chapelle-Bouexic, était vicaire de Goven à l'époque de la Révolution. Pendant la persécution il administra la paroisse de Saint-Thurial, à une lieue de Goven, et il y fut arrêté au milieu de ses travaux apostolique. Il psalmodiait les versets du Te Deum en montant à l'échafaud et il voulut parler au peuple ; mais un roulement de tambours couvrit sa voix. — La quadruple exécution eut lieu le 16 juillet 1794, un jour de foire, et dans le champ de foire même, afin d'impressionner le peuple des campagnes. Mais lorsqu'on sut que c'était pour faire périr des prêtres que la guillotine était dressée, la foule se dispersa et l'on ne s'occupa plus de la foire. (L'abbé Tresvaux, vol. II, p. 16)].

Les cinq prêtres furent guillotinés ensemble, le même jour.

 

L’ABBÉ CROSSON. — MORT DE L'ABBÉ GAUTIER ET DU BON FERMIER QUI AVAIT VOULU LE PROTÉGER.

Note : Nous intervertissons ici l'ordre des notices de Mgr Bruté, afin de rapprocher l'abbé Crosson et l'abbé Gautier des deux prêtres avec lesquels ils reçurent la mort.

L'abbé Cresson fut arrêté dans la maison de Mme Le Grand, une vieille dame de Rennes pleine de zèle et de piété. Toutefois, par sa présence d’esprit cet excellent homme préserva sa protectrice qui était menacée de partager son sort. Ayant été informé que les gendarmes venaient à sa recherche, il ne voulut pas rester dans la cachette que Mme Le Grand lui avait préparée, malgré toutes les supplications de cette dame ; mais il descendit l’escalier et se tint derrière la porte sur la rue. L'escalier étant commun pour les locataires des différents étages, on ne pouvait accuser Mme Le Grand plutôt qu'un autre d'avoir donné l’hospitalité au proscrit. Cependant il est étonnant qu'elle ait pu échapper de cette manière, car son attachement pour la religion était bien connu, et les rapports des espions désignaient formellement l'appartement de cette bonne dame comme le refuge de M. Crosson. Mme Le Grand regretta beaucoup d'avoir perdu l'occasion de donner sa vie pour la Foi, et je crois à la sincérité de ses regrets d'après ce que je me rappelle des sentiments des fervents catholiques de cette époque [Note : Mgr Bruté appelle ce prêtre l'abbé Casson ; mais nous ne trouvons nulle part ce nom au nombre des victimes de la Terreur. Les Tablettes pour 1787 indiquent un abbé Cosson, recteur de Châteaugiron ; mais il ne fut pas guillotiné. L'abbé Tresvaux parle de l'abbé Joseph Crosson, vicaire de la paroisse de Corps-Nuds, comme l'un des quatre prêtres exécutés le 16 Juillet. C'est ce qui nous a décidé à adopter ce nom].

A l'époque de la Révolution, l’abbé Gautier était vicaire de la paroisse de Brutz, à deux lieues et demie de Rennes [Note : L'abbé Tresvaux dit que l’abbé Julien Gautier était vicaire de Bruc. Mais c'est bien Brutz qu'il faut lire, Brutz étant situé à deux lieues et demie de Rennes, comme le dit Mgr Bruté ; tandis que Bruc est éloigné d'au moins sept lieues. Le parc du château de Cicé où fut arrêté M. Gautier est bien dans la paroisse de Brutz]. Brutz est le premier endroit où j'ai exercé le saint ministère, y ayant été envoyé du séminaire aux vacances de Pâques de 1809 pour assister le recteur. Je m'y trouvais donc seize ans après l’événement que je vais raconter, et le souvenir de leur bon vicaire était encore plein de vie dans le cœur de ses paroissiens. Je me rappelle le murmure à demi comprimé avec lequel ils exprimaient leur indignation contre ceux qui avaient été cause de sa mort, comme s'ils avaient craint de violer la promesse de pardon que leur avait imposée leur pasteur mourant.

Il fut trahi et sa cachette dévoilée, pendant la terreur de 1793-1794. L'ami zélé et fidèle qui l'avait caché essaya de résister aux envahisseurs, et il reçut dans la lutte un coup de sabre qui laissait s'échapper ses entrailles. Lorsqu'on voulut amener ce bon fermier en compagnie de M. Gautier, le premier était incapable de marcher, et après l'avoir traîné quelque temps derrière eux, les soldats furent obligés de se procurer une charrette pour y placer leurs deux prisonniers. Le prêtre soutenait sur ses genoux son pauvre ami, et, dans cette position, il entendit sa confession et le prépara à la mort. On arriva ainsi au village de Saint-Jacques, situé entre Brutz et Rennes, les soldats marchant de chaque côté de la charrette. Combien de fois, en faisant la même route, me suis-je représenté cette scène touchante ! Dans la traversée du village, le blessé vit sa fin approcher, et l'abbé Gautier en informa les soldats, les priant de s'arrêter afin que le pauvre homme mourût paisiblement. Ces paroles émurent leurs cœurs de pierre, et ils firent arrêter la charrette. Alors, M. Gautier prépara son rituel et les saintes huiles qu'il portait, et là, dans un tombereau, au milieu de la route, il administra le sacrement de l'extrême-onction à son ami mourant, qui avait perdu la vie en voulant sauver la sienne. Un moment après, le pauvre homme rendit le dernier soupir, et aussitôt on fouetta le cheval pour continuer la route. Après tout, aux yeux de la Foi, cet humble charrette, portant ainsi le mort et le vivant, était leur char triomphal, l’un déjà parti pour recevoir sa récompense, l'autre ne devant pas tarder à le suivre. Comme je l’ai dit, en passant sur la même route, seize ans après, je cherchais à entrer dans les sentiments de ce bon prêtre, traîné dans les rues de Rennes , passant sous les tours de Saint-Pierre, qui lui étaient si familières et où, peu de temps auparavant, il n’aurait reçu du peuple que des marques de respect. On s'arrêta devant la municipalité, et là, la foule se rassembla autour de la charrette pour contempler les victimes, le prêtre assis et son ami gisant à l’état de cadavre près de lui : « Est-il mort ? » disait-on, avec d’horribles plaisanteries ; puis venait le cri de rigueur : « A la guillotine ! » — Après quelque délai, on enleva le corps du défunt, et M. Gautier fut déposé à la prison des Portes-Saint-Michel.

Quelques jours s'écoulèrent avant qu'il fût donné suite à son jugement. La nouvelle loi qui ordonnait de procéder à l'exécution dans les vingt-quatre heures après l'arrestation, n'avait pas encore été publiée. Un grand nombre de ses paroissiens vint le visiter, et la recommandation constante qu'il leur fit à tous fut de pardonner, après sa mort, à ceux qui l'avaient dénoncé en faisant connaître sa cachette aux autorités. Je me souviens que, le lendemain de son exécution, les sœurs de charité envoyèrent à ma mère une copie du testament de M. Gautier, écrit la veille de sa mort. On permettait encore alors aux bonnes sœurs de servir dans les prisons, tellement il était difficile de trouver à les remplacer. J'ai eu longtemps ce testament entre les mains, et je ne sais comment je l'ai perdu. Je me rappelle que nous versions bien des larmes lorsque nous lisions ces paroles de charité, de foi et de zèle pour la cause de la religion, alors attaquée avec tant de furie. Lui, s'y montrait si calme, si heureux de quitter un monde souillé de crimes, mais si plein de sollicitude pour ceux qu'il laissait derrière lui ! Je me souviens de l'anxiété du bon pasteur et du tendre père, redoutant les dangers de l'époque pour la foi et la piété de son troupeau. Il insistait beaucoup sur ce point, et il exhortait chaque classe de la population, les vieillards, les personnes mariées, les jeunes gens, les enfants, à rester fidèles à la religion de leurs pères. Il les conjurait ensuite de pardonner à ceux qui l’avaient trahi. Malheureux dénonciateurs ! quelle a dû être leur impression, lorsque ces supplications de leur pasteur devenu leur victime, sont venues à leur connaissance ; car ils n'ont pu manquer de les connaître et peut-être de les lire, de nombreuses copies de ce testament ayant circulé à cette époque. Quant à ceux d’entre eux qui survécurent à ces jours de délire, il leur fallut voir la raligion, qu'ils avaient espéré déraciner, s'élever avec une nouvelle majesté au milleu des ruines de ses sanctuaires désolés et des ossements de ses martyrs. Il leur fallut reconnaître l'inutilité de tant de barbarie et de folie, et eux souvent obligés de chercher un refuge contre les angoisses du remords aux pieds des successeurs de leurs victimes.

Je me souviens d'un exemple frappant de ce genre, dans cette même paroisse de Brutz dont M. Gautier avait été vicaire [Note : L'abbé Julien Gautier était né le 24 mars 1764, au village de Calais, paroisse de Forré. Après son ordination, il fut envoyé à Brutz, et il ne quitta pas cette paroisse pendant la Révolution. Il y demeura caché, employant ses nuits à visiter ses paroissiens et à leur administrer les sacrements. Il fut arrêté dans le parc du château de Cicé. Le jeune paysan qui sacrifia si généreusement sa vie pour essayer de protéger M. Gautier, se nommait Robloit. Nous donnons ici, d'après l'abbé Carron, le testament de l'abbé Gautier : « Au nom du Père, du Fils et du Saint-Esprit, moi, Julien Paul-René Gautier, depuis sept jours renfermé dans la prison près des Portes-Saint- Michel, à Rennes, et convaincu que la fin de ma vie est proche, je juge à propos de laisser quelques mots par écrit pour faire connaître mes dernières volontés. Je prie ceux qui ont en leur possession quelque chose m'appartenant, d'en envoyer la moitié à ma chère mère, aussitôt qu'ils le pourront à leur convenance, et de distribuer l'autre moitié en charités aux pauvres, afin qu'ils prient Dieu pour moi et pour mes parents vivants et morts. Mais que personne ne se tourmente à ce sujet. Je ne prétends pas imposer un fardeau sur leurs consciences. Ils feront ce qu'ils pourront, et c'est assez. En distribuant en charités ce qui m'appartenait, mon désir est que l’on donne la préférence aux habitants de la paroisse où j'avais charge d'âmes. C'est d'eux que j'ai reçu et c'est à eux que je dois donner. J’ai dans mon cœur, en ce moment, tous mes chers paroissiens. Je prie le Dieu des miséricordes de les conserver dans sa grâce. Je ne veux pas qu'ils pleurent sur moi, mais qu'ils pleurent sur leurs péchés et qu'ils se souviennent de moi dans leurs prières. Pour leur consolation, qu'ils se rappellent que la vie de l’homme est une fumée qui passe en un moment et qui nous échappe tôt ou tard ; heureux ceux qui ont le bonheur de verser leur sang pour Celui qui est mort pour nous tous. O quelle grande grâce ! qu'un pécheur comme moi ait mérité de souffrir pour le nom de Jésus-Christ ! 0 mon bien-aimé Sauveur ! vos bontés pour moi sont infinies. Pourquoi ne vous ai-je pas servi plus fidèlement ? Je vous demande maintenant de vous rappeler ce dont je vous ai si souvent parlé. Supportez avec patience les maux dont Dieu a permis que vous soyez affligés. Qu'il n'y ait chez vous ni murmure, ni blasphème, ni rébellion contre Dieu qui a envoyé ces calamités comme une punition pour nos péchés. Pleurez amèrement sur le déluge de crimes qui vous environne, et espérez que vous en verrez bientôt la fin. Ne laissez aucune pensée de vengeance pénétrer dans vos cœurs. Ce sentiment est indigne d'un chrétien, qui non-seulement doit pardonner, mais encore prier pour ses ennemis. Ces derniers sont, en réallité, nos meilleurs amis, puisqu'ils nous donnent tant d'occasions de manifester notre foi et de confesser Jésus-Christ. Heureux ceux qui le confessent devant les hommes ; il les confessera devant son Père dans le Ciel ; et malheur à ceux qui le renient devant les hommes ; il les reniera devant son Père céleste. Que les jeunes gens demeurent paisibles à leurs travaux : l'oisiveté est la mère de tous les vices. Qu'ils s'occupent le moins possible de politique. Ayez soin de sanctifier les dimanches et les fêtes. Fuyez les lieux de plaisir, si dangereux pour l'âme. Ne tenez pas de cabarets ; il est fort difficile à celui qui fait ce commerce de sauver son âme. Donnez-vous de bons exemples les uns aux autres ; dites vos prières avec ferveur. Vivez en chrétiens, et vous mourrez en chrétiens. Que le saint nom de Dieu soit béni et que mon sang puisse laver tous mes péchés. Je prie pour ceux qui vont me mettre à mort. Je pardonne du fond du cœur à ceux qui ont été la cause de mon arrestation. Je les connais, mais je ne les nommerai point. Si, dans la suite, vous les découvrez, rappelez-vous que mon commandement est que vous ne leur fassiez aucun mal. Je remercie ceux qui m'ont rendu service. Que le bon Dieu les en récompense. En conclusion. je recommande à Dieu tous mes paroissiens, qui me sont si chers. Je leur recommande ma mère bien-aimée. Qu'elle se souvienne qu'elle m'a élevé pour Dieu, et non pour elle. Je recommande à vos prières celui qui a perdu la vie en cherchant à sauver la mienne. Que son âme repose en paix ! Soyez fermes dans la Foi. Je meurs innocent, mais je meurs dans la sainte religion catholique, apostolique et romaine dont j'ai été un indigne ministre. J'aurais encore mille choses à vous dire, mais je n'en ai pas le temps. » JULIEN GAUTIER, Vicaire de Brutz. 14 juillet 1794 »]. Le maître d’école qui chantait au lutrin, était, dans cette excellente paroisse, l’un des rares habitants qui eût bu dans la coupe de la folie révolutionnaire. Lorsque j'y fus envoyé, en 1809, pour assister l’abbé Massiot, je remarquai sa voix belle et encore fraîche, et M. Massiot me dit à son sujet : — « Ce vieillard qui dirige les chantres était un des bonnets rouges de l’endroit, un féroce jacobin, et maintenant, grâce à Dieu, c'est un de mes meilleurs paroissiens. C'est un pécheur vraiment pénitent, toujours humilie et désolé au souvenir de la Terreur, bien que je n'y fasse jamais allusion, et bien que tous indistinctement évitent de rien dire en sa présence qui puisse lui rappeler le passé ».

M. Massiot avait été lui-même, à cette époque, un exilé et un confesseur de la Foi, comme je le raconterai en parlant de M. Trouchet, dont il était le vicaire à Saint-Hélier.

 

L’ABBÉ CLÉMENT ET L'ABBÉ DE RANGERVÉ.

Note : L'abbé René Clément, né à Rennes, était âgé de trente ans lors de son exécution, qui eut lieu le 5 avril 1794. Il avait fait ses études ecclésiastiques avec distinction, et il était vicaire à Brielles, lorsque Le Coz envahit le siège épiscopal de Rennes, en 1791. Cet intrus ayant publié une lettre prétendue pastorale, l'adressa à tous les maires, et celui de Brielles voulut que M. Clément en donnât connaissance à ses paroissiens. Le vicaire lut, en effet, la lettre de Le Coz ; mais il l'accompagna d'un commentaire tellement orthodoxe qu'il fut condamné à l’amende et à la prison par le tribunal de La Guerche, à moins qu'il ne consentit à se retracter. L'abbé Clément refusa toute apologie et accomplit sa peine. On lui dut ensuite une brochure écrite avec talent, et dans laquelle il réfutait les sophismes de l’évêque intrus. — (L'abbé Tresvaux, vol. II, p. 20).

L'abbé Clément était un bon vieux prêtre qui demeura caché à Rennes dans les plus mauvais jours de la Révolution, s'aventurant souvent la nuit, déguisé, pour visiter les malades et tous ceux qui avaient besoin de lui. Une nuit, il fut obligé de passer près de la guérite d'un factionnaire qui l’interpella par le cri : — « Qui vive ! Qui va là ! » — S'il avait répondu résolument : — « Citoyen ! » — on l'aurait probablement laissé passer sans encombre ; mais je ne sais quel malencontreux scrupule le saisit, comme il l'a avoué ensuite en prison, et il ne voulut pas se qualifier de citoyen, ce qui lui paraissait être un mensonge, parce que ce nom n'était pris que par les partisans de la Révolution. Au lieu de répondre à la sentinelle, il se mit à courir pour prendre la fuite, ce qui était suffisant pour le trahir. Il fut poursuivi, arrêté, et bientôt après mis à mort. Je ne me souviens d'autre particularité sur lui, sinon qu'il était très-aimé et très-vénéré. Longtemps après ces mauvais jours, ceux qui l'avaient connu ne parlaient jamais de lui sans ajouter en soupirant : — « Ce pauvre M. Clément ! ce digne M. Clément ! ». Note : L'abbé René Clément, né à Rennes, était âgé de trente ans lors de son exécution, qui eut lieu le 5 avril 1794. Il avait fait ses études ecclésiastiques avec distinction, et il était vicaire à Brielles, lorsque Le Coz envahit le siège épiscopal de Rennes, en 1791. Cet intrus ayant publié une lettre prétendue pastorale, l'adressa à tous les maires, et celui de Brielles voulut que M. Clément en donnât connaissance à ses paroissiens. Le vicaire lut, en effet, la lettre de Le Coz ; mais il l'accompagna d'un commentaire tellement orthodoxe qu'il fut condamné à l’amende et à la prison par le tribunal de La Guerche, à moins qu'il ne consentit à se retracter. L'abbé Clément refusa toute apologie et accomplit sa peine. On lui dut ensuite une brochure écrite avec talent, et dans laquelle il réfutait les sophismes de l’évêque intrus. — (L'abbé Tresvaux, vol. II, p. 20)..

Note : L'abbé Hyacinthe-Jean-Marie Rolland de Rangervé, appartenant à une famille d’ancienne noblesse qui existe encore aujourd'hui, était né au château des Roches-Martinois, diocèse de Saint-Malo, le 9 juillet 1756. Il fit ses études au collège de Rennes, et après son ordination, fut successivement vicaire dans plusieurs paroisses de cette ville. La Révolution le trouva ferme dans la Foi et le fit émigrer à l’île de Jersey, où il passa quatorze mois. La peine qu'il éprouvait de ne pouvoir travailler au salut des âmes, jointe aux sollicitations d'émigrés bretons qui l'engageaient à les accompagner comme aumônier et à rejoindre, avec eux, l'armée vendéenne, le déterminèrent à rentrer, avec eux, en France. Ils furent arrêtés au château de la Bigotière, sur la dénonciation du fermier, conduits à Rennes, condamnés et exécutés le 18 décembre 1793. Poussé par le désir de le sauver, un ami dit aux juges que l'abbé de Rangervé avait prêté le serment à la Constitution de 1791. Mais le généreux confesseur s’écria aussitôt avec force : « Non, je n'ai pas prêté ce serment, et je ne veux pas le prêter. » — (L'abbé Tresvaux, vol. I, p. 510).

L'abbé de Rangervé (Rengervé) était le recteur de Saint-Sauveur, une des paroisses de Rennes. Il fut arrêté dans la campagne, à trente-cinq milles de Rennes, en compagnie des deux frères La Bigotière, et de M. du Plessis, officiers de l’armée royale. M. du Plessis avait la cuisse fracassée par une balle, et il fut porté au tribunal assis sur une chaise. Ils furent tous condamnés à mort. L'abbé de Rangervé avait d'excellentes manières et l’aspect le plus imposant. A son jugement, il parut croire à un acquittement, et il entra dans des explications que ses confrères ne prenaient pas la peine, d'ordinaire, d'adresser à leurs juges. Rien n'était plus édifiant et plus digne de leur saint ministère que leur modeste courage, leur calme résignation et leur parfaite sérénité, formant un contraste frappant avec la conduite bruyante et brutale de leurs persécuteurs. M. de Rangervé se montra fidèle comme ses confrères à ses devoirs envers Dieu. En entendant sa condamnation, il reprit toute sa dignité, et il montra le plus grand courage sur l’échafaud

 

MORT DE L'ABBÉ LA MOINE, DU DIOCÈSE DE SAINT-MALO.

L'abbé Le Moine était un prêtre très-pieux et très-respectable qui exerçait le saint ministère dans les paroisses de Maure et de la Chapelle-Bouexic. Ma sœur se confesseit à lui, et elle assistait aussi souvent qu'elle le pouvait à la sainte messe, dans des fermes isolées. Elle m’a souvent parlé de lui comme d'un très-saint homme, qui conservait autant de calme que de présence d'esprit au milieu de la confusion et des horreurs de cette époque. Sa mort fut accompagnée de nombreuses atrocités, dont je ne connais qu'une partie. Ma sœur, malgré toutes ses questions, ne put obtenir plus de détail.

Une colonne mobile ayant arrêté l’abbé Le Moine dans la campagne, on parla d'abord de le conduire prisonnier à Rennes. Cependant, lorsqu'on eut fait quatre ou cinq milles dans cette direction, et comme l’on passait sur la chaussée d’un bel étang, dépendant du château de La Masse, paroisse de Baulon, quelques soldats dirent aux autres qu'il valait mieux se débarrasser de suite de leur captif. Un petit nombre ne voulut pas répandre le sang du pauvre prêtre de leurs propres mains. Mais les plus féroces l'emportèrent , et ils commencèrent à le hacher avec leurs sabres, pendant que d'autres le perçaient de leurs baïonnettes, en sorte qu'il fut bientôt mort.

Note : D'après l’abbé Tresvaux, ce n'est pas l'abbé Le Moine qui fut ainsi haché par morceaux, c'est l'abbé Joseph Barre, âgé de trente-cinq ans, prêtre attaché à la paroisse de Maure. Les deux ecclésiastiques étaient réfugiés ensemble ches des amis à la Chapelle-Bouexic, lorsqu’ils apprirent que les soldats étaient à leur recherche. Ils cherchèrent à s'échapper ; mais la troupe fit feu sur eux, et M. Le Moine, atteint d'une balle à l’épaule, tomba. M. Barre aurait pu continuer sa course, mais il resta pour partager le sort de son ami. La colonne se divisa alors en deux détachements, dont l’un, conduisant M. Le Moine blessé et couvert de sang se rendit au bourg de Baulon, puis au château de la Muce, où l'on passa la nuit. On y arrêta aussi un brave menuisier nommé Morin, signalé comme suspect, et comme on trouva sur lui, en le fouillant, un catéchisme et un chapelet, cela suffit pour le vouer à la mort. Le matin venu, le prêtre et l'ouvrier furent conduits au bois de la Grande-Fontaine ; on força un paysan de creuser une fosse derrière eux, les soldats les y fusillèrent impitoyablement, sans l’ombre d’un jugement. L'autre détachement traîna l'abbé Barre au bourg de Maure, et là ces barbares lui coupèrent à coups de sabre les joues et le gras des bras, des cuisses et des jambes, ainsi que les oreilles, de manière que son corps n'était qu'une plaie. Il se tenait debout, et il ne tomba que lorsqu'on lui eut coupé les jarrets. Ce massacre eut lieu dans le jardin d'une auberge de Maure, le 3 mai 1793, et les assassins promenèrent ensuite dans le bourg les membres de leur victime sur la pointe de leurs baïonnettes. La mémoire de M. Barre est encore en vénération dans la paroisse de Maure. — L'abbé Le Moine était vicaire de Cancale au commencement de la Révolution. (Tresvaux, vol. I, p. 445).

Voilà ce que ma sœur m'a raconté à cette époque, en déplorant, au milieu d’un torrent de larmes, le sort de son bon pasteur: « Quel excellent homme était M. Le Moine ! » me disait-elle à tout propos. — J’étais à Rennes lorsque cet assassinat arriva, et nous l’apprîmes quelques jours après, lorsque la colonne mobile rentra dans la ville. J'entendis moi-même un des soldats exprimant ses regrets de leur action. C'était un de ceux qui avaient été entraînés, par les erreurs du temps, à un excès de rage difficile à comprendre aujourd'hui contre tout ce qui était bon et saint. Cependant, avant la Révolution, c'était un homme bon, honnête, sobre, un respectable ouvrier fort à son aise, et remarquable par son industrie et sa bonne conduite. La plus grande partie des plus ardents révolutionnaires étaient dans le même cas, ce qui montre combien ces misérables impies étaient dignes de pitié.

 

BANNISSEMENT DE L'ABBÉ DELAITRE.

Un jour, un jeune homme de la plus gracieuse apparence, plein de candeur et de modestie, fut recommandé à ma mère par un de ses amis. Ce jeune homme était mi prêtre de Caen, qui, ayant été pourchassé et poursuivi de trop près dans le Calvados, s'était réfugié à Rennes avec l'espérance de s'y mieux cacher. Je me liai bien vite avec lui et nous devinmes intimes en peu de temps. Bon abbé Delaitre ! combien d'heures et de jours agréables nous avons passés ensemble ! Nous étudiions ensemble, puis nous allions nous promener et errer dans la campagne, où sa tendre piété faisait usage de tout pour le rapporter à Dieu. Je vois son expression, lorsque, plein d'enthousiasme et de divine charité, il me parlait de son amour pour la religion, et combien il serait heureux de souffrir pour elle. Cependant l'attachement et l'anxiété de ses amis l'engageaient à prendre quelques précautions. La persécution étant encore trop active à Rennes, il alla passer du temps chez ma sœur, à la Chapelle-Bouexic. Lorsque la loi de mort contre les prêtres fut changée en celle du bannissement sur la côte pestilentielle de Cayenne, l'abbé Delaitre revint à Rennes, et il habita chez M. Petysain [Note : Le nom de Petysain est inconnu à Rennes aujourd'hui ; mais on y connait et on y estime une honorable famille de négociants nommée Petitpain, et c'est sans doute le nom qu'a voulu écrire Mgr Bruté], un pieux marchand, qui le faisait passer pour son commis. Un jour cependant, comme il traversait la grande place, un espion de son département le reconnut et lui ordonna de se rendre à la municipalité. De là, il fut envoyé en prison où j'allais souvent le visiter et où je passai bien des heures heureuses avec lui, jusqu'au jour de son départ pour Cayenne. Le matin de ce départ, je fus réveillé à quatre heures par un coup à la porte. Une pauvre paysanne était accourue du marché, situé près de la prison, pour prévenir ma mère : « Oh ! madame Bruté, ces bons prêtres qui quittent la prison de Saint-Michel ! L'ordre a été donné subitement cette nuit, et ils sont déjà en charrette. » — Je courus aussi vite que possible ; ils allaient partir. Je m'approchai d'eux ; ils étaient dans une mauvaise charrette, assis sur leurs malles, et entourés de gendarmes à cheval. Mon cher Delaitre conservait son expression sereine et douce comme d'usage. Lorsqu'il me vit, il me fit un signe amical de la main et leva les yeux au ciel en disant : « Deo gratias. » — Puis la charrette se mit en marche [Note : Le premier convoi de prêtres déportée partit de Rochefort pour Cayenne le 12 mars 1798, en exécution de la loi du 19 fructidor contre les prêtres réfractaires].

Quelques mois après, nous apprenions que sa santé n'avait pas résisté aux effets du climat, et qu'il avait quitté la terre de son double exil pour ce monde meilleur où les méchants cessent de faire le mal et où les bons trouvent leur repos.

 

FRÈRE MARTIEN, OU FRÈRE MARTINEAU, DES ÉCOLES CHRÉTIENNES DE M. DE LA SALLE.

J'allais souvent à la Cour criminelle, où les prêtres étaient généralement jugés ; mais un jour je me rendis au Tribunal militaire et j'y assistai à la condamnation d'un frère des écoles chrétiennes. Les détails sont un peu confus dans mon esprit ; mais je vois encore d'ici la taille maigre et élevée de frère Martien, et j'entends sa voix plaidant en vain sa cause devant ses persécuteurs. Le jugement eut lieu le soir, et le président de la Cour était une sorte de philosophe qui avait de grandes prétentions à la sagesse et qui pérorait souvent à la Société populaire. Plusieurs accusés comparaissaient en même temps, pour je ne sais quelle prétendue conspiration. Frère Martien voulut prouver par sa défense qu'il n'était prêtre en aucune manière ; que, quoique faisant partie d'une association religieuse, il n'était qu'un maître d'école, et rien de plus, dévoué à l'instruction des enfants pauvres. Il leur demandait d'être sincères dans leurs professions d'attachement aux pauvres et aux principes de fraternité et de lui témoigner qu'ils reconnaissaient ses services pour cette même cause, au lieu de le condamner. Tout cela était vrai ; mais les révolutionnaires n'avaient aucune sympathie pour la charité véritable, et la logique du bon frère ne l'empêcha pas d'être condamné à mort. Je crois qu'il était de Saint-Malo, et qu'il avait passé quatorze ans de sa vie dans l'humble mais sainte profession d'instituteur des enfants des pauvres.

 

LE PÈRE DE KERGATÉ.

Le R. P. de Kergaté, de la Compagnie de Jésus , vécut à Rennes pendant les persécutions de la Terreur. Je me rappelle ses douces vertus, sa figure amaigrie par les mortifications, mais avec des manières si engageantes qu'elles dénotaient bien en lui un esprit de vraie sainteté. Les alarmes et les horreurs du temps ne paraissent pas affecter sa placidité, quoiqu'en sa qualité de prêtre il fût nécessairement une des victimes désignées. Il ne pouvait pas supporter les expressions passionnées que l'on se permettait, dans le secret des familles, contre les auteurs de tant de crimes : « Ne parlez pas ainsi, » disait-il à ses amis, lorsqu'ils se livraient à leur indignation en sa présence. « Pourquoi tant de colère ? quel mal peuvent-ils nous faire, après tout ? Le dernier extrême de leur rage sera de nous faire jouir plus tôt du bonheur céleste, tandis qu'ils nous procurent de continuelles occasions d'acquérir des mérites si nous avons soin de nous exercer à la patience et au pardon. N'imiterons-nous pas notre divin Sauveur qui gardait le silence dans les mains de ses bourreaux ? Bien plus, ces malheureux, contre lesquels vous vous montrez si sévères, ne sont-ils pas dignes de pitié, plutôt que leurs victimes ? Pensez à l'état de leurs âmes, dans quel horrible danger elles sont, et votre colère se changera bientôt en compassion et en larmes de charité. Lorsque vous rencontrez un pauvre être couvert d'affreux ulcères, est-ce la colère que vous ressentez pour lui ? Prendriez-vous une verge pour frapper un mendiant dans cet état hideux ? Pitié pour nos ennemis, la plus tendre pitié, voilà notre devoir ; tout autre sentiment est coupable et provient de la fragilité de notre nature ».

Ainsi parlait ce bon et charitable prêtre. Il mourut peu de temps après Robespierre, lorsque la persécution était bien diminuée ; mais elle était encore active contre le clergé, surtout si l’on prenait des prêtres dans l'exercice de leurs saintes fonctions. Jusqu'à la fin il y eut de nombreuses occasions de mettre en pratique les avis du bon Père de Kergaté ; et il fallait une grâce spéciale, jointe è un grand fonds de religion et de charité, pour ne pas s'emporter en imprécations contre les mécréants qui commettaient tant d'atrocités au nom de la liberté et du bien public.

Cependant le Père de Kergaté [Note : Le R. P. Chareil de Kergaté, Son nom se trouve parmi les signataires de l'acte d'adhésion du clergé de Rennes à son évêque, Mgr de Girac, en 1790, et aussi, en 1795, au bas de la déclaration de soumission aux lois purement civiles de la République. Des parents du P. de Kergaté, vivant encore à Rennes, disent qu'il ne mourut qu'en 1807 ou 1808] avait raison : si nous voulons être bons chrétiens, nous devons pardonner et prier pour nos persécuteurs. Les vieux Pères nous disent que la prière de saint Étienne convertit Saul : — « Si martyr Stephanus non orasset, ecclesia Paulum hodiè non haberet ».

 

DEUX FRÈRES CONDAMNÉS A MOURIR ENSEMBLE.

J'étais présent un jour au tribunal, lorsque deux frères furent condamnés à mort comme ennemis de la République. On était en 1793, au plus fort de la Terreur. C'étaient de simples paysans, d'honnêtes cultivateurs, l'un époux et père, l'autre plus jeune et non marié. La scène fut très-touchante, surtout lorsqu'ils rentrèrent à la prison après avoir entendu la sentence qui les condamnait à mort pour le lendemain matin. Ils étaient dans toute la force de la jeunesse, dans la conscience de leur innocence, et le pauvre père de famille, en particulier, pleurait amèrement : — « Ah ! mon frère, lui dit le plus jeune, ne t'abandonne pas ainsi au chagrin. Ne sommes nous pas heureux d'aller si vite au Ciel ? » — Certainement, répondit l'autre ; mais ma pauvre femme et mes enfants que vont-ils devenir ? » — Et, il recommença à pleurer, quoique avec une vraie résignation dans le cœur. — Ne pleure pas, insista le plus jeune ; penses-tu que Dieu les abandonnera ? Et puisque nous allons le voir face à face, est-ce que nous ne le prierons pas pour eux ? » — Et c'est ainsi qu'ils allèrent à la mort — et au Ciel ! [Note : L'on croit souvent que ce furent seulement les classes élevées, les nobles et le clergé, qui souffrirent de la furie révolutionnaire. Le républicain Prudhomme qui, par ses préjugés, aurait été disposé à pallier plutôt qu'à exagérer les horreurs du parti populaire, a donné le compte suivant des victimes de la Révolution :
Nobles, 1 .278 ; Femmes nobles, 750 ; Prêtres, 1.135 : ...... 3.163.
Religieuses, 356 ; Femmes de paysans et d'artisans, 1.467 : ...... 1.823.
Bourgeois, paysans et artisans : 13.623.
Total des victimes guillotinées par sentence du tribunal révolutionnaire : 18.609.

Femmes mortes par suite d'accouchements avant terme, causés par la frayeur et le chagrin : 3.748.
Femmes tuées dans la Vendée : 15.000.
Enfants tués dans la Vendée : 22.000.
Hommes tués dans la Vendée : 900.000.
Victimes de Carrier à Nantes : 32.000.
Sur lesquelles 2.000 Enfants fusillés ou noyés ; 764 Femmes fusillées ou noyées ; 760 Prêtres fusillés ou noyés ; 1.400 Nobles noyés, et 5.300 Artisans noyés.
Victimes à Lyon : 31.000.
Total : 1.022.357.
Dans cette énumération ne sont pas compris les massacres du 2 septembre, ceux de Versailles, les victimes de la Glacière d'Avignon, les fusillades de Toulon, de Marseille, et celles de la petite ville de Bédouin (Vaucluse) où toute la population périt. On remarquera, dans ce sinistre catalogue, la large proportion de personnes de la classe moyenne et des derniers rangs de la société. C'est ainsi que dans les convulsions révolutionnaires la vengeance politique atteint bien vite les basses classes et le carnage qui est fait dans les rangs du peuple est immense, comparé à celui que ce peuple avait prétendu faire de ses supérieurs. (L. Prudhomme. — Histoire des crimes de la Révolution, 1798)].

 

M. BOISLÈVE

M. Boislève était un avocat considéré au Parlement de Rennes comme le plus éminent jurisconsulte du barreau ; il ne brillait pas particulièrement comme orateur, mais c'était la lumière de son ordre dans le cabinet. C'était en même temps un vrai saint, un modèle de simplicité, d'innocence et de manières antiques, modeste et affable dans ses relations, désintéressé et charitable dans l'exercice de sa profession, et bien connu de tous pour sa piété sincère et son attachement à la religion. Tous les matins il assistait à la première messe célébrée avant cinq heures au couvent des Dominicains [Note : Dans les papiers de Mgr Bruté, nous avons trouvé les lignes suivantes de sa main, intitulées la Première Messe : « Dans notre France, quand j'étais enfant, il y avait tant d'églises et tant de prêtres que la messe était, pour ainsi dire, à la porte de chacun. L'usage presque général avant la Révolution était d'assister à la messe chaque matin. C'était ainsi anciennement et il devrait en être encore de même, ô Dieu miséricordieux, si votre peuple connaissait mieux votre amour infini. Mais vous leur avez encore pardonné, et malgré leur intratitude, vous leur avez rendu en grande partie vos anciennes bénédictions. La messe du matin est la joie de toute famille fidèle ; quelques-uns de ses membres peuvent toujours y assister, et un grand nombre de chrétiens la fréquentent avant le point du jour, sur toute la surface de notre chère France. Oh ! combien de faveurs inconnues sont obtenues du ciel par cette pure oblation offerte ainsi dans notre patrie, holocauste de propitiation et de reconnaissance ! Lorsque j'étais enfant à Rennes, plusieurs milliers de personnes y assistaient aux messes du matin, et dans quelques familles tous les membres s'y rendaient. Nous étions chez nous neuf personnes, y compris les domestiques, et habituellement nous avions tous entendu la messe avant huit heures, où nous nous rassemblions pour le déjeûner. Ma bonne mère était excessivement matinale, et après avoir réveillé le reste de la famille, elle allait à la première messe ou au moins à la seconde, car en été la première messe se disait à quatre heures. A cette heure il y avait toujours une messe à l'église Bonne-Nouvelle des Dominicains ; on l'appelait la messe des voyageurs, et ceux qui partaient pour un voyage, comme ceux qui se rendaient à la chasse ou à la campagne pour leur plaisir, avaient coutume d'y etre présents. Ma mère allait souvent à cette messe, et elle disait souvent au retour : " C'est étonnant comme il y avait du monde ce matin à la messe des voyageurs ! " Avant de quitter la maison, elle chargeait l'une de ses domestiques de veiller à ce que nous fussions habillés et prêts à temps, et lorsqu'elle rentrait à cinq heures, elle nous pressait gaiement d'aller prendre notre part de ces grâces précieuses du Ciel. C'est alnsi qu'elle commençait une journée de travail et souvent de grande anxiété ; mais elle en rendait le fardeau léger dans les consolations qu’elle avait puisées dans sa première action : l'assistance à l'adorable sacrifice], agenouillé derrière un pilier, absorbé dans sa méditation, de manière à édifier tous ceux qui le voyaient. Je crois qu'il communiait tous les matins, et ensuite retournant derrière son pilier, il passait quelque temps on prière, puis il rentrait chez lui pour se plonger dans l'immense travail que lui valait sa grande réputation. Il s'était fait une loi de ne jamais recevoir d'honoraires des veuves et des orphelins, et il s'y tenait inébranlable, même quand les veuves auraient eu parfaitement les moyens de rémunérer ses services.

La preuve la plus frappante de l'influence que son caractère avait acquise sur l'esprit de tous, c'est qu'au milieu des fureurs les plus sauvages de la Révolution, il inspira un respect involontaire aux plus furieux Jacobins en faisant taire leur fanatisme. En voici un exemple frappant. M. Boislève avait l'habitude de se rendre chaque jour sur la promenade publique. Un jour, comme il y dirigeait ses pas, il vit à l'angle d'une rue un groupe de Jacobins discutant entr'eux très-vivement. Quoiqu'il ne fit rien pour les éviter, il se proposait de faire le tour de ce groupe, lorsque tout à coup les révolutionnaires, se séparant à droite et à gauche, lui laissèrent le chemin libre, et se découvrant, le saluèrent en silence comme il traversait leurs rangs. M. Boislève resta lui-même silencieux et il fut presque effrayé de ces marques de respect, si toutefois quelque émotion pouvait atteindre les sommités sereines de son âme. Après qu'il fut passé, les Jacobins se montrèrent surpris eux-mêmes de ce qu'ils avaient fait pour quelqu'un qui n'était pas des leurs. C'était, en vérité, l'effet soudain d'une valeur supérieure, influence d'une réputation incontestée d'homme de bien, dominant pour un moment la bassesse et la méchanceté. — M. Boislève fut atteint de sa dernière maladie au plus fort de la Révolution, peu après la promulgation du décret qui ordonnait de mettre à mort les prêtres vingt-quatre heures après leur arrestation. Cependant un ami lui offrit de lui procurer l'assistance d'un prêtre, afin qu'il fût fortifié et consolé par la réception de la sainte communion : — « Non, mon ami, répondit M. Boislève ; depuis longtemps je me prépare à ce moment ; je mettrai ma confiance en Dieu et je n'exposerai aucun de ses ministres à perdre la vie à cause de moi, lorsque leurs services sont si nécessaires à d'autres qui ont négligé peut-être de se préparer à la mort ». — Ce fut un acte héroïque d'abnégation, dans un chrétien d'une foi si ardente, de se résigner à mourir sans viatique, lui qui avait tant de vénération et d'amour pour le Saint-Sacrement ; et ainsi il mourut comme il avait vécu, le modèle d'un fervent fidèle. Ma mère le connaissait intimement et le vénérait comme un saint. Il lui avait rendu de grands services après la mort de mon père. Il est d'autant plus consolant de rappeler ses vertus, que beaucoup de membres du barreau menèrent une conduite bien différente dans ces jours de folie [Note : La mémoire de M. Boislève est encore en haute vénération à Rennes Ses consultations équivalaient à des arrêts. Sa consultation pour le père Gresseau, en 1791, est signée Boylesve. Il était membre de l'assemblée municipale comme second député des avocats, et l'un des administrateurs du collège. Sa piété et son recueillement à l'église étaient tels qu'on pouvait, disait dom Debroise, lui marcher sur les jambes sans qu'il se retournât].

 

LES COMTESSES DE RENAC ET L’ABBÉ MARÉCHAL.

Deux sœurs, les comtesses de Renac, âgées de trente à quarante ans et n'ayant jamais été mariées, vivaient ensemble dans un élégant hôtel faisant face à la promenade publique de La Motte-à-Madame à Rennes. Ma mère dirigeait chaque matin sa promenade de ce côté, et quelques jours avant les événements que je vais raconter, l'une des demoiselles lui fit signe d'approcher de sa maison et lui dit : — « Madame Bruté, voudriez-vous avoir la messe aujourd'hui ? ». A cette époque, c’etait un privilège inestimable d'assister au saint Sacrifice, dont les catholiques étaient privés depuis si longtemps. La persécution venait même de devenir encore plus sévère par la publication du décret qui punissait de mort, dans les vingt-quatre heures de leur arrestation, ceux qui donnaient refuge à un prêtre et le prêtre lui-même.

D'après ces motifs, ma mère crut devoir ne pas se rendre à l'invitation des dames de Renac, et elle les engagea vivement à prendre plus de précautions, leur disant qu'elles devaient s'estimer trop heureuses si elles pouvaient sauver la vie du prêtre et la leur. Celui qu'elles cachaient dans leur hôtel était l'abbé Maréchal, un ecclésiastique plein de piété et d'instruction, âgé d'environ trente ans.

Quelques jours après ce conseil trop nécessaire (car les bonnes et pieuses dames, ainsi que le prêtre lui-même, étaient trop imprudents), leur hôtel fut dénoncé aux autorités comme recélant certainement une des victimes si ardemment poursuivies.

Valeray, un des agents les plus actifs et les plus sanguinaires des comités révolutionnaires, fut désigné pour faire les fouilles à l’hôtel de Renac. C'était lui qui avait fait la plupart des arrestations qui avaient déjà eu lieu à Rennes. Il savait de source certaine que le prêtre caché, était M. Maréchal, qui avait été son condisciple et son ami intime au collège. Valeray se rendit donc à l'hôtel avec quelques-uns de ses meilleurs limiers de police, et il fouilla dons tous les sens la maison entière. Cependant, après de longues heures de recherches et après avoir tout visité de la cave au grenier, il ne trouva personne. Les dames étaient présentes, se tenant de leur mieux sur leurs gardes contre toute insidieuse question.

A la fin, Valeray, voyant qu'il était menacé d'échouer dans son entreprise, prit les dames à part et leur dit avec une hypocrisie consommée : — « Vous voyez, Mesdames, l'ardeur de mes hommes ; la dénonciation est si positive, que nous sommes certains de la présence de M. Maréchal en cet hôtel. Il sera infailliblement découvert ; mon plus vif désir est qu'il échappe, mais sans m'exposer moi-même, et je suis obligé de remplir ma commission en stimulant mes hommes à une recherche plus minutieuse. Une seule chance lui reste, Mesdames, et c'est que vous me disiez où le pauvre garçon est caché, mon vieil ami, mon ancien camarade, que j'ai tant à cœur de sauver. Si vous me dites où il est, je ferai en sorte d'écarter mes hommes de cet endroit particulier ».

Les deux dames échangèrent un regard, et ce moment d'hésitation n'échappa pas à Valeray. Il redoubla ses instances, protestant que son plus ardent désir était de sauver M. Maréchal, si elles voulaient seulement se confier à lui, tandis que leur défiance perdrait son malheureux ami, et entraînerait en même temps la condamnation de deux dames, si dignes d'intérêt et si respectées par toute la ville. L’une des sœurs jeta à l'autre un regard de détresse, et par son expression elle semblait lui demander si elles ne devaient pas saisir cette unique chance de salut. L'autre, moins confiante, répondit par un signe négatif fort énergique ; mais la première, plus naïve, ne put pas résister aux chaleureuses protestations du traître, et elle lui désigna l'endroit où M. Maréchal était caché. C'était sans doute entre des doubles murs ou des doubles plafonds, et la science de ces cachettes était alors poussée à la perfection. Cependant les persécuteurs étaient rarement déroutés, et ils réussissaient à découvrir les refuges les plus secrets, en prenant partout des mesures et en sondant tous les coins suspects [Note : En Angleterre, pendant les siècles de persécution, les cachettes des prêtres étaient également pratiquées avec beaucoup d’habileté dans toutes les maisons de la noblesse et de la bourgeoiste catholiques. Presque tous les vieux manoirs catholiques montrent avec orgueil « la chambre du prophète percée dans la muraille »]. La bonne dame n'eut pas plus tôt donné l'indication désirée que Valeray, transporté d'une joie féroce, appela à lui ses compagnons; ils eurent bientôt renversé la cloison qui cachait leur victime, et dès qu'il aperçut son ami qu'il avait si indignement trahi : « Je suis fâché, mon cher Maréchal, que la corvée soit tombée sur moi ; mais je ne connais que la volonté de la Nation : nous verrons bientôt le dernier de votre caste. Venez et suivez-moi. ».

On les traîna sans délai devant le tribunal, les deux sœurs moins affectées de leur sort que de celui de leur excellent ami, et de la manière dont elles avaient amené sa capture par leur fatale confiance dans les promesses d'un traître. — Ce que j'ai raconté jusqu'à présent m'a été dit dans le temps. Mais je fus témoin oculaire de ce qui va suivre. Dès que j'appris qu'on les avait traduits devant le tribunal, je les y suivis et je pris ma place très-près des victimes. Le prêtre était d'un côté et il fut interrogé le premier; les deux sœurs étaient assises du côté opposé. — « Votre nom ? » demanda le président. — « Écrivez, répondit-il , dictant au greffier, que mon nom est Maréchal ». Le greffier ayant écrit la réponse, la seconde question d'usage : — « Votre profession ? » fut adressée à l'accusé. — « Écrivez que je suis prêtre de l'Église catholique, apostolique et romaine, » continua l'abbé, comme si son intention était d'assurer la fidèle reproduction de ses paroles. Le greffier se retourna avec impatience vers le président et lui demanda s'il était obligé d'écrire cette réponse dictée par l'accusé avec tant de sang-froid : — « C'est égal, dit le président, écrivez textuellement sa réponse ». Deux ou trois autres questions, dont je ne me souviens plus, furent encore adressées à M. Maréchal. Mais je fus frappé du calme et de l'énergie avec lesquels il exposa les principes qui lui avaient défendu de prêter le serment constitutionnel, et je n'admirai pas moins la modération et la politesse qu'il montra pendant son court interrogatoire.

Les deux sœurs furent alors interrogées à leur tour. Je vois d'ici ces dames vénérables, portant des bonnets et des manteaux noirs, selon la mode de Rennes, toutes deux grandes, maigres, pâles, avec une physionomie de la plus grande douceur. Comme de coutume, les débats furent menés de la manière la plus expéditive ; la loi était claire et formelle et ne laissait pas place à l'équivoque. Le président du tribunal, Bouassier, prononça donc la sentence de mort contre l'abbé Maréchal et les demoiselles de Renac. Le malheureux semblait affecté plus que d'ordinaire. Il connaissait fort bien ces dames, et sa conscience lui montrait l'injustice et l'horreur de l'acte qu'il commettait ; son visage se contracta et sa voix parut étranglée d'une manière effrayante. Je me le représente parfaitement tel que je le vis en ce moment, et j'entends encore sa voix rude, colère et saccadée. J'avais alors plus de pitié pour lui que pour ses victimes.

Au prononcé de la sentence, une des sœurs ne put pas entendre ce terrible mot mort ! Elle s'évanouit, et glissant de son siége, elle tomba sans connaissance sur le sol. Quelle vue en ce moment ! toute l'assistance était émue. On la releva aussitôt, et M. Maréchal assista les gendarmes pour lui faire recouvrer les sens. On les conduisit bientôt du tribunal à la guillotine ; mais je n'eus pas le courage de les y suivre. Je rentrais toujours en hâte, après les séances du tribunal, pour raconter ce que j'avais vu et entendu, soit à ma famille, soit à des amis, et en mêlant nos pleurs ensemble, nous tremblions que quelque traître n'entrât ou ne nous entendit pour nous dénoncer. Manifester quelque pitié pour les ennemis de la République et pour les prêtres, c'était une raison suffisante pour être dénoncé comme suspect, et il n'y avait pas moins de dix autorités constituées différentes qui avaient le pouvoir d'envoyer les suspects en prison. Les prisons des suspects contenaient alors plusieurs centaines de personnes, les hommes étant renfermés dans l'ancien couvent de la Trinité et les femmes dans la maison de refuge du Bon-Pasteur pour les filles repenties. J'appris que lorsque les dames de Renac se rendaient à l'échafaud, elles furent soutenues et encouragées jusqu'au dernier moment par M. Maréchal, qui, en sa qualité de prêtre, et étant le plus coupable, dut être exécuté le dernier. L'une des sœurs s'évanouit encore en face de la guillotine, et on lui trancha la tête quand elle était ainsi sans connaissance.

Le président du tribunal, Bouassier, reçut un tel choc de cette affaire que sa santé en fut pour toujours affectée. Sa figure pâle, bilieuse et amaigrie, sa voix creuse et ses fréquents soupirs, dénotaient l'angoisse de sa pauvre âme. Lorsque Bonaparte arriva au pouvoir, Bouassier fut maintenu dans sa place de juge et président de la cour ; mais la vie continuait à lui être à charge, et son existence était très-misérable. Un jour, plusieurs années après les événements que je viens de raconter, il prenait sa promenade solitaire sur la Motte-à-Madame, en face de l'hôtel Renac, lorsqu'il s'entendit tout-à-coup appeler par son nom : Bouassier ! Il se retourna, et ne voyant personne, il continua sa marche jusqu'à l'extrémité de l'allée, lorsqu’il entendit pour la seconde fois : Bouassier ! Ceci l'alarma ; mais il continua sa promenade jusqu'à ce qu'il entendit pour la troisième fois son nom appelé d'uné voix forte : Bouassier ! Alors, au comble de l'agitation, il se dirigea vers quelques jeunes gens qui approchaient, et croyant qu'ils lui jouaient un tour d'écoliers : — « Qui m'appelle ? Que me veut-on ? »« Qui vous appelle ? répondirent les jeunes gens ; ne reconnaissez-vous pas la voix des dames de l'hôtel de Renac ? » — Bouassier rentra chez lui en proie à la plus grande épouvante, et je crois qu'il tomba immédiatement malade. Ce qui est certain, c'est qu'il mourut peu après cet événement, et je ne dois pas omettre une circonstance encore plus remarquable de sa mort. Durant sa dernière maladie, il était soigné par son vieil ami, le docteur du Lattay [Note : Le docteur Jean-Baptiste du Lattay et le docteur François du Lattay ont laissé d'excellents souvenirs à Rennes. L'un est le père, l'autre l'oncle au chanoine actuel, l'abbé Roucheran du Lattay], un excellent médecin et un homme très-religieux. La veille au soir de sa mort, le docteur voyant l'état de son ami , lui dit : — « Mon cher Bouassier, vous êtes, en vérité, bien malade, et vous n'avez que peu de temps à vivre. N'aimeriez-vous pas à voir un de nos camarades, par exemple, le Père Gaffard ? » — Le Père Gaffard était un Carme qui avait été leur condisciple à tous deux ; homme très-savant et connu pour sa modération et son aménité dans l'exercice de ses devoirs religieux. — « Oh ! oui ! dit aussitôt le moribond, je le verrai avec un grand bonheur ». Le docteur se mit immédiatement à la recherche du Père Gaffard, et à onze heures du soir, si je ne me trompe, le bon Père accourut avec joie pour sauver, si possible, son ancien persécuteur. Quelle jouissance pour un prêtre, surtout lorsque le mourant avait été son ami dans des jours meilleurs ! Mais, hélas ! quel terrible jugement de Dieu ! Quand celui qui avait si cruellement persécuté tant de prêtres demandait un prêtre à son tour, il ne lui fut pas permis d'avoir cette consolation. Celui qui s'y opposa fut son propre fils, qu'il avait élevé dans les principes de Voltaire et de Rousseau, et qui avait lui-même joué un rôle parmi les plus furieux Jacobins. Il reçut le Père Gaffand avec colère, lui dit que son père était plus vertueux qu'un prêtre, et n'avait besoin d'aucune assistance pour bien mourir. C'est en vain que le Père Gaffard insista, il ne lui fut pas permis de voir le malade. Bouassier mourut dans cette même nuit. Dieu veuille que son désir ait été accueilli et que ses victimes aient eu la joie de le voir se joindre à elles, dans le Ciel ! Elles avaient si souvent prié pour lui et offert leur sang pour le salut de leurs bourreaux ! [Note : L'abbé Maréchal était vicaire à Ossé lorsque la Révolution éclata. il fut déporté à Jersey, en 1792 ; mais il rentra bientôt en Bretagne, et il se cacha longtemps à Tinténiac, montant souvent sa faction en uniforme de garde national. Son exécution et celle des demoiselles de Renac eut lieu le 14 août 1794. - Les détails de la mort de Bouassier sont confirmés par le récit de l'abbé Tresvaux, vol. II, p. 107].

J'étais un enfant de quatorze ans en 1793, et ma famille m'envoyait souvent assister aux séances des tribunaux de Rennes, afin que je fusse témoin du jugement de nos prêtres, dont je racontais ensuite tous les détails à la maison. Les grandes personnes n’osaient pas se rendre à ces séances, à cause de l'excessive terreur qui régnait partout, et de la crainte que l'on éprouvait de s'exposer en manifestant ses sentiments, au milieu de la populace sauvage présente aux jugements. Je n'eus moi-même jamais le courage de suivre les victimes jusqu'à l'échafaud ; mais j'allais au palais de justice. Il y avait alors trois tribunaux, qui siégeaient quelquefois tous trois le même jour, et qui envoyaient leurs victimes à la guillotine ou à la fusillade : la Cour criminelle régulière, présidée par Bouassier, et devant laquelle les prêtres étaient généralement conduits ; le Tribunal révolutionnaire, présidé par Brutus Magnier, et qui informait principalement contre ceux qu'on appelait les conspirateurs politiques ; on n'y jugeait que peu d'ecclésiastiques, et je ne me souviens pas d'en avoir suivi aucun devant cette juridiction ; enfin la Commission militaire, présidée par Morin, où l'on jugeait les accusés pris les armes à la main ou arrêtés sur les lieux après quelque rencontre avec les Chouans. Magnier et Morin étaient étrangers à la ville de Rennes. Les trois tribunaux n'observaient pas des limites bien précises de juridiction ; mais je n'eus que peu d'occasions d'être témoin d'autres séances que de celles de la Cour criminelle. Lorsque j'avais assisté au jugement de ces saintes victimes, je pouvais répéter ensuite, presque mot à mot, les différentes questions et les réponses. Aussi ai-je souvent regretté de ne les avoir pas écrites à cette époque ; mais en vérité je ne l'aurais pas osé ; car chacun tremblait de conserver des papiers qui auraient pu être saisis dans les visites domiciliaires si fréquentes et si inopinées. Cette terreur fit détruire les plus précieux manuscrits, et même des documents imprimés, surtout dans les familles suspectes de religion, et la nôtre était de ce nombre.

Je me souviens que, désirant conserver une copie du testament de Louis XVI, je l'enfermai dans une bouteille bien bouchée et cachetée, et je l'enfouis dans le jardin. Mais lorsque, longtemps après, je creusai pour la retrouver, l'humidité avait pénétré jusque dans la bouteille et à peu près détruit le papier. Lorsque les temps devinrent meilleurs, j'aurais dû écrire mes souvenirs ; mais je me fiai à ma mémoire, et je différai d'année en année. Et maintenant, en 1818, quand enfin dans ces notes j'essaie de fixer ces mémoires du passé je m'aperçois que beaucoup de faits se sont enfuis de mon esprit, ou qu'ils y sont devenus parfois vagues et confus. J'ai cependant écrit les pages suivantes, aussi correctement que je l'ai pu, et j'ai raconté les circonstances exactement comme elles sont arrivées, et, telles que j'en ai été témoin, ou au moins telles qu'elles m'ont été rapportées, dans le temps, par les personnes les plus capables d'être bien informées. Il me serait bien difficile de faire comprendre à la présente génération autre chose qu'une idée générale de notre situation et des impressions sous lesquelles nous vivions à cette époque. Comme je recueille mes souvenirs épars, ces impressions m'assaillent dans toute leur vivacité, et je les ressens aujourd'hui comme alors ; mais il serait impossible à d'autres de se mettre d'esprit et de cœur à ma place, et d'éprouver les émotions qui constituaient la vie habituelle des catholiques sous la période révolutionnaire.

Pendant les progrès de la persécution, le plus grand nombre des prêtres restés dans le diocèse avait été soit guillotiné, soit fusillé, ou déporté dans les colonies pénales. Les plus âgés et les infirmes furent emprisonnés dans le château du Mont-Saint-Michel, à environ cinquante milles de Rennes. Du petit nombre de ceux qui restaient cachés dans le plus grand mystère, quelques-uns étaient découverts presque chaque jour, et, d'après la loi, envoyés à la guillotine dans les vingt-quatre heures, avec les personnes qui leur avaient donné l'hospitalité. Toutes les églises du diocèse avaient été saisies et servaient à des usages profanes.

[Note : Je trouve la note suivante, sur une feuille détachée, parmi les manuscrits de Mgr Bruté :

« Eglises de Rennes avant et après la Révolution.
1. Le cathédrale de Saint-Melaine, premier évêque de Rennes, vaste et vénérable édifice ; abbaye fondée au VIème siècle. Pendant la Révolution, l'église devint une écurie pour la cavalerie, et les degrés qui conduisent au grand portail furent remplacés par une rampe pour les chevaux. Les abords en étaient encombrés par des tas de fumier, et, au lieu de fidèles on n'y voyait que soldats en manches de chemise pansant leurs chevaux, jurant, chantant des chansons obscènes et parodiant avec impiété les offices de l'Église
[Note : Saint Melaine n'est pas le premier évêque de Rennes, mais seulement le quatrième. Le premier dont l'existence soit certaine est Febediolus, qui souscrivit au concile de Riez en 439 ; le second Anthemius, présent au concile de Vannes en 465 ; le troisième saint Amand connu par la vie de saint Melaine et dont les reliques sont en grande vénération à Rennes. Saint Melaine mourut en 530. Mgr Bruté ne parle pas de la cathédrale de Saint-Pierre, parce que dans sa jeunesse cette église n'existait pas. Saint-Pierre, situé près du Mail, a été, de temps immémorial, la cathédrale de Rennes ; mais l'église avait été démolie au milieu du siècle dernier, et on n'en conserva que les tours. La reconstruction, commencée en 1787, n'a été terminée qu'en 1840. Lors de l'établissement du schisme constitutionnel, un décret de l'Assemblée nationale érigea en paroisse-cathedrale l'église ci-devant abbatiale de Saint-Melaine et l'évêque intrus Le Coz l'occupa à ce titre jusqu'à la suppression du culte. Au Concordat, le titre de cathédrale demeura à Saint-Melaine jusqu'en 1244, époque à laquelle l'évêque a pu reprendre possession de la cathédrale Saint-Pierre reconstruite. Aujourd'hui l'église de Saint-Melaine est souvent appelée Notre-Dame, depuis que la piété des habitants de Rennes a inauguré une statue colossale de la Sainte Vierge sur le sommet de son clocher].

2. Toussaints, la plus grande et la plus belle église de la ville, transformée en écurie, a été brûlée avec quarante chevaux et quelques-uns des hommes qui en prenaient soin. Les ruines ont été déblayées depuis, et une place publique occupe l'emplacement de cette église.

3. Saint-Martin. — Démolie ; un jardin l'a remplacée, et une maison s'élève au coin du cimetière.

4. Saint-Hellier. — Cette église, complétement isolée devint une poudrière, et les fenêtres furent maçonnées dans toute leur hauteur. Depuis on l'a restaurée et rendue à l'usage des paroissiens.

5. Saint-Etienne. — Devenu un dépôt pour les équipages militaires et un atelier pour les réparer. L'église existe encore, mais entièrement désolée.

6. Saint-Jean. — Devenu aussi un atelier pour les ouvriers militaires. Tout l'intérieur a été si complètement dilapidé qu'on ne l'a pas rendue au culte. Le bâtiment est aujourd'hui occupé par une entreprise de messageries.

7. Saint-George. — Écurie pour la cavalerie. Depuis lors une partie de l'église a été démolie et le reste demeure dans un état menaçant ruine.

8. Saint-Germain. — Transformé en caserne, puis en dépôt d'artilerie. L'église fut remplie pendant bien des années de canons et d'affûts ; elle est restaurée et rendue à l'usage des paroissiens.

9. Saint-Sauveur. — Cette église devint le Temple de la Raison, et ses voûtes retentirent des discours impies et blasphématoires du temps. Elle est rendue au culte.

10. Saint-Laurent. — Longtemps négligée et presque en ruines. A la fin réparée et rendue à la religion. C'est dans cette église que je célébrai le mariage de mon frère avec son excellente femme.

Après les paroisses, je nommerai les maisons religieuses :
11. Le couvent des Cordeliers. — Transformé en écurie pour la cavalerie, puis en magasin de voitures. Une partie a été restaurée et donnée au Séminaire.

12. Les Carmes. — Le couvent a été démoli, et il passe une rue sur son emplacement.

13. Les Minimes. — Le couvent a été acheté par un architecte qui l'a transformé en une élégante maison.

14. Les Augustins. — Les forges de l'armée furent établies dans ce couvent ; il est restauré aujourd'hui et sert à la paroisse de Saint-Etienne.

15. Les Jacobins Le couvent reçut la boulangerie de l'armée. Il est encore abandonné et à demi ruiné.

16. Les Capucins. — Le couvent est devenu une résidence particulière avec ses beaux ombrages et son joli jardin.

17. Les Carmes déchaussés, — Le couvent sert aujourd'hui de magasin.
18. Saint-Aubin (église paroissiale). — Devenue une étable, ensuite un magasin ; aujourd'hui rendue au culte.

19. La Visitation, — Couvent transformé en magasin et en maison particulière.

20. La Seconde Visitatiun. — Devenue le temple des Francs-Maçons.

21. Les Ursulines. — Une caserne, à moitié détruite.

22. Les Secondes Ursulines. — La maison d'un fameux athée.

23. La Trinité. — Couvent de refuge, devenu une prison.

24. Le Bon-Pasteur. — Autre maison de refuge, devenue aussi une prison.

25. La maison de Retraite. — Une caserne.

26. Le Séminaire diocésain. — Un hôpital militaire.

27. Le Séminaire préparatoire. — Une caserne.

28. Saint-Cyr. — Un hôpital pour les maladies honteuses.

29. Le Grand Hôpital. — Un dépôt d'artillerie.

30. La maison-mère des Sœurs de Charité. — Vendue.

31. La maison des Sœurs de la Sagesse. — Vendue.

32.-33. Les deux moisons des frères des Ecoles chrétiennes. — Vendues.

34. La Maison de la Confraternité de Notre-Dame. — Un magasin, puis une écurie.

35. La chapelle de Saint Jacques. — Un magasin de jouets d'enfant.

36. L'Hôpital Saint-Yves. — Conservé, mais longtemps fermé.

37. Saint-Yves, où les chanoines officiaient. — Un magasin.

38. L'Hôpital des incurables. — Conservé, mais la chapelle supprimée.

39. Le Calvaire. — Un lieu de réunion pour le club révolutionnaire, un magasin, puis un théâtre ».

On les utilisait comme magasins de fourrages, comme casernes et comme écuries ; on y installait des manufactures, et quelques-unes furent transformées en maisons d'habitation par ceux qui les avaient achetées. D'autres furent rasées et les matériaux vendus. D'autres servirent aux plus tristes usages, et ce fut le moyen que prit la Providence pour les conserver. On les transforma en temples pour le décadi et les autres fêtes du calendrier républicain, ou en lieux de réunion pour les clubs. Les meilleures familles et les plus anciennes, les plus zélées pour la religion, n'étaient pas seulement privées de tout exercice public de leur culte, mais il leur était à peine possible de pratiquer en secret leurs dévotions particulières dans l'intérieur de leurs maisons. Il était défendu par la loi, et sous peine d'amende et de prison, d'observer le dimanche et de le distinguer en aucune manière des autres jours, tandis que le décadi ou dixième jour, substitué au dimanche comme jour légal de repos, devait être observé par la fermeture des magasins, la cessation de tout travail, etc. Un tel état de choses, qui fut la condition habituelle de toute la population, de la fin de 1792 jusqu'en 1795, avait plongé dans le découragement ceux qui demeuraient attachés à la foi de leur baptême. On n'osait espérer le retour de la France au libre exercice de la religion, et l'anxiété redoublait à certaines périodes plus sombres que les autres, alors que ceux qui gouvernaient notre malheureux pays manifestaient l'intention de déraciner les derniers débris de l'ancienne foi. Ceux qui n'ont pas vécu dans ces temps néfastes ne peuvent apprécier les souffrances morales de la génération qui les a traversés.

La célébration des fêtes profanes de la Raison était vraiment curieuse. L'Age de la Raison, comme Thomas Paine l'appelle, était pleinement établi en France, et chaque décadi on le sanctifiait par quelque nouvelle invention. Je vois d'ici les processions bizarres qui parcouraient les rues de Rennes, le décadi, pour se rendre au Temple de la Raison ; elles étaient composées d'enfants, pour la fête de l'Enfance ; de vieillards décrépits, choisis avec soin, pour la fête de la Vieillesse ; de paysans portant leurs instruments de labour, pour la fête de l’Agriculture ; et d'ouvriers avec leurs outils, pour la fête de d'Industrie. Dans le mois de fructidor, il y avait des expositions de fruits, et les autres produits de la terre étaient de même exhibés et honorés à l'époque de leur maturité. Aujourd'hui, tout cela paraît comme un songe, et ces expositions, comme ces processions, prennent une couleur de ridicule, quand on se souvient qu'elles avaient lieu au milieu d'une époque de terreur et de sang. Ceux qui les avaient établies supposaient qu'ils accoutumeraient la multitude à se passer de religion, et à se contenter de la religion de la nature, comme ils l'appelaient. A chaque nouveau décadi, on s'efforçait de stimuler la curiosité par des inventions de défilés pompeux entremêlés de chants et de discours philosophiques ou passionnés, et suivis de banquets civiques ou de jeux publics, copiés des anciennes républiques de la Grèce et de Rome. La première année, on vit se succéder avec tant de rapidité et de variété ces représentations profanes destinées à déraciner du cœur du peuple la religion chrétienne, qu'une certaine impression fut faite sur la multitude. Jusqu'à quel point cette impression pénétra-t-elle ? Il serait difficile de l'estimer aujourd'hui. Même alors, l'effet produit sur le peuple était souvent le ridicule ; et à mesure que revenait le décadi, sa célébration devenait de plus en plus forcée et ennuyeuse, ce qui montrait le retour lent mais certain vers la vraie religion, et l'insuccès du plan impie formé pour la remplacer. Le souvenir même de ces misérables farces s'est effacé de l'esprit du peuple. Qui songe, par exemple, à la fête du Divorce, et qui se rappelle la manière dont on la célébrait ? Un acteur du théâtre prononçait le discours de circonstance dans le Temple de la Raison. J'ai encore son discours imprimé : une série de diatribes furieuses contre la Religion, et la manière dont elle attentait à notre liberté en rendant le mariage indissoluble, etc. Toutes ces choses sont passées et oubliées ; mais les vertus admirables déployées alors par les martyrs et les confesseurs de la foi sont inscrites pour l'éternité sur le Livre de Vie !

Mon but, dans les pages qui suivent, a été de raconter quelques-unes de ces scènes de fidélité et d'héroïsme chrétien, telles que ma mémoire me les rappelle. Après les avoir écrites en 1818, j'ai trouvé que plusieurs d'entre elles avaient été aussi mentionnées par l'abbé Carron [Note : Les Confesseurs de la Foi dans l'Eglise gallicane à la fin du dix-huitième siècle, par l'abbé Carron, 4 vol. in-12. Paris, 1820]. Mais combien de noms qui ne figurent pas dans ces précieux Mémoires. Par exemple, celui de l'abbé Raoul Bodin, dont je vais d'abord raconter la mort. Le dessin qui accompagne mon récit représente fidèlement la scène au tribunal, cette scène, vieille de vingt-sept ans, étant encore gravée dans mon esprit, comme si j'étais encore là , enfant, derrière le saint confesseur, penché sur son siège, et séparé de lui seulement par la balustrade du tribunal, mon pauvre cœur battant violemment dans ma poitrine.

 

LE PRÊTRE ET LES TROIS SŒURS DE LA CHAPELLE-SAINT-AUBERT, DIOCÈSE DE RENNES.

— « Raoul et les trois bonnes sœurs de la Chapelle-Saint-Aubert ont été arrêtés et amenés en ville hier ; aujourd'hui on va les juger. » — Telles furent les tristes nouvelles que l'on me dit un matin ; et vers huit heures, je les vis passer sous nos fenêtres, se rendant au tribunal, suivis par la populace qui les accompagnait du cri ordinaire : — A la guillotine ! — Je les suivis de suite, et comme j'étais jeune, je me faufilai si bien que je me trouvai bientôt derrière le siége de M. Raoul, cramponné à la balustrade et touchant presque son dos. Les trois sœurs étaient assises sur un banc, de l'autre côté de la salle. Les juges occupaient des siéges élevés sur une estrade et dominaient les prisonniers et les gendarmes. Le président de la cour était Bouassier ; il avait été un honorable avocat de Rennes, estimé avant la Révolution comme un honnête homme ; mais il était philosophe, c'est-à-dire déiste, et sa bonté naturelle, n'étant pas soutenue par la foi, se laissa pervertir par les excès de l'époque. La peur seule lui fit accepter la position terrible qu'il occupait. — « Ton nom et ton âge ? » dit le président. « Raoul Bodin, âgé de soixante-dix ans, » répondit le prêtre. Je crois voir encore le digne homme, grand, très-maigre, front chauve, cheveux gris, et une attitude calme, noble et vraiment religieuse. — « Ta profession ? »« Prêtre, recteur de la Chapelle-Saint-Aubert. »« As-tu prêté le serment constitutionnel »« Non, citoyen. »« Pourquoi ? »« Parce que ma conscience me le défendait. » — Il y eut ensuite quelques autres questions et de courtes réponses que j'ai oubliées ; mais je me souviens distinctement que le bon vieillard se mit à plaider la cause des trois sœurs chez lesquelles il avait été arrêté. Il parla d'un ton suppliant au président et à la cour, pendant quelques minutes, jusqu'à ce qu'on lui eût, à plusieurs reprises, imposé silence. Les accents émus de sa voix résonnent encore à mon oreille : « Citoyens juges, mettrez-vous à mort ces pauvres dames pour un acte d'hospitalité si inoffensif pour le public, si naturel si digne de leur bon cœur, puisque j'étais depuis vingt ans leur pasteur ! Epargnez-les, citoyens ! Il est si digne de la République de montrer de la clémence ! etc.... »« Silence ! elles parleront elles-mêmes. Silence ! tu n'as pas le droit de parler en leur faveur. Silence ! ».

Il lui fallut se taire, et le bon prêtre s'assit, jetant un regard de compassion vers les pauvres sœurs qui furent tour à tour interrogées, et qui avouèrent avoir donné asile à leur recteur en contravention des lois. Elles pouvaient avoir la cinquantaine ou peut-être davantage d'apparence très-respectable et l'attitude, pleine de dignité. Elles vivaient sur leur propriété à la Chapelle-Saint-Aubert. L’une d'elles avait été religieuse, et les décrets de la Convention l’avaient chassée de son couvent et réduite à venir vivre chez ses sœurs. Elle était vêtue comme elles, et se trouvant assise la dernière sur le banc, elle fut interrogée la dernière. Elle ajouta ces mots aux formules ordinaires des réponses : — « Je n'ai pas de domicile depuis mon expulsion de mon couvent ; j'ai été recueillie par la bonté de mes sœurs, je vis à leur charge, et conséquemment l'on ne peut pas dire que j'ai donné refuge à un prêtre. » — L'argument était péremptoire ; mais les juges ne daignèrent même pas entrer en consultation sur ce sujet, et le président passa outre, disant d'un ton brutal que c'était vainement qu'elle essayerait de séparer sa cause de celle de ses sœurs.

La bonne religieuse commença alors plaider la cause du vieux recteur, comme celui-ci avait plaidé la leur, et ses expressions suppliantes étaient empreintes de sévérité : « Il est cruel de mettre à mort un homme innocent, un saint homme, qui n'a commis aucun crime et dont la vie entière a été consacrée à faire du bien à son prochain. Vous appelez les pauvres des Sans-Culottes et vous dites qu'ils sont particulièrement chers à la République ; eh bien ! c'est aux pauvres surtout qu'il a fait du bien, aux vieillards et aux orphelins.... » — Plus on lui ordonnait de se taire, plus elle s'animait, et ce ne fut qu'avec peine qu'on la réduisit au silence.

L'interrogatoire des quatre accusés n'avait pris que peu de temps : ce n'était qu'une pure formalité, puisque la lettre de la loi était formelle : — « Le prêtre et ceux qui lui auront donné asile seront mis à mort dans les vingt-quatre heures après leur arrestation. » — Le président prononça donc la sentence de mort, après avoir à peine conféré avec les autres juges, ajoutant la formule d'usage que les hochets du fanatisme, trouvés dans la maison où le prêtre s'était caché, seraient brûlés, avant l'exécution, au pied de l'échafaud.

Dans le langage du temps, on appelait ainsi les vases sacrés et les ornements religieux.

Lorsque la sentence eut été prononcée, la religieuse ne put contenir ses sentiments d'indignation. Elle se leva de son siége, et arrachant de son bonnet la cocarde tricolore que les femmes elles-mêmes étaient obligées de porter dans ces jours d'illusions, elle la foula aux pieds avec mépris ; puis elle lança aux juges et au public quelques phrases de réprobation : — « Peuple barbare, chez quelle nation sauvage l'hospitalité est-elle traitée de crime et punie de mort ? » — Elle en appela à la justice de Dieu et les cita à comparaître, à son tribunal. — Ses sœurs faisaient de leur mieux pour la calmer, et celle qui était assise auprès d'elle la tirait doucement par la robe pour l'engager à se taire.

Le silence fut bientôt imposé à tous, et le président adressa comme d'usage aux victimes une allocution emphatique et injurieuse, reprochant amèrement au prêtre son fanatisme, parlant aussi aux spectateurs, les exhortant à délivrer la République de tout danger et à livrer à la justice tous les prêtres et tous leurs complices, pour qu'ils fussent condamnés au même châtiment. C'était une diatribe révoltante, boursoufflée d'un faux enthousiasme qui choquait d'autant plus, que le malheureux Bouassier avait été connu professant d'autres sentiments. Pendant tout ce discours, M. Raoul était absorbé dans ses prières. Je crois encore entendre le murmure de ses lèvres ; je distinguais que c'était du latin ; et il ne s'interrompit pas lorsque le bourreau, toujours présent aux jugements, lui mit les menottes aux poignets. Elles furent même serrées probablement très-fort, car je vis le prêtre donner des signes de souffrance et jeter un regard sur le bourreau, comme pour l'engager à les lâcher un peu.

Je n'ai pas d'autres souvenirs distincts de cette scène, et je ne me rappelle pas l'état exact de mes sentiments. C'était un mélange d'horreur, de pitié, d'admiration et d'exaltation ; une aspiration religieuse vers le Ciel, jointe à une haine contre le Déisme et le Naturalisme, ces funestes doctrines qui semblaient destinées à étouffer le Christianisme en France. — Le même jour les quatre victimes furent immolées sur la fatale guillotine, et je crois qu'on les conduisit directement du tribunal à l'échafaud, dressé en permanence sous les fenêtres de la Cour [Note : Cette quadruple exécution eut lieu le 8 octobre 1794 et le même jour, un clerc tonsuré, nommé M. Bertrand Tual, fut encore mis à mort à Rennes. — L’abbe Raoul Bodin fut dénoncé par un couvreur de Fougères qui le reconnut en réparant le toit de la maison hospitalière où ce bon prêtre se tenait caché avec deux de ses confrères. Ceux-ci purent s'échapper. Les trois sœurs se nommaient Mlles de la Gracière, et la noblesse de leurs sentiments répondait à celle de leur naissance. Elles consacraient leur temps aux bonnes œuvres et leur fortune aux pauvres, et depuis le commencement de la persécution jusqu'à leur mort, leur maison fut l'asile généreux des prêtres fidèles. Lorsqu'on les fit monter en charrette pour les conduire à Rennes, plus de quatre cents habitants de la paroisse se rassemblèrent, et ils voulaient arracher à la troupe leurs bienfaitrices et leur pasteur ; mais l'abbé Bodin leur parla, si bien, pour leur défendre la violence, qu'ils laissèrent partir les prisonniers, en versant des larmes sur la perte qu'ils faisaient. (L'abbé Tresvaux t. II, p. 114)].

 

L'ABBÉ TOUCHET, RECTEUR DE SAINT-HELLIER DE RENNES.

L'abbé Touchet était recteur de Saint-Hellier, une des paroisses des faubourgs de Rennes. Pendant la Terreur, il se tint caché dans la maison des demoiselles Ergault, située au coin de la rue Dauphine et de la rue Château-Renault. Plusieurs familles, zélées et fidèles, habitaient les autres maisons au coin de ces deux rues : les des Bouillons, les Rebulet, les Boudon, les Beauvais, les- Frout [Note : Il existe encore à Rennes, en 1861, une Dlle des Bouillons, dont le frère, jésuite, réside à Nantes. Leur père fut frappé, pendant la Révolution, d'une amende de cent-écus, pour avoir refusé de porter la cocarde tricolore. Cette condamnation ne le décida pas à orner son chapeau de l'emblème révolutionnaire ; mais il prit le parti de ne plus quitter sa chambre jusqu'à ce qu'il pût reparaître en public sons cette décoration. — Les Dlles Beauvais, marchandes de cierges, tiennent encore en 1861 la même boutique que leur tante occupait au temps dont parle Mgr Bruté. — Une Dlle Frout vivait encore il y a peu de temps, vers 1860, tenant une petite librairie. Le père, Julien Frout, imprimeur-libraire, très-pieux et très-royaliste, a été assassiné pendant les Cent-Jours, pour opinion politique. Il sortait de l'église Saint-Aubin où il avait assisté au Salut. Ses filles, qui avaient hérité de ses sentiments, ont été persécutées sous Louis-Philippe. — Les Rebulet et les Boudon ne sont plus connus à Rennes en 1861], ce qui faisait diriger fréquemment de ce côté les visites domiciliaires. Mlles Ergault étaient trois sœurs, pieuses et dévouées. L'une d'elles avait été religieuse de Saint-Thomas-de-Villeneuve à l'hôpital de Vannes, et elle avait été expulsée pour demeurer fidèle à ses vœux et pour refuser de prêter le serment constitutionnel. Je rendais souvent visite à l'abbé Touchet dans son refuge. Il était mon confesseur, depuis le départ de N. Carron pour l'Angleterre. Je prenais naturellement de grandes précautions quand j'allais le voir, et je me rappelle parfaitement la chambre secrète où il vivait caché, avec toutes les particularités de l'ameublement. Lorsque j'avais terminé ma confession, il me disait souvent que c'était peut-être la dernière foisqu'il m'entendait ; que peut-être ce jour même ou le lendemain il serait découvert et conduit à l'échafaud. Quand le dernier excès de la fureur entraîna la Convention à décréter la mort contre ceux qui donneraient asile à un prêtre, les bonnes dames se trouvèrent heureuses de la perspective de recevoir leur récompense en mourant avec M. Touchet, si l'on venait à le découvrir. Avant que leur hôte n'eût appris cette nouvelle, elles tinrent conseil entre elles et prirent leur résolution. Mais dès qu'il eut connu les termes de l'horrible décret, il alla les trouver et voulut prendre congé d'elles : « Où allez-vous ? » fut la demande naturelle qu'elles lui adressèrent. — « Dans les champs, dans les bois, dans les fossés, partout où je pourrai me cacher. Je suis résigné à mourir, mais je ne serai la cause de la mort de personne. » — Mlles Ergault lui assurèrent qu'elles seraient trop heureuses de mourir avec lui, que leurs résolutions étaient irrévocables, qu'elles avaient fait leurs petites dispositions testamentaires, et que, comme elles ne pouvaient mourir qu'une fois, en cachant un ou plusieurs prêtres, elles avaient écrit à leurs amis qu'elles étaient prêtes à recevoir les autres prêtres cachés chez eux, si ces amis avaient la moindre appréhension de la nouvelle loi. La bonne religieuse ajoutait gaiement « J'ai cousu dans l'ourlet de ma robe une pierre à fusil, une allumette et un bout de bougie, afin que, lorsque nous serons laissés seuls dans notre prison, nous ayons assez de lumière pour lire notre bréviaire pour la dernière fois, ». On sait que les anciens instituts de religieuses récitent le même office quotidien que les prêtres. — Il arriva cependant que, quoiqu'elles eussent souvent trois prêtres cachés chez elles en même temps, elles ne furent jamais dénoncées ni arrêtées, et je continuai à faire mes visites périodiques à l'abbé Touchet jusqu'à la fin de la persécution. Il obtint alors de reprendre l'exercice public de son saint ministère à l'église de Saint-Augustin, et il y demeura jusqu'à sa mort, arrivée vers l'année 1806.

L'abbé Massiot, vicaire de l'abbé Touchet, à Saint-Hellier, fut déporté à Cayenne, ou tant de prêtres moururent. Quant à lui, il survécut et il réussit même à s'échapper dans les bois et les marais qui enserrent la colonie. Après des épreuves et des souffrances de toutes sortes, il put s'embarquer pour les États-Unis, d'où il passa en Angleterre. Quand les lois de mort furent abolies, il revint en France, quoiqu'il dût y être encore exposé à la prison et à la déportation. Lorsque la persécution eut totalement cessé, il fut nommé curé de Brutz, paroisse à six milles de Rennes, où je fus envoyé pour l'assister pendant trois semaines, aux fêtes de Pâques de l'année 1809. Il souffrait alors cruellement de rhumatismes, suite des saintes fatigues qu'il avait endurées pendant la persécution.

 

MORT DE L'ABBÉ SORETTE, PROFESSEUR DU COLLÉGE DE RENNES.

L'abbé Sorette était un jeune prêtre qui n'était pas encore âgé de trente ans lorsqu'il fut nommé professeur au collége de Rennes, la première année de la Révolution française ; je lui vouai une vive affection, et, de son côté, il voulait bien prendre à moi un intérêt particulier. Il faisait parfois à ma mère l'honneur de venir dîner chez nous. La charmante modestie, la candeur, la piété, jointes à l'enjouement de cet excellent homme, le rendaient cher à tous ceux qui le connaissaient. Lorsque le serment révolutionnaire fut imposé au clergé, il refusa de le prêter, et il fut exclus en conséquence du collége. Il se retira dans la paroisse rurale de Le Chatellier, près de Parigné, à seize ou dix-huit milles de Rennes. C'était là qu'il avait été placé par l'évêque après son ordination, et durant les courtes années de son ministère, il avait gagné l'affection sans bornes de sa paroisse et de toutes celles environnantes. Je retrouve dans mes papiers une lettre de ce cher professeur à ma bonne mère, écrite peu de jours après qu'il eut quitté Rennes, et je ne peux mieux faire que de la placer ici, pour montrer comment, à cette époque, on imposait le schisme à une population chrétienne.

« Parigné 10 juin 1791.
MADAME
En arrivant à Parigné, le 3 de ce mois, j'ai trouvé les choses dans un bien triste état. Notre cher et excellent pasteur, M. Guignette, avait été remplacé, le 29 mai, par Dom Verdier, Bernardin, ancien prieur de l'abbaye de Savigny. Les habitants de Parigné n’étaient pas tous disposés à se soumettre au changement et à accepter la personne qui leur avait été imposée de force. Ils s'assemblèrent en foule autour du presbytère, et ils auraient certainement chassé l'intrus à coups de pierres et de bâtons, si leur ancien recteur n'avait pas réussi à les apaiser. Dom Verdier n'eut que quatre ou cinq personnes à sa grand'messe, et le même nombre à la procession des Rogations. Un homme portait la croix, un autre la bannière, le curé chantait les litanies, et un homme et deux femmes, ses domestiques, suivaient en chantant : Ora pro nobis, Le jour de l'Ascension, il eut peur de célébrer la messe, et il s'enferma dans le presbytère avec quelques soldats, qui y montèrent la garde pendant huit jours.

Dimanche dernier, un détachement de la garde nationale de Fougères est entré à Parigné à neuf heures du matin, la baïonnette au bout du fusil et criant : Les aristocrates à la lanterne ! Ils demandaient aussi la tête de tous les prêtres qui avaient refusé le serment. J'étais le seul prêtre dans le village, le recteur et son vicaire ayant pris la fuite la veille pour échapper à la lanterne dont ils étaient sans cesse menacés. Au moment de l'arrivée des troupes, je venais de quitter la maison pour aller dire la messe dans une chapelle particulière ; mais la canaille en avait muré la porte, en déclarant que s'ils me prenaient, ils me couperaient la tête. — Le lendemain, les soldats sonnèrent la cloche pour la grand'messe et pour les vêpres. Ils contraignirent un certain nombre de personnes à se rendre à l'église ; puis, ayant rassemblé la municipalité de leur seule autorité, ils obligèrent vingt ou trente personnes à certifier l'installation de M. Verdier comme curé. La peur seule entraîna le plus grand nombre à signer, et la plupart se rétractèrent ensuite.

Enfin, à six heures, les gardes nationaux de Fougères nous quittèrent ; mais ils n'ont pas réussi à rendre l'intrus populaire. En vain les cloches sonnent pour les offices, leur son n'est plus une cause de joie pour nos paysans, mais une cause de chagrin, et on les voit verser des larmes d'amertume et de regret. Les patriotes surveillent mes actes et mes paroles, pour trouver un bon prétexte de me chasser de la paroisse. Je suis, en vérité, dans une triste position ; mais je ne veux pas quitter ma mère tant que les choses n'auront pas pris un meilleur aspect. — Je vous serais obligé de me chercher un lieu de refuge à Rennes, où je puisse me sauver, si je suis proscrit une seconde fois, comme on m'en menace sans cesse à Fougères. — Les intrus ne sont nulle part acceptés par le peuple ; à Fougères comme ici, personne ne va à leur messe.

J'embrasse mon Gabriel, auquel je souhaite beaucoup de succès dans ses études, et je suis, madame , etc. SORETTE prêtre ».

Au Chatellier, l'abbé Sorette exerça les devoirs du saint ministère avec un zèle infatigable pendant les plus mauvais jours de la Révolution. D'autres prêtres l'imitaient dans les paroisses environnantes, et plusieurs d'entre eux, comme lui, furent au nombre des victimes que le diocèse de Rennes offrit à Dieu, en expiation des grands crimes et des horribles excès de cette époque. Mon digne professeur put cependant échapper pendant tout le règne de Robespierre et jusqu'à l'abolition des lois de mort. Le bannissement en Guyane pour les jeunes ecclésiastiques, et l'emprisonnement perpétuel pour les prêtres âgés, lorsqu'ils étaient surpris dans les fonctions du culte, devinrent les châtiments infligés aux curés fidèles. Mais les plus zélés Jacobins se montrèrent fort mécontents de ce relâchement de la loi, et souvent ils l'éludèrent : s'ils découvraient des prêtres dans la campagne ; et s'ils n'étaient pas contenus par la présence de quelque magistrat ou par l'énergie d'un chef plus humain qu'eux-mêmes, ils fusillaient résolument leurs prisonniers sur place, plutôt que de les conduire en ville et de les livrer aux autorités.

Tel fut le sort de mon cher et vénéré professeur. Malheureusement pour lui, la partie du département où il se tenait caché s'était toujours distinguée par son hostilité contre la Convention nationale, sentiment si général dans l'Ouest, sur les deux rives de la Loire. La position des prêtres y était fort pénible. Naturellement, et par principe, ils penchaient du côté de l'opposition ; mais leur caractère sacré les empêchait de se livrer aux horreurs de la guerre civile. Ils se bornaient à remplir les fonctions de leur saint ministère partout où ils pouvaient, prêts à porter les secours de la religion à toute personne qui les demandait, ami ou ennemi. Il arriva donc souvent que des prêtres furent obligés d'être présents et de préparer à la mort ceux qui tombaient victimes des sévèrès représailles par lesquelles les Chouans se croyaient parfois obligés de répondre aux cruautés des patriotes. Dans de telles circonstances, un prêtre ne pouvait pas refuser son ministère, et s'il ne pouvait pas persuader à la vengeance des chefs d'épargner la vie de leurs ennemis, il était obligé d'être présent pour essayer de sauver leurs âmes. La conduite du clergé fournissait donc un prétexte à l'horrible calomnie qui accusait les prêtres d'exciter le peuple à commettre ces cruelles représailles. L'on ne peut douter que ces calomnies animèrent les persécuteurs du clergé et les déterminèrent à poursuivre les plans de Robespierre pour l'entière extermination des prêtres, même quand ils se virent frustrés dans leurs espérances par l'adoucissement de la loi.

M. Sorette menait une vie de dangers et d'alarmes continuelles, et cependant son zèle ne se reposait jamais dans l'accomplissement de ses devoirs. Après six ans de ce pénible apostolat, faire enfin le sacrifice de sa vie, ce fut là une conclusion digne d'envie de ses travaux. Tels furent les sentiments qu'il m'exprima avec beaucoup de ferveur et de gaieté, deux ou trois semaines avant sa mort. Il était venu à Rennes avec l'intention de se rendre de là aux eaux minérales de Guichen, à douze milles au sud de Rennes. On lui avait conseillé ce voyage dans un double but d'abord pour améliorer sa santé, qui était minée par les fatigues et les privations ; puis pour dérouler les recherches qui se faisaient de sa personne avec un redoublement d'activité du côté du Chatellier. Il était caché dans le faubourg Saint-Martin, à la Péchardière en Saint-Grégoire, an château des dames de Léon ; et pendant qu'il y demeurait, il fit savoir à ma mère qu'il désirait me voir. Ma mère me recommanda instamment de le supplier de ne pas s'aventurer à Guichen, mais de venir dans notre maison, ou nous saurions le cacher, et ou il serait bien soigné, parce que plusieurs médecins, hommes religieux, fréquentaient souvent notre famille. Je me rendis en hâte près de l'abbé Sorette, avec les plus douces espérances de posséder bientôt sous notre toit mon bien-aimé professeur, un si bon prêtre ! Mais, hélas ! je fus vite désappointé : j'arrivai à la Péchardière je fus admis avec précaution et je jouis d'une précieuse entrevue avec lui. Il me raconta quelques-unes de ses aventures, où il avait, comme miraculeusement, échappé à la mort. Mais, après lui avoir persuadé aisément qu'il ne serait pas prudent pour lui de demeurer aux eaux de Guichen, il en tira une conclusion bien différente de celle que j'attendais : c'est qu'il avait déjà trop écouté les médecins ; il n'était pas si malade qu'ils le pensaient, et son meilleur parti était de retourner près de ses paroissiens et de rester au milieu d'eux jusqu'à la fin. Aucun argument, aucune prière ne l'amenèrent à céder aux désirs de ses amis de Rennes. Trois jours après il repartit pour Le Chatellier. Je n'eus plus depuis lors de ses nouvelles directes, bien qu'il eût l'habitude de m'écrire de temps à autre dans ces jours terribles dont il allait voir la fin.

Quelques semaines après son retour dans sa mission, nous reçûmes les détails suivants sur sa fin. Le pauvre abbé Sorette avait été appelé pour administrer les sacrements à une vieille femme. A son retour vers sa cachette, une troupe de Contre-Chouans, qui battait la campagne à la recherche de victimes, demanda à une jeune fille si elle ne pourrait pas leur indiquer un prêtre pour venir confesser un malade. La paysanne fut trompée par le déguisement des faux frères, et elle leur répondit qu'elle venait de voir M. Sorette passant dans cette prairie. Ils s'élancèrent aussitôt à sa poursuite et dès qu'ils l'approchèrent ils firent feu sur lui et lui cassèrent un bras. M. Sorette s'arrêta aussitôt et se rendit prisonnier demandant d'être conduit à la ville. Mais eux, sachant qu'on se bornerait à le déporter à Cayenne, lui dirent qu'ils avaient résolu de le mettre mort. M. Sorette les pria alors de lui accorder quelques minutes pour recommander son âme à Dieu. Il s'agenouilla sur le gazon ; et après l'avoir laissé prier quelques moments, ils le fusillèrent sur place. Plusieurs de ses assassins étaient connus, et parmi eux, deux ou trois féroces jacobins, déjà coupables de pareils crimes du temps de Robespierre ou depuis lors. Au nombre des paroissiens de M. Sorette, il s'en trouvait de plus disposés à obéir au sentiment de vengeance excité par sa mort, plutôt qu'à pratiquer la piété et le pardon qu'il leur avait constamment prêchés pendant sa vie. Ils guettèrent l'occasion, et pour compléter la peinture de ces temps malheureux, nous apprîmes bientôt que plusieurs des meurtriers, tués dans la campagne, étaient allés rejoindre leur sainte victime devant le trône du Jugement. Hélas ! ils étaient plus à plaindre que l'abbé Sorette. Celui-ci n'avait-il pas eu une mort heureuse ? Recevant la sainte communion le matin comme viatique à l'autel où il avait dit la messe dans quelque lieu retiré, apportant la consolation et la grâce à une pauvre femme mourante, puis s'agenouillant sans murmure sur le gazon, offrant sa vie en holocauste pour la paix de sa malheureuse patrie, et ses dernières paroles étant probablement, comme celles de saint Étienne, pour le salut de ses bourreaux [Note : L'assassinat de l'abbé Sorette eut lieu le 8 décembre 1798. — Nous avons reçu, il y a quelques années, de l'obligeance de M. des Buffards, propriétaire du château de la Folletière, paroisse du Chatellier, la note suivante sur ce cruel événement : « Pendant la longue période de de la persécution, l'abbé Sorette soutint, par sa parole et son exemple, la foi de ses anciens paroissiens. Du reste, la commune du Chatellier, redoutée des intrus par ses sentiments bien connus de fidélité, n'eut jamais de prêtre assermenté. Un poste républicain occupait l'église transformée en forteresse par un ouvrage en terre, et du sommet élevé où elle est bâtie on exerçait la surveillance sur tout le pays. M. Sorette, avec un autre prêtre dont j'ai oublié le nom, n'en continua pas moins à exercer courageusement son ministère jusqu'à la fin de 1798. Un matin, il se rendait, pour faire la levée du corps d'un de ses paroissiens, au village de Martigné, quand il fut rencontré par une troupe de gardes nationaux guidés par un misérable nommé Deshayes, déjà déshonoré par le meurtre d'un autre prêtre, dans la forêt de Fougères. M. Sorette, familiarisé depuis longtemps avec de semblables périls, prend la fuite, et se dirige vers les prairies du moulin de la Vieuville, au-delà desquelles il connaît un refuge assuré. Il allait échapper, quand un chien, que ces misérables avaient dressé à cette chasse, s'attacha à ses pas et ralentit sa course. Bientôt un coup de feu, tiré par Deshayes l'abat dans le fossé. Ses ennemis accourent et l'achèvent à coups de crosses de fusil et de baïonnette. Le souvenir de l'abbé Sorette est encore vivant parmi les anciens du Chatellier, et le curé actuel m'a dit avoir bien souvent retrouvé les traces de son ministère dans les âmes qu'il évangélisa si courageusement. Son meurtrier Deshayes est mort poursuivi par l'image de sa victime qu'il implorait et maudissait tour à tour pendant son effroyable agonie »].

 

MORT DE L'ABBÉ DUVAL, RECTEUR DE LAIGNELET.

J'étais présent lorsque M. Duval, un médecin très-respectable de Rennes, apprit le meurtre de son frère aîné, l'abbé Duval, recteur de Laignelet, une paroisse de la campagne, dans le voisinage du Chatellier.

Je n'avais vu l'abbé Duval qu'une ou deux fois chez son frère, à Rennes ; c'était un homme de quarante à quarante-cinq ans, d'une contenance pleine de sérénité, la douceur étant le fond de son heureux caractère. Pendant tout le temps de la persécution, il avait continué à exercer le saint ministère avec un zèle soutenu, n'étant pas moins dévoué à ses paroissiens que ceux-ci lui étaient attachés.

Les Jacobins sanguinaires, qui passaient leur vie à la chasse des prêtres, vinrent à apprendre que l'abbé Duval devait se rendre, une certaine nuit, aux confins de la paroisse, pour y baptiser l'enfant de pauvres paysans qui demeuraient dans une cabane au milieu des bois. Ils se postèrent donc en embuscade près du chemin qu'il lui fallait suivre. L'abbé Duval, accompagné d'un guide, partit tard dans la soirée, et il se trouva si près de ses ennemis avant de les avoir aperçus, qu'il se vit privé de toute chance de leur échapper. Il dit à son guide que leur seule ressource était de s'avancer hardiment, et que peut-être cette confiance les tromperait. Mais l'homme battit en retraite, tandis que le prêtre poursuivit son chemin comme s'il n'appréhendait aucun danger. Mais l'un des Jacobins traversant la route et soulevant le chapeau de M. Duval, lui dit : — « N'es-tu pas Duval ? ». — Les autres, qui étaient accourus, appuyèrent leurs fusils contre sa poitrine et le fusillèrent sur place. Le guide qui se tenait à l'écart prit la fuite et ne put donner d'autres détails que ceux que je viens de rapporter. Les pauvres parents de l'enfant qu'il allait baptiser, entendirent les détonations ; mais ils n'osèrent pas s'aventurer immédiatement à la découverte. Quand ils pensèrent que les meurtriers s'étaient retirés, ils appelèrent quelques voisins, et ils rendirent le dernier témoignage de respect au corps de leur bien-aimé pasteur en l'enterrant au milieu de la nuit près du lieu où il avait été assassiné. Oh ! comme les horreurs de cette époque revivent terribles dans mes souvenirs pendant que j'écris ces lignes ! [Note : L'assassinat de l'abbé Duval eut lieu le 9 février 1798. Il était né à Montour, et il avait rempli les fonctions de vicaire d'abord à Coësmes, puis à Notre-Dame de Vitré. Nommé à la cure de Laignelet en 1797, il ne quitta pas ses paraissions jusqu'à sa mort, c’est-à-dire pendant sept années de persécution. Il prémunit si bien ses paroissiens contre les dangers du schisme, que pas un d'eux n'y participa, et lorsqu'un intrus se présenta à Laignelet, il ne trouva personne pour lui servir la messe. (Tresvaux, V. II, p. 314)].

 

UN PRÊTRE ET UN PAYSAN ATTACHÉS ENSEMBLE ET CHANTANT LE SERVICE DES MORTS EN SE RENDANT AU LIEU DE LEUR EXÉCUTION.

Un matin, j'étais assis de bonne heure à mes devoirs, il n'était que cinq heures et demie, lorsque, à ma grande surprise, j'entendis chanter dans la rue le Libera me, Domine, tel qu'on le chante pour les enterrements. D'après les saccades de la voix on comprenait que le chantre marchait vite, et le chant devenait de plus en plus distinct à mesure qu'il approchait de la place où était notre maison. Depuis deux ans le service des morts avait cessé de se faire entendre dans nos rues ; je courus donc vite à la fenêtre, curieux de voir qui pouvait le chanter à pareille heure. Je vis une troupe de vingt ou trente soldats entourant deux hommes attachés ensemble, et tous deux vêtus comme des paysans ; mais l'aspect de l'un d'eux me fit le reconnaître de suite pour un prêtre ; ses cheveux noirs flottant sur ses épaules, sa longue barbe, tout, jusqu'à la forme de son chapeau, est parfaitement présent à ma mémoire.

Je compris trop bien ce que tout cela signifiait, et je courus à la porte pour les suivre, agité et troublé de la terreur habituelle qui me serrait le cœur, mais en même temps animé par ce chant de la mort ; car c'était le prêtre qui chantait ainsi son propre Lib

era, et le pauvre paysan marchait à la hâte à son côté, le visage fort sérieux, comme on peut le supposer, mais sans manifester la moindre crainte. Les soldats, qui généralement n'épargnaient pas à leurs prisonniers les injures et les moqueries, accompagnaient ceux-ci en silence. Je traversai la place, les suivant de près. Au détour de la rue, le prêtre ayant fini le Libera, commença à chanter le Miserere. Le paysan, de son côté, était absorbé dans ses prières ; mais je ne me rappelle pas si bien sa contenance que celle du prêtre, qui pouvait avoir cinquante ans, de taille moyenne, et qui était vêtu de l'habit de gros drap brun de nos paysans. — Ils marchaient avec une grande rapidité, et je les quittai au bout de la rue, lorsqu'ils n'avaient plus que quelques pas à faire pour atteindre la promenade publique, où je n'osai pas les suivre, redoutant d'être présent à leur supplice. J'étais à peine à la porte de notre maison quand une forte détonation m'apprit que les deux pauvres victimes étaient dans l'éternité. Je montai aussitôt chez ma mère, près de laquelle se trouvait Mlle de Châteaugiron, son amie, et je leur racontai ce que j’avais vu. Ma mère me dit immédiatement : — « Nous savons tout cela ; nous étions à prier pour eux. » — Je me souviens du regard de ma mère en ce moment, un mélange de douleur et de fermeté ; et cependant toute la famille reprit ensuite ses occupations journalières, comme si rien de particulier n'était arrivé, tellement la mort était l'événement de tous les jours !

La seule circonstance particulière de cette exécution, c'est l'heure indue à laquelle elle eut lieu, la précipitation de la marche, et la permission laissée au prêtre de chanter son propre service des morts. Peut-être les deux victimes avaient-elles été jugées à une heure avancée de la nuit, et peut-être l'officier commandant avait-il quelque raison pour désirer de soustraire au public le spectacle d'une exécution. Je ne me souviens pas du nom de la victime dans cette circonstance ; je crois cependant que ce nom était Boutier, ou quelque chose d'approchant [Note : L'abbé Mathurin-Louis Boutier, longtemps vicaire dans sa paroisse natale, La Mazière, s'était retiré dans sa famille, et il exerçait les fonctions de chapelain du château voisin de Beaucé (paroisse de Melesse), lorsque le serment lui fut demandé. Pendant la persécution, il se tint habilement caché, et les Jacobins, furieux de ne pas le découvrir, s'emparèrent de son frère, en déclarant qu'ils le maintiendraient en prison jusqu'à ce que le prêtre fût venu se livrer à eux. L'abbé Boutier se hâta de se constituer prisonnier, et il fut condamné à mort, le 1er mai 1794. Il fut fusillé dans le cimetière de Saint-Etienne de Rennes, aujourd'hui placis du vieux Saint-Etienne].

 

L'ABBÉ TOSTIVINT ET LE MARQUIS DE BÉDÉE.

Le marquis et la marquise de Bédée demeuraient au château du même nom, une fort belle terre à quatre lieues de Rennes. Ils étaient tous deux avancés en âge, de soixante à soixante dix ans, et ils étaient mariés depuis quarante ans.

L'abbé Tostivint, chapelain et précepteur dans la famille, fut arrêté par les agents révolutionnaires, caché dans une serre au fond du jardin. Ce local était tout à fait indépendant du château, et tout fugitif aurait pu y chercher un asile sans la connaissance de la famille. Le marquis et la marquise n'en furent pas moins arrêtés avec le prêtre, et traduits devant le tribunal révolutionnaire. L'abbé Tostivint fut immédiatement condamné à mort. M. de Bédée fit observer que la serre où l'abbé avait été trouvé était ouverte à tout venant, et qu'on n'avait aucune preuve qu'il eût donné asile à un ecclésiastique ; mais les meilleures raisons ne servaient de rien à cette époque. Le marquis et sa femme appartenaient à une ancienne famille noble, et cela suffisait pour les rendre odieux au pouvoir. Ils furent donc condamnés comme le prêtre au dernier supplice.

Aussitôt que la sentence eut été prononcée, M. de Bédée se tourna vers la marquise, et lui dit avec autant de calme que de dignité : — « Nous avons vécu heureux quarante ans ensemble, Madame, et c'est la volonté de Dieu que nous ne soyons pas séparés à la mort ». Mme de Bédée, dont l'attitude démontrait le courage, répondit qu'elle était prête à accepter en tout la volonté de Dieu. Je n'étais pas présent à ce jugement ; mais la scène me fut racontée en grands détails le jour même, et la dignité des deux époux fit une vive impression. L'abbé Tostivint avait à peine quarante ans. J'ai eu son neveu dans ma classe de théologie, lorsque je professais au Séminaire de Rennes, et il aimait à me parler de la mort de son bon oncle. Combien ce bon oncle était heureux d'être ainsi mort pour la religion ! [Note : La triple exécution eut lieu à Rennes, le 26 juillet 1794. L'abbé Jean-Baptiste Tostivint était né à Laudujan, diocèse de Saint-Malo. Aussitôt après son ordination, il demeura comme chapelin chez M. de Bédée pendant trois ans, puis il fut nommé vicaire d'Evran, où il resta dix ans. Il manifesta le plus grand zèle contre le schisme, ce qui le signala vite à la persécution, et pour y échapper, il dut aller chercher un refuge à Jersey, en septembre 1792. Il n'y resta cependant que quelques mois, et voyant le grand besoin qu'avait le peuple de prêtres fidèles, il revint en Bretagne, pour y apporter le secours de son ministère. Il l'exerça avec un grand zéle dans sa paroisse natale de Landujan, et son activité l'entraîna dans toutes les paroisses environnantes. Un jour, après avoir administré un malade, il s'était rendu à dix heures du soir au château de M. de Bédée pour y entendre des confessions. Il s'était ensuite retiré dans la serre du jardin pour y passer le reste de la nuit ; mais il avait été dénoncé à la garnison de Montauban, et dans la nuit même une visite domiciliaire vint l'arrêter. Après sa condamnation, M. de Bédée écrivit à son fils une lettre remplie des plus sages conseils. Elle commençait en ces termes : — « Quand vous recevrez ma lettre, vous n'aurez plus de père, de mère, de précepteur. On va vous prendre votre bien ; la grâce de Dieu vous restera. Soyez-y fidèle ». — Lorsque les trois condamnés furent arrivés à la guillotine, l'abbé Tostivint y monta le premier ; mais voyant l'émotion de M. et de Mme de Bédée, il demanda la permission de mourir le dernier, afin de pouvoir encourager ses amis ; il les exhorta jusqu'à la fin, et il reçut ensuite lui-même le coup de la mort. — L'abbé Michel Chilon, prêtre de Romillé, fut exécuté le même jour].

 

L'ABBÉ SACQUET RECTEUR DE SAINT-MARTIN, A RENNES.

L'abbé Sacquet, recteur de Saint-Martin, était de haute taille et d'un aspect plein de dignité et de bonté. A cette époque, il était âgé d'environ cinquante-cinq ans, et ayant été pendant longtemps le fidèle pasteur d'une des paroisses les plus populeuses de Rennes, consistant en deux ou trois mille des plus pauvres habitants du faubourg Saint-Martin, il jouissait de l'amour et de la vénération de ses paroissiens, ainsi que de l'estime de la ville entière.

Au commencement de la Révolution, M. Sacquet avait refusé de prêter le serment, et il avait été, je crois, exilé en Angleterre, d'où il revint et se tint caché dans la campagne, à proximité de sa paroisse. Un soir, la nouvelle suivante vint nous affliger. — « M. Sacquet a été dénoncé, et on fouille partout le faubourg à sa recherche ». — Nous voilà naturellement dans une vive anxiété, et la nuit se passa sans sommeil, dans les lamentations sur ces temps terribles, et dans de fréquentes prières pour sa fuite. C'étaient là nos occupations habituelles durant ces jours et ces nuits de misère. Le moindre bruit dans la rue nous donnait l'éveil. A ces sentiments naturels de peur et de regrets se joignait la pensée du bonheur du prêtre de donner sa vie pour la religion. Quelquefois des exclamations nous échappaient « 0 mon Dieu ! faites qu'ils ne le prennent pas ! — Daignez nous le conserver ! — Hélas ! notre pays est à jamais déshonoré par tant de crimes ! — Nous n'aurons plus bientôt un seul bon prêtre ! ». Au matin, la première nouvelle fut : — « Il est pris ! ». A quatre heures du matin, on l'avait trouvé dans un champ de blé que l'on avait complètement entouré et fouillé en tous sens. Il refusa, bien entendu, de nommer la personne qui lui avait précédemment donné asile, ayant préféré se sauver dans les champs que de rester dans la maison que l'on avait dénoncée la veille, afin de ne pas compromettre ses généreux hôtes.

L'abbé Sacquet comparut le même jour devant le tribunal, et son interrogatoire fut très-court. Sa personne n'avait pas même besoin d'être identifiée, car il était connu de toute la ville et des juges eux-mêmes. J'étais présent au jugement, et je fus frappé de l'impression causée sur les assistants par l'attitude admirable du digne prêtre : — « Il était comme Notre-Seigneur dans sa passion » — disait-on ensuite ; ou bien « Il était comme un agneau au milieu des loups ».

Après que la sentence de mort eût été passée, il se trouva que par extraordinaire le bourreau était absent. L'on fut obligé de l'attendre pendant une demi-heure ; et quand enfin il arriva, il se mit, avec une grande brutalité, à dépouiller le vénérable confesseur et à le préparer pour l'échafaud. Il lui coupa les cheveux en toute hâte, échancra le collet de sa chemise afin de bien dégager le cou pour la guillotine, puis, lui ayant attaché les mains derrière le dos, il lui jeta son habit sur les épaules. Je vis passer l'abbé Sacquet, le long des corridors du palais de justice ; il marchait, à la guillotine qui n'était qu'à deux cents pas de distance, et je remarquai sa haute taille et son apparence de vigueur et de santé. Le cruel bourreau, en lui faisant si précipitamment la fatale toilette, l'avait blessé au cou, et le sang coulait sur sa poitrine ; mais il n'en marchait pas moins avec autant de dignité que lorsqu'il présidait aux processions solennelles de sa paroisse. Mais, quoique je le suivisse si près de son dernier moment, je n'osai pas l'accompagner jusqu'à l'échafaud et être témoin de sa sainte mort [Note : Cette exécution eut lieu le 14 août 1794. L'abbé François-Julien Sacquet était né en 1730 sur la paroisse de Toussaints de Rennes. Avant d’être recteur de Saint-Martin, il avait été aumônier des Bénédictines du calvaire à Saint-Cyr de Rennes, et il s'y était déjà fait remarquer comme prédicateur. Sa réputation grandit beaucoup, lorsque son auditoire comprit toute une paroisse. Ce fut un brave paysan nommé Jean Lemée qui lui donna l'hospitalité pendant la persécution. Il récitait le Miserere en se rendant à l'échafaud, et il reçut le coup mortel en achevant le verset : Benigne fac, Domine, in bona voluntate tua Sion, ut œdificentur muri Jerusalem. (L'abbé Carron, V. III, p. 203. — L'abbé Tresvaux, V. II, p. 108)].

(Gabriel Bruté).

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