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SAINT-MALO : les Hôtels et les Maisons. |
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Les Hôtels et les Maisons. — La vie d'autrefois. Les Maîtres, les Domestiques.
A quoi n'a-t-on pas comparé Saint-Malo ?... « Saint-Malo que l'on voit sur l'eau » dit une chanson assez niaise, et, tut aussitôt, on appelle la ville la Venise de l'Ouest. Chateaubriand, à propos des dogues, gardiens nocturnes de la cité, la salue comme étant sa Délos ; pour les uns, c'est un nid, un nid de Corsaires, pour les autres un nid d'alcyons, ce qui n'est pas du tout la même chose ; ceux-ci voient dans Saint-Malo la reine de la Côte d'Emeraude, ceux-là la perle de la Manche et même de l'Océan, Flaubert lui met au front « une couronne de pierres posée sur les flots et dont les mâchicoulis sont des fleurons ». La vue est superbe, du large ; mais à l'intérieur « c'est noir et puant comme la cale d'un vaisseau ». A vrai dire, ce sont les images maritimes qui conviennent le mieux à son genre de beauté et qui s'accordent assez bien avec sa très longue histoire : c'est un navire prêt à s'élancer vers la haute mer ; mais il est retenu par un câble solide, le Sillon ; sans lui, il y a longtemps qu'il aurait disparu derrière les vastes horizons du nord-ouest. Il tient bon encore : félicitons-nous en et sachons bon gré aux vieux arbres servant de brise-lames à cette longue chaussée qui rattache à la terre ferme l'antique et sauvage rocher d'Aron ; gardons-nous, toutefois, de saluer dans ces chênes décortiqués par la mer les derniers témoins de la forêt de Scissy, engloutie, dit-on, au VIIIème siècle. Les tortillards du Sillon, on le verra plus loin, ont tout juste cent ans ; leur fidèle faction en face des flots courroucés est encore très honorable.
Mais à quoi songerait-on à Saint-Malo, si ce n'est à la mer ? C'est à la mer que les Malouins rapportent tout ; c'est elle qui leur envoie, merveilleusement, son premier apôtre ; il débarqua d'une auge de pierre, après avoir dit la messe sur le dos d'une baleine ! Certains hagiographes froncent le sourcil ; d'autres sourient ou se fâchent ; ces derniers ont tort. La légende n'est-elle pas la fleur de l'histoire ? Elle parfume les premiers temps de la petite cité bretonne et permet aux savants de l'endroit de se livrer aux plus curieuses discussions : c'est, vraiment, la ville rêvée des archéologues ; à Saint-Malo on suit, rien que par les yeux, les meilleurs cours d'histoire et d'architecture : rien n'y change ou change si peu. On a dit d'une ville d'Angleterre, Oxford je crois, que si l'un de ses habitants du XIVème siècle, ressuscité, était transporté hors de sa tombe, dans les faubourgs, il n'aurait pas besoin, pour retrouver sa maison, de demander son chemin à personne. Rien de plus vrai pour Saint-Malo ; la Révolution, qui a bouleversé tant de choses, a passé sur la ville sans y laisser des traces profondes ; le XIXème siècle n'a apporté que d'insignifiantes modifications; sans doute, Saint-Malo est devenue ville d'eaux ou plutôt ville d'eau salée, station climatique, que sais-je ?... mais il est resté lui-même ; il n'a pas disparu, ou ne s'est pas transformé comme tant de villes de France, au point de devenir méconnaissable ; non; ses monuments publics et particuliers témoignent encore de son grand passé. On regrette seulement de ne plus lire au coin des rues le nom de la rue du Chat qui Danse, du Tambour Défoncé ou de la Crevaille. Cela cadrait à merveille avec les vieilles maisons de bois et de verre, aux portes de chêne artistiquement sculptées, que les heurtoirs et les marteaux ébranlaient à l'appel des visiteurs. Ici, le château des Bigorneaux surplombait de guingois une étroite ruelle ; là, un majestueux hôtel Louis XIV présentait sa façade sévère et symétrique. On suit, avec les styles, les accroissements successifs de la ville, le développement de la cellule au cours des âges ; on finit par reconstituer, grâce aux archives locales, les principaux traits de cette vie ardente qui bouillonna si longtemps dans son enceinte et qui finit, au XVIIème siècle, par déborder en flots pressés et tumultueux jusqu'au jour où les nouveaux remparts lui dirent : « Tu n'iras pas plus loin ».
Lorsqu'on arrive par mer à Saint-Malo ou, tout simplement, quand on vient de Dinard, on voit, devant soi, toute une rangée de hautes maisons de granit ; en examinant de près ces quatorze hôtels, dont les portails et les balcons sont timbrés d'écussons allant de 1715 à 1724, on ne peut se défendre d'un sentiment d'admiration pour ceux qui les ont conçus et édifiés ; ils donnent l’impression de la force, de la ténacité, du goût et de la richesse, on devine, on sent que ceux que ont construit ces immenses demeures étaient des hommes. Ce sont les Malouins du XVIIème et du XVIIIème siècles qui ont le plus contribué à donner à leur ville un caractère de grandeur imposante et de majesté ; c'est avec les millions qu'ils gagnèrent, comme on le verra plus loin, principalement dans le commerce de la toile, que les armateurs et les négociants de Saint-Malo, édifièrent les hôtels que bordent et dominent les remparts du sud ; ils quittèrent, avec empressement, les rues étroites et les placitres exigus du centre ; ils avaient hâte de se donner de l'air ; c'est ainsi que les agrandissements successifs de Saint-Malo eurent une influence considérable sur la construction, le plan, le style et l'ornementation des maisons de la ville ; le vieux Saint-Malo du moyen-âge et des XIVème, XVème et XVIème siècles étouffait, pour ainsi dire, dans son enceinte, dans son corset de granit, suivant une expression aimée ; quand la ville s'accrut, l'aspect de ses maisons changea tout aussitôt ; les maisons du XVIIème siècle sont encore assez basses d'étages, mais elles sont souvent décorées de pilastres et de rinceaux ; dans les nouveaux hôtels, à partir de 1720, les appartements deviennent plus spacieux, les plafonds plus élevés, les caves plus profondes ; quelques-unes sont voûtées ; on pouvait s'y réfugier en cas de bombardement par les flottes anglaises. Le vestibule était inconnu ; du palier de l'escalier, le plus souvent monumental (tel hôtel de la rue de Dinan (N° 4) en possède un qu'un gentil-homme monta à cheval) ; on pénétrait dans une pièce que les Inventaires notariés appellent généralement la chambre principale : elle servait, le plus souvent, de salon ; tout auprès, était la salle à manger, lambrissée d'acajou ou de bois verni ; dans les riches hôtels, les murs étaient tendus de tapisseries des Flandres et de toiles de Jouy ; les cheminées étaient garnies de belles porcelaines de Chine, rarement du Japon ; les chambres à coucher donnaient généralement sur la Cour. Il ne semble pas qu'il y ait eu jamais de cabinets... de commodité. Depuis moins de trente ans, on a accolé, dans les cours ou aux pignons, sur les murs des immeubles, des constructions légères, appelées nids d'hirondelles, où l'on se précipite... en cas de besoin. Auparavant, l'endroit discret se dissimulait, plus ou moins, dans le grenier ou dans la cour. Je parlerai du carniau au chapitre sur l'hygiène de la ville.
L'eau était puisée dans les citernes ; quelques cours possédaient des puits surmontés de colonnettes avec un petit dôme en fer forgé.
La cuisine, dallée de Saint-Cast, pierre plate d'un joli grain marron foncé, communiquait directement avec la salle à manger ; la cuisinière jouissait de certains privilèges ; elle couchait dans sa cuisine, dans une espèce de lit clos, appelé tréhory, galerie à treillis, (d'où peut-être le mot), à laquelle on accédait par un petit escalier dissimulé derrière le bûcher et fermé par une petite porte, percée en bas, du trou du chat, fidèle ami de la cuisinière. Cet usage s'est maintenu jusqu'à la fin du XIXème siècle et l'on peut voir encore des tréhorys dans plusieurs maisons de la Ville (par exemple, 2, rue d'Orléans). Il ne serait jamais venu à l'esprit d'un contemporain de Duguay Trouin et même de Surcouf qu'une cuisinière couchât ailleurs que dans sa cuisine. Le confortable est chose relative, l'hygiène aussi...
Saint-Malo a conservé à peu près intacts ses hôtels d'autrefois ; on les retrouve avec plaisir en parcourant ces vieilles rues que ménagent à ceux qui savent chercher, découvrir et voir, d'agréables surprises ; la Compagnie des Indes Orientales avait, très probablement, ses bureaux dans l’Hôtel Marion du Fresne, 5, rue Saint-François. Cet immeuble possède encore une belle porte, un élégant escalier et une superbe salle aux boiseries merveilleusement sculptées et dont la cheminée rappelle le meilleur style Louis XIII. L'Hôtel Guillaume Eon, de Carman (13, rue Saint-Vincent), maison natale de La Mennais, est le plus vaste de la ville ; il renferme un majestueux escalier (1715). Admirez l'Hôtel du Balcon de Marbre ou des Noës, 26, rue Porcon, l'Hôtel Belin de la Marzelière, près de la place de l'ancien Pilori ou du Martray, (aujourd'hui 14, rue Broussais) est remarquable par ses chapiteaux grecs, d'un ordre différent ; l'Hôtel Magon de la Villebague (5, rue de la Harpe) offre une vieille porte d'entrée, ornée de têtes de lion et de guirlandes, l'Hôtel Andrë Desilles (5, rue de l'Épine) possède une cheminée monumentale et un superbe plafond doré et sçulpté; l'Hôtel Blaize de Maisonneuve (1723), (2, rue d'Orléans) attire l'attention par son entrée principale, son allée, comme on dit à Saint-Malo ; cette allée se distingue par son harmonieuse voûte de granit, supportant le grand escalier ; le farouche conventionnel Lecarpentier y habita pendant son séjour à Saint-Malo ; il pouvait voir, du balcon, la Porte de l'Escalier Rouge, qui donnait accès à une casemate où la guillotine était remisée, après son fonctionnement place de la Révolution, (aujourd'hui place Chateaubriand) ; l'Hôtel Beaugeard (1, rue Saint-Philippe) qui a appartenu à Robert Surcouf, l'Hôtel de la Saudre (2, rue Feydeau), l'Hôtel de la Grassinaye, rue de Toulouse, l'Hôtel Lefer de Bonahan (6, rue Saint-Sauveur), avec superbe console dorée, style Louis XIV, au premier étage ; tels sont les types les plus imposants et les plus robustes des constructions élevées à Saint-Michel, au temps de sa plus grande prospérité commerciaale et par conséquent de son opulence (1660-1730).
Ces hôtels, sans exceptin, comme, d'ailleurs, presque toutes les constructions de Saint-Malo, sont faits de granit ; il est intéressant d'en rechercher la provenance ; la pierre sort de plusieurs carrières du pays, le Grand Bé, la Cité de Saint-Servan, Erquy, Combourg, Lanhélin et surtout la Colombière, îlot inhabité, rocher battu par les flots, qui se trouve à quelques encâblures des Ebihens, à la pointe de Saint-Jacut, à environ deux heures de Saint-Malo, dans la direction sud-ouest. Avec la Colombière, dont le granit était très recherché à cause de sa dureté, les îles Chausey paraissent bien avoir été le centre principal de l'extraction du granit. On reconnaît sans peine le granit de Chausey dans un grand nombre d'édifices malouins ; il est essentiellement composé de feldspath lamellaire, de quartz et de mica, également disséminés ; gris-bleuâtre, parsemé de paillettes brillantes, il prend, quand il est mouillé, une couleur sombre ; mais on trouve aussi à Chausey un granit à la teinte brunâtre. Cette différence est très sensible, quand on compare entre eux certains immeubles de la rue d'Orléans et de la rue Saint-Philippe. De 1690 à 1730, le granit fut abondamment apporté des îles Chausey à Saint-Malo ; le fermier de l'île (Ile Grande), percevait 30 sols par batelée. C'est dans les Archives de Monaco qu'on trouverait, vraisemblablement, les documents les plus anciens sur cette extraction. On sait que les Goyon-Matignon, qui eurent la haute main sur le petit archipel, sont devenus, par une alliance au XVIIIème siècle, la souche des princes actuels de Monaco. A cette époque, des baux et des cessions de baux furent consentis par cette famille aux Gallard de Saint-Malo, aux Gilles Martin et Julien Girard de l'Ile Célée, en vertu d'actes de désistement passés au profit de M. François-Auguste-Thomas Lalande-Magon. En 1719, le granit servait non seulement à la construction des remparts, mais encore à celle des maisons particulières. On lit, en effet, dans Piganiol de la Force : « Il y a, à Chausey, beaucoup d'ouvriers à tirer la pierre et à piquer le carreau de grès qui est fort beau ; on le transporte à Saint-Malo pour les fortifications et y bâtir des maisons ». (Nouvelle Description de la France, t. IX, p. 510, éd. de 1754).
Il arriva même qu'un mercanti, sorte d'aubergiste restaurateur, qui exploitait, indignement, non les carrières, mais les malheureux carriers de Chausey, fut obligé de déguerpir. Saint-Malo hérita de ce triste individu ; il vint s'installer, disent les Archives, « dans les marais voisins de la rive, où sont les moulins à vent », c'est-à-dire dans les terrains voisins du cimetière actuel, un peu plus au nord. Le Courtois, - c'était son nom, - avait amené avec lui une fille de Jersey « a jersey girl » ; le couple habitait une cabane qui était fréquentée par certains vieux Malouins, des jeunes aussi ; c'est pourquoi le chapitre de la cathédrale, qui avait un droit de police, fit expulser le mercanti et sa girl ; dont la vertu n'était pas précisément exemplaire.
Plusieurs immeubles ont été aussi construits avec des pierres provenant de Normandie et, plus particulièrement, du pays de Vire. Il y a quelques années, me trouvant à l'orée de la forêt de Saint-Sever (Calvados), dans une contrée riche en carrières, d'où l'on extrait, depuis des siècles, un granit très fin et très pur, mon attention fut attirée, non loin de l'église du Gast, par une vaste construction rappelant beaucoup les hôtels de Saint-Malo même granit, même forme, même appareil, même toiture, mêmes cheminées. Cette maison, dite le Vieux Château, est timbrée du millésime 1708 ; son architecte était originaire de Saint-Malo : j'ai retrouvé, en effet, dans l'église du Gast, une belle pierre tombale, sur laquelle sont gravés les attributs d'un architecte, une règle et un compas. L'inscriptiôn nous fait connaître que « dame Gosselain Giret, femme Lalande James de Saint-Malo, en Bretaigne, est décédée au Gast, le 14 septembre 1739 et son mari Michel James, au même lieu, le 2 avril 1768 ».
Le granit de Saint-Sever et des environs, Gathemo, Montjoie, etc, était très recherché ; il se prêtait admirablement à l'ornementation des maisons, balcons, corniches, consoles, bandeaux, colonnes de portails, oeils de boeuf, pierres angulaires, écussons, etc., il avait l'avantage d'être exempt de fer ; il ne rouillait donc pas. Malheureusement, l'éloignement des carrières (vingt-cinq lieues environ), en rendait le prix élevé, mais les multi-millionnaires de Saint-Malo n'y regardaient pas de si près.
A partir de la Révolution, il semble bien que Saint-Malo ne retira plus ses pierres des entrailles de la terre normande.
Sur la population de la ville, et sur les caractères et la condition de ses habitants, on est plutôt mal renseigné. On verra, au chapitre de la Course, ce que les Anglais pensaient des Malouins, mais on n'oubliera pas que ceux-là étaient les ennemis les plus acharnés de ceux-ci. Sur le Saint-Malo, du milieu du XVIIème siècle, nous avons les impressions de François-Nicolas Baudot, seigneur du Buisson et d'Aubenay, plus connu sous le nom de Dubuisson-Aubenay, bourguignon d'origine, mais fixé en Normandie. En 1.636, il accompagnait Jean d'Estampes Valençay, commissaire particulier du roi, envoyé en Bretagne, comme intendant de Justice ; il visita Saint-Malo le 20 et le 21 septembre 1636 : « La ville est hors de sape et de mine, consigne-t-il dans ses notes, la muraille estant partout assise sur le roc. Les Malouins peuvent tenir vaisseaux à la rade, du côté nord, devant leur ville, pour s'embarquer avec leurs richesses, quand ils se verraient contraints à se rendre.
« Ils peuvent aussi couper la Chaussée (le Sillon), qui les joint à la terre ferme et fait de leur ville une Isle ; il y a en la paroisse 12 ou 15.000 communiants et en sont bien 20.000 dans la ville ; ce sont tous marchands, peu par terre, presque tous par mer ; ils divisent le jour aussi bien que la nuit en quatre veilles qu'ils appellent quarts, que le pilote ou maître de navire et son contre maître partagent alternativement ; leur trafic est principalement en Espagne et en Hollande, d'où pour de l'argent, ils rapportent les denrées des Indes où ils vont aussi de leur chef et plus principalement aux Indes Occidentales.
Tout le monde entend la mer et tous les maîtres de navires, dont il y a un grand nombre, sont aussi pilotes ; mais ils ont bien de la routine en usage et ne sont pas faiseurs de cartes marines ni de boussoles, depuis la mort d'un nommé Timothée, comme sont ceux de Dieppe, et du Havre, de Toulon et de Marseille, ce qu'ils en ont leur vient de là. Ils ont aussi le trafic voisin et fréquent avec l'Angleterre.
Ils habitent en leur ville assez splendidement et vivent délicieusement ; le poisson est à vil prix, les huîtres ne coûtent rien et le gibier d'eau y est à très bon compte. Il y a vin français, venant par la rivière de Seine et côte de Normandie ; mais, plus ordinairement, ils boivent vin de Gascogne rouge et d'Espagne blanc. Ils ont de mauvaises eaux, que néanmoins ils veulent faire passer pour excellentes, qui sont eaux de citernes, telles qu'il y en a deux dans le château, ainsi que dans toutes les maisons ; il y a aussi des puits comme dans l'Hôpital Saint-Sauveur ; mais l'eau sert à laver seulement et pour abreuver les chevaux.
Ils lavent leurs draps et linges à la mer qu'ils disent fort blanchir et nettoyer plus que l'eau douce. Voilà pourquoi, après les avoir bien lavés et égouttés de l'eau de mer, il les relavent d'eau douce.
Les femmes sont communément belles, blanches, colorées et grassettes, de visage doux, mais de petite stature, haut chaussées, fort honnêtes et pudiques. Les hommes sont rudes et grossiers, marinis moribus, si ce ne sont ceux qui ont beaucoup voyagé et par ce moyen poli leur esprit ».
Le chiffre donné pour la population par Dubuisson-Aubenay, 20.000, paraît exagéré ; au commencement du règne de Louis XIV, Saint-Malo ne comptait guère que 14000 âmes, en 1636, mais la prospérité de son commerce ne tarde pas à y attirer de nombreux étrangers et sa population s'accrût d'environ 3 ou 4.000 âmes ; les unions d'ailleurs, on le verra plus bas, étaient très fécondes. On possède sur la population de la ville, en 1694, un document très intéressant : il est l'oeuvre de M. Georges Trublet de la Villejégu, qui rapporte le recensement dont il fut chargé : « Nommé, dit-il, avec Dudézert-Béard pour faire un rolle de tous les habitants de Saint-Malo, ils y travaillèrent quatorze jours très exactement depuis le matin jusqu'au soir ; ils trouvèrent 19.000 âmes des deux sexes, y compris les enfants au berceau, domestiques, compagnons et artisans ; pour un homme et garçon il y avait trois femmes ou filles ; la ville fut divisée en quatorze quartiers ». Cette proportion entre les sexes n'est pas conforme aux règles générales de la statistique démographique ; aussi est-il légitime de penser que, lorsque MM. Trublet et Dudézert dressèrent leur état, un millier d'hommes environ étaient absents, soit à la pêche au Grand Banc (Terre Neuve), qui s'effectue entre mars et octobre, soit aux Indes Orientales ou à la mer du Sud. A mesure qu'on s'approche de la fin du XVIIIème siècle et que la prospérité commerciale de Saint-Malo décroît, le chiffre de la population s'abaisse. La population du royaume, présentée par Calonne à l'Assemblée des Notables, donne pour Saint-Malo le chiffre de 16.767 habitants.
Cette estimation s'accorde assez bien avec les données des rôles de capitation. En 1790, la population de Saint-Servan était estimée à 13.000 habitants. Il résulte de ces rôles que c'est sur la classe des armateurs et des négociants que reposait toute l'activité économique de Saint-Malo. Gournay, dans son Almanach du commerce, cite 17 armateurs, s'occupant spécialement de la pêche à la morue, 9 du commerce des toiles, 8 du commerce avec la côte de Guinée et l'Amérique, c'est-à-dire surtout de la Traite, et 4 des marchandises du Nord. On trouvera leurs noms dans le recueil de Gournay.
Ce qu'on ne saurait assez admirer, c'est la fécondité des unions malouines. Les registres paroissiaux, qui tiennent lieu de registres de naissance, nous fournissent à ce sujet des renseignements d'une authenticité indiscutable. La correspondance échangée entre les Ministres et leurs agents à Saint-Malo nous donne aussi la preuve d'une magnifique natalité. En 1706, l'ordonnateur de la Marine, Lempereur, attirait l'attention de M. de Penchartrain sur M. Godallese-Demaine, ingénieur-hydrographe à Saint-Malo : « Cet homme est vraiment digne d'intérêt, écrivait Lempereur au Ministre ; il a eu trente-quatre enfants de sa femme, dont seize sont encore vivants ; en vingt-deux ans, il en a eu vingt-six ». On ne saurait dire, cependant, que ces multiples maternités épuisèrent Mme Godalles, minèrent sa santé ou abrégèrent ses jours ; elle mourut à Saint-Malo le 27 avril 1743 âgée par conséquent de 84 ans ! Honneur à sa mémoire et à celle de son mari !
C'était à Saint-Malo, l'époque de l'opulence et des familles nombreuses. Parmi celles-ici on peut citer les Bossinot, 22 enfants ; les Léveillé, Mallet, Leclair 19 ; les Lossieux Guyon, Hamon, Desages, Ribertière-Villebague, Grout, Gautier, Lecrosnier, de 16 à 14. Les foyers, où l'on comptait la douzaine, étaient nombreux. Il faut dire que, pour les deux tiers de ces familles, les enfants étaient nés d'un second mariage du père ; en général les veufs (on disait aussi « les veuviers et même les veuvassiers », cessaient « de vivre dans l'isolement (sic) » au bout de deux ans ; ils se remariaient alors presque toujours à des jeunes filles du pays.
Il n'était pas difficile de trouver à Saint-Malo, pour nommer tout ce petit monde, des parrains et des marraines. L'histoire de Jacques Cartier est intéressante à ce sujet. Marié à demoiselle Catherine des Granges « fille fortunée », Jacques Cartier aurait connu tous les bonheurs, s'il avait eu des enfants. Il se consola, autant qu'il le put, en tenant sur les fonts baptismaux près de quatre-vingts enfants ; les registres de catholicité en font foi ; on peut dire que le découvreur du Canada, le bon seigneur de Limoilou, tient le record du parrainage. Du 21 août 1510 au 17 novembre 1555, il assiste à la cathédrale de Saint-Malo à 73 baptêmes, soit comme petit compère, soit comme grand compère. A cette époque, il y avait toujours deux parrains ou compères pour les garçons et deux commères pour les filles. La femme de Cartier ne demeura pas, non plus, en reste de filleules ; elle fut marraine une trentaine de fois. Il est infiniment probable que le couple de Limoilou était fort généreux ; autrement les Malouins, gens pratiques, ne lui auraient pas fait aussi souvent l'honneur de lui demander de tenir leurs enfants sur les fonts du baptême.
Ces pères de famille, on s'en doute bien, étaient des gens d'ordre ; l'un d'eux, Trublet, cité plus haut, nous a laissé une curieuse récapitulation de ses dépenses pendant trente ans, avec un état des pertes pendant cette période. Ce compte, un peu embrouillé, nous donne néanmoins d'utiles indications sur le prix de la vie à Saint-Malo à la fin du XVIIème siècle et au commencement du XVIIIème siècle. Trublet dépensait annuellement pour son ménage, une femme, treize enfants, deux domestiques, 225 livres pour son loyer, 500 livres pour la viande et le poisson, 110 livres pour le beurre, 75 livres pour le bois de chauffage, 50 livres pour l'éclairage (chandelle et huile), 75 livres pour le blanchissage, 70 livres pour « les desserts et rafraîchissements », 60 livres pour 1 barrique de vin, 60 livres pour un tonneau de cidre ; chaque couche de Mme Trublet, dont la fortune personnelle se montait à 48.800 livres, coûta 75 livres ; les nourrices et les sévereuses (sic) 90 livres ; les domestiques étaient payés 60 livres par an ; il donnait à l'église 135 livres ; la pension de ses enfants à Caen lui coûta 5.000 livres, en 10 ans. En 34 ans, il dépensa, ou plutôt il sortit de sa bourse, 120.345 livres, ce qui fait par an 3.589 livres. Une maladie lui coûta 1.500, un mauvais placement sur un navire, le Chancelier, lui fit perdre 1.800 livres. Un Malouin qui a examiné avec soin le compte de Trublet (Annales de la Société Historique de Saint-Malo, 1919-1920, p. 74), se demande ce que signifie l'article Martinet : 2.000. C'est tout simplement la somme que perdit Trublet dans la fameuse expédition de Martinet à la Mer du Sud, lorsque l'Espagne fit respecter ses droits sur la côte du Pacifique. Ce fut un véritable désastre pour les Malouins ; on estime à 15 millions la somme qu'ils perdirent dans cette affaire. Un autre article du compte de Trublet porte ce mot et ce chiffre : La Vénerie : 4.500. L'excellent homme était-il donc chasseur ? Pas le moins du monde, mais il était piqué, comme beaucoup de ses compatriotes, de la tarentule de l'anoblissement. On voulait à tout prix, une couronne et des armes ; quiconque est familier avec les noms des vieux Malouins remarque l'abondance de la particule. Elle ne prouve nullement la noblesse, pas plus que la mention noble homme dans les actes officiels ; celle-ci n'était qu'une politesse ou qu'une flatterie ; elle était employée, tout simplement, pour distinguer les membres d'une même famille ou des familles portant le même nom patronymique. Les fleurons poussés à Saint-Malo sentent toujours un peu la cannelle ; on a dit aussi que les parchemins de l'aristocratie n'y étaient pas très vermoulus. Trublet n'était pas assez riche pour payer, comme certains Malouins, de ses deniers personnels la réparation d'un quai, dont la dépense incombait à l'état, ni à faire cadeau au roi d'argent prêté pour ses besoins ; il voulut « faire consacrer aux yeux du public l'antiquité de sa race sur un signe apparent ; il acheta une charge de gentilhomme de la Vénerie du roi. Il eut droit ainsi au titre d'écuyer et, le dimanche 4 décembre 1712, M. le chanoine et vicaire perpétuel de Saint-Malo, lut au prône de la grand'messe, en l'église cathédrale, l'arrêt du 16 novembre précédent constatant que M. Georges Trublet, sieur de la Villejégu, était compris dans l'état des gentilshommes par quartier de la Grande Vénerie du roi, au lieu et place de Pierre Barbier décédé ». La joie fut grande, rue du Cheval Blanc, où demeurait le nouvel écuyer et, tout aussitôt, Mme Trublet, née Antoinette de Montigny, dessina le blason de M. de la Villejégu, dont la devise était Tout par labeur. Il lui en coûte 4.500 livres, modestement portés au compte La Vénerie, comme on l'a vu.
Cependant, Trublet, tout vaniteux qu'il paraisse, eût assez de bon sens pour ne point aller, comme plusieurs de ses compatriotes fraîchement anoblis, traîner sa particule à Paris et à Versailles. La cour et la ville ne le virent point. Il avait, sans doute, entendu parler de M. de Launay-Gravé ou Gravé de Launay, « de Saint-Malo », qui se voyant beaucoup de biens en fonds de terre, avec une charge de trésorier des Etats de Bretagne, était venu, dit Tallement des Réaulx, s'établir à Paris ; il y gagna beaucoup, n'étant bon qu'à cela hors le numéro. La Grassetière disait que M. de Launay était bien le fils d'un dogue de Saint-Malo ; il parlait comme un paysan ; il se croyait capable de tout ; un jour, il se proposa pour corriger les épreuves de son ami l'écrivain Malleville. Il était question, dans une pièce de vers de celui-ci, de cette pauvre Ino ; il corrigea et mit Pauvre Job. On ne l'appela plus dans le quartier que le pauvre Job ; une fois, il racontait une querelle ; il disait : « Ils se donnèrent des coups de poing et des coups de soufflets ». Ce bel esprit avait une petite femme qui n'était pas trop mal faite, « mais c'était une vraie petite bourgeoise de Saint-Malo, qui pourtant faisait fort la dame ». M. de Launay épousa en secondes noces Mlle Françoise Godet des Marais ou Desmaretz, dont la mère était une Gravé (Mémoires de la Cour de France par le Marquis de Sourches, Paris 1836).
La moralité de la ville laissait aussi beaucoup à désirer, comme dans tous les ports : Corruptela maritima morum. Les cabarets borgnes étaient nombreux à Saint-Malo ; ils étaient fréquentés par des filles publiques qui demeuraient, conformément aux ordonnances de police, dans la rue des Moeurs (aujourd'hui rue Saint-Joseph) ; quand il était constaté que les filles n'étaient pas saines, elles étaient dirigées, suivant le cas, soit vers l'Hôtel-Dieu, soit vers l'Hôpital Général, où elles étaient traitées par un spécialiste, qui fut, longtemps, le Dr Hunault (Arch. Hosp. C. 71. 2, cité par Dr Hervot). Cunat, qui se refère aux Grandes Recherches de l'abbé Manet, écrit : « En 1649, le gouvernement fit embarquer sur les navires de Saint-Malo qui allaient au Canada un grand nombre de filles publiques pour peupler la nouvelle colonie ; elles trouvèrent toutes des maris et quinze jours après leur arrivée, elles étaient établies à leur gré. Les prêtres et les notaires conclurent des alliances sur le champ ; et puis, par ordre de l'administration coloniale, on distribua gratis à chacun de ces ménages un boeuf, une vache, un cochon, une truie, un coq, une poule, deux barils de viande salée, quelques armes et onze écus ». On ne serait pas fâché de connaître la source où Cunat et surtout l'abbé Manet ont pêché cette curieuse, mais peu édifiante information. Je la crois fausse.
Ce qui est parfaitement authentique, c'est le passage par Saint-Malo, dès le XVIème siècle, de malfaiteurs à destination de l'Amérique. On a trouvé, à ce sujet, une pièce de février 1541, ordonnant la conduite d'une chaîne de forçats du Midi, (Béziers, Narbonne, Limoux, etc.) « jusqu'aux prisons de Saint- Malo de l'Isle en attendnt leur embarquement ». On connaît même la plupart des noms de ces misérables et on a relevé, dans un rapport, un joli trait, qui fait penser au thème retourné de Manon Lescaut. Une jeune fiancée de dix-huit ans, non accusée d'aucun cas, c'est-à-dire innocente, supplie qu'on l'attache à la terrible chaîne, pour suivre un des scélérats, son ami ; elle s'appelait Mondine Boipée ; le galérien, François Gay, âgé de vingt-huit ans, originaire de Limoges, avait été condamné par le parlement de Toulouse (HARISSE, Etudes sur les Transportations au Canada).
Au XVIIème et au XVIIIème siècle, Saint-Malo vit arriver de nombreux prisonniers français, sortant, presque tous, par voie d'échange ou en vertu de conventions spéciales, des dures prisons d'Angleterre. En mars 1759, on y débarqua des militaires appartenant pour la plupart aux régiments d'Artois, de Cambise, de Bourgogne et au deuxième bataillon de volontaires étrangers. Les archives mentionnent le débarquement à Saint-Malo, à la date du 28 mars 1759, d'un gros contingent, avec dix-huit officiers ; ces braves gens avaient tous, selon la mode du temps, des surnoms : La Volonté, Prestaboire, Brindamour, la Tulipe, la Rose, la Verdure, etc., sans compter plusieurs surnoms très gaillards, impossibles à transcrire ici en raison de leur naturalisme. Un des volontaires était même affublé d'un surnom qui jurait avec son glorieux métier ; il s'appelait la Déroute !
Les Malouins firent à ces pauvres diables un accueil compatissant et généreux ; mais des difficultés s'élevèrent bientôt au point de vue administratif. Ces prisonniers, réduits à un dénûment complet, occasionnaient à la ville de Saint-Malo des dépenses assez considérables ; le maire, ému des charges imposées par l'Etat à la caisse municipale, se plaignit avec vivacité aux agents du Trésor Royal :
« La ville, disait-il dans sa requête à l'Intendant, est très obérée ; la paille pour le couchage de ces hommes est chère et presqu'introuvable ; Saint-Servan pourrait bien prendre sa part dans les dépenses du ravitaillement, en hébergeant aussi ces défenseurs de Sa Majesté ». Le ministre finit par donner satisfaction à la municipalité dé Saint-Malo et Saint-Servan participa de bonne grâce aux frais occasionnés par le séjour des soldats.
Certains prisonniers français, avant de rentrer dans leurs foyers, avaient fait connaissance de jeunes filles du pays ; il y eut des promesses de mariage ; toutes ne furent pas tenues ; d'autres, les plus nombreuses, furent réalisées ; mais il s'éleva pour trois ou quatre unions projetées des difficultés d'ordre confessionnel. Parmi les soldats il se trouvait des luthériens et des calvinistes ét Monsieur le Curé n'était pas très satisfait de voir « ses chères petites paroissiennes » s'unir à des protestants qui, certes étaient de braves gens, mais vivaient en dehors de l'Eglise. L'amour qui triomphe de tous les obstacles se montra ingénieux ; il fit des conversions : les registres de catholicité et des abjurations en font foi et plusieurs de ces nouveaux convertis devinrent d'excellents catholiques. Omnia vincit Amor !.
(E. Dupont).
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