Web Internet de Voyage Vacances Rencontre Patrimoine Immobilier Hôtel Commerce en Bretagne

Bienvenue !

ANNE DE SANZAY, COMTE DE LA MAGNANNE,

abbé séculier de Lantenac.

  Retour page d'accueil       Retour " Abbaye de Lantenac "   

Boutique de Voyage Vacances Rencontre Immobilier Hôtel Commerce en Bretagne

Boutique de Voyage Vacances Rencontre Immobilier Hôtel Commerce en Bretagne

Au XVIème siècle, les jeunes gentilshommes qui ne trouvaient pas, en France, l'occasion d'employer leurs épées au service du roi, passaient à l'étranger pour chercher les combats, la gloire et la fortune. On allait combattre sous les bannières de l'empereur ; on suivait les chevaliers de Malte, ou les armées espagnoles qui se mesuraient contre les Musulmans, et donnaient la chasse aux corsaires de la côte d'Afrique. Quelques-uns de ces volontaires passaient de vie à trépas ; d'autres revenaient avec de glorieuses blessures, après de brillants faits d'armes, et racontaient avec emphase les aventures auxquelles ils avaient pris part. Tous les récits n'étaient probablement pas parfaitement véridiques ; chacun cherchait à donner le plus d'éclat possible à ses propres exploits, mais on pardonne facilement quelque peu d'exagération à ceux qui se sont exposés à des dangers véritables.

D'ailleurs ces récits, racontés à la Cour de France, attiraient l'attention des grandes, belles et honnestes dames ; le roi choisissait ses capitaines parmi les gentilshommes qui étaient allés apprendre l'art de la guerre au loin, et à leurs dépens. Plus tard on écrivait ses propres mémoires. Lisez les souvenirs si curieux de Pierre de Bourdeille, si vous n'avez pas trop peur des récits parfois trop rabelaisiens de l'abbé séculier de Brantôme, et vous verrez comment se forma cette brillante phalange de guerriers qui donna tant et de si francs corps d'épées, pendant la seconde moitié du XVIIème siècle.

C'est de l'un de ces capitaines que je veux essayer de retracer la vie aventureuse : il se nommait Anne de Sanzay, et naquit au commencement du XVIème siècle ; son prénom lui avait été donné par son parrain le connétable de Montmorency, qui lui-même, le tenait de Anne de Bretagne, Il n'est pas inutile, je pense, de donner quelques détails sur la maison de Sanzay je ne veux pas faire de généalogie, mais parler seulement des plus proches parents de mon héros.

Au reste, un généalogiste aurait fort à faire s'il voulait établir régulièrement la descendance d'Anne de Sanzay : la faute en est son père qui, vers 1560, et avec l'aide de Jean Le Féron, roi d'armes de France, imagina de se forger une généalogie, mentionnant cinquante générations, et commençant aux anciens comtes de Poitou.

Que des personnages qui n'ont pas, dans leurs familles, d'illustrations authentiques, se laissent aller au travers d'en inventer, je le comprends jusqu'à un certain point : loin de moi l'idée d'aller critiquer amèrement de pareilles faiblesses d'amour-propre ; je ne me permettrais même pas d'attaquer certaines descendances des Croisades fondées simplement sur une similitude de noms ; il faut pardonner à ceux qui n'ont pas, ou qui ne possèdent que très peu. Mais qu'une famille de chevalerie, bien connue dans sa province, inventer et propager des fables, pour augmenter l'éclat de son origine, c'est faire douter des faits qui sont vrais. Il est excusable de se supposer un père quand on n'en a pas mais il est défendu de l'oublier, quand on a l'honneur d'en posséder un.

Donc les Sanzay étaient d'une noblesse incontestable d'origine poitevine, mais ils n'avaient aucun rapport de filiationn avec le anciens comtes de Poitou : ils étaient cependant parvenus à accréditer si bien leur petit roman généalogique, que Colbert, dans son rapport sur la noblesse de Poitou, disait : Le baron de Bote (Beaulle) chef de la maison de Sanzay est issu des comtes de Poitou ... maison pauvre et peu connue.

René de Sanzay, seigneur de la châtellenie de Sanzay, et de St-Marsault, baron de Doullay, chambellan et pannetier ordinaire des rois François Ier et Henri II, épousa Renée du Plantys, fille de Jacques, et de Françoise de Cossé-Brissac. De son mariage, René eut cinq fils et deux filles : René, dont nous dirons quelques mots plus bas ; Christophe, chevalier de l'ordre, seigneur de Saint-Macaire et de Vau-Chrétien, en Anjou, qui épousa Renée Rannou, héritière de la terre de Keriber, en la paroisse de Ploudalmezeau, et fut l'auteur de la branche des Sanzay, barons de Keriber ; Claude ; Charles, seigneur d'Ardaine, que nous verrons figurer dans la vie de son frère ; Anne, comte de la Magnanne, dont nous allons nous occuper. Les filles étaient Jeanne, qui épousa en 1599 René, baron de Penmarch, et Françoise, femme de Pierre Bruslon, seigneur de la Musse.

René II de Sanzay s'attacha particulièrement à la personne du connétable de Montmorency, qui l'appelait son cousin : il était chevalier de l'ordre, ainsi que tous ses autres frères, capitaine de cinquante hommes d'armes, pannetier ordinaire et chambellan du roi, capitaine-général du ban et arrière-ban de France, intendant, des fortifications, capitaine et gouverneur, pour Anne de Montmorency, du château, ville et comté de Nantes il fut le premier à se qualifier de comte de Sanzay et vicomte héréditaire de Poitou.

Il combattait en 1567 à la bataille de Saint-Denis : ce fut lui qui porta les premiers secours au connétable tombé grièvement, blessé ; ce fut à lui que Montmorency adressa ces dernières paroles : Mon cousin de Sanzay, je suis mort, mais ma fin est fort heureuse de mourir ainsy ; je n'eusse sceu mourir ni m'enterrer en un plus beau cymetière. Dites à mon roy, à la reyne, que j'ay trouvé à la fin, l'honneur et la belle mort dans mes playes, que tant de foys, j'avois pour ses pères et ayeuls et pour luy recherchée [Note : Ronsard a mis en vers les dernières paroles du connétable de Montmorency dans l'épitaphe qu'il composa pour l'illustre guerrier].

Anne de Sanzay commença sa carrière militaire, en prenant part à une expédition navale contre les corsaires de la côte de Barbarie ; ses débuts ne furent pas heureux ; un boulet de canon lui emporta un bras, et il fut fait prisonnier par les infidèles. Tous ces malheurs ne l'empêchaient pas, plus tard, d'égayer MM. de Strozzi, de Bourdeilles, et ses autres compagnons de la Cour, lorsqu'il entamait le chapitre de ses premières campagnes.

Emmené captif à Alger, Anne devint la propriété du grand prêtre de la Mosquée principale ; parmi les femmes du harem de ce personnage, il y en eut une qui distingua le jeune esclave franc, accueillit ses hommages, et devint sa maîtresse. Cette intrigue dura pendant tout le temps de la captivité de M. de Sanzay sans que le secret fût éventé. Anne trouva moyen de ne pas abjurer ; la mulsulmane obtint de lui qu'il évitât de blesser certains scrupules que sa foi religieuse lui imposait, et notre gentilhomme passa aussi doucement que peut le faire un prisonnier de guerre, le temps de sa captivité, jusques au moment où son parrain le connétable et ses parents parvinrent à payer sa rancon. Brantôme parle longuement des amours de Anne de Sanzay en Barbarie ; mais ce qui se racontait en termes reçus au XVIème siècle, n'est pas supportable au XIXème siècle, surtout lorsqu'il s'agit de ce qu'on est convenu de désigner sous le nom de bonnes fortunes. Brantôme assure qu'il passe sous silence des récits bien plus plaisants encore, qu'il tenait de Sanzay, mais que sa plume n'osait écrire.

Nous avons tout lieu de penser que Anne de Sanzay à son retour en France s'attacha à la personne du connétable de Montmorency, et, que ce fut par son crédit qu'il devint chevalier de l'ordre et gentilhomme ordinaire de la Chambre du roi [Note : Je pense que c'est de lui qu'il est fait mention dans l'histoire du Languedoc, t.V. p. 266, et pr col, 181. Nous voyons qu'en 1555, le 16 janvier, le roi chargeait le Sr de Sanzay, gentilhomme de sa chambre, et Desfontaines, son secrétaire, d'aller dans toutes les villes du Languedoc, où il ne pouvait pas se rendre lui-même, pour remédier aux abus, entretenir la paix parmi les habitants, et lui faire à Toulouse le rapport de leur mission]. Après la mort de son protecteur, il paraît avoir été rejoindre son fière aîné René, qui, en 1555, avait été nommé par le connétable, alors capitaine et gouverneur de Nantes, sous-lieutenant en cette ville, au lieu et place de Claude de Boisdaupbin, seigneur de Tholigny (Archives de la ville de Nantes).

En effet, nous le trouvons en 1569, à la Roche-Bernard, faisant tout le mal possible, aux protestants qui avaient dans cette petite ville un asile, grâce au Sr de Coligny qui en était seigneur [Note : Je rappellerai ici que des 1560, on voit un ministre de la R. P. R., du nom de Jean Louveau, établi à La Roche-Bernard : l'année suivante, le Sr de Coligny y fondait ouvertement un temple, et on croit que le prêche qui eut lieu le 10 juillet dans la chapelle N.-D., fut le premier tenu publiquement en Bretagne. En 1564 il y eut à La Roche-Bernard un synode provincial, auquel quatorze ministres prirent part et le calvinisme y fut exercé exclusivement jusqu'à l'année 1568, époque à laquelle Quengo et La Magnanne détruisirent la chapelle dans laquelle se tenait la prêche] : laissons parler Philippe le Noir, Sr de Crévain , qui déplorait vivement les faits d'armes du terrible Bras de Fer : «  Les désordres que le cruel Quengo avait faits à la Roche-Bernard, l'année passée (1568), furent suivis en celle-ci de vexations d'un pareil tyran : c'était le comte de la Magnanne, surnommé Bras de Fer, dont Dieu se servit en sa colère, pour visiter ce pauvre troupeau, en l'absence de son pasteur et de son seigneur et des plus puissants de l'Eglise, gentilshommes de la campagne qui se cantonnaient ou s'écartaient, pour n'être point battus de l'orage. Ce Bras de Fer, pour avoir entré à la Roche-Bernard, et, pour y faire mieux ses orges, appela à son secours un traître qui avait nom seigneur de Bozeron, homme sans religion, qui avait fait semblant d'être de la nôtre, jusqu'à y faire baptiser son fils ; mais ce n'était que pour avoir du support contre un gentilhomme, catholique, en quoi on lui avait rendu d'assez bons offices. Ces deux maîtres brigands bien accompagnés, vinrent donc une nuit, et après avoir pillé toutes les maisons de la religion, et celles des principaux habitants, notamment de MM. de Ker.... de la .. James, Yves Sa ... Cherotin, dont les deux derniers anciens de l'Eglise. Ces pauvres gens en leur persécution, reçurent plus d'indignités et de mauvais traitements que s'ils avaient été entre les mains des plus barbares ; enfin après une longue détention et une grosse rançon, on les relâcha. M. Louveau, ministre de ce quartier là, eut le bonheur de n'être exposé aux outrages et aux voleries des deux brigands Bras de Fer et Bozeron, parce qu'il était dans la sûre retraite de Blain » (Voir l'Histoire ecclésiastique de Bretagne, depuis la réformation jusqu'à l'édit de Nantes, par Ph. Le Noir, seigneur de Crevain).

Pendant les six années qui s'écoulèrent de 1569 à 1575, Anne de Sanzay habita Nantes, avec son frère aîné, dont il était l'un des principaux lieutenants il prit une large part aux discussions qui s'élevèrent entre le corps de ville et le gouverneur du château. L'humeur taquine, le désir de dominer, et l'entêtement de René de Sanzay, le rendirent suspect à la municipalité, susceptible d'ailleurs, comme tous les corps communaux : maintes fois le roi, le duc d'Etampes et le comte de Bouillé reçurent des plaintes des Nantais, et même en 1570, Charles IX croyait devoir faire surveiller les comtes de Sanzay et de la Magnanne dont la fidélité était suspectée.

Nous voyons ce dernier figurer dans une réunion, tenue chez M. de Bouillé (28 mars 1575), où on agitait la question de murer deux poternes du château : René de Sanzay combattait ce projet avec une grande ardeur, et le comte de la Magnanne intervenant, s'indigna de la défiance que cette mesure semblait indiquer de la part de la ville contre ceux qui étaient dans le château, et dict qu'il falloit regarder d'où venoit ce bruit, que c'étoit pour avoir bien faict, et en l'instant sortit tout fasché et irrité.

Je ne chercherai pas à excuser le comte de la Magnanne, je ne chercherai pas non plus à voir si les soupçons de la municipalité étaient bien justes ; je constate seulement deux faits : d'abord les Sanzay étaient des hommes prêts à user de tous les moyens pour dominer les Nantais, et leur faire payer le plus cher possible le secours de leurs épées, sous prétexte de servir le roi ; ensuite, la ville, comme toutes les grandes villes à celle époque, la ville cherchait à s'affranchir peu à peu de toute espèce de sujétion. On pensait que Anne de Sanzay, qui ne cessait de courir le pays sous prétexte d'aller à la découverte des protestants, et d'apprendre leurs desseins, pourrait bien finir par passer à l'ennemi, si l'ennemi payait mieux ; on calculait que les Calvinistes ayant tout intérêt de prendre Nantes, ainsi que la Magnanne le disait au retour d'une pointe en Poitou, ne reculeraient pas devant un sacrifice considérable pour se ménager des intelligences dans le château : en un mot on voulut éloigner Anne, en employant la douceur, car la violence aurait pu tout gâter.

Pour y parvenir, ou le prit par son côté faible, l'orgueil et l'argent : le 9 avril 1575, la ville de Nantes chargea la Magnanne d'aller en Cour avertir le roi des menées des Calvinistes, et lui donna cent pistoles d'or [Note : Voy. Hist. de Nantes, par Travers, t. II, p. 420, 460. — Rég. de la ville, années 1574 et 1575. — Mellinet, Histoire de la commune et de la milice de Nantes, t. III, p. 277. - Il est à remarquer que dans presque tous ces recueils, Anne de Sanzay est désigné comme étant le fils du gouverneur du château, bien qu'il fût son frère cadet]. Ce fut probablement par suite de cette mission que Anne de Sanzay se trouva en rapport avec MM. de Strozzi et de Brantôme. Entre 1575 et 1582, La Magnanne fut mis à la Bastille, par ordre de Henri III, pour certains brigandage qu'il était accusé d'avoir commis sur terre et sur mer ; il y resta un an environ, recouvra la liberté par le crédit de M. de Molac, son ami, et obtint, comme retraite, la jouissance des revenus de l'abbaye de Lantenac, au diocèse de Saint-Brieuc.

Le long séjour que fit à l'abbaye de Lautenac le comte de la Magnanne, me force à entrer dans quelques détails sur les événements qui l'amenèrent dans ce monastère.

A peu de distance de Loudéac, dans l'ancienne trève de Cadellac, on voit encore aujourd'hui un petit manoir qui, bien qu'il ne paraisse avoir jamais été qu'une simple gentilhommière avant de devenir une humble métairie, attire cependant l'attention du voyageur. Le manoir se compose d'un corps de logis avec une tour au milieu de la façade : dans cette tour est l'escalier qui conduit aux étages supérieurs : la porte et les fenêtres conservent les traces des vigoureux barreaux de fer qui les défendaient jadis. Ce manoir qui porte le nom de la Villaudrain [Note : Il résulte des réformations de Bretagne que la Villaudrain, au XVème siècle, appartenait à une famille qui en portait le nom ; dès le commencement du XVIème siècle, ce fief avait passé dans la maison de Kerguézangor. En 1469, Tristan de Kerguézangor était excusé de paraître aux montres, parce qu'il était de la maison de Rohan ; en 1515, Jacques de Kerguézangor était mentionné comme seigneur de la Villeaudrain, la Villenerman et Launay] est adossé, à mi-côte, à un bois : au-dessous est un vaste étang, Au milieu du XVIème siècle, il était la résidence de Hervé de Kerguézangor.

Ce gentilhomme appartenait le duc de Rohan ; il avait embrassé la religion prétendue réformée, et pendant quelque temps avait rempli la charge de gouverneur des enfants du duc : la tradition rapporte que par son influence, le protestantisme fit de rapides progrès parmi les personnes qui formaient l'entourage de M. de Rohan ; celui-ci avait abandonné le catholicisme, moins par conviction, que par esprit d'opposition contre le Roi qui cherchait à anéantir la féodalité. Hervé de Kerguézangor, victime d'une disgrâce qu'il s'était attirée par ses malversations, revint habiter son manoir de la Villaudrain, et bientôt il songea à faire fructifier son zèle pour les nouvelles croyances : le rôle de martyr ne pouvait pas lui aller, il préférait arrondir, les armes à la main, et aux dépens des papistes, ses domaines qui comprenaient Villaudrain, Launay-Mur, et la Villenorman. Il jeta les yeux sur Lantenac.

Peu de monatères se trouvaient dans une position plus pittoresque que l'abbaye de Lantenac ; peu de moûtiers, en Bretagne, étaient plus riches que cette ancienne fondation des comtes de Porhoët. Située dans une vallée, et cachée par des arbres séculaires qui ont peut-être vu sous leurs ombrages les moines réguliers, puis les soudards des Kerguézangor, puis les bandes de la Magnanne, puis les religieux du XVIIIème siècle, Lantenac est une véritable oasis au milieu des landes qui l'entourent. Nous avons revu, au fond d'une longue avenue, bordée des anciens moulins du monastère, cette maison construite en partie au XVIIème siècle, ayant au portail les armes de Rohan en bannière et sur quelques pierres les écus crossés, mais martelés, des abbés. De l'ancien monastère des comtes de Porhoët, plus rien ; quelques pierres sculptées jetées çà et là, quelques débris de dais ou pinacles ; de l'Eglise plus n'est mention ; les protestants, les catholiques peu orthodoxes de la Magnanne et 93 ont passe par là. Dans une modeste chambre, dont un curé de campagne ne voudrait pas pour sacristie, et décorée nonobstant du nom de chapelle, on a seulement déposé quelques grossières statuettes de bois, un ou deux mauvais tableaux, et une statue tumulaire d'abbé que les révolutions ont vigoureusement ébréchée.

Telle n'était pas l'abbaye de Lantenac, un certain jour de l'année 1565, où des hommes armés, suivant deux personnages, parcouraient la grande avenue et venaient frapper à la porte du monastère de manière à ne pas laisser le doute sur le vif désir que la troupe avait d'y entrer. Le chef demanda à parler à l'abbé jean Fabri ; et celui-ci, qui savait qu'en temps de guerre il ne fait pas bon ouvrir à tout venant, vint en personne, devant la porte, parler aux nouveaux arrivés : mais ces précautions étaient inutiles, Lantenac devait être pendant près de quarante années le quartier-général de bandes de partisans.

Le chef de la troupe, qui n'était autre que Hervé de Kerguézangor, ne daigna pas descendre de cheval pour un papiste : ses gens s'emparèrent de Jean Fabri et le malheureux moine fut contraint de signer, sur la selle même du cheval du sr. de la Villaudrain, l'acte par lequel il reconnaissait ce dernier, ainsi que son fils Claude, ses procureurs pour administrer les biens de l'abbaye.

Or, cette administration consistait à mettre dehors tous les religieux, à s'établir dans le monastère, à en percevoir tous les revenus comme s'ils appartenaient au prétendu procureur, et à dilapider les archives au profit des personnes qui étaient au nombre des amis du Huguenot [Note : On conserve aux archives des Côtes-d'Armor des baux faits par le Sr. de la Villaudrain, et qui portent ce préambule : Fut présent en personne Hervé de Guerguézangor, seigneur de la Villaudren, Launay-Mur, la Besluer, etc .. fésant sa résidence et demeurant au lieu et manoir de Launay, en la parroesse de Mur, se portant procureur de l'abbé de Lantenac, lequel a ce jour baillé, etc.]. Cet état de choses dura cinq ans environ : il revint aux oreilles du parlement de Rennes que des marchands de cette ville, passant par Cadellac, avaient été volés puis égorgés par ordre de la dame de la Villaudrain : une troupe de soldats fut envoyée pour se saisir des coupables : on les chercha inutilement à Lantenac, mais on les trouva à la Villaudrain, où ils soutinrent un siège de quelques heures. Hervé de Kerguézangor fut transporté à Rennes pour être jugé, ainsi que sa femme : celle-ci fut décapitée, et lui mourut, avant elle, en prison, après avoir pris du poison qu'il était parvenu à se procurer [Note : Ces faits sont constatés dans une requête faite en février 1642, dont nous donnerons plus bas un extrait. Les exactions et les cruautés de Hervé de Kerguézangor ont laissé des souvenirs populaires dans le pays. M. le président Habasque a parlé d'une légende d'après laquelle ce huguenot aurait, par jalousie, jeté une femme dans les fossés de l'un de ses châteaux, et muré un homme dans une cheminée, où son squelette aurait été retrouvé ainsi que quelques pièces d'armures, il y a peu d'années. Voy, l'Annuaire des Côtes-du-Nord, 1847]. Son fils Claude fit tout ce qu'il put pour conserver la jouissance des biens de Lantenac qui avaient été saisis par le roi mais des lettres patentes les rendirent à l'abbé Jean Fabri. [Note : « Charles, par la grâce de Dieu roy de France, a nos amez et féaulz les gens de notre court de parlement de bretaigne, salut et dilection, Nostre amé et féal M. Jehan Fabri, abbé commandataire de l'abbaie de Lantenac ordre de Saint-Benoist, diocèze de Saint-Brieuc, nous a fait exposer qu'il a depuis sa provision a ladicte abbaye joy paisiblement dicelle sans aucun contredict ne empeschement, ne que autre y ayt pretendu droict ou titre jusques a ces troubles, que soubz le donner a entendre, aulcuns ses malveillans ayans faict entendre a nos officiers les lieux que Claude de Guerguezangor, fils du Sr de Villeaudran, qui est de la religion prétendu réfformée avoir droict et tiltre audit benefice les fruitz et revenu dicelle auroient esté saisiz soubz nostre main et au régime et gouvernement d'iceulx estably commissaire, combien que le suppliant ayt esté et soit titulaire et paisible possesseur dicelle abbaye sans que ledit Querguezangor y ayt jamais peu pretendre et, soubz ce pretexte, le priver des fruictz et revenu dicelle de quoy il nous a requis lui pourveoir. Nous, de l'advis de nostre conseil, vous mandons, ordonnons et enjoignons par ces présentes que si, appellé nostre procureur il vous appiers les fruicts et revenu de ladite abbaye avoir esté saisiz sur par ledit Guerguezangor soulz pretexte quil fut titulaire dicelle que neantmoins il ne l'ayt oncques esté et que partant il neust peu pretendre ni quereller aucun droict en icelle comme dit est et que iceluy suppliant soit et ayt tousjours esté de la religion catholique et romaine en ce cas lui faictes plaine et entière main levee et delivrance de ladicte abbaye, fruictz et revenu saisiz et mis en nostre main pour en joyr com ainsi qu'il faisoyt auparavant ladicte saisie ; et a cest effest avons levé et osté ladicte saisie et main mise et tout autre empeschement, contraignons les commissaires, establis au regime et gouvernement desdicts biens a lui en rendre bon compte comme deppositaires de justice et autres voyes accoustumées en pareil cas nonobstant toutes oppositions et appellations pour lesquelles ne voullons estre differe, car tel est nostre plaisir. Donné à Fougères, le XXVe jour de février mil cinq cens soixante-dix, et de nostre regne, le dixieme. Par le roy en son conseil, Brulard » (Archives des Côtes-d'Armor)].

Tout fait supposer que de 1561 à 1582, les moines ne purent pas s'établir de nouveau à Lantenac : Jean Fabri et Antoine Charbonnier furent abbés pendant cet intervalle : ils percevaient probablement par des intendants, ou par des procureurs, le peu de revenus qu'il était possible de réaliser : en 1582, l'abbaye de Lantenac fut donnée à un nommé Denechaut ou Deneschac, qui institua pour son procureur Anne de Sanzay.

Il résulte de plusieurs actes de procédure conservés aux archives des Côtes-d'Armor que cette procuration était simulée, et que le comte de la Magnanne était véritablement commendataire de l'abbaye. Je n'ai retrouvé qu'un seul document où le nom du prétendu abbé fût mentionné ; il est du 5 juillet 1585, et commence ainsi : Compte des rentes dues à l'abbaye de Lantenac, rendu à haut et puissant Anne de Sanzay, comte de la Maignanne, chevalier de l'ordre, gentilhomme ordinaire de la Chambre du roy, seigneur de Mollac, etc., au nom et comme procureur de vénérable et scientifficque personne Mathurin Denescheau, humble abbé de l'abbaye commendataire dudict Lantenac.

Vers cette époque, Anne de Sanzay, épousa Marie de Tuomelin, veuve du baron de Penmarc'h, et dame du Bourouguel, en Plouigneau.

De 1582 à 1585, La Magnanne resta à La Chéze, où il s'était fixé : les soldats de sa compagnie étaient casernés dans l'abbaye où ils menaient joyeuse vie ; on aurait pu croire que les Huguenots de la Villaudren étaient de retour. Les bois étaient coupés, l'église servait d'écurie, le réfectoire avait été transformé en salle d'armes, puis en étable ; les bâtiments tombaient en ruines sans que l'on songeât à les entretenir ; tous les revenus passaient dans les mains d'Anne et de ses compagnons [Note : Je pense devoir donner ici copie de l'une des dépositions contenues dans l'enquête faite en février 1642, par Mes. Fr. du Bost et Jean Le Normand, notaires de la Cour et siége de La Cheze, au duché de Rohan, à la requête de humble religieux Aubin de Saint-Père, prieur claustral de l'abbaye de Lantenac : ce document résume à la fois l'histoire du monastère pendant la Ligue, et prouve que La Magnanne en était le véritable commandataire. « Thébault Blanchard, texier en toile, demeurant au village de la Villeneuve, paroisse de La Chéze, aagé d'environ quatre-vingts ans, thesmoin, jure par serment de dire vérité. Dépose avoir ouy dire à deffuncte Olive Tavel, sa mère, que le deffunct Sr de la Ville Audrain en son vivant fut precepteur des enfants de la maison de feus nos seigneurs de Rohan, qui lors estoient catholiques, lequel Sr de la Ville Andrain, estant Huguenot, les enseignant, introduit en lad. maison la religion prétendue réformée, et qu'en son vivant il avoit gouverné l'abbaye de Lantenac paravant les guerres civiles régnantes en cette province, homme mal vivant ; et se ressouvenir d'avoir ouy dire par bruit commun qu'il avoit tué des marchands de la ville de Rennes, et vollé faisant chemin par le lieu noble de la Ville Audrain parroisse de Cadellac, et de fait avoir vue une armée qui venait dud. Rennes, passant par led. village de la Villeneuve, et autres circonvoisins, et allèrent chercher led. seigneur en lad. abbaye pour le prandre, et sa femme, pour les rendre à la Cour à cause desdits homicides, et ne l'y ayant trouvé se transportèrent jusques audit lieu de la Ville Audrain, où ils le trouvèrent et le prinrent et sad. femme, les acconduirent par le mesme chemin, et les rendirent à la Conciergerie de lad. Cour, dans laquelle led. Sr de la Ville Audrain mourut, et pour punition desd. meffaits, sad. femme eust la teste tranchée. Dans laquelle abbaye il n'y avait lors de religieux, et demeuroit inhabitée jusqu'à quelques dix ans ou environ paravant lesd. guerres civiles que Anne de Sansay, seigr comte de La Maignanne, qui y survint avecq nombre de gens d'armes, lequel s'empara de lad. abbaye, amena sa femme, et y demeurèrent avecq garnison en icelle abbaye, environ l'espace de vingt ans, et durant lesd. guerres, disant que sa Majesté lui avoit donné une pension sur lad. abbaye à cause qu'il avoit esté estropié d'un bras au service de sad. Majesté, et dit que led. Sr comte de La Maignanne avoit un bras de fer ; pendant lequel temps qu'il y demeura, jouissoit du pourpris d'icelle abbaye, affermoit les autres choses en dépendants et de fermiers, comme au Sr de la Boscherie et autres, en perceoist le revenu, en disposoit comme de son propre, et y tenoist tousjours mesnage et garnison, et de l'église de lad. abbaye jusqu'au grand autel faisoit l'escurie de leurs chevaux, et du réfectoire l'estable de ses autres bestiaux, comme boeufs et vaches, et pendant lesd. temps démolirent grandement lad. abbaye, fist abattre les bois de décoration et rabine d'icelle, et ainsy en jouit durant led. temps jusqu'à ce que le roy ne luy commanda de vuider, et la laisser déserte et ruynée, et du depuis fut gouvernée par éconosmes, etc. ».

Vers 1585, La Magnanne reçut l'ordre de se transporter en Poitou avec son régiment. Il quitta Lantenac, et laissant sa femme à La Chèze, alla rejoindre l'armée catholique qui était alors à Niort, commandée par Jean de Chources, seigneur de Malicorne, gouverneur du Poitou. J'emprunte à M. Briquet quelques détails sur cette campagne :

« Malicorne fait sortir de Niort les régiments de Villeluisant et de la Magnane pour charger les réformés qui osaient tenir la campagne : le premier s'arrête à Saint-Gelais, le second se rend à Melle. D'Aubigné connaissant ces dispositions part de Rahecq à minuit, il prend d'abord le chemin du Saint-Gelais, puis change de route et se dirige vers Melle pour y surprendre La Magnanne.

A son approche, ce ligueur quitte la place et bat en retrait, d'Aubigné le poursuit jusqu'à Rom où il fait faire halte à son infanterie ; mais à deux heures de la nuit, il se met avec quatre vingts chevaux aux trousses du régiment de La Magnanne qu'il laisse à Couhé, Les capitaines de d'Aubigné lui conseillent alors de ne pas tenter avec si peu de monde de déloger La Magnanne de ce bourg. Sur leur avis il ordonne le retour : pour lui, avec sept autres compagnons d'armes des plus déterminés, il se dérobe dans les ténèbres, va donner dans la première barricade de Couhé, force le corps de garde, laisse une douzaine de morts sur la place et vient rejoindre sa cavalerie. On apprit le lendemain que tout ce régiment de ligueurs s'était débandé ! » (Voir Histoire de Niort, par M. Briquet, t. I, p. 297).

La Magnanne resta ainsi à guerroyer pendant près de deux années hors de Bretagne ; nous le voyons de retour à Lantenac, à la fin de 1587 : pendant son absence, il perdit sa femme.

Une maladie contagieuse ravageait La Chèze et les environs dans le courant de l'année 1587 : en l'absence de son mari, Mme de La Magnanne demanda l'autorisation de résider à l'abbaye, pour changer d'air à raison de la malladie dont elle était affligée, et aussi pour éviter les malladies contagieuses qui estoient près de ses maisons ; on lui accorda sa demande ; elle y mourut au bout de deux mois. Aussitôt qu'elle eut rendu le dernier soupir, plusieurs de ses parents, parmi lesquels étaient les Srs Pibout, Coidic, d'Autresme et de Kercado, vinrent à la tête d'une centaine d'hommes pour s'emparer de son mobilier sur lequel les scellés avaient été mis : ils pillèrent ce qui restait dans le monastère, et le roi fut obligé d'intervenir pour les faire déguerpir [Note : « Henry, par la grâce de Dieu, roy de France et de Pologne, au premier de nos amez et féaulz conseillers de nostre grand conseil trouve sur les lieux, juge royal et enquesteurs desdites lieux et chacun d'eulx sur ce premier requis, salut et dilection, de la partis de noz bien amez les abbés religieux et couvent de l'abbaye Notre-Dame de Lantenac, diocèse de Saint-Brieuc, pais de Bretagne, a esté a nostre dit conseil présenté certaine requeste contenant que depuis ung an en çà ayant receu lettres de la dame comtesse de la Magnane, par lesquelles ils estoyent priez de lui prester quelques portions de logis de ladite abbaye pour changer d'air à raison de la malladie dont elle estait affligée, et aussi pour éviter les malladies contagieuses qui estoyent près de ses maisons, les lits suppérieurs prestèrent à ladite dame partie des logis de ladite abbaye dans lesquels, depuis deux mois et demi en ça, elle serait décédée, qui auroit esté occasion que, en l'absence dudit abbé les sceaulx des juges des lieux auroyent este apposez pour la conservation des meubles qui appartenoyent à icelle dame comtesse, soubz ombre de quoi les appelez Coidic, Pibous, autre appelle le sieur Dantresmes et plusieurs autres faignant d'avoir droit auxdits meubles, comme parens et alliez de ladite dame, s'efforcent soubz coulleur des troubles qui reignent de s'emparer desdites maisons et abbaye et jouyr des fruitz d'icelle, voulant faire demeure en ladite abbaye contre la volunte desdits supplians, encores qu'il n'y ayt nulle congnoissance entre eulx et que lesdits Toudic et complices ne puissent avoir aucun droit en ladicte abbaye. Lesquels Toudic, ung appelle Kercado et autres leurs complices, auroyent davantaige depuis deux ans ou environ, accompaigné de quatre vingts ou cent entré en ladicte abbaye, auquel lieu ilz pillèrent et emportèrent plusieurs biens meubles et richesses apartenant auxdicts supplians et à autres leurs amys, desquels excez, forces et viollences, lesdits supplians entendent faire informer requérant à ces fins commission leur être octroié, ce que nostre dit conseil auroit ordonné, Pour ce est-il que nous, ensuivant la dicte ordonnance de nostre dit conseil, et à la requeste lesdits suppliants, vous mandons et commestons par ces presentes que vous informez desdites forces, violences et ravissements de biens et meubles commis par lesdicts Toudic et leurs complices en ladite abbaye, pour la dicte information faicte et rapportée par devers nostre dit conseil estre ordonné ce que de raison, de ce faire nous donnons pouvoir, mandons et commandons a tous noz justiciers, officiers et subjectz que vous en ce faisant soit obéy. Donné à Paris, le quinzième jour de may l'an de grâce mil cinq cens quatre vingts et sept, et de notre règne le seizième. Par le roy, à la relacion des gens de son grand conseil » (Thielement)].

Nous avons dit quelques lignes plus haut que Sanzay, en 1587, présent à Lantenac ; l'année suivante il quittait de nouveau son abbaye, et jusqu'en 1595, il est probable qu'il n'y fit que de très-rares apparitions. Le comte de La Magnanne avait autre chose à faire que de bivouaquer dans une abbaye avec ses soldats.

En effet, on se battait en Poitou, entre catholiques et protestants, et tout nous porte à croire que La Magnanne s'était empressé d'aller prendre rang dans les troupes royalistes : en 1589, il fut envoyé à Rennes par Henri III vers Jacques de Lesquen, seigneur du Plessis-Trehen, pour annoncer à ce dernier qu'il eût à se préparer à recevoir le prince de Dombes avec ses troupes (Voir Dom Morice, Preuves t. III, col. 1501 : datée de Beaugency, le 14 juin 1589). Il n'est pas inutile de rappeler ici brièvement ce qui s'était passé en Bretagne depuis deux années.

En 1588, le duc de Mercœur, qui avait rêvé souvent qu'il serait duc de Bretagne, avait saisi avec empressement, à propos de l'assassinat des Guise, l'occasion de rompre avec le roi : toutes les avances faites par ce dernier pour se concilier Mercœur avaient été inutiles. Le duc s'était emparé de Rennes, de Fougères, de Vitré ; il avait battu et fait prisonnier le comte de Soissons : le roi s'était vu dans l'obligation de nommer son lieutenant-général en Bretagne, le prince de Dombes, à la famille duquel il avait quelques années auparavant enlevé le gouvernement de cette même province pour le donner à Mercœur.

En 1591, nous voyons Anne de Sanzay revêtu du titre de capitaine de la noblesse, ports, hâvres et côtes de l'évêché de Lantreguier : à ce titre il se plaignait de ce que les capitaines des places de Guingamp, Bréhat, Paimpol et la Rochejagu se permettaient d'empiéter sur son autorité en s'ingérant du faict de navigage, charge et descharge et visite des vaisseaux qui abordent aux havres dudict évesché, en percevant des impositions et levées de deniers sur les marchandises entrant et sortant, et en forçant les particuliers à aller travailler aux fortifications des places ci-dessus mentionnées dans un conseil de guerre tenu le 3 décembre au camp de Lovigné, le prince de Dombes donna entière raison à Le Magnanne, et décida seulement qu'il aurait à prévenir les particuliers qui devraient venir travailler deux jours par mois aux fortifications de Guingamp.

L'année suivante (1592), l'évêché de Tréguier était ravagé par les Espagnols, alliés très-coûteux du duc de Mercoeur ; ce dernier, en effet, comprenant que, même en profitant de la rapacité des paysans et en mettant la religion en avant, il ne serait pas encore le plus fort, avait traité avec le roi d'Espagne Philippe II, qui avait aussi des prétentions sur la Bretagne, du chef de sa femme, fille de Henri II : il obtint des secours d'argent et de soldats ; mais Philippe II ayant bientôt reconnu que Philippe-Emmanuel de Lorraine travaillait pour lui-même, et non pas pour les intérêts de l'infante Isabelle sa fille, ne le soutint que de manière à pouvoir résister à Henri IV , sans être assez fort pour être maître absolu de la province. Il faut lire les procès-verbaux des Etats de Rennes pour voir la terreur que l'on avait des Espagnols : M. de Beauvoir La Nocle, ambassadeur de France en Angleterre, disait que s'il était chargé de compléter les litanies, il y ajouterait ce voeu : a tyrannide Hispanorum libera nos, Domine.

Il se trouve des médecins, quelquefois, qui neutralisent l'effet d'un poison par un autre poison : c'est le système que suivirent les Etats de Bretagne : ne pouvant obtenir que peu de troupes du roi de France, occupé lui-même à conquérir ses Etats, les Bretons demandèrent du secours à l'Angleterre : les alliés royaux venus d'Angleterre furent mis en présence des alliés ligueurs venus d'Espagne, et il ne faut que parcourir les mémoires contemporains pour s'apercevoir des ravages terribles que firent dans notre malheureuse province toutes ces bandes armées.

Dans l'intervalle de 1591 à 1593, La Magnanne devint ligueur : je ne sais trop quel fut le prétexte dont il se servit pour abandonner le parti des Royaux ; peut-être que le mécontentement qu'il dut éprouver en voyant le Sr de Kerhallec établi comme gouverneur du pays de Tréguier, y contribua [Note : Le Sr. de Kerhallec était Olivier Pavye : on peut voir la brillante carrière qu'il parcourut en consultant D. Morice, t. III, col. 1512, 1514, 1573. La plainte formulée par La Magnanne comme capitaine de Lantreguer, portait principalement contre ce personnage]. Dans cette année 1593, ii prit part à une expédition dans laquelle il paraît comme partisan, bien que les témoignages des chroniqueurs ne soient pas tous conformes. Le baron de Fontenelle, Guy Eder de Beaumanoir, ravageait l'évêché de Léon, et s'était avancé jusqu'à Roscoff : quelques auteurs prétendent que Anne de Sanzay se joignit à lui pour piller le pays, que les gens de guerre appelaient le Petit Pérou, à cause des résultats de leur riches brigandages : d'autres, au contraire, affirment qu'il se mit à la tête des paysans et vint, près de Pontplancoët, livrer à La Fontenelle un sanglant combat à la suite duquel ce dernier fut obligé de se retirer.

Si on adopte cette version qui paraît la plus authentique, et qui est celle du chanoine Moreau, on sera amené tout naturellement à reconnaître que si La Magnanne agissait ainsi, c'était, soit pour défendre une prise qu'il voulait garder pour lui-même, soit en vertu d'ordres secrets du duc de Mercoeur : en effet, il n'était plus royaliste, puisque nous trouvons une lettre dans laquelle le maréchal d'Aumont écrit à du Liscoët que, pour la quatrième fois, il l'engage à charger et tailler en pièces le comte de La Magnanne et ses troupes, qui font tant de ravages et de ruines par où elles passent (Voir Dom Morice, t. III, col. 1574).

La Magnanne, en effet, était entré dans la Basse-Cornouaille, entre Châteauneuf et Châteaulin ; il avait pris le Faou, et y était resté quatre jours occupé à piller le pays : il avait même été sur le point de marcher sur Châteaulin, quand il s'était aperçu que les ponts étaient coupés, et que les passages étaient gardés par le Sr de la Villeneuve et par les paysans, qui semblaient déterminés à se défendre vigoureusement. La conduite d'Anne de Sanzay était d'autant plus suspecte qu'il traitait alors en pays ennemi, une partie de la Bretagne toute dévouée au duc de Mercoeur, et qui avait à peine souffert de la guerre civile : il était évident qu'il travaillait moins pour l'Union que pour son propre compte.

Dans cette équipée, La Magnanne fit prisonniers deux gentilshommes des environs du Faou, les Srs du Bot, en Quimerc'h ; pour acquitter leur rançon, ils se virent obligés de vendre leurs terres qui ne rentrèrent dans leurs familles que près d'un siècle plus tard. Longues années après, on montrait encore aux environs de Quimerch un camp retranché, ayant la forme d'un parallélogramme, qui dominait le pays : les habitants de la contrée prétendaient qu'il avait été tracé, et établi, en une nuit, par La Magnanne.

Cependant il fallait à tout prix que les troupes de Sanzay passassent la rivière : ne pouvant y parvenir par la force, il tenta la ruse, et réussit.

Il écrivit à Charles du Liscouët, évêque de Quimper, pour lui demander le passage : il exposait dans sa lettre que M. de Mercoeur, auquel il était dévoué et qui avait toute confiance en lui, lui avait donné la mission de venir en Cornouaille pour rafraîchir ses troupes : il ajoutait que son dévouement pour le parti de l'Union lui faisait faire cette demande courtoise, pour obtenir, par un commun accord, une faveur qu'il pouvait, s'il le voulait, avoir par la force. Il terminait en assurant que si on le laissait entrer dans Châteaulin, ses soldats ne commettraient aucun dégât, et qu'ils paieraient consciencieusement tout ce qu'ils auraient besoin de se procurer ; mais dans le cas où sa demande serait repoussée, il ne garantissait plus rien.

L'évêque de Quimper, le sénéchal Guillaume Le Baud, de Creac'hmarc'h, et le procureur Jean Capitaine, malgré les avis du Sr de la Villeneuve, et d'une minorité prudente du conseil de ville, donnèrent une réponse favorable à Anne de Sanzay, qui, en l'attendant, avait trouvé l'occasion de massacrer à deux reprises les paysans des environs du Faou, que ses déprédations avaient exaspérés. Une fois maître du passage, La Magnanne gagna Quimperlé, s'avança quelques lieues en bon ordre, et sans commettre la moindre spoliation ; puis voyant que les populations rassurées n'étaient plus sur leurs gardes, il revint brusquement sur ses pas, et pendant quinze jours pilla et saccagea les paroisses de Dinéault, Châteaulin, Plomodiern, Plounevez et Quéménéven, jusqu'à Locrenan. Averti de ces beaux faits d'armes, Mercoeur le rappela, et il revint se cantonner dans l'évêché de Tréguier, chargé de butin.

Il y était encore l'année suivante, lorsqu'il prit part à la défense du château de Morlaix.

Dans l'évêché de Léon, il n'y avait plus que Morlaix qui tint pour la Ligue, et cela grâce au gouverneur qu'y avait mis Mercoeur, et qui était le Sr. de Carné de Rosampoul. Le maréchal d'Aumont résolut d'en faire le siège en personne. Rosampoul, à cette nouvelle, voulut réunir autour de lui le plus de forces possible, et il invita le comte de La Magnanne à venir le rejoindre avec les hommes qu'il commandait. Rosampoul, en effet, ne pouvait pas compter sur les habitants pour le seconder contre le maréchal : s'il y avait des ligueurs, et des ligueurs déterminés, à Morlaix, ils étaient en minorité. Les habitants étaient si bien disposés à se rendre au roi, qu'ils avaient envoyé plusieurs d'entre eux au quartier-général pour faire entrer les royaux dans leur ville : de plus, dans une assemblée des corps de ville tenue dans la chapelle Saint-Jacques, les Morlaisiens refusèrent positivement d'ouvrir leurs portes à La Magnanne qui revenait de Saint-Pol de Léon après avoir encore fait du butin et mis en déroute une troupe nombreuse de paysans. Anne de Sanzay ayant trouvé la porte du Marc'hallach fermée, campa au faubourg des Brebis ; puis, quand le maréchal d'Aumont fut entré dans la ville, et que Rosampoul se fut retiré dans le château, il y pénétra avec les quatre cents hommes qu'il avait sous ses ordres (Voy. D. Taillandier, - le chanoine Moreau, - Albert le Grand : Catalogue chonologique et historique des évêques de Tréguier).

Le château capitula le 21 septembre, Rosampoul et La Magnanne furent prisonniers de guerre sur parole : ils allèrent rejoindre le duc de Mercœur à Quimper, mais le maréchal d'Aumont exiger qu'ils n'y restassent pas longtemps, parce qu'il craignait qu'ils n'excitassent les habitants à une trop longue défense (D. Morice, Preuves t. III, col. 1170).

La Magnanne, prisonnier de guerre et privé de son bagage, vint à Lantenac où nous le retrouvons baillant des fermes de dîmes : il lui fallait rester inactif dans son abbaye, jusqu'à ce qu'il eût trouvé les moyens d'acheter sa liberté : il aurait peut-être attendu longtemps, si le duc de Mercœur ne fût venu à son aide. Comme nous l'avons déjà dit en publiant le journal de René Fleuriot, les prisonniers de guerre s'échangeaient comme des valeurs véritables (Voy. Le Journal de Bretagne, 1850, n° 162, 163 et 165). Charles de Toullauld, écuyer, seigneur de la Boblinaye et capitaine de cent chevau-légers pour le duc de Mercoeur, avait fait trois prisonniers dont la rançon était fixée à 2.000 écus payables dans les trois mois : Anne de Sanzay, en acquittant cette somme, donnait la liberté aux capitaines royalistes Court, Coursinet et de La Martinière, et la recouvrait lui-même : il en prit donc l'obligation, et chargea son frère Charles de Sanzay, Sr d'Ardaine et de St-Jouan, et chevalier de l'ordre, de remplir cet engagement en son nom. Dans l'acte en date du 2 juillet 1595, il est qualifié de chevalier de l'ordre, capitaine de cinquante hommes d'armes des ordonnances, et colonel des harquebusiers à cheval de l'armée du duc de Mercoeur. Dès le mois de mai précédent, le duc de Mercoeur lui avait donné comme dédommagement René Fleuriot, Sr de Coatguenno, riche gentilhomme de l'évêché de Tréguier : cette cession était confirmée par un nouvel ordre daté du 20 juin suivant [Note : « Monseigneur la duc de Mercueur et de Penthièvre, pair de France, prince du Saint-Empire et de Martigues, gouverneur de Bretaigne, estant apresant en ceste ville de Dinan, a ce jour aresté en son conseil que le Sr de Coatgueno, frère au Sr de Kervenevoy, fera mestre en liberté le sieur comte de La Magnane, ou bien qu'au deffault audict sieur de Coatgueno de le faire mestre en liberté, qu'il sera tenu de paier telle ranczon et fraictz qu'aura payé et souffert ledict sieur comte a cause de sa dicte prinse. Faict à Dinan, ce XXVIIIe jour de may mil cinq centz quatre-vingtz-quinze. — Phe Emmanuel de Lorraine, par Moneigneur. LENORMANT ».

« Aujourd'huy vingte de jung mil Ve IIIIxx quinze, Monseigneur le duc de Mercueur estant à Nantes a afecté au Sr comte de La Magnane la personne du Sr Coetguerenault, prisonnier de guerre es mains du Sr de Toulot, pour l'indemnité et récompense de la ranson de deux mil escuz payés aux ennemys par ledict Sr de La Magnane, frays et despens de sa prison, et aultres provenant d'icelle et de sa libération, et de ses canons, sans que ledict Sr de Coetguerenault puisse sortir et estre mis en liberté sinon et jusques a ce qu'il ait entièrement satisfait à ladicte indemnité. En tesmoing de quoy mondit seigneur a voulu le présent brevet en estre expédyé, qu'il a signé de sa main. Phles Emmanuel de Loraine. Pechin. » (Archives des Côtes-d'Armor)].

Anne de Sanzay se trouva bientôt de nouveau à la tête d'une bande de partisans : la guerre civile qui commençait à se calmer poussait les soldats à subvenir à leurs propres besoins aux dépens des habitants des campagnes, et des villes ou bourgades mal gardées.

Je n'ai pas pu retrouver où La Magnanne grossit successivement sa troupe, mais il était à la tête de 500 hommes de la pire espèce lorsqu'il parut devant Quintin. Il était arrivé là, venant de je ne sais où, se faisant ouvrir les portes des places où il n'y avait pas de garnisons royales, levant des contributions, et y laissant des hommes à lui dévoués. Quintin n'étant pas gardé devint sa proie, mais le Sr de Kergomar, qui était gouverneur de Guingamp, indigné de l'audace du chef, et des brigandages de ses satellites, assembla quelques troupes, infanterie et cavalerie, s'adjoignit Erlach et ses Suisses, et s'approcha à l'improviste de Quintin : il s'empara facilement de la ville, poursuivit les soldats de La Magnanne jusque dans le château, et les força à capituler sans autre condition que la vie sauve et la liberté : tous les bagages, le butin et les armes tombèrent au pouvoir du gouverneur de Guingamp (Voy. Journal de Jh. du Mats, sr. de Terchant, col. CCCIX. - Histoire de Thou, I, 113).

Après cet échec l'histoire de Anne de Sanzay devient assez vague et perd de son intérêt : le journal de Jehan Pichart, notaire et procureur au parlement de Rennes, semble indiquer que dans les premiers jours d'avril 1596, La Magnanne était aux environs de Morlaix, occupé à enlever Primer au Sr de Goesbriant ; il disparaît ensuite et paraît s'être retiré dans l'un de ses fiefs, au Bourouguel peut-être, comme nous le verrons quelques lignes plus bas, où il mourut oublié (Le Journal de Jehan Pichart est publié dans D. Morice).

Il posséda en commande l'abbaye de Lantenac jusqu'à la fin de mai 1602 : deux ans auparavant le visiteur de l'ordre de St-Benoît présentait une requête au parlement pour faire saisir les revenus du monastère, attendu que le comte de La Magnanne ne remplissait pas sa promesse d'y entretenir quatre religieux et un cuisinier : en 1602, le roi donnait des lettres patentes par lesquelles il nommait Guillaume de La Carrière, économe, pour percevoir les fruits de l'abbaye de Lantenac.

La seule mention qui ait pu me mettre sur la voie de la mort de Anne de Sanzay, est une requête par laquelle l'abbé de Lantenac demandait l'autorisation d'être représenté à la levée des scellés posés au Bourouguel sur les papiers du comte de La Magnanne, à l'effet de vérifier s'il ne s'y trouverait pas des titres provenant de l'abbaye : cette requête est de 1624 [Note : « De la part de vénérable messire Romuald Nicollas, prieur claustral de l'abbaye et couvent de Notre-Dame de Lantenac presant, parlant par Mre Yves Seuville, advocat, a esté remonstré vers et en présence de Monsieur le procureur fiscal de ceste cour, et de Mre François Hamon, curateur aux biens vacans de la succession du feu seigneur comte de Maignanne, que procédant à l'inventaire des actes trouvés au Bourouguel, il se seroit trouvé plusieurs actes et guarandz apartenant et pour la conservation des droitz de lad. abbaye de Lantenac, desquels il recquiert estre sursy. De laquelle, remonstrance est acte, et sur icelle ouy ledict sieur procureur fiscal, est ordonné que ledit en requeste formera procure vallable du chapistre de lad. abbaye de Lantenac dans trois sepmaines et par de ce reféré de faire droict ou ordonnance ainsy que sera veu apartenir. Faict en l'audiance ordinaire de la cour de Bodister, tenue par Messieurs le Seneschal et alloué de lad. cour en l'auditoire de Morlaix, le septiesme jour de décembre mil six cent vinq et quatre. - Soulabaille »]. Il y avait déjà longtemps qu'il était considéré comme décédé, puisque Brantôme, dans les premières années du XVIIème siècle, regrettait que la mort soit venu interrompre trop tôt, la brillante carrière de notre terrible partisan : il est probable qu'il ignorait alors que le comte de La Magnanne fût le même personnage que le chevalier de Sanzay qu'il avait connu jadis [Note : " Le chevalier de Sanzay, de Bretagne, un très-honnête et brave gentilhomme, lequel, si la mort n'eut entrepris sur son jeune âge, eust este un grand homme de mer, comme il avoit un très-bon commencement, aussy en portoit-il les marques et enseignes ; car il avoit eu un bras emporté d'un coup de canon, en un combat qu'il fit sur mer, etc. ", V. Brantôme]. (A. Le Masson).

 © Copyright - Tous droits réservés.