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LES BONNETS ROUGES

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Sommaire. - Banqueroutes et disette d'argent dans la province, - Rôle du Parlement. - Continuation de la révolte en Basse-Bretagne. - Caractère de cette révolte. - La Ronde du papier timbré et le Code paysan.

Duc de Chaulnes (Bretagne)

Au reste, la situation de la province devenait chaque jour plus critique ; déjà la misère publique s'y manifestait par une excessive disette de numéraire. « Il est certain qu'il n'y a presque plus d'argent en Bretagne, et l'on ne croit pas qu'il y ait un million dans le commerce » (c'est-à-dire dans la circulation) écrivait M. de Chaulnes à Colbert, le 16 juin. En effet, deux jours plus tôt, un des principaux banquiers de la province, appelé Renart Lohac, qui habitait Vannes, venait de faire une banqueroute de 800.000 livres. Huit jours après (le 21 juin), la ville de Rennes en vit éclater une autre, aussi forte pour le moins, celle des frères Gardin, qu'on regardait comme les plus solides banquiers de cette place ; et le 6 juillet, un sieur Bourdais, greffier au Présidial, qui se mêlait aussi d'affaires, s'enfuit de Rennes en laissant un déficit de 50.000 écus (Journal de La Courneuve, sous la date du 21 juin et du 6 juillet 1675). D'autres sinistres du même genre se produisirent en divers lieux de la province : de là sortirent quantité de ruines particulières et une consternation générale, qui tendit de plus en plus à faire resserrer l'argent et à arrêter presque entièrement le mouvement du commerce. Aussi, le 21 juin, le premier président, M. d'Argouges, écrivait à Colbert pour le prier de surseoir pendant quelque temps le paiement des contributions de la province, sans quoi il fallait s'attendre à la banqueroute générale de tous les banquiers et gens d'affaires. « Il n'y a plus ici d'argent », ajoutait-il, et il demandait pour les paiements le délai de un mois ou six semaines, « dans lequel temps il est d'une nécessité indispensable d'assembler les Etats, puisque c'est le seul remède aux maux » (Correspondance administrative, III, p. 261, à la note).

Duc de Chaulnes

Le premier président exprimait là l'opinion générale de la province, habituée par un usage séculaire à voir les Etats s'interposer entre elle et la Couronne, pour alléger par des transactions amiables les charges trop pesantes pour les peuples. En l'absence des Etats, il semble que ce rôle de médiateur et de défenseur des peuples incombait au Parlement ; mais on ne doit pas oublier que, depuis le jour où Louis XIV avait pris la direction des affaires, l'importance des Parlements avait été aussi réduite que possible par l'absolue privation du droit de présenter des remontrances avant d'enregistrer les édits ; et c'est pourquoi le Parlement de Bretagne n'avait pu faire nulle opposition à l'enregistrement de ceux qui établissaient dans la province, sans le consentement des Etats, les impôts du timbre, du tabac, et de la marque d'étain. Pourtant, dans le cercle restreint où ils étaient renfermés, nos magistrats surent garder une digne attitude. Le gouverneur prétendait s'en faire un bouclier vis-à-vis des peuples, en les compromettant à sa suite dans cette croisade contre la bourse et contre la liberté des Bretons ; il voulait que le Parlement envoyât des députés aux mécontents, tant à Rennes qu'en Basse-Bretagne, pour les exhorter à remettre sans délai la tête sous le joug et à étouffer toute plainte. Le Parlement refusa. On l'avait privé du droit de faire des remontrances au Roi ; il se crut, avec raison, délié du devoir d'en faire au peuple : on l'avait privé du droit de plaider pour la liberté ; il se serait cru déshonoré de prêcher le despotisme. Il réprouva le désordre, il décréta le rétablissement des bureaux, mais ce fut tout ; il demeura, quant au reste, dans une inaction complète.

M. de Chaulnes en éprouva un rude déplaisir et lui fit un crime de cette inaction : - « Je crois », écrivait-il le 30 juin à Colbert, « que le Parlement a eu de la joie à me laisser démêler cette fusée sans y prendre part. Il a affecté même de se disculper envers les peuples en n'agissant point contre eux, ce qui était approuver tacitement leurs emportements contre les édits » (Deuxième lettre à Colbert, du 20 juin 1675. Correspondance administrative, III, p. 260). Singulière accusation, en vérité : c'était le gouverneur lui-même qui, après les troubles de Nantes et de Guingamp, avait le premier soustrait au Parlement la poursuite des rebelles pour l'attribuer sans partage à la juridiction militaire, et maintenant il lui reproche de ne rien faire contre eux ! Si le Parlement n'était pas bon pour juger les mutins de Guingamp et de Nantes, pourquoi eût-il mieux valu contre ceux de Rennes ? Exclure sa juridiction sur un point, c'était l'exclure partout : car enfin les magistrats ne sont pas des valets. Mais c'est ce dont M. de Chaulnes ne paraissait pas se douter. Tous les serviteurs de l'arbitraire en sont là dans tous les temps : platement courbés devant l'idole, ils s'étonnent que quelques hommes gardent la tête haute et se croient tenus à d'autres devoirs qu'à bénir et satisfaire les caprices du maître.

Le gouverneur dut cependant reconnaître son erreur, quand le Parlement, poussé à bout par ses reproches d'inertie, lui fit exposer officieusement le genre d'action qu'il était disposé à exercer. Nos magistrats étaient décidés à envoyer jusqu'au Roi une députation solennelle pour le supplier de révoquer les nouveaux impôts ; une députation de la communauté de ville devait s'adjoindre, dans le même but, à celle du Parlement. A cette communication, le duc de Chaulnes bondit et vola chez le premier président pour l'instruire de ce dessein et le prier de l'arrêter, à la première proposition qui en serait faite dans sa compagnie. Mais il se trouva que M. d'Argouges connaissait déjà le projet, et l'approuvait sans réserve, et même qu'il en était peut-être le premier auteur. Le gouverneur essaya alors de l'intimidation : il déclara qu'il ne croyait point que les bons serviteurs du Roi fussent de cet avis, ni qu'il y eût dans le Parlement quelqu'un d'assez hardi pour prendre une telle commission. Mais M. d'Argouges, sans se déconcerter, répondit fort tranquillement qu'il s'en chargerait et qu'il croyait ne pouvoir rien faire de plus utile pour le service du Roi (Deuxième lettre à Colbert, du 20 juin 1675. Correspondance administrative, III, p. 261). M. de Chaulnes fut stupéfié et dressa aussitôt toutes ses batteries pour empêcher cette députation. Il y parvint en effet, mais après mille peines, et garda toujours rancune au Parlement.

Cependant, la sédition se maintenait en Basse-Bretagne et s'y montrait plus farouche à mesure qu'elle prenait plus de forces. C'est au beau milieu de la seconde émeute de Rennes que la nouvelle de la révolte de Châteaulin et de la blessure de M. de la Coste était parvenue au duc de Chaulnes. Voici ce qu'il en dit à Colbert, dans sa lettre du 12 juin :

« Comme j'ai eu avis qu'en même temps que je me suis assuré des villes, les paysans de la campagne s'assemblent en Basse-Bretagne et se mutinent, tant contre l'édit du tabac que sur les bruits qui se sont répandus que l'on y veut établir la gabelle, j'ai prié M. le premier président de faire rendre un arrêt qui puisse détromper les peuples ». (Correspondance administrative, III, p. 257). En effet, le Parlement rendit, ce même jour, l'arrêt suivant : « La Cour a donné commission au procureur-général pour informer contre ceux qui sèment de faux bruits de l'imposition de la gabelle et autres nouveaux subsides, et commis maître Joachim des Cartes, conseiller, avec tout effet et connaissance de cause, pour instruire, faire et parfaire le procès aux coupables ; et fait défense à toutes personnes de s'assembler ni attrouper sur peine de la vie » (Ropartz, Histoire de Guingamp, 2ème édition, t. II, p. 128). On voit par là s'il est vrai, comme l'affirmait M. de Chaulnes, que le Parlement refusât de se prononcer formellement contre le désordre. Cet arrêt fut publié par toute la Bretagne, avec la déclaration suivante du gouverneur général :

« Sur ce que nous avons été informés que plusieurs paroisses proche de Chasteaulin, n'ont pris les armes que sur le tocsin, qui est le signal que nous avons ordonné lorsque les vaisseaux ennemis paroissent à la côte, et considérant qu'ils n'avoient point eu de mauvaises intentions, nous leur ordonnons de déposer les armes jusques à ce que le service du Roi les oblige de les reprendre, et les assurons qu'ils n'en seront point recherchés. Déclarons en outre, perturbateurs du repos public tous ceux qui sèment le bruit que le Roi veut mettre la gabelle ou une imposition sur les blés, rien n'étant si contraire à ses intentions, qui sont de maintenir cette province dans tous ses privilèges » (Correspondance administrative sous Louis XIV, III, p. 260, à la note).

On retrouve dans cette pièce l'adresse ordinaire de M. de Chaulnes, toujours un peu mêlée de ruse et de sous-entendus ; car il est sûr que les impôts déjà mis, du timbre, de l'étain et du tabac, n'étaient pas moins que la gabelle opposés aux privilèges de la Bretagne. Le duc espérait pourtant que sa déclaration suffirait, sinon pour abattre la révolte, du moins pour la concentrer dans les proches environs de Châteaulin ; cela se voit par les lignes suivantes, qu'il écrivait le 16 juin à Colbert :

« La révolte des paysans près de Chasteaulin subsiste, mais elle n'a pas eu, Dieu merci, de suite ; il n'y a pas une ville qui branle ; cinq ou six cents des plus mutinés veulent rompre des ponts, de peur que l'on aille à eux. Ils avoient menacé d'aller à Quimper, mais le peuple y est bien résolu de les repousser. J'ai envoyé partout les ordres que j'ai crus nécessaires pour arrêter le cours de cette révolte. Ce sont les peuples les plus misérables de la province » (Ibid., III, pp. 259-260).

Il n'eut pas tout le succès qu'il espérait ; la révolte continua de s'étendre en Cornouaille. Quinze jours plus tard, le 30 juin, en écrivant de nouveau à Colbert, il répète encore qu'aucune ville ne branle ; mais malgré son système d'atténuation auquel il reste fidèle, il avoue implicitement que la révolte n'est plus seulement dans le pays de Châteaulin : « Il n'y a, dit-il, qu'en l'évêché de Quimper où les paysans s'attroupent tous les jours ; et toute leur rage est présentement contre les gentilshommes dont ils ont reçu des mauvais traitements. Il est certain que la noblesse a traité fort rudement les paysans ; ils s'en vengent présentement, et ont exercé déjà vers cinq ou six de très grandes barbaries, les ayant blessés, pillé leurs maisons et même brûlé quelques-unes. Les dernières nouvelles marquoient qu'ils étaient presque toujours armés. Mais l'on me doit envoyer un exprès, qui m'en apprendra toutes les particularités, sur lesquelles l'on pourra prendre des mesures » (Première lettre du 30 juin 1675, dans la Correspondance administrative, I, pp. 546-547). Pendant qu'il faisait cette lettre, M. de Chaulnes reçut encore, il paraît, de plus mauvaises nouvelles, car il dit en post-scriptum : « J'apprends, Monsieur, depuis ma lettre écrite, que les peuples qui se sont soulevés vers Quimper continuent leurs attroupements, et exercent beaucoup de violences contre les gentilshommes, des mauvais traitements desquels ils se plaignent. Si cela continue, je fais dessein d'aller au Port-Louis, pour voir le remède que l'on y peut apporter ». (Id., Ibid., p. 550. M. Depping, éditeur de la Correspondance administrative, écrit Port-Louis, qui est le nom actuel ; mais les documents du XVIIème siècle et même les autres lettres publiées dans le même recueil portent toujours Fort-Louis.).

La révolte de la Cornouaille était dès lors, en effet, devenue assez grosse pour être connue du public jusqu'à Paris, d'où Mme de Sévigné mandait à sa fille le 3 juillet : « On dit qu'il y a cinq ou six cents bonnets bleus en Basse-Bretagne, qui auraient bon besoin d'être pendus pour leur apprendre à parler » (Lettres de Mme de Sévigné, édition de 1818, t. IV, p. 179).

Le 4 juillet 1675, le duc de Chaulnes partit de Rennes pour surveiller de plus près la révolte. Le 9, il se trouvait à Hennebont, qui est à deux lieues du Port-Louis ; et ce même jour, il écrivait à Colbert :  « J'arrivai avant-hier (7 juillet) en cette ville, et j'ai différé d'aller au Fort-Louis, pour marquer plus de confiance aux peuples par quelque séjour en cette ville. J'apprends, par toutes mes lettres, qu'il y a beaucoup plus de calme dans l'évêché de Quimper ; que seize paroisses ont promis à M. le marquis de Nevet [Note :M. de Nevet exerçait, par intérim, les fonctions de lieutenant du Roi dans l'Evêché de Quimper, en l'absence de M. de la Coste, en ce moment malade à Brest des suites de sa blessure] de ne plus prendre les armes et de charger ceux qui sonneront le tocsin ; que ce meilleur ordre pourra se répandre, mais que l'on ne peut pourtant dire que les esprits soient dans l'obéissance qu'ils doivent, étant certain qu'ils sont également aigris contre les édits et résolus de secouer le joug de la noblesse et de se libérer des droits que les gentilshommes levoient sur eux, n'y ayant que la force pour les réduire. Mais il faut pour cela d'autres troupes que les archers [Note : Allusion à un projet mentionné dans la première lettre de M. de Chaulnes à Colbert, en date du 30 juin, et consistant à envoyer en Bretagne les brigades d'archers de la maréchaussée qui se trouvaient en Normandie. M. de Chaulnes refusa ce prétendu secours comme incapable de réduire la sédition par la force et très capable d'exciter de nouveaux troubles en augmentant la défiance et l'irritation. - Voyez Correspondance administrative, I, p. 546], et ne rien tenter, ce semble, que l'on ne puisse apparemment répondre des succès. Un effet de leur modération [Note : La modération des séditieux] a été de brûler un écrit qu'ils appelaient le Code paysan, où tous leurs intérêts étoient réglés. Il contenoit à peu près ce que vous lirez dans celui que je vous envoie [Note : Cette pièce n'est plus jointe à la lettre du duc de Chaulnes], hors que la forme n'en est pas si insolente ; et vous jugerez de leur brutalité, puisqu'ils ne croient pas que le mot de révolte soit un terme criminel en leur langue. J'apprends que du côté de Landerneau et de Carhaix, il est arrivé quelque désordre ; mais je ne le sais encore que par la voix publique » (Correspondance administrative, III, pp. 261-262).

Ainsi, la révolte passait déjà de l'évêché de Quimper dans celui de Léon (ùù se trouve Landerneau) ; et elle agitait de nouveau, dès ce temps, les campagnes du diocèse de Tréguier, car le 10 juillet 1675, après une délibération prise « sur les menaces que l'on fait de venir à Guingamp pour insulter, brûler et piller», la communauté de cette ville recommença de plus belle à faire des provisions de poudre et de plomb et à réparer ses murailles, « pour les mettre en état de défense contre les mutins dont l'on étoit journellement menacé » [Note : Voyez Ropartz, Hist. de Guingamp, 2e édition, t. II, p. 126 ; et aussi le compte déjà cité du sieur de Kercadou, syndic de Guingamp, à l'article 27]. Bien plus, dans le pays même où se tenait le gouverneur, dans les environs du Port-Louis, d'Hennebont, de Quimperlé, et même jusqu'auprès de Quimper, les campagnes étaient aussi dans l'agitation : ce n'était pas encore peut-être une révolte ouverte : point d'excès pareils à ceux du pays de Poher ; mais les paysans déjà avaient refourbi leurs mousquets du temps de la Ligue ; ils étaient en armes, menaçants, prêts à se lever. M. de Chaulnes, du Port-Louis même, où il n'avait guère tardé à se rendre après le 9 juillet, put donc expérimenter sur son plus proche voisinage les procédés conciliants sur lesquels il faisait fonds, dans l'attente des troupes, sinon pour dissiper entièrement, du moins pour réduire le nombre des révoltés. On dit même qu'il commençait à voir poindre le fruit de ses efforts [Note : Lettre de l'évêque de Saint-Malo à Colbert, du 23 juillet 1675, dans la Correspondance administrative, III, p. 264.], quand une nouvelle sédition, survenue à Rennes, fit éclater dans toute la province un redoublement de révolte. Mais, avant de passer outre, quelques mots sont nécessaires pour bien fixer le véritable caractère des soulèvements de Basse-Bretagne.

Il est certain que, dans le cours de cette révolte, les paysans, en plusieurs endroits, se portèrent à de grandes violences contre la personne, les maisons et les biens de certains gentilshommes. M. de Chaulnes part de là, comme on l'a vu, pour affirmer d'une manière générale que la noblesse, par ses mauvais traitements à l'égard des campagnards, avait provoqué elle-même ces excès et se trouvait ainsi comptable, pour une bonne part, de l'explosion, et surtout du développement de la révolte. Dès lors, à en croire le duc de Chaulnes, les impôts du timbre et du tabac n'eussent été, en quelque sorte, que des causes secondaires de la sédition des peuples ; le mécontentement produit par ces inventions fiscales n'eût été qu'un germe, impuissant à produire lui-même la révolte s'il ne s'était trouvé fécondé, jusqu'à parfaite éclosion, à Rennes par les cabales du Parlement, en Basse-Bretagne par les fautes et la dureté de la noblesse. Ce système est ingénieux ; il dut pleinement réussir auprès de la Cour, qui, ne voulant pas renoncer aux impôts, devait être naturellement enchantée qu'on lui montrât en dehors d'eux la vraie cause des troubles, Mais, devant la postérité, plus désintéressée et dès lors plus impartiale, ce système est trop habile pour mériter d'être admis sans examen. J'ai déjà montré par ailleurs combien il est impossible d'attribuer au Parlement et aux procureurs l'origine de la seconde émeute de Rennes. Ce premier point établi rend nécessairement assez suspectes les accusations du gouvernement contre la noblesse de Basse-Bretagne. Il est possible, sans doute, que çà et là quelques gentilshommes aient été durs et cruels avec les paysans ; mais ce ne pouvaient jamais être que des faits isolés. La seconde moitié du XVIIème siècle est une époque bien connue ; les pièces de ce temps, les actes de toute sorte abondent dans les chartriers et dans les archives publiques ; on ne voit nulle part qu'à cette époque la noblesse de Basse-Bretagne ait cherché à opprimer ses vassaux, à leur imposer des obligations nouvelles ni des charges plus pesantes que par le passé.

Mais il était une autre raison, dont le gouverneur ne parle pas, et cependant bien évidente, de l'impopularité de la noblesse parmi cette multitude révoltée. C'est qu'en l'absence presque entière de troupes réglées et d'une force publique suffisante, les représentants de l'autorité firent appel de tous côtés, pour maintenir l'ordre, à l'épée des gentilshommes. Ceux-ci, quoique opposés aux impôts, se rendirent à cet appel, parce qu'ils n'étaient pas moins opposés au désordre, et que c'était leur devoir de prêter main-forte pour le combattre. Ainsi, c'est avec un escadron de gentilshommes que M. de Coëtlogon chargea les émeutiers de Rennes, le 18 avril, et qu'il poursuivit, le 25, les incendiaires du temple de Cleunay ; quand M. de Chaulnes sortit, le 9 juin, de son hôtel pour s'opposer aux progrès de la sédition, il était environné d'une troupe de gentilshommes ; nul doute aussi que le marquis de la Coste, lorsqu'il vint à Châteaulin, n'eût appelé autour de lui, pour l'assister, toute la noblesse du pays. Les séditieux ne rencontraient donc guère devant eux d'autres adversaires armés que des gentilshommes ; ils devaient par conséquent les considérer comme les partisans et les premiers défenseurs des impôts du timbre et du tabac ; cela suffit à expliquer leurs haines. Mais M. de Chaulnes ne se souciait pas de donner une explication si simple, parce qu'elle laissait justement à la charge des impôts tout l'odieux de la révolte et de ses violences.

D'ailleurs, si les révoltés de la campagne ne s'en fussent pris aux châteaux, sur quoi eût pu frapper leur colère, qui, comme celle de toutes les foules ameutées, avait un invincible besoin de se décharger quelque part ? Dans les villes, les séditieux pouvaient brûler les bureaux de l'impôt et piller les gens d'affaire ; dans les campagnes, ils n'avaient à leur portée que les gentilhommières ; et puisque les gentilshommes avaient pris les armes pour défendre ce gouverneur, ces lieutenants du Roi qui apportaient en Bretagne les impôts maudits, quoi de plus naturel que de brûler les gentilhommières en haine des impôts ?

Je crois donc qu'en Basse-Bretagne, comme à, Rennes la seule cause sérieuse de la révolte c'est la haine des impôts, surexcitée par la crainte de la gabelle. Je puis même, à l'appui de cette opinion, invoquer deux documents extrêmement originaux, dont l'un est précisément ce Code paysan mentionné par M. de Chaulnes, et l'autre une chanson populaire de Basse-Bretagne composée au commencement de la révolte de 1675 et intitulée La ronde du papier timbré (supprimée).

Voilà donc le point de départ. Nous avons ici Yann Kouer (Jean Paysan), c'est-à-dire, le peuple même, exposant sans détour tous ses griefs, avec cette ironie vengeresse et sanglante, infaillible avant-courrière de la révolte. Et certes, il ne ménage rien, il ne déguise rien, Yann Kouer. Sa muse a pour habitude d'appeler personnes et choses par leur nom ; aussi voyez quelle peinture, effrayante de vérité et cuisante comme un fer rouge, elle s'est plu à nous tracer des mangeurs d'un peuple ; voyez comme elle nous les montre, à la lettre et sans aucune métaphore, s'engraissant de la substance des Bretons. L'art le plus exquis (je le crois) ne pourrait surpasser la verve, la puissance, disons-le même, la violence de cette terrible satire de la muse populaire. Mais à qui s'en prend Jean le Paysan ? Au papier timbré et aux scellés, par où il faut entendre aussi l'impôt du tabac et de la marque d'étain. Qui sont ces affreuses sangsues dont il se plaint ? Ce sont les agents du Roi de France, chargés de remplir sa bourse terrible,  profonde comme la mer, comme l'enfer toujours béante, et qui profitent de l'occasion pour emplir la leur. Mais, tout au contraire, Jean le Paysan n'a pas un seul mot de reproche contre les gentilshommes bretons, pas une allusion à ces prétendus mauvais traitements dont M. de Chaulnes parle sans cesse.

Ainsi il est bien constant que la cause première du soulèvement de Basse-Bretagne, ce sont les impôts. Mais le développement de la révolte amena bientôt, entre autres conséquences, un double fait. D'une part, on vit en plus d'un endroit, comme je l'ai dit tout à l'heure, les gentilshommes s'opposer en armes aux désordres et aux violences des paysans révoltés ; d'autre part, suivant une loi infaillible, que nous avons déjà constatée dans les deux séditions de Rennes, les passions mauvaises, les idées extrêmes et subversives qui fermentent nécessairement dans toutes les masses révoltées, ne tardèrent pas à se montrer et à produire au grand jour leurs oeuvres et leur programme. Leurs oeuvres, ce furent les violences exercées contre les personnes et les biens des gentilshommes ; leur programme, presque aussi violent que leurs oeuvres, c'est précisément ce Code paysan dont M. de Chaulnes parle à Colbert dans sa lettre du 9 juillet 1675. L'exemplaire du Code joint à cette lettre s'est perdu ; mais un de mes dignes et excellents confrères de l'Association Bretonne, M. Gaultier du Mottay, vient d'en retrouver un autre dans les Archives départementales des Côtes-du-Nord, dont il m'a bien voulu transmettre la copie, avec une spontanéité et un à-propos qui doublent pour moi le prix de son aimable obligeance.

Voici donc cette pièce, absolument inconnue jusqu'à présent, et l'une des plus curieuses qu'on puisse lire. Je ne change absolument rien au texte, et me borne à rectifier l'orthographe.

Copie du règlement fait par les nobles habitants [Note : Dans cet intitulé et ci-dessous dans les art. 5 et 10 de ce règlement, ces mots nobles habitants, désignent en réalité les paysans] des quatorze paroisses unies du pays armorique [Note : Armorique n'est pas ici synonyme de breton, ce qui est sa signification historique ; il est employé au sens littéral (ar, sur, môr, la mer) et indique tout simplement un pays situé au bord de la mer] situé depuis Douarnenez jusqu'à Concarneau, pour être observé inviolablement entre eux jusqu'à la Saint-Michel prochaine sous peine de torrépen [Note : C'est-à-dire, sous peine d'avoir la tête cassée ; torrépen ou torrében se traduit assez bien par casse-tête]. 

1° Que lesdites quatorze paroisses, unies ensemble pour la liberté de la province, députeront six des plus notables de leurs paroisses aux Etats prochains pour déduire les raisons de leur soulèvement [Note : M. de Chaulnes avait sans doute ce passage en vue quand il disait, dans sa lettre du 9 juillet 1675, que les rédacteurs du Code paysan « ne croient pas que le mot de révolte soit un terme criminel en leur langue »], lesquels seront défrayés aux dépens de leurs communautés, qui leur fourniront à chacun un bonnet et camisole rouge, un haut-de-chausse bleu, avec la veste et l'équipage [Note : Ou peut-être : « avec le reste de l'équipage »] convenable à leurs qualités. 

2° Qu'ils (les habitants des quatorze paroisses unies) mettront les armes bas et cesseront tout acte d'autorité jusques audit temps (de la Saint-Michel 1675), par une grâce spéciale qu'ils font aux gentilshommes, qu'ils feront sommer de retourner dans leurs maisons de campagne au plus tôt ; faute de quoi ils seront déchus de ladite grâce. 

3° Que défense soit faite de sonner le tocsin et de faire assemblée d'hommes armés sans le consentement universel de ladite union, à peine aux délinquants d'être pendus aux clochers, aussi de leur assemblée [Note : Il y a évidemment ici erreur ou lacune dans l'exemplaire retrouvé par M. Gaultier du Mottay], et (ou) d'être passés par les armes. 

4° Que les droits de champart et corvée, prétendus par lesdits gentilshommes, seront abolis, comme une [violation] [Note : Le mot que je remplace par violation est illisible dans l'exemplaire des Archives des Côtes-du-Nord] de la liberté armorique. 

5° Que pour affirmer (confirmer) la paix et la concorde entre les gentilshommes et nobles habitants desdites paroisses, il se fera des mariages entre eux, à condition, que les [filles] nobles [Note : On ne peut douter qu'ici le mot noble indique véritablement l'extraction nobiliaire et non l'extraction rustique, encore que dans cet article même les paysans se trouvent qualifiés de nobles habitants] choisiront leurs maris de condition commune, qu'elles anobliront et leur postérité, qui partagera également entre eux (sic) les biens de leurs successions. 

6° Il est défendu, à peine d'être passé par la fourche, de donner retraite à la gabelle et à ses enfants, et de leur fournir ni à manger ni aucune commodité ; mais, au contraire, il est enjoint de tirer sur elle comme sur un chien enragé [Note : On ne peut guère, après cet article, s'empêcher de croire que les Bas-Bretons regardaient la gabelle comme un personnage réel, buvant et mangeant].

7° Qu'il ne se lèvera, pour tout droit, que cent sols par barrique de vin haret [Note : Que ce mot soit ou non une faute de copiste, il désigne incontestablement toute sorte de vin crû hors de Bretagne], et un écu pour celui du crû de la province, à condition que les hôtes et cabaretiers ne pourront vendre l'un que cinq sols, et l'autre trois sols la pinte.

8° Que l'argent des fouages anciens sera employé pour acheter du tabac, qui sera distribué avec le pain bénit, aux messes paroissiales, pour la satisfaction des paroissiens.

9° Que les recteurs, curés et prêtres, seront gagés [Note : C'est-à-dire, qu'ils recevront une pension ou, comme on dit aujourd'hui, un traitement fixe] pour le service de leurs paroissiens, sans qu'ils puissent prétendre aucun droit de dîme, novale, ni aucun autre salaire pour toutes leurs fonctions curiales.

10° Que la justice sera exercée par gens capables choisis par les nobles habitants, qui seront gagés avec leurs greffiers [Note : C'est-à-dire « ainsi que leurs greffiers »], sans qu'ils puissent prétendre rien des parties pour leurs vacations, sur peine de punition ; et que le papier timbré sera en exécration à eux et à leur postérité, pour ce que [Note : « Parce que » ou mieux « pour laquelle cause »] tous les actes qui ont été passés [sur papier timbré] seront écrits en autre papier et seront par après brûlés, pour en effacer entièrement la mémoire.

11° Que la chasse sera défendue à qui que ce soit depuis le premier jour de mars jusqu'à la mi-septembre, et que fuies et colombiers seront rasés, et permis de tirer sur les pigeons en campagne.

12° Qu'il sera loisible d'aller aux moulins que l'on voudra, et que les meuniers seront contraints de rendre la farine au poids du blé.

13° Que la ville de Quimper et autres adjacentes seront contraintes par la force des armes d'approuver et ratifier le présent règlement, à peine d'être déclarées ennemies de la liberté armorique et les habitants punis où ils seront rencontrés ; défense de leur porter aucune denrée ni marchandise jusqu'à ce qu'ils aient satisfait, sous peine de torrében.

14° Que le présent règlement sera lu et publié aux prônes des grandes messes et par tous les carrefours et aux paroisses, et affixé (affiché) aux croix qui seront posées.

Signé TORRÉBEN et les habitants.

Cette pièce mériterait un commentaire spécial. Je me borne à quelques réflexions. D'abord, on n'y trouve pas trace des mauvais traitements reprochés par M. de Chaulnes à la noblesse, et qui eussent été, selon lui, la cause la plus active des séditions de Basse-Bretagne. Loin de se plaindre de la conduite des gentilshommes à leur égard, les paysans avaient évidemment à s'en louer, puisqu'ils tiennent tant à les voir revenir demeurer au milieu d'eux (art. 2 du Code paysan), et prétendent même cimenter l'union des deux classes par un système d'alliances, bizarre à beaucoup d'égards, mais dont on ne peut contester les intentions amicales et bienveillantes (art. 5).

Il est vrai qu'à côté de cela l'on demande la suppression des moulins banaux (art. 12) et celle des colombiers, la restriction du droit de chasse (art. 13) et enfin l'abolition des corvées et les champarts (art. 4). La chasse, les colombiers et la banalité des moulins étaient des droits féodaux, mais qui n'avaient rien de particulier à la Bretagne, et qui s'y exerçaient même avec plus de modération que dans la plupart des autres provinces. Quant aux corvées et champarts, ils n'étaient pas dus au seigneur de fief par ses vassaux, mais bien par les tenanciers de domaines congéables aux propriétaires de ces domaines, dont ils formaient très souvent le principal revenu : ce n'étaient donc pas des droits féodaux. Aussi est-il évident que le but définitif du Code paysan était d'affranchir les laboureurs non seulement des obligations féodales, mais, en général, de toutes taxes, contributions et redevances payées par eux jusque-là pour une cause quelconque.

Ainsi, aux juges on retranche leurs droits de vacation (art. 10), aux prêtres la dîme et le casuel (art. 9), au roi tout absolument, excepté l'imposition sur les vins, qu'on abaisse notablement, tout en fixant un maximum aux cabaretiers (art. 7) ; car, pour ce qui est des fouages, on les abolit si bien, que l'argent même des fouages de l'année passée, qu'on appelle les fouages anciens, et qui se trouve encore aux mains des collecteurs de paroisse, doit être immédiatement restitué aux contribuables sous forme de paquets de tabac (art. 8).

Notons aussi que les sentiments des paysans manifestés dans cette pièce semblent bien plus hostiles encore aux bourgeois des villes qu'aux gentilshommes ; on veut à toute force ramener ceux-ci dans les campagnes et même s'allier avec eux ; mais on n'offre aux citadins qu'une alternative, ou se voir contraints par les armes d'adopter toutes les innovations de la liberté armorique, ou se voir réduits dans leurs murs à une famine générale et punis, chacun en particulier, où ils seront rencontrés (art. 13).

En définitive, loin de confirmer les reproches adressés par M. de Chaulnes à la noblesse bretonne, cette pièce les infirme et même les détruit à sa manière. On n'y peut voir que le programme des plus exaltés d'entre les rebelles ; il est évident que la masse n'y tenait guère, sans quoi on ne l'eût pas brûlé si aisément sur les prières de M. de Nevet, comme le rapporte lui-même M. de Chaulnes (lettre du 9 juillet).

Les exaltés, au contraire, ne s'en tinrent pas là, et descendirent logiquement la pente où ils s'étaient engagés. Peu de temps après, ils étaient déjà rendus au communisme et aux violences contre les prêtres [Note : « Rustici rebantur omnia licita, communia bona, nec ab Ecclesiœ ministris abstinebant ; partim volebant jugulare partim expellerre e suis parochiis ». Note du Registre de la paroisse de Plestin-les-Grèves, communiquée par M. Gaultier du Mottay]. Tant il est vrai que rien n'est nouveau sous le soleil et que les passions populaires, une fois affranchies du frein social, se précipitent d'un seul bond au gouffre de la barbarie (A. de la Borderie).  

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