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LE CHRIST DE L'AUDITOIRE DE CALLAC. |
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La seigneurie de Callac a appartenu, de temps presque immémorial, et jusqu’à la Révolution, à l’abbaye de Sainte-Croîx-de-Quimperlé. En l’année 1753, les bons moines firent peindre, par un artiste du nom d'Herbault, qui n’était pas, hélas ! un Raphaël, un christ pour suspendre dans l’auditoire de leur juridiction, situé, comme partout en Bretagne, dans une chambre au-dessus des halles de Callac. Quand un juge de paix est venu remplacer le sénéchal, il a établi son prétoire dans l’auditoire de son prédécesseur, si bien que c’est encore ver 1860 devant le christ peint par Herbault en 1753, que les justiciables du canton de Callac sont appelés à lever la main, dans toutes les circonstances où notre législation introduit le serment judiciaire.
Or, ce tableau est singulièrement remarquable, non pas, comme je l’ai dit, à cause de son exécution, qui est véritablement pitoyable, mais à cause de sa composition. En effet, le Christ en croix, au lieu d'être accompagné, soit des deux larrons, soit des saintes femmes, suivant la coutume, est flanqué de deux personnages en costume du XVIIIème siècle, et dont l’attitude, comme la présence, est absolument énigmatique. Celui de droite, une façon de gentilhomme ou de riche bourgeois, est à genoux et lève la main vers le crucifix, comme pour prêter serment, celui de gauche, un campagnard, est debout ; il a les insignes traditionnels des pèlerins, le bourdon et la gourde, le chapeau et le camail constellés de coquilles de saint Jacques : de la main droite, il tient un objet bizarre, moitié noir et moitié jaune, une sorte de bâton qui s'éventre par le milieu comme un épi de maïs ou une grenade mûre, en laissant échapper une graine jaunâtre.
On sent, à n'en pouvoir douter, qu’il y a là-dessous une légende, et la curiosité sitôt éveillée peut être aussitôt satisfaite, car il n'est personne, à Callac, qui ne sache donner à l’étranger le commentaire historique du tableau de la justice de paix.
Cette tradition est-elle locale et inédite ? C'est un petit problème que je ne saurais résoudre. Je ne l'ai lue nulle part, cela me suffît. J'use du privilège de mon ignorance, et, supposant mon lecteur aussi ignorant sur ce point que moi-même, je demeure convaincu que ce qui m'a intéressé vaut la peine d'être conté.
Il y avait donc, une fois, à telle époque qu'il vous plaira fixer, un colon de la baronnie de Callac, sur lequel le ciel s'était plu à répandre la bénédiction des patriarches. Tout prospérait entre ses mains. Il n'était pas besoin qu'il menât aux foires de Carhaix ses grands bœufs noirs et blancs, ni ses poulains, aux jambes sèches et fines. On voyait arriver à sa maison les marchands du haut pays, qui lui achetaient ses bêtes à des prix mystérieux, dont il gardait le secret, mais que l'on disait exorbitants. Il est vrai qu'à vingt lieues à la ronde, personne, pas même les comtes et les marquis, n'élevaient des bêtes pareilles. Il avait joint à son domaine une vaste lande afféagée à des conditions très-favorables, car depuis le temps où les grandes guerres civiles avaient dépeuplé la Bretagne, ce désert n'avait pas produit un denier au seigneur, et nul n'avait jamais eu la pensée d'en tirer une autre récolte que la bruyère et les ajoncs nains qui échappaient à la dent vorace des moutons et des vaches maigres. A peine notre habile homme eut-il obtenu la concession, que le désert devint une oasis. Dans la vallée, à la place du marécage, il y eut une immense prairie toujours verte, où les jeunes veaux entraient jusqu'au ventre dans l’herbe touffue : sur les flancs des deux coteaux, profondément labourés par la charrue, on vit pousser des avoines et des seigles si drus et si hauts, qu'on n’apercevait plus la corne pointue des bœufs qui passaient, à la file, le long des moissons, pour descendre aux prairies.
Or, le prud'homme avait toujours été fort bon chrétien, et, reconnaissant de toutes ses prospérités envers Dieu, la bonne Vierge et les saints, il forma le projet d'un pèlerinage soit aux sept saints de Bretagne, soit à Saint-Jacques de Compostelle, soit au tombeau des apôtres. Un seul obstacle l’arrêtait. Les fruits qu'il avait recueillis de ses travaux ne s'étaient pas bornés à l’agrandissement de son domaine, il avait secrètement amassé un trésor, qui dépassait dix mille écus, et dont personne au monde, pas même sa femme, ne connaissait l’existence. Il estimait sagement que ses enfants s'habitueraient mieux au travail, source de tout bonheur, s'ils ignoraient l'importance de leur fortune. Ne voulant donc point révéler son pécule aux siens, et ne pouvant l'emporter avec lui, il chercha longtemps un ami sûr à qui il pourrait confier ce dépôt.
Il crut enfin l'avoir trouvé dans la personne d'un voisin, qui exerçait les fonctions de notaire, passait pour à peu près noble, et habitait un petit manoir, arrière fief de Callac, dont sa femme était propriétaire. Le notaire, après quelques difficultés sincères ou feintes, reçut l'argent, et le pèlerin partit le cœur content.
Cependant le démon de la cupidité s'emparait d'un jour à l'autre de l'âme du dépositaire et bientôt il l'eut envahie tout entière. Le paysan n'avait exigé aucune reconnaissance écrite ; bien plus, il avait demandé le secret : aucun moyen de preuve n'existait donc autre que le serment ; mais, comme dans ce temps là on n'avait pas tant joué avec les serments qu'on l'a fait depuis, le notaire infidèle qui s'était bien familiarisé avec l'idée du vol, ne se pouvait accoutumer à l'idée du parjure. Cette lutte de sa conscience et de sa passion devint si cruelle, qu'il en perdit le sommeil et l'appétit, et qu'il dépérissait à vue d'œil, et, tant est grande la folie des hommes, il fut à la veille d'en mourir. Puis, un beau jour il retrouva en même temps la gaieté, le sommeil, l'appétit et la santé. Était-ce que la passion était vaincue, ou que la conscience était rendue muette ?
Ce jour là, il mit sur le dos de son petit cheval une valise peu volumineuse, mais si lourde que les jambes du poney fléchissaient, et il se rendit on ne sait où. Il revint peu de jours après ; la valise était vide ; mais le notaire avait fait l'acquisition d'un gros bâton noir, qu'il rapportait avec lui et qu’il déposa négligemment dans un coin du cabinet.
Il continua à être gai, bien portant, et retrouva avec usure l’embonpoint qu’il avait perdu.
A quelque temps de là, le pèlerin était de retour et réclama à son ami le trésor qu'il avait déposé entre ses mains. Le notaire l’embrassa avec effusion, et l’amenant dans son cabinet, lui dit qu'il allait tout à l’heure lui rendre le dépôt. Cependant, il fit mine de ranger quelques papiers dans un coin, et comme le bâton noir le gênait, il dit au paysan : « Prenez donc, je vous prie, ce bâton qui m'embarrasse ». Le paysan, prit le bâton, et le plaça un peu plus loin. Le notaire trouva une clef derrière les papiers et sortit du cabinet : l'autre crut qu'il allait prendre l'argent en quelque coffre, et mettant le feu sur sa pipe, attendit patiemment; mais le tabellion rentré, ne faisait point mine de s'exécuter ; le paysan perdit patience et réclama de nouveau : « Quoi donc, dit le dépositaire, et qu'est cette mauvaise foi ? Je vous ai rendu tout à l'heure en votre propre main, tout ce que vous m'aviez confié, et si vous en avez autrement disposé, je n'en suis plus responsable » — Le pèlerin stupéfait pensa que son ami plaisantait, et prit quelque temps la chose sur ce ton ; mais celui-ci ajouta : « Votre insistance est une insulte : sortez d'ici et sachez bien que je suis tout prêt à jurer, par les serments les plus terribles, devant Dieu et sur mon âme, que je vous ai rendu le dépôt que j'avais eu la faiblesse d'accepter. » — « C'est bien, dit le paysan : je perdrai mes épargnes ; mais elle vous coûteront un double crime ; je vous ajourne devant notre sénéchal, et si vous êtes assez hardi pour outrer le serment, Dieu nous jugera ». Donc, au jour assigné, le notaire et le pèlerin comparurent devant M. le sénéchal de Callac. Au moment de s'agenouiller pour prêter le serment redoutable, le dépositaire infidèle confia encore son bâton noir au paysan comme s'il en eût été embarrassé ; puis il leva la main vers le Christ : mais dans le même instant, ô prodige ! le bâton noir, s'ouvrant de lui-même par le milieu, laissait rouler sur le sol une immense quantité de pièces d'or, formant l'équivalent des dix mille écus déposés au moment du départ.
Ainsi Dieu vengea la sainteté du serment et déjoua la ruse sacrilège du notaire. Car, vous avez sans doute compris le perfide calcul de celui-ci , et le moyen qu’il avait cru trouver d’échapper au parjure, en gardant le trésor. Il était allé à Quimper ou à Nantes, avait changé les grosses pièces d'argent contre la plus petite monnaie d'or, puis avait fait artistement fabriquer ce bâton creux dans lequel il avait introduit les dix mille écus, et il s'était dit : « Au moment de jurer, je remettrai à mon ami le bâton, et il sera absolument vrai que je lui aurai restitué le dépôt, puisqu'il le tiendra dans sa propre main ; ensuite il ne manquera pas de rendre ce bâton dont il ne soupçonnera pas la contenance, et les dix mille écus m'appartiendront à jamais ».
C'est de cette façon que le misérable, qui avait projeté de se donner Dieu même pour complice, fut pris dans ses filets, couvert de confusion en face de tout le peuple, et convaincu par ses propres œuvres du crime affreux qui lui mérita justement le dernier supplice, auquel M. le sénéchal le condamna, séance tenante.
Tel est le sujet sur lequel maître Herbault a péniblement exercé sa verve glacée et son pinceau maladroit, et la tradition que les moines de Quimperlé avaient jugé utile de perpétuer parmi les vassaux de Callac, comme propre à leur inspirer une religieuse et salutaire terreur du serment, cet acte solennel qui appelle la religion et la justice de Dieu au soutien de la justice humaine.
(S. Ropartz).
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