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PREMIÈRE TENTATIVE DE COLONISATION
AU CANADA (1541-1543) PAR JACQUES CARTIER

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Un document découvert aux archives impériales de Vienne, nous donne des détails sur la première tentative de colonisation au Canada vers 1541-1543, du temps de François Ier. C'est une enquête faite à Saint-Malo en avril 1541, à la veille du départ de Jacques Cartier [Note : Publiée par Rudolf Häpke, Der erste Kolonisationsversuch in Kanada (1541-1543), Sonderabzug aus Hansische Geschichtsblätter (1911), 2. Heft, p. 447-450].

Jacques Cartier, navigateur et explorateur breton.

I.

Avant d'en aborder l'examen, il est bon d'en rappeler les prémisses de son second voyage en 1535-1536, Cartier avait rapporté l'impression que le Canada offrait à la colonisation des « commoditez ». Et il avait affirmé notre prise de possession en construisant un fort, sans y laisser de garnison il est vrai, et en plantant près de là, à Stadaconé (Québec), une grande croix aux armes fleurdelisées. A une époque où l'auri sacra fames précipitait l'Ancien Monde vers le Nouveau, quelles convoitises ne devait point allumer un fait allégué par le pilote malouin : des Hurons, touchant la chaîne d'argent de son sifflet et la poignée dorée d'une dague, avaient laissé entendre par signes que des métaux semblables abondaient dans les montagnes du nord, chez de méchants guerriers armés de pied en cap [Note : Brief récit et succincte narration de la navigation faite en 1535 et 1536 par le capitaine Jacques Cartier aux îles de Canada, Hochelaga, Saguenay et autres. Paris, 1545, in-8. ; cf. Ch. de La Roncière, Histoire de la marine française. Paris, 1906, in-8°, t. III, p. 312].

Mais au moment du retour de l'explorateur, en juillet 1536, des préoccupations extrêmement graves empêchaient de songer à ses découvertes. Le tocsin répercutait de clocher en clocher l'annonce de cette chose sinistre : l'invasion. L'empereur Charles-Quint marchait en personne sur Marseille. Forcé de garder en main toutes ses forces, voire de mander à la rescousse la flotte turque, François Ier se contenta de témoigner à Jacques Cartier sa satisfaction en lui donnant l'Hermine [Note : 10 mai 1537 (Arch. nat., J 962, n° 10)], l'une des nefs royales revenues du Canada. A la suspension des hostilités, après la trêve de Nice (18 juin 1538), il fit mieux : deux lettres patentes accordèrent au pilote malouin le reliquat de ses frais de voyage à la découverte des terres occidentales [Note : Saint-Germain-en-Laye, 14 septembre 1538 (Arch. nat., J 962, pl. 15, n° 23)], plus cinquante écus d'or pour la nourriture des dix « sauvaiges » Hurons qu'il entretenait depuis deux ans à Saint-Malo [Note : 22 septembre 1538 (Bibl. nat., latin 17059, n° 202 ; H. P. Biggar, The early trading Companies of New France. Toronto, 1901, in-8°, p. 177)].

La date de ces patentes, septembre 1538, coïncide avec celle d'un programme de colonisation soigneusement établi à la demande du roi. Et, de cette coïncidence de dates, on peut légitimement conclure que l'auteur anonyme du programme était le bénéficiaire des largesses royales, je veux dire : Jacques Cartier. Donc, six vaisseaux, un galion et une barque appareilleraient à la mi-mars pour le Canada. Le galion, la barque et un vaisseau y seraient laissés comme stationnaires à la disposition des colons : cent vingt marins, quarante arquebusiers, trente charpentiers et scieurs de long, dix maîtres maçons, une demi-douzaine de couvreurs, quatre forgerons versés dans la connaissance du minerai de fer, une douzaine de vignerons et de laboureurs, un médecin et trois barbiers, enfin une paire de maîtres en chacune des professions suivantes, maréchaux, serruriers, orfèvres lapidaires, couturiers, chaussetiers, menuisiers et cordiers, tous pourvus d'aides, quatre canonniers et six hommes d'église : 276 hommes en tout, tel était l'effectif de la colonie projetée. Outre des vêtements et des vivres pour deux ans, elle emporterait de la toile commune et de la mercerie pour les sauvages, des meules pour les moulins à eau, à vent et à bras, des animaux domestiques à acclimater, des semences et des grains, des pièces de forteresse et enfin trois bateaux démontables [Note : « Pour faire le voyage que le Roy nostre souverain Seigneur veut estrefait à Canada, ... sous le bon plaisir dudit Seigneur et de Monseigneur le connestable. Septembre 1538 » (Guillaume Ribier, Lettres et mémoires d'État. Paris, 1666, in-fol., t. I, p. 212)].

Qu'on note bien l'anomalie, le devis de cette expédition coloniale était soumis, non point au grand officier chargé des affaires maritimes, mais au chef suprême de l'armée de terre, au connétable de France. Ce n'était point sans motif. L'amiral de Brion-Chabot, en conflit avec le tout-puissant connétable Anne de Montmorency [Note : L'amiral au connétable, 29 août 1538 (Bibl. nat., ms. franç. 2996, fol. 15 ; Francis Decrue, Anne de Montmorency, grand maître et connétable de France, à la cour, aux armées et au conseil du roi François Ier. Paris, 1885, in-8°, p. 396)], était à la veille de répondre devant la justice de ses malversations. Mais le roi n'en gardait pas moins de l'affection pour lui. Et Espagnols et Portugais, qui avaient lié partie pour faire admettre de François Ier leurs prétentions au monopole des navigations aux Indes d'Orient et d'Occident [Note : Luis. Sarmiento de Mendoza à Charles-Quint. Lisbonne, 30 juillet 1538 (Pascual de Gayangos, Calendar of letters, despatches and state ipapers relating to the negotiations between England and Spain, t. VI, part. I (1890), p. 5)], avaient trouvé dans l'amiral de France un allié intéressé. Des pots-de-vin versés par le Portugal, la promesse d'une pension annuelle de quatre mille cruzades lui donnèrent une éloquence communicative [Note : Ch. de La Roncière, Histoire de la marine française, t. III, p. 292] qui finit par convaincre le roi. Dans le moment même où Jacques Cartier proposait l'occupation des « Terres Neuves », en septembre 1538, des lettres patentes, qui furent renouvelées en décembre et en janvier suivant, interdirent toute navigation aux possessions portugaises [Note : Gaffarel, Jean Ango, dans le Bulletin de la Société normande de géographie (1889), p. 250 ; Catalogue des actes de François Ier, t. VIII, p. 681 ; Bibl. nat., nouv. acq. fr. 6638, fol. 82]. Et l'on sait que le pavillon lusitanien avait été planté dès 1500 sur l'île de Terre-Neuve [Note : H. Harrisse, Découverte et évolution cartographique de Terre-Neuve et des pays circonvoisins (1497-1769). Paris, 1900, gr. in-8°, p. XXII ; H. Harrisse, les Corte-Real et leurs voyages au Nouveau Monde. Paris, 1883, gr. in-8°, p. 48], vestibule de la colonie projetée par le pilote malouin.

Laissée sans emploi, à quoi s'occupa l'énergie du Malouin ?

Suivant une attraction que subit plus d'un de ses compatriotes pour la verte Eryn [Note : La barque malouine la Pourrie, capitaine Philippe Rouxel, fait campagne en 1512 sur les côtes d'Irlande (Alfred Spont, Letters and papers reluting to the war with France (1512-1513). London, Navy records Society, 1897, in-8°, p. 42, n. 3)] et qui fit donner à certains corsaires malouins le sobriquet de « guerriers d'Irlande » [Note : « Jehan Le Fer et aultres de la guerre d'Hirlande ». Saint-Malo, 8 janvier 1555 (Jouon des Longrais, Jacques Cartier. Documents nouveaux. Paris, 1888, in-8°, p. 57)], Jacques Cartier s'attacha à la fortune d'un prétendant irlandais, Gerald Fitzgerald, que les Anglais appelaient « le Traître » et les Bretons « le Roi de l'Irlande ». Pauvre roi en exil, dont les parents avaient péri sur l'échafaud pour avoir voulu donner à l'Irlande l'indépendance et qui n'avait pour toute suite que son vieux précepteur, un prêtre et un valet ! Pourtant Morlaix, Saint-Malo, Rennes firent au proscrit une réception chaleureuse que partagea Jacques Cartier, car il fut de tout le voyage, en avril et mai 1540 [Note : Lettres de Wallop à Cromwell, 18 avril 1540, et de Warner à Wallop. Rennes, 22 mai (J. Gairdner, Letters and papers foreign and domestic of the reign of Henry VIII, t. XV, n° 543, 704)]. Mais Gerald Fitzgerald ne venait point quêter notre appui : il allait à Malte s'enrôler dans la milice des chevaliers de l'Hôpital [Note : Cf. la biographie de Thomas et Gerald Fitzgerald dans Leslie Stephen, Dictionary of national biography, t. XIX, p. 123, 150]. Par une curieuse coïncidence, le Breton qui devait reprendre quarante ans plus tard les projets de Jacques Cartier, Troïlus du Mesgouez, marquis de La Roche-Helgomarc'h, préluda également à son expédition canadienne en prenant parti pour un autre Fitzgerald dont il soutint les prétentions au trône d'Irlande à la tête d'une flotte malouine [Note : En 1575 (Arthur John Butler, Calendar of state papers : Foreign series of the reign of Elizabeth (1577-1578), n° 24)].

Sur ces entrefaites, durant l'été de l'année 1540, un revirement complet s'opéra dans la politique royale ; ébranlé dans son crédit près de François Ier par le parti de la guerre, par la duchesse d'Étampes et par le cardinal de Tournon, Montmorency renonça à sa politique de conciliation à tout prix vis-à-vis de l'Espagne [Note : L'ambassadeur d'Espagne à Charles-Quint, 21 août, 4 et 18 septembre (Arch. nat., K 1485, p. 20, 21, 23 ; Francis Decrue, Anne de Montmorency, p. 394)]. D'autre part, l'amiral Brion-Chabot était arrêté pour ses concussions [Note : Il fut condamné par arrêt du 8 février 1541], les machinations des agents portugais près de lui pour entraver nos navigations étaient percées à jour, et, le 13 novembre 1540, les patentes qui interdisaient d'aller au Brésil et en Guinée sur les brisées des Portugais étaient solennellement rapportées [Note : Bibl. nat., Cinq-Cents Colbert 292, fol. 70 ; Ch. de La Roncière, t. III, p. 297]. Quelques jours auparavant, le 17 octobre, Jacques Cartier avait reçu le brevet de capitaine général et maître pilote des navires à équiper pour Canada, Saguenay et Hochelaga [Note : Arch. de Saint-Malo, HH 1, n° 4 ; Lescarbot, Histoire de la Nouvelle-France. Paris, 1866, in-8°, t. II, p. 387]. Son projet de colonisation allait enfin se réaliser.

A travers tous nos ports de l'Océan, il y avait comme un frisson d'allégresse, un joyeux élan des navigateurs vers les terres nouvelles. On armait partout, à Bordeaux et La Rochelle pour la Guinée, au Croisic pour une terre mystérieuse d'où les marins avaient déjà rapporté des barres d'or, à Brest, Morlaix et Dieppe pour le Brésil et le rio de La Plata, à Saint-Malo et Honfleur pour le Canada [Note : Rapport de l'espion Pedro de Santiago à Charles-Quint, 8 avril 1541 (Arch. nat., K 1485 B4 ; Simancas, Estado Castilla, leg. 51, fol. 173 ; Ch. de La Roncière, t. III, p. 298)].

Non content de faire cadeau d'un nouveau navire à Cartier [Note : L'Émerillon], avec 45,000 livres de subvention, le roi aidait de tout son pouvoir au mouvement d'opinion qui se dessinait. Dans le but « d'attraire le peuple de Saguenay à nostre dévotion », il invitait les armateurs de Dieppe, Rouen, Nantes, La Rochelle et Bordeaux à se joindre « de corps ou de biens » à l'entreprise du pilote malouin : il imposait aux terreneuviers l'obligation d'emporter des provisions et des munitions de guerre, de façon qu'on pût organiser aux îles Saint-Pierre ou dans les îles de la Grande Baie du Saint-Laurent des postes de ravitaillement pour les colons [Note : M. L. Dorez doit publier prochainement les patentes royales d'après un manuscrit de la Bibliothèque nationale (Académie des inscriptions et belles-lettres. Comptes-rendus (1908), p. 495)]. Et, par tout le royaume, il faisait appel aux volontaires qui voudraient se consacrer à « l'augmentation et accroissement de nostre sainte foy en divers pays transmarins » [Note : Patentes royales du 15 janvier 1541 (Arch. nat., U 754, fbl. 53, 57 ; H. Harrisse, Notes pour servir à l'histoire, à la bibliographie et à la cartographie de la Nouvelle-France. Paris, 1872, in-8°, p. 243, 258)]. D'office, il en recrutait d'autres, et qui choisissait-il pour apôtres ? Des criminels ramassés dans toutes les prisons de France [Note : Lettres patentes du 9 mars 1541 (Arch. nat., U 754, fol. 65)] ! A leur tête, il est vrai, et comme pour les régénérer, on parlait de mettre un psalmiste, mais quel psalmiste ! Un ex-luthérien condamné par la Sorbonne pour sa traduction des psaumes, un poète si peu doué du zèle apostolique qu'il ne craignait point d'offusquer autrui en étalant les mésaventures intimes de son libertinage : j'ai nommé Clément Marot [Note : Lettre de Wallop à Henri VIII. Melun, 26 janvier 1541 (J. Gairdner, Letters and papers foreign and domestic of the reign of Henry VIII, t. XVI, n° 488, p. 234 ; Eugène Voizard, Œuvres choisies de Clément Marot. Paris, 1908, in-8°, p. XXVIII, XLVII)].

Ce ne fut point Clément Marot du reste, mais un de ses mécènes qui fut nommé, le 15 janvier 1541, « lieutenant général, chef, ducteur et cappitaine de ladite entreprise » canadienne. Jean-François de La Rocque de Roberval n'était rien moins qu'un parangon de vertu. Riche propriétaire foncier à un âge où les flatteries donnent vite le vertige, Roberval n'avait que trop rencontré, à la Cour comme écuyer d'écurie, à l'armée comme porte-enseigne, les occasions d'ébrécher sa fortune. Il comptait la réparer au Canada [Note : Abbé E. Morel, Jean-François de la Roque, seigneur de Roberval, dans le Bulletin de géographie historique et descriptive (1892), p. 273]. Et quelles riantes perspectives s'offraient à lui !

Tel, le pilote Jamet Brayer de Rabelais pensait gagner de vitesse les navigateurs portugais en contournant le pôle, « l'aisseuil septentrional » du monde, au lieu de franchir « la ceinture ardente » de la terre [Note : Rabelais, Pantagruel, liv. IV, ch. 1 ; Abel Lefranc, les Navigations de Pantagruel. Étude sur la géographie rabelaisienne. Paris, 1905, in-8°, p. 73], tel, Jacques Cartier pensait accéder rapidement aux pays des épices et de la soie par la mer Glaciale du Nord, qu'il supposait praticable trois mois de l'année [Note : Lettre de Wallop à Henri VIII. Melun, 26 janvier 1541, citée]. Il rêvait même de plus immédiats profits. Sa première expédition, en 1534, avait eu pour objet la recherche d' « ysles et pays où l'on dit qu'il se doibt trouver grant quantité d'or » [Note : Aux termes du mandement royal qui lui accordait une subvention de 6,000 livres, 12 mars 1534 (Bibl. nat., ms. franç. 15628, n° 618)]. Et l'entêté Breton repartait cette fois avec la certitude de l'existence de ces « mines d'or et d'argent, certainement informez par les saulvages qu'il en y avait grande quantité » [Note : Rapport de l'espion espagnol que j'étudie ci-dessous (Häpke, p. 447)].

II.

Nos armements provoquaient en Espagne une vive inquiétude. Soit fureur, soit procédé d'intimidation, l'empereur Charles-Quint ordonna de jeter sans merci nos équipages par-dessus bord [Note : Charles-Quint au cardinal de Tolède, 11-13 novembre 1540 (Arch. de Simancas, Estado Portugal, legajo 372, fol. 6)]. Et pour obtenir l'abdication complète de nos droits, que dis-je, du simple droit des gens, il dépêcha à François Ier le grand commandeur d'Alcantara. François Ier sut parler en roi et aux rodomontades espagnoles fit cette réponse lapidaire : « Est-ce déclarer la guerre et contrevenir à mon amitié avec Sa Majesté que d'envoyer là-bas mes navires ? Le soleil luit pour moi comme pour les autres ; je voudrais bien voir la clause du testament d'Adam qui m'exclut du partage du monde » [Note : Le cardinal de Tolède à l'empereur Charles-Quint, 27 janvier 1541 (Arch. de Simancas, Estado Castilla, legajo 53, fol. 333)].

Pareille riposte, aussi fière que juste, ne fit qu'aviver l'anxiété de nos voisins. De nombreux espions à la solde de l'Espagne furent dépêchés tout le long de notre littoral, et leurs rapports firent l'objet d'une correspondance fournie entre l'empereur et le Conseil des Indes. Sur la foi d'une fausse nouvelle envoyée par son ambassadeur François Bonvallot de Saint-Vincent et qui avait peut-être pour origine les difficultés rencontrées par Jacques Cartier près des autorités bretonnes [Note : Mandement de François Ier au sénéchal de Rennes prescrivant d'informer sur les empêchements mis au départ de Cartier pour le Canada, 12 décembre 1540 (Arch. de Saint-Malo, HH 1, n° 2 ; Michelant et Ramé, Voyage de Jacques Cartier au Canada en 1534. Paris, 1865, 2ème partie, p. 19)], Charles-Quint avait cru que « le voyage estoit rompu » [Note : Charles-Quint à Louis de Praet, son ambassadeur en France. Bougie, 14 novembre 1541 (Häpke, p. 450)]. Mais il fut vite détrompé. Un espion lui écrivait le 8 avril que Jacques Cartier disposait de treize navires en rade de Saint-Malo et de quatre autres vaisseaux à Honfleur pour emmener au Canada deux mille cinq cents hommes [Note : Rapport de l'espion Pedro de Santiago, 8 avril 1541, cité]. L'espion tenait ces renseignements du pilote malouin lui-même et d'un de ses beaux-frères, préposé aux vivres [Note : Buckingham Smith, Colleccion de varios documentos para la historia de la Florida y tierras adyacentes. London, 1857, in-fol., p. 103].

Les chiffres du corps expéditionnaire étaient un peu exagérés, ainsi que nous l'apprend un autre rapport expédié directement de Saint-Malo à la cour d'Espagne, en ce même mois d'avril 1541. Je veux parler du document découvert par M. Häpke et qui a été l'occasion de la présente notice. Il mérite qu'on s'y arrête longuement.

L'agent espagnol, admirablement renseigné par les sieurs Rolet Morin et de Corvel, « qui sçavoient et entendoient tout le discours de ceste emprinse », lançait ce cri d'alarme : la souveraineté espagnole en Amérique est menacée. Le Canada, « où l'on entend conduire ladite armée », à six cents lieues au delà des Terres-Neuves, « s'affronte aux Indes de l'Empereur, et certainement c'est un cap d'icelles. Car où veullent prendre port les navires du Roy très chrestien, tumbe une grande rivière d'eauue doulce venant desdites Indes » espagnoles.

En ce « présent mois d'apvril » 1541, la majeure partie de la flotte expéditionnaire est en rade de Saint-Malo, trois vaisseaux, à l'ancre sous la tour Solidor, sont « desjà chargés de tout, hors mis d'artillerie. Les aultres trois, joignant la ville, n'avoient encores commencé de charger le 29e du mois passé ». Les quatre derniers navires, que Roberval doit amener de Rouen et Honfleur avec trois cents hommes de guerre, sont attendus depuis le 8 avril.

Comment un historien de Jacques Cartier a-t-il pu prétendre qu'il ne fallait « pas s'exagérer le caractère officiel des entreprises de Cartier, que le pouvoir restait en dehors de la plupart des faits accessoires de l'exécution » [Note : F. Joüon des Longrais, le Drapeau de Jacques Cartier (extrait des Mémoires de la Société archéologique d'Ille-et-Vilaine. Rennes, 1903, in-8°)]. Trois des vaisseaux [Note : Le galion l'Émerillon de 40 tonneaux, l'Hermine de 120 et un troisième bâtiment de 110 (Häpke, p. 427, 448)], poursuit l'espion espagnol, appartiennent au roi ; flanqués d'un quatrième, ils iront chargés à la légère « d'artillerie et des meilleurs gens de guerre pour soubstenir le faiz, s'ils rencontrent à qui parler en chemin ». Les autres, les transports, navigueront sous la protection du pavillon royal.

S'il est vrai que deux d'entre eux sont la propriété de Jacques Cartier et qu'un autre appartient à un armateur malouin, les vaisseaux de l'expédition sont « tous aux fraiz et à la charge du roy ». Et, signe éclatant que le roi n'accepte le concours de « particuliers quelconques », il a imposé aux quatre cents marins des équipages sa livrée, « ung habillement de livrée blanc et noir ». Cet uniforme à bord, c'était un symbole, mais non une nouveauté. Bon juge de la vanité humaine, Louis XI avait accordé aux maîtres mariniers de la confrérie de Notre-Dame de Montesez le droit de « porter doreesnavant leurs vestures en habillement de blanc et de rouge à sa devise » [Note : Mars 1462 (Arch. nat., P 1917-1, n° 32258 ; Ch. de La Roncière, Histoire de la marine française. Paris, 1900, in-8°, t. II, p. 317)]. Dès lors que la livrée royale était un privilège, d'autres marins la revendiquèrent [Note : 1479 (Ch. de La Roncière, t. II, p. 459)]. Et les propres compatriotes de Jacques Cartier, dès 1514, n'avaient pas voulu moins faire que l'équipage de la nef amirale [Note : Près de la nef de l'amiral de Graville, figurée dans un de ses manuscrits, la chaloupe du bord est montée de marins en uniforme (Chantilly, musée Condé)], en revêtant tous, à bord de certains vaisseaux de guerre, des jaquettes bleues et rouges aux couleurs de Louis XII [Note : Les soixante marins de la Rochelaise de Saint-Malo, armée en guerre, portent cet uniforme en 1514 (A. Spont, The War with France (1512-1514). London, 1897, in-8°, p. 198, note)].

En plus des vingt meilleurs pilotes de Bretagne, qui ont ordre de le suivre « à peine d'estre bannys » [Note : Tous les marins recrutés par Cartier étaient « immatriculés en ung grant rolle », après avoir reçu leur « denier à Dieu » (Joüon des Longrais, p. 26, n. 2)], Jacques Cartier emmène « vingt ouvriers à faire basteaulx », qu'il paie d'une haute solde de cinq à vingt francs par mois. Une fois à destination, ils « feront dix-huit ou vingt petiz basteaux à rème, moindres que brigantins, qui pourront pourter chacun d'eulx six ligières pièces d'artillerie, qu'ilz ont fait faire expressément, afin de moins charger les vaisseaulx ». Jointe aux arquebuses et aux arbalètes des « soldartz et mariniers », cette artillerie légère tiendra en respect les « saulvages » ; elle parera à toute surprise venant d'indigènes habiles à tirer de l'arc et à « nager soubz l'eauue bien deux lieues ».

« En ce qui touche la navigacion et le descouvrir terre, Roberval et tous les aultres obéyront audit Jaques Quartier. Et quant la terre sera conquise, ledit Roberval demeurera général pour le roy et ordonnera des édiffices, fortifications, provisions et aultres choses neccessaires. Il a charge de trois cens hommes de guerre, de soixante massons et charpentiers, dix hommes d'église, trois médecins et dix barbiers ». Son second, Pierre Du Plessis de Savonnières, comptait emmener comme volontaires « cent et soixante gentilzhommes », mais quel ascendant pouvait exercer sur ses pairs un bretteur, « condempné d'aller en ce voyage, pour ce qu'il oultragea en la sale de Mgr d'Orléans [Note : Charles d'Orléans, fils de François Ier] ung maistre d'hostel de Mgr le daulphin [Note : Le futur Henri II] et ung aultre dudit d'Orléans, frères, surnomméz de Pierrevive » [Note : Charles et Antoine de Pierrevive étaient, en outre, l'un, garde des joyaux de la couronne et capitaine du bois de Boulogne, l'autre, contrôleur de l'argenterie du roi (Catalogue des actes de François Ier, t. IV, p. 614 ; t. VIII, p. 47, 177). Sur Savonnières, cf. ci-dessous, p. 299, notes]. Bref, selon le calcul des informateurs de l'espion espagnol, Corvel et Morin, l'effectif total du corps expéditionnaire, « tant de soldatz que [de] mariniers, ouvriers et aultres, serait de huit à neuf cens personnes », y compris vingt laboureurs avec leurs charrettes et leurs attelages, dix serruriers et maréchaux avec leurs ustensiles. Serruriers, laboureurs, charpentiers, maçons, barbiers, hommes d'église, à tous ces corps de métiers énumérés par l'espion espagnol, il faut sans doute ajouter ceux que prévoyait le devis soumis en 1538 au roi, des couvreurs, des menuisiers, des chaussetiers, des cordiers et des couturiers.

Car, par ailleurs, le rapport de l'espion espagnol montre que l'on suivait strictement en 1541 le programme colonial élaboré trois ans plus tôt. On emmenait un grand troupeau d'animaux reproducteurs, quatre taureaux, vingt vaches, autant de juments et de chevaux, dix porcs, cent moutons et autant de chèvres. Parmi les vivres qu'on embarquait, cent tonneaux de cidre servirent, durant la traversée, à abreuver faute d'eau le bétail.

Aux termes des instructions royales, Jacques Cartier avait réquisitionné pour le transport des bagages les navires terreneuviers. Mais les capitaines s'étaient dérobés, alléguant comme excuse qu'ils avaient leur charge pleine de tonneaux de sel pour les morues, et il avait fallu en laisser partir plus de deux douzaines pour « les Terres-Neufves ».

Jacques Cartier comptait les suivre de près, ayant fixé l'appareillage au 24 avril, pour gagner le Canada, en quatre semaines avec bon vent, en sept semaines dans le cas contraire. Arrivé à destination, il renverrait sept de ses vaisseaux, tant pour donner au roi de plus amples renseignements sur le pays que pour ramener un nouveau convoi.

... Le document que je viens d'analyser, et qu'on lira plus loin, ignoré jusqu'ici des historiens, jeta dans l'émoi la cour d'Espagne et le Conseil des Indes. Le Conseil des Indes décida d'envoyer une ou deux caravelles en éclaireurs du côté du cap Vert en Afrique et du Maranon en Amérique, pour s'assurer de la destination de la flotte [Note : Rapport du capitaine Francisco Sanchez envoyé dans ces parages, où il n'a pas rencontré Cartier. Son voyage dura du 24 août 1541 au 19 janvier suivant (Buckingham-Smith, p. 117)] : pour nous épier de plus près, une autre caravelle devait se glisser parmi nos vaisseaux et naviguer de conserve avec eux [Note : Résolution du Conseil des Indes ; lettre du cardinal de Séville, 10 juin 1541 (Buckingham-Smith, p. 109, 111). Lettre du cardinal de Tolède à l'empereur, 27 janvier 1541 (v. st.) (Arch. de Simancas, Estado Castilla, legajo 53, fol. 333)]. C'est ainsi qu'Ares de Sea fut lancé sur les traces de Jacques Cartier, qu'il suivit jusqu'à l'île des Morues [Note : José Toribio Medina, Una expedicion espanola a la tierra de los bacallaos en 1541. Santiago de Chile, 1896, petit in-8°].

Au milieu des soucis de la désastreuse expédition d'Alger, où il perdait avec son prestige une partie de sa flotte, l'empereur Charles-Quint trouvait le temps de se préoccuper de Cartier. Il écrivait à son ambassadeur en France de pourvoir à ce qu'on ne portât pas atteinte, disait-il, à « nostre service et sheureté de nostre navigation ausdites Indes » [Note : Bougie, 14 novembre 1541 (Häpke, p. 150)]. L'ambassadeur d'Espagne à Lisbonne, chargé d'obtenir contre Cartier la coopération de la flotte lusitanienne, se heurta à une fin de non-recevoir. La terre des Morues où vont les Français est si froide, le mauvais temps si persistant que nous y avons perdu des flottes, répliquèrent le roi et l'infant don Luis. Et ils ajoutaient, espérant que cette diversion nous détournerait du Brésil et des Indes [Note : Lettre de Pellicier à Francois Ier, 18 décembre 1541 (Bibl. nat., Clairambault 570 ; Ch. de La Roncière, t. III, p. 299)] : les Français ne sauraient aller en aucune partie du monde où ils pussent nous porter moins de préjudice, à nous comme à vous [Note : Lettre de l'ambassadeur d'Espagne à Lisbonne au grand commandeur de Léon (Buckingham-Smith, p. 112)]. Les princes portugais n'étaient pas les seuls de cet avis : les Français se trompent s'ils croient trouver là-bas de l'or, disaient en haussant les épaules deux cardinaux espagnols ; sur cette côte stérile, il n'y a pas d'autre richesse que la pêches [Note : Lettres des cardinaux de Séville et de Tolède].

III.

Jacques Cartier était en partance. Je n'ai point l'intention de relater ici son troisième voyage, — on en retrouvera ailleurs tous les détails [Note : Ch. de La Roncière, t. III, p. 317], — mais bien d'en tirer la philosophie. Comment et pourquoi échoua notre première tentative de colonisation ? Viciée d'une tare originelle, elle jetait d'avance le discrédit sur les recrues, en assimilant le colon à un déporté : mais il y eut plus. Une immense désillusion allait couvrir de ridicule l'entreprise, et l'on sait si en France le ridicule tue !

Au jour fixé pour l'appareillage et bien qu'on l'eût retardé jusqu'au 23 mai 1541, Roberval n'étant pas prêt dut laisser prendre à Jacques Cartier les devants. Après son arrivée dans le Saint-Laurent, le pilote malouin renvoya deux de ses navires et désarma les trois autres au confluent de la rivière du cap Rouge sous la protection du fort de Charlesbourg-Royal, hâtivement construit pour l'hivernage. Puis il partit à la découverte en amont du Saint-Laurent. Sa relation de voyage, dont il ne nous est parvenu qu'un fragment, et son atlas de cartes, aujourd'hui disparu, trahissaient le mobile de ses recherches. Ici, au confluent du Saint-Laurent et de l'Ottawa, disait l'atlas, « la terre de Saguenay est riche et abonde en pierres précieuses » [Note : Lettre de Jacques Noël, neveu de Cartier, à Jean Grout. Saint-Malo, 1587 (Hakluyt, Principal Navigations, éd. 1600, t. III, p. 242)].

Ailleurs, près de Charlesbourg-Royal, Jacques Cartier recueillit, sur le bord de l'eau, « certaines feuilles d'un or fin, aussi épaisses que l'ongle », et, sur le plateau, « des pierres comme diamants, les plus beaux, polis et aussi merveilleusement taillés qu'il soit possible à homme de voir, et, — ajoute la relation du voyage, — ils luisent comme si c'étaient des étincelles de feu » [Note : Le troisième voyage des découvertes faites par le capitaine Jacques Cartier, en l'année 1540, dans les pays de Canada, Hochelaga et Saguenay, a été publié en anglais par Hakluyt, Principal Navigations, éd. 1600, t. III, p. 232, et traduit en français par la Société littéraire et historique de Québec, Voyages et découvertes au Canada entre les années 1534 et 1542. Québec, 1843, in-8°, p. 70].

Assailli par les sauvages qui rôdaient continuellement autour du fort et tuaient les ouvriers employés aux constructions, Cartier, las d'attendre plus longtemps Roberval, appareilla pour la France. A peine sorti de la baie du Saint-Laurent, il rencontra le retardataire qui venait de mouiller le 8 juin 1542 au havre de Saint-Jean, à Terre-Neuve. Roberval n'amenait que deux cents personnes, hommes et femmes, matelots et colons. Au lieu de rebrousser chemin avec le gouverneur de la colonie, Cartier se déroba dans la nuit sans prendre congé. C'est qu'en présence du gouverneur, il venait de faire l'épreuve de la poudre d'or qu'il rapportait ; l'épreuve avait été concluante, et il était impatient d'aller mander au roi sa découverte [Note : Le voyage de Jean-François de la Roque, chevalier, seigneur de Roberval, aux pays de Canada, Saguenay et Hochelaga, a été publié de même par Hakluyt et par la Société littéraire de Québec]. Des marins basques, qui péchaient à quelques lieues du havre Saint-Jean de Terre-Neuve, ayant eu vent qu'il avait à bord dix barriques d'or, sept d'argent et sept quintaux de perles et de pierreries, revinrent précipitamment en Espagne, trop tard pourtant pour qu'on pût lui dresser une embuscade [Note : Enquête du 23 septembre 1542 parmi les marins de Fontarabie (Séville, Archivio general de Indias, Patronato real, estante 2, cajon 5, legajo 1/22, n° 16 ; communication de M. Biggar)]. Le Malouin avait échappé aux filets ennemis ; en octobre, il était hors d'atteinte, à l'abri du Vieux-Rocher ; il ne fut pas à l'abri du ridicule.

Sans le nommer, Thevet a conté la cruelle mésaventure qui advint à Jacques Cartier. « En ces hautes montagnes (du Canada) se trouvent certaines pierres retirans en pesanteur et couleur à mine d'or : mais quand on la voulut esprouver si elle estoit légitime, elle ne peült endurer le feu, qu'elle ne fust dissipée en cendre ». Ainsi l'or s'était mué à l'épreuve, non point en un plomb vil, mais en une poussière non moins vile de pyrite de fer. Et quant aux diamants, écoutez la suite : « Au surplus, de petites pierres, faites et taillées en pointe de diamant, proviennent les unes en plainure, les autres en montagnes. Ceux qui premièrement les trouvèrent pensoyent estre riches en un moment, estimans que fussent vrays diamans, dont ils apportèrent abondance : et, de là, est tiré le proverbe aujourd'huy connu par tout : C'est un diamant du Canada [Note : André Thevet, les Singularitéz de la France antarctique, éd. P. Gaffarel. Paris, 1878, in-8°, p. 429, ch. LXXX] ». En France, tout finit par des chansons ou des bons mots. Un éclat de rire mit fin à notre odyssée canadienne.

Et quand, à peine installé à Charlesbourg-Royal, qu'il baptisa France-Roy, Roberval renvoya en France le lieutenant Senneterre pour querir un convoi de secours, François Ier, au lieu d'expédier de nouveaux colons, donna ordre de rapatrier les autres. Ce fut Jacques Cartier qui fut chargé, — suprême épreuve, — de cette liquidation après faillite. Parti d'Europe en juin 1543, il était de retour huit mois après, avec Roberval. Au Canada, il n'y avait plus un seul Français. A Saint-Malo, Jacques Cartier rentra dans l'ombre. Quant à Roberval, il obtint le monopole de l'exploitation, en France, de « toutes mynes, mynières et sustances terrestres, tant métalicques que aultres » [Note : Lyon, 30 septembre 1548 (Bibl. nat., ms. franç. 5085, fol. 271 ; Ch. de La Roncière, t. III, p. 329)]. Mais « l'expérience qu'il avoit en choses cachées et secrettes, mesmes aux mynes » [Note : Lettres de Charles IX donnant pour successeur à Roberval, comme « grand maître, superintendant et général réformateur sur le faict des mynes », le capitaine de marine Estienne de Lescot, 10 mai 1562 (A. Lefranc, les Navigations de Pantagruel, p. 274)], ne lui servit pas plus à faire fortune qu'elle ne lui avait permis de discerner l'erreur de Jacques Cartier en fait de minéralogie.

 

APPENDICE.
Rapport d'un espion espagnol sur les armements
de Jacques Cartier.

[Note : Arch. impériales de Vienne, Papiers de Charles-Quint, PA 41, fol. 437-438 ; publié par Rudolf Häpke, Der erste Kolonisationsversuch in Kanada (1541-1543), Sonderabzug aus Hansische Geschichtsblätter, 1911, 2 Heft, p. 447. La difficulté de se procurer cette publication m'a porté à rééditer ce texte, après l'avoir collationné sur l'original]
[Saint-Malo, avril 1541.]

Il y a dois Sainct Malloz sept cens soixante lieues et dois lesdites Terres Neufves jusques à Canada, où l'on entend conduire ladite armée, aultres six cens. Et fault necessairement passer par les Terres Neufves. Ledit Canada s'affronte aux Indes de l'empereur et certainement c'est ung cap d'icelles. Car où veullent prendre port les navires du roy très chrétien tumbe une grande rivière d'eauue doulce venant desdites Indes. Et de cela est bien asseuré Jaques Quartier, ainsi que Rolet Morin.

L'ordre qu'ilz entendent garder pour descouvrir la terre est que, quant ilz arriveront au port, que Jaques Quartier a desja descouvert, ilz laisseront leurs navires là et feront XVIII ou XX petitz basteaulx à reme, moindres que brigantins, qui pourront pourter chascun d'eulx six ligieres pieces d'artillerie de fer, qu'ilz ont fait faire expressément, afin de moins charger les vaisseaulx.

Les soldatz et mariniers pourteront harcquebouzes, arbalestes et rondeles, pour ce que les saulvages, qui sont ceulx du pays. tirent avec arcz et nagent soubz l'eauue bien deux lieues.

Quant ceulx de ladite armée seront arrivéz en terre ferme, ilz chercheront des mines d'or, d'argent. Et est Jaques Cartier certainement informéz par les mesmes saulvages qu'il en y a grande quantité.

En ce que touche la navigacion et le descouvrir terre, Roberval et tous les aultres obeyront audit Jaques Quartier. Et quant la terre sera conquise, ledit Roberval demeure general pour le roy et ordonnera des édifices, fortifications, provisions et aultres choses neccessaires.

Le nombre des vaisseaulx pour ceste navigation sont dix, tous aux fraiz et à la charge du roy. Lequel n'a voulu que particuliers quelconques armassent avec luy. Entre iceulx vaisseaulx est ung galion du port de septante tonneaux ; deux navires, l'une de six vingtz, l'aultre de cent et dix tonneaulx, et sont ces trois pieces au roy. Il y a deux navires de Jaques Quartier, chacune de nonante tonneaulx, et une d'ung aultre marchant de Sainct Malloz de quatre vingtz tonneaulx. Ces six pieces sont audit Saint Maloz [Note : L'Hermine et l'Émerillon, que François Ier avait donnés à Jacques Cartier, le Georges, le Saint-Briac et un cinquième bâtiment devaient seuls appareiller avec Jacques Cartier] ; les trois près de la tour de Polidor, que sont desja chargées de tout, hors mis d'artillerie. Les aultres trois sont joignant la ville et n'avoient encores commencé de charger le XXIXe du mois passé. Pour le compliment des dix pieces susdites, fault encores quattre navires, que Roberval amaine de Rouhen et de Honnefleur, chargées de trois cens hommes de guerre, et debvoient arriver le VIIIme du present mois d'apvril. Lesdits navires sont de port chacune de nonante à cent tonneaulx [Note : La Marie, dite la Lèchefraye, avait effectivement de 80 à 100 tonnes, la Valentine 92, la Sainte-Anne ou l'Anne 80. Mais elles ne furent frétées que le 19 juin à Honfleur (arch. du château de Roberval ; abbé Morel, Jean-François de la Roque, p. 284)]. Et sont iceulx dix vaisseaulx faitz tous neufz despuis deux ans en ça.

Le roy paye à chacun navire qu'il emprunte six vingtz francs par mois et leur avance l'on quatre mois, et s'oblige à eulx Jaques Cartier de les paier au mesme pris s'ilz demeurent plus longuement en ce voyage.

Ledit Jaques Quartier maine avec luy quatre cens mariniers et vingtz maistres pillotz, les meilleurs qu'il a sceu choisir en Bretaigne, et les peult prandre comm il luy plaît. Car le roy commande à tous ceulx qu'il eslira d'y aller à peine d'estre banny de ce royaulme et de prandre tous leurs biens.

Il maine aussi vingt ouvriers à. faire basteaulx et les paye, selon qu'ilz sont ; au moindre, il donne cinq francs par mois, à aultres huit, dix, douze. quinze et jusques à vingt. Il avance à deux cens de ses mariniers à chacun quatre mois, aux aultres ung an entier et leur donne à tous ung habillement de livrée blanc et noir, et toutes manières de victuailles neccessaires pour aller, sejourner et retourner aux fraiz dudit seigneur roy.

[Roberval a charge. des trois cens hommes de guerre, de soixante massons et charpentiers, dix hommes d'église, trois médecins et dix barbiers.]

L'on ne scait s'il y va gentilzhommes aultres que Savonnières [Note : Pierre Du Plessis, sieur de Savonnières, de Liancourt et de Rouvray, était le fils d'un maître d'hôtel du roi, général des finances en Languedoc (Catalogue des actes de François Ier, t. II, p. 195 ; III, p. 495 ; IV, p. 44, etc.). M. Häpke avait lu Saineterre] et deux de Bretaigne paouvres ont fait quelque meurtre, dont ilz feront, en ce voyage la penitence. Ledit Savonieres est celluy qui tint camp à Paris contre le frere d'Eschanay [Note : Les Dinteville, Gaucher, Guillaume, Jacques ou Jean de Dinteville, étaient tous seigneurs d'Échenay et vivaient tous à la cour comme écuyers d'écurie ou chambellans du roi. Accusé de sodomie par Savonnières, Gaucher fut assigné par le roi le 1er janvier 1539 à défendre son honneur en combat singulier. Savonnières se présenta seul « au chasteau du Louvre, lieu dressé pour combattre ». Et il fit traîner les armes de son adversaire défaillant jusqu'au cimetière Saint-Jean, où le bourreau les pendit (Cronique du roy Françoy Ier, éd. G. Guiffrey. Paris, 1860, in-8°, p. 258)], son cousin germain, et a esté condempné d'aller en ce voyage, pour ce qu'il oultragea en la sale de monseigneur d'Orleans, comme l'on ditt, ung maistre d'hostel de monseigneur le Daulphin et ung aultre dudit d'Orleans. frères, surnomméz de Pierrevive. Il maine avec luy vingt ou XXV compagnons, qu'il dit estre gentilzhommes. Mais, à ce qu'on m'en rappourte, ilz le semblent assés mal, hors mis deux ou trois. Il dit qu'il y aura cent et soixante gentilzhommes en la compagnie. Mais les aultres advis ne respondent au sien, mesmes de Monsieur de Corvel et dudit Rolet Morin, qui scavent et. entendent tout le discours de ceste emprinse et dient que le nombre ensemble, tant de soldatz que mariniers, ouvriers et aultres, sera de huit à neuf cens personnes.

Le galion et trois des navires vous moins chargéz que les aultres, sinon d'artillerie et des meilleurs gens de guerre, pour soubstenir le faiz s'ilz rencontrent à qui parler en chemin. Les aultres vont aultant chargées qu'elles en peuvent endurer, et pourtent vivres pour trois ans, pain, vin, lardz, chair sallée, huille et beurre.

Ilz pourtent quinze cens lardz, huit cens beufz et vaches salléz et seichéz en l'air, cent tonneautx de froment, dont une partie sera pour semer, deux cens pippes de farine, vingt pippes de moustarde, vingt d'huille et aultant de beurre. Tout le reste se pourte en biscuyt, deux cens tonneaulx de vin et cent de citre. Ilz maynent aussi vingt vaches vives, quatre thoureaulx, cent brebis et moutons, cent chievres et dix pourceaulx, pour les foire multiplier au pays où ilz vont, et avec ce vingt chevaulx et jumentz pour charrier les choses neccessaires à edifier et fortifier. Ilz pourtent semblablement des charrettes faictes et tout leur equipage et aussi des utilz à labeurer la terre et vingt hommes laboureurs ; davantage, ilz conduisent beaucoup de bonne artillerie, que ledit Roberval amaine dedans les susdites quatre navires, avec aussi quatre cens hacqueboutes, deux cens rondelles, deux cens arbalestes et plus de mille que picques que hallebardes.

Encores pourtent ilz davantage cinquante tonneaulx plains de fer et tous les utensilz et instrumens neccessaires à dix serruriers et mareschaulx qu'ilz mainent.

En chacun navire y a deux molins à bras pour s'en servir si mestier est.

Ilz ont deliberé de renvoier sept des susdites navires quant ilz seront arrivéz à Canada, afin de donner au roy plus ample advertissement de la terre et à ce que lesdits navires retournent, s'il est besoing, chargéz de victuailles et de gens. Pour ceste cause, à une partie des vaisseaulx et mariniers ne se fera avance que de quatre mois et aux aultres, que demeurront, d'ung an.

Le parlement de l'armée est resolu à huit jours après Pasques et font compte d'arriver à Canada en quatre sepmaines, si le temps leur est bon, ou à plus tard en sept sepmaines. Jaques Quartier a voulu arrester les navires des marchans qui vont aux Terres Neufves et les charger de quelques choses neccessaires à ladite armée. Mais ilz s'en sont exeuséz, par ce qu'ilz sont desjà tant plains qu'il est possible de tonneaulx à mettre les tonnines de sel à saller le poisson qu'ilz vont charger et d'aultres cas pour leur usaige. En fin ilz ont este licenciéz et desjà sont alléz esdites Terres Neufves ceste année plus de vingt et quatre navires.

(Charles de La Roncière).

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