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LA LIEUE DE GREVE 

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On appelle ainsi la vaste étendue sableuse (4 km de long, un estran large de plus d’un kilomètre), largement ouverte vers le Nord, qui s’étend de Saint-Michel-en-Grève à Saint-Efflam, ce dernier lieu étant un village de la commune de Plestin-les-Grèves. Une faible partie du littoral dépend de la commune de Tréduder. La pente de l’estran y est très faible, en moyenne inférieure à 1%, à peine plus forte en haut d’estran qu’en bas (la carte de l’I.G.N. est fautive sur ce point, car elle place le zéro des cartes topographiques très près du trait de côte, alors qu’il en est à environ 500 m). La Lieue de Grève est très propice à l’échouage de tout ce qui flotte sur et dans la mer : elle a reçu en abondance les hydrocarbures de l’Amoco-Cadiz, et elle reçoit chaque année (du moins depuis une vingtaine d’années) des apports importants d’algues vertes (Ulves) qui sont ici appelés « marée verte » et constituent une nuisance importante.

La Lieue de Grève, dont le sable est assez riche en débris coquilliers, a été depuis longtemps, et jusqu’en 1996, exploitée par les agriculteurs de la région comme source de sables destinés à amender les terres. Au début de ce siècle, ses rives ont été précocement utilisées par le tourisme balnéaire. Mais celui-ci s’est, depuis, moins bien développé ici qu’ailleurs, et il ne permet pas aujourd’hui de fonder l’économie locale sur les activités de loisir.

HISTOIRE DE LA LIEUE DE GREVE

Divers documents permettent de reconstituer l’histoire géomorphologique de la Lieue de Grève, avec précision depuis deux siècles, avec une bonne approximation depuis deux millénaires. Au début de l’époque gallo-romaine, la voie romaine qui partait du Yaudet vers l’Ouest traversait, apparemment la plage au voisinage du tracé actuel de la laisse de basse mer de vive-eau moyenne, très probablement à la faveur d’un cordon littoral dont il ne reste rien, mais qui protégeait un marais dont il reste des tourbes et des troncs d’arbres (rarement visibles, mais qui sont parfois dégagés par les migrations du sable). Cette « forêt submergée » a été signalée pour la première fois en 1811. Probablement vers la fin du IIIème siècle, la construction d’une autre route, contournant la grève par l’intérieur des terres, suggère que la montée du niveau de la mer avait rompu le cordon littoral.

Au Vème siècle, la barque de Saint-Efflam est dite s’être échouée sur un rocher depuis couronné d’une croix, mais ce qui reste de cette croix est aujourd’hui entouré de sable, ce qui indiquerait un fort apport de sable depuis cette époque. Le moignon de la croix était même, à la fin de Février 1993, couvert d’une trentaine de centimètres de sable, à la suite d’une importante migration de sable vers le niveau de mi-marée ; on a pu retrouver le rocher, à plus d’un mètre sous la surface du sable, lors du sondage entrepris à l’occasion de l’extraction du moignon de croix en vue de la fabrication d’une croix neuve ; la légende disait donc vrai.

Saint-Michel-en-Grève : la Lieue de Grève

Depuis le XVIIème siècle, on a des indications cartographiques sur l’évolution du paysage. La carte de Tassin (1634), fort inexacte du point de vue géométrique, mais fiable quant à la présence ou l’absence des objets géographiques, indique deux îles en bord de côte, près du Grand Rocher.On peut aisément deviner la place exacte et la forme de ces îles, parce que, détruites plus tard, elles se sont reconstituées ensuite, par l’action des mêmes agents qui les avaient créées une première fois.

Dans l’intervalle, les divagations du Yar (la petite rivière qui se jette à l’Est du Grand Rocher) et sans doute aussi des variations dans l’incidence des houles dominantes, avaient provoqué la disparition de ces îles. Leur reconstitution s’est faite par l’intermédiaire d’une flèche littorale ancrée à l’Ouest, qui rejetait devant le bourg de Saint-Michel-en-Grève l’embouchure du Yar.

La grande route royale passait sur la plage, allant en ligne droite de Saint-Michel-en-Grève à Saint-Efflam, ce qui permettait de voir venir de loin les brigands souvent installés sur le Grand Rocher. Mais du coup on ne pouvait passer qu’à marée déjà pas mal descendue, ce qui obligeait à attendre à l’un ou l’autre bout (dans un débit de boisson, bien entendu). Par contre, à marée montante, il fallait calculer son coup : si dans le sens Est-Ouest, il n’y avait aucun danger, dans l’autre sens, on arrivait à Saint-Michel-en-Grève en ayant, au dernier moment, à traverser à gué l’estuaire du Yar, qui passait au ras du mur du cimetière. Si on avait un peu de retard, la marée s’y engouffrait déjà, avec un courant violent, parce qu’il était resserré par la pointe de la flèche littorale. Plusieurs noyades individuelles ou collectives eurent lieu pendant la première moitié du XIXème siècle, d’autant plus spectaculaires qu’elles se déroulaient à proximité immédiate de Saint-Michel, sous l’œil des habitants qui n’avaient aucun moyen de porter secours aux victimes, puisqu’ils en étaient séparés par la rivière. Cette situation a brusquement cessé vers 1840, quand le Yar a rompu la flèche près de sa racine pour aller directement à la mer, état que figure la première édition de la carte de l'Etat-Major. Mais la peur suscitée par la traversée de la Lieue de Grève a subsisté au moins jusqu’à la fin du siècle….

Voir Saint-Michel-en-Grève La traversée de la lieue de grève et ses drames.

Cette peur était traduite, notamment, par l’assertion très répandue (on la retrouve dans une bonne dizaine de guides touristiques de la fin du XIXème siècle et du début du XXème ) selon laquelle la mer monte ici « à la vitesse d’un cheval au galop ». Bien entendu, c’est très exagéré : comme aux plus grandes vives eaux il n’y a qu’1,5 km entre la laisse de basse mer et le niveau de mi-marée, et que le marnage est alors de 10 m (dont 5 m en-dessous du niveau de mi-marée), la pente entre la laisse de basse mer et le niveau de mi-marée est de 3,3%, ce qui est assurément très faible. Mais l’heure qui encadre la mi-marée n’assure que le quart de la montée totale, soit 2,5 m, et sur une pente de 3,3% cela fait une avancée de 750 m seulement, pendant cette heure-là.

Pendant la seconde moitié du XIXème siècle, l’île qu’indique la première édition de la carte de l’Etat-Major a été entièrement détruite par la mer, et une bonne partie des dunes cadastrées en Plestin, et de celles que le cadastre de Tréduder indique (sans leur affecter de numéros de parcelles) comme n’étant jamais couvertes par la mer ont également été détruites. La mer a donc fait très rapidement reculer le rivage pendant cette période, mais il s’agissait d’une forme jeune, puisque construite au cours du XVIIIème siècle. Les flèches littorales sableuses sont d’ailleurs, de façon générale, très changeantes, avec des évolutions cycliques. Ici l’on peut suivre un cycle et demi :

Création de la flèche : vers le début du XVIème siècle ? Première moitié du XVIIIème.

Allongement extrême : fin du XVIème siècle ? Seconde moitié du XVIIIème.

Rupture et création d’îles : avant 1634.   Vers 1840.

Destruction des îles : fin du XVIIème siècle. Seconde moitié du XIXème.

L’étonnant est que nous n’ayons pas eu un nouveau cycle, commençant au début du XXème siècle. C’est qu’on a changé les conditions naturelles, par la construction de la route littorale, par l’extraction du sable au titre des amendements marins, et par la création de murs ou d’enrochements qui forment réflecteurs pour les houles. Plusieurs fois, on a assisté à la création d’un embryon de flèche littorale, s’ancrant sur le Grand Rocher et commençant à repousser vers l’Est le courant issu du Yar : la dernière fois, c’était en 1987, mais l’amas de sable créé très en avant du rivage n’a même pas été jusqu’à se couvrir de végétation, il a été détruit avant. Cependant, il est fort possible qu’un jour une série de coïncidences permettent la reconstitution de cette flèche, ce qui n’est pas souhaitable, du reste, en raison des dangers qu’elle créerait pour les baigneurs et les promeneurs .

Saint-Michel-en-Grève : la Lieue de Grève

La flèche littorale, une fois rompue, a progressivement reculé jusqu’à se fondre avec le littoral de terre ferme, et ensuite la mer a pu, là où les collines viennent jusqu’à elle, les attaquer en falaise. Mais, sur les communes de Saint-Michel-en-Grève et de Tréduder, la falaise a rapidement été isolée de la mer par la construction d’une route littorale. Constituée de loess au sommet, de dépôts colluvionnés ou soliflués sur les deux tiers inférieurs (il y a probablement une plage ancienne à la base, mais je ne l’ai jamais vue près de Saint-Michel, ne la connaissant qu’en Plestin, un peu à l’Ouest du Yar), elle n’en continue pas moins à reculer, par le simple jeu de l’évolution continentale, s’éboulant, parfois s’effondrant, lors des fortes pluies. Simplement, le nettoyage de la base de la falaise, qui est l’agent essentiel du façonnement des falaises, est ici assuré par l’Equipement au lieu de l’être par les houles….

Sur la commune de Plestin les Grèves, la mer n’a jamais fait reculer le littoral jusqu’à la falaise morte quaternaire au cours des siècles, il est toujours resté un peu de dune de part et d’autre du Grand Rocher. La présence de la route, obstacle solide, est sans doute pour quelque chose dans ce moindre recul.

 

LES FLANCS DE LA BAIE

Les falaises rocheuses, plus ou moins couronnées de dépôts quaternaires (jusqu’au point, parfois, que, dans certains points comme Toul ar Vilin, seule la base de la falaise est rocheuse, sur moins d’un mètre, avec une dizaine de mètres de Quaternaire au-dessus), qui forment les deux flancs de la Lieue de Grève reculent en général avec modération, au point qu’aucun recul n’est mesurable par la comparaison des cartes anciennes avec l’état actuel. Celles de la Pointe de l’Armorique sont d’ailleurs protégées, aujourd’hui, par la jetée construite au port de Beg Douar, qui réduit la vigueur des houles qui les frappent (et en modifient l’incidence). Elles ont d’ailleurs été autrefois modifiées par l’extraction de roches en bord de mer, au lieu dit " Les Carrières ". Celles du flanc Nord-Est sont encore affectées par un certain recul.

 

LE FOND DE LA BAIE

Si les flancs de la baie sont rocheux, et abrupts, le littoral Sud est composé de plusieurs segments qui se comportent très différemment :

à Saint-Efflam, une côte d’accrétion, probablement sableuse et dunaire à l’origine, avec une dépression un peu humide derrière, au pied de la falaise morte pléistocène, est maintenant bordée de galets (dont la dérive littorale vers l’Est est freinée par quelques épis ou escaliers) dont la tradition locale dit qu’ils proviennent des déchets d’une carrière située sur le flanc de la baie. Une carte postale éditée par Le Bozec, n° 4, antérieure à 1908, intitulée " En allant aux Carrières " montre d’ailleurs des cailloux très anguleux. Aujourd'hui, non à cet endroit précis qui a été remblayé pour former un terre-plein gazonné, mais un peu plu loin, il n’y a que de vrais galets.

à l’Est de Saint-Carré, ancien îlot occupé par une chapelle, la côte est restée sableuse, et n’est pas particulièrement attaquée par la mer : depuis 1774, elle a un peu changé de tracé, mais les avancées compensent les reculs, et simplement le débouché du ruisseau a été un peu repoussé vers l’Est.

le Grand Rocher (Hirglas, ou Roc’h ar Laz, ou Roc’h Karlès) est un promontoire imposant par sa hauteur, mais assez peu saillant en plan, précédé d’un infime platier rocheux ; il était battu directement par la mer jusqu’à la construction de la route, dans la seconde partie du XIXème siècle, puis, lorsqu’on a construit la route en empiétant sur la mer (et en retaillant un peu l’escarpement rocheux), on l’a protégée par un mur maçonné, incliné à 45° environ. Quand on a doublé la route par une voie de chemin de fer départemental, l’ingénieur Harel de la Noë, chargé de la construction de cette voie, a conçu pour elle une protection plus efficace : c’est un mur de béton, ancré tantôt dans le platier, tantôt dans le haut du mur incliné.

Saint-Michel-en-Grève : la Lieue de Grève

Construite en 1916 avec comme main d’œuvre des prisonniers de guerre allemands, cette paroi, d’abord verticale, devient concave au sommet, et dépasse la verticale pour revenir en surplomb ; cela renvoie chaque vague vers le large, où elle se heurte à la vague suivante et réduit d’autant l’énergie de celle-ci. L'ingénieur a donc ici retourné au profit de la défense du littoral l'énergie mise par la mer pour l’attaquer. Par pleine mer de vive-eau et houle longue, l’eau gerbe jusqu’à une dizaine de mètres de hauteur, s’élevant au ras du visage des spectateurs accoudés à la rambarde, comme un mur d’eau translucide, pour aller retomber au large sans asperger (sauf rafale de vent) les spectateurs. Il y a toujours du monde accoudé là par ce type de temps, et on passe là en voiture sans aucun risque, même par gros temps.

On ne peut en dire autant du secteur suivant, de part et d’autre de l’embouchure du Yar. En effet, on a un peu rectifié le tracé de la route, il y a une dizaine d’années, et on l’a protégée par un enrochement. Il s’agit d’un amas chaotique de blocs de granit bruts, entassés en avant d’un mur vertical qui borde la route. De ce fait, contrairement à ce qui se passait avant, la moindre houle par pleine mer de fort coefficient frappe le bas de l’enrochement, est rendue turbulente par l’irrégularité de l’obstacle, brise et éclate, et projette sur la route (et sur les voitures qui passent) des paquets de mer (ainsi que des algues et du sable), ce qui rend dangereux ce segment de route. On doit nettoyer la route après chaque pleine mer de vive-eau, s’il y a eu de la houle ; et le phénomène se produit même avec une houle très faible, dès lors que sa période est supérieure à 11 secondes. Ici, rien n’a été fait pour utiliser l’énergie de la mer, on s’est borné à la contrer en lui opposant un obstacle mal étudié.

le dernier secteur, du ruisseau du Roscoat à l’entrée de Saint-Michel-en-Grève, est au contraire sableux, et devant la route construite au pied de l’ancienne falaise, le sable s’est accumulé : là où les cartes postales du début du siècle montrent un versant raide, et parfois l’entaille en micro-falaise des banquettes pré-dunaires, la pente du sable maintenant vient mourir doucement contre le talus bordant la route, et d’année en année la végétation dunaire se développe et progresse aux dépens du haut de plage : grâce aux vents de terre, les tempêtes de Février 1990 ont ici fait monter le sable, et les vagues déferlant sur la banquette dunaire y ont apporté 5 à 6 cm de sable frais. Il en a été de même à plusieurs reprises depuis lors, et la dune n’a pas cessé de s’élargir et de s’épaissir. 

enfin, dans la partie aménagée de la plage, devant les maisons bordant la route à l’entrée du bourg de Saint-Michel, la même comparaison entre cartes postales anciennes et situation actuelle montre que des rochers épars qui saillaient autrefois d’environ deux mètres ne dépassent plus guère que d’une trentaine de centimètres.

[publié avec l'aimable autorisation du Professeur Pinot]

Saint-Michel-en-Grève : la Lieue de Grève

Prélèvements de sable sur l'estran et rivage menacé

La Lieue de Grève

dans la seconde partie du XIXème siècle

(publié avec l'aimable autorisation de Louis Chauris, géographe, et de la Société d' Emulation des Côtes-d'Armor)

Périodiquement, la presse se fait aujourd'hui l'écho des différents, parfois vifs, qui opposent les cultivateurs aux associations de protection de la Nature au sujet des prélèvements de sable sur l'estran en vue de l'amendement des terres. Pour les premiers, ces extractions sont indispensables au succès de leurs entreprises agricoles; selon les seconds, lesdites extractions, continuellement poursuivies, sont l'une des causes majeures du recul du trait de côte, les apports naturels en sédiments venus du large ne compensant pas les prélèvements; ces exploitations peuvent aussi menacer les infrastructures routières littorales ainsi que les habitations riveraines. Récemment, le cas de la baie de Goulven dans la Ceinture dorée (Pays de Léon) a défrayé la chronique. En fait, le problème, fort complexe, ne date pas d'aujourd'hui. Il s'était déjà posé avec acuité dans la seconde partie du XIXème siècle, en baie de Lannion, sur la Lieue de Grève. C'est sur ce cas que nous désirons attirer ici plus particulièrement l'attention.

La Lieue de Grève …

Entre les pointes de Beg Douar et de Beg ar Forn, la partie méridionale de la baie de Lannion se termine par une longue plage sablonneuse dont la concavité régulière est quelque peu interrompue, vers sa partie médiane, par le promontoire du Grand Rocher. Connu sous le nom de "La Lieue de Grève", le large estran livrait encore, au début du XIXème siècle, passage, à marée basse, entre Saint-Efflam et Saint-Michel, au grand chemin reliant Morlaix à Lannion. Aux approches de Saint-Michel, le parcours pouvait devenir périlleux, à marée montante, par suite du franchissement obligé d'un chenal assez profond.

Ultérieurement, comme on peut le constater sur la carte d'état major au 1/80 000, remontant aux environs de 1850, la liaison Saint-Efflam-Saint-Michel allait s'effectuer par un chemin de "Grande Communication" suivant les dunes qui bordent le rivage.

Saint-Michel-en-Grève : la Lieue de Grève

Comme l'indique l'ingénieur des Ponts et Chaussées Tarot, dans un rapport en date du 13 novembre 1880 (Archives départementales du Finistère 2 S 397), "jusqu'à une époque encore fort récente, la route était séparée de la mer par une vaste étendue de terrains sablonneux qui n'étaient recouverts que par les hautes mers d'équinoxe, et dont une partie était même entièrement soustraite à l'action des eaux : ces terrains étaient cadastrés". L'ingénieur ajoute qu' "à cette époque également, le ruisseau qui se jette au fond de la baie, au lieu de gagner directement la mer, s'était tracé un chenal le long de la route qu'il suivait jusqu'au village de Saint-Michel".

… soumise à des prélèvements de sable immémoriaux…

Toujours selon l'ingénieur Tarot, les cultivateurs venaient, "de temps immémorial", extraire du sable sur la grève de Saint-Michel. Bien qu' "assez pauvre en principes fertilisants", ce sable s'avérait "indispensable comme amendement dans cette région granitique". Avec l'amélioration des chemins et le développement du réseau vicinal, les prélèvements allaient prendre "dans ces derniers temps, un accroissement fatal à la conservation du rivage maritime". Et l'ingénieur d'expliciter son opinion : les terres sablonneuses, affouillées "s"affaissèrent peu à peu et disparurent sous les eaux" ; plus grave, "en une nuit de tempête, le ruisseau qui se jetait à Saint-Michel, rompit la barrière des dunes et s'ouvrit un chemin direct vers la mer qui vint battre les talus même de la route".

… entraînant une succession d'arrêtés contradictoires

Des intérêts opposés – ceux des agriculteurs et ceux des Ponts et Chaussées – entraînent ainsi un redoutable dilemme qui permet de mieux comprendre, fait surprenant au premier abord, les modifications successives des arrêtés pris par l'Administration. Le 31 juillet 1856, un arrêté du préfet maritime prohibe l'enlèvement des sables à moins de 100 m du rivage. Mais à peine plus de deux ans plus tard, ledit arrêté est remplacé par celui du 21 septembre 1858 qui réduit cette limite à 30 m seulement, "sans doute …dans le but de favoriser l'agriculture, c'est-à-dire de permettre aux cultivateurs de prendre plus près de la route et à toute heure de marée, les sables…d'une grande utilité" (rapport du 10 juillet 1880, Affaires maritimes de Lannion).

Ultérieurement, suite aux rapports qui lui étaient faits par les agents du service vicinal, l'autorité départementale demande "à faire revivre l'état des choses existant antérieurement à 1858". Le 31 octobre 1873, un nouvel arrêté reporte alors la limite pour l'enlèvement des sables à 100 m, "mais seulement pour la partie de la grève comprise entre Pont ar Yar (point situé à mi-distance de Saint-Efflam et de Saint-Michel) et le mur de soutènement à la sortie du bourg de Saint-Michel". Toujours sur la demande de l'autorité départementale, cette interdiction est ensuite étendue "à l'autre partie de la grève depuis Saint-Efflam jusqu'à Pont ar Yar", par un autre arrêté du préfet maritime en date du 15 août 1874.

Il semblait en effet à l'Administration que les apports de sable par la mer et par le vent n'étaient pas suffisants "pour garantir la route contre les envahissements de la mer lorsque la limite de prohibition à 100 m, voir se reconstituer les dunes qui étaient autrefois la protection naturelle du chemin". En 1880, on pouvait constater dans toute la grève, "un exhaussement du sable très sensible, mais cependant pas assez considérable encore pour qu'on puisse considérer la route comme étant à l'abri des atteintes de la mer, si la prohibition existant aujourd'hui n'était pas maintenue (rapport du 10 juillet 1880, Affaires maritimes de Lannion)". Le rapport que nous citons fait toutefois remarquer que l'exhaussement du sable n'est pas seulement dû à ce que les extractions ne s'effectuent plus qu'à 100 m du rivage, mais aussi et surtout "à ce que les cultivateurs qui se rendaient autrefois en si grand nombre à la grève Saint-Michel, n'y viennent plus que …. rarement, surtout ceux de l'intérieur qui ne calculent pas les heures de la haute mer et ne veulent pas s'exposer à une trop longue perte de temps".

En fait, selon l'ingénieur Tarot, si l'interdit des extractions de sable à une distance de la route inférieure à 100 m, "préserva la route d'une ruine immédiate", l'expérience devait établir qu'il était insuffisant, si bien que "d'importants travaux de défense durent être entrepris pour la protection de la route". Or, nonobstant ces interventions dispendieuses, voici qu'à la demande du préfet des Côtes-du-Nord, en date du 6 juillet 1880, le préfet maritime prenait, le 12 juillet, un nouvel arrêté qui réduisait, comme antérieurement, à 30 m la largeur de la zone de protection…

Un arrêté jugé désastreux

Selon les termes mêmes de l'ingénieur Tarot, ce dernier arrêté paraît "désastreux à tous les points de vue". Dans son rapport du 13 novembre 1880, l'ingénieur, après avoir rappelé que "la mer est loin de compenser par ses apports le déficit qu'éprouve la grève", résume les dommages causés par les extractions. La suppression de la barrière dunaire a exposé directement la route à l'action des eaux qui "les jours de tempête enlevèrent les talus et la chaussée sur des longueurs parfois considérables" : c'est ainsi qu'en 1873, 250 m de perrés ont été détruits en une seule journée! Par ailleurs – du fait de la construction de la route sur le sable – le niveau de la grève s'abaissant de façon continue par les extractions, "le sous-sol de la route s'affaisse peu à peu, filtre pour ainsi dire à travers les perrés et se répand sur la grève où il est enlevé… par les agriculteurs". Selon l'ingénieur, "cet effet se produit… d'une façon si rapide, qu'après chaque grande marée, on peut remarquer des affaissements dans la chaussée".

Travaux inutiles

Toujours selon l’ingénieur, de nombreux travaux ont été exécutés en vue d’enrayer les dégâts : murs à pierre sèches et perrés maçonnés, protégés par des enrochements. Mais force est de constater que les ouvrages « n’ont réussi que sur quelques points du rivage où le rocher s’avance dans la mer et où les murs ont pu s’appuyer sur de solides fondations, partout ailleurs les murs ou les perrés ont disparu lorsque le sol leur a manqué ». En fait, et l’ingénieur le souligne avec force, « il n’existe qu’un seul remède pratique à cette situation : c’est l’interdiction absolue de l’enlèvement du sable pendant quelques années et, plus tard, le maintien d’une zone de protection de cent mètres au moins de largeur ». L’ingénieur est bien conscient du fait que cette mesure soulèverait « de violentes réclamations », mais se doit d’ajouter : « Quelque pénible qu’elle paraisse au point de vue des intérêts agricoles, il viendra un temps où elle s’imposera d’elle-même; malheureusement alors il sera trop tard, et les dommages causés au rivage….seront devenus irrémédiables ».

Dépenses prévisibles

Dans une lettre en date du 16 juillet 1880 – c’est-à-dire immédiatement consécutive à l’arrêté du préfet maritime du 12 juillet, réduisant, comme nous l’avons vu, la zone de prohibition à 30 m, le préfet des Côtes-du- Nord faisait connaître à son collègue du Finistère que la route Morlaix-Lannion, au fond de la baie de Saint-Michel-en-Grève, « allait exiger des travaux considérables de réparation et de consolidation » par suite de la mise à exécution du tout récent arrêté. Il lui rappelait que cet arrêté avait été pris également sur les instances du Conseil Général du Finistère et que, par suite, il y avait lieu de demander à cette assemblée de voter des fonds de concours, qu’à diverses reprises, elle s’était engagée à fournir.

Suite aux renseignements qui lui ont été communiqués par le service vicinal des Côtes-du-Nord, l’ingénieur Tarot indique que « la dépense annuelle dans cette partie du Chemin de Grande Communication [….] pour l’entretien et la conservation des ouvrages qui la défendent est d’environ 2 000 francs ». Mais c’est pour ajouter aussitôt qu’on prévoit « dès aujourd’hui une dépense supplémentaire de 20 000 franc pour le développement des travaux de protection ». L’ingénieur fait par ailleurs remarquer que « c’est calculs supposent qu’il ne surviendra aucune dégradation extraordinaire ». Or, nulle route plus que celle-là n’est exposée aux avaries de toute nature. Les sommes indiquées plus haut ne seront à l’évidence « que des minima que l’on sera souvent exposé à dépasser ». Comment calculer les parts respectives des dépenses entre les départements du Finistère et des Côtes-du-Nord dont les agriculteurs bénéficient des sables de la Lieue de Grève ? L’ingénieur propose de se baser, pour leur répartition, sur l’étendue des territoires qui peuvent utiliser ces amendements, à savoir selon un rapport de 1 à 5, pour le Finistère et les Côtes-du-Nord. « Ce serait donc le sixième de la dépense que le département du Finistère prendrait annuellement à sa charge ». L’ingénieur suggère toutefois, par mesure de prudence et en vue de sauvegarder les intérêts du Finistère, « de ne voter qu’une subvention fixe qui pourrait être, par exemple, de 500 francs par an, chiffre un peu supérieur au sixième de la dépense annuelle d’entretien ». Et l’ingénieur de conclure : « Le département éviterait ainsi de s’engager dans des dépenses aléatoires dont le montant pourrait quelquefois dépasser toutes les prévisions ».

Il semblerait que cette suggestion ait été retenue. En effet, une lettre de l’ingénieur en chef du Finistère (Victor Fenoux) au préfet de ce département, en date du 25 septembre 1882, annonçait qu’un mandat de 500 francs – représentant la subvention votée par le Conseil Général du Finistère dans sa séance du 18 avril 1882, pour les travaux de réparation de la chaussée de la grève de Saint-Michel avait été délivré au nom du Trésorier-payeur général des Côtes-du-Nord.

Aujourd’hui

Dans cette article, nous nous sommes volontairement limité à la présentation des problèmes soulevés, au cours d’une brève période de temps, par le passage de la route en bordure de la Lieue de Grève. Il est évident que les difficultés ont continués à surgir ultérieurement. Il suffit, pour s’en convaincre, de parcourir aujourd’hui ladite route pour constater l’ampleur des travaux que sa protection a nécessité : construction locale d’un mur en béton, importants enrochements avec d’énormes blocs en granite rose de Ploumanac’h… Et en dépit de ces aménagements, lors de certaines tempêtes, la route n’est pas à l’abri des eaux marines (note)….

Louis Chauris

Note : le problème majeur de La Lieue de Grève est actuellement posé par les énormes accumulations « d’algues vertes » (la « laitue de mer »). Le ramassage de ces dépôts nauséabonds entraîne de gros frais…

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