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Impôts, Dîmes et Corvée à Plougonven. |
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En cet endroit, du présent travail, il eut été intéressant de produire quelques documents nouveaux propres à éclairer la fameuse question si discutée, si controversée, du sort des classes rurales au XVIIIème siècle. Les paysans d'alors étaient-ils relativement heureux ? Ne menaient-t-ils pas une vie trop précaire, trop nécessiteuse ? Nos ancêtres furent-ils vraiment, sauf de rares exceptions, les pauvres hères opprimés et souffrants, dépenaillés et faméliques, que les gravures de certains manuels d'histoire nous montrent, courbés au bord du chemin, tendant une main décharnée à la dédaigneuse aumône des gentilshommes qui passent, la mine suffisante et fleurie sous le tricorne galonné, la panse rebondie dans le gilet brodé et l'habit rouge à basques flottantes ?
Au chapitre premier de sa captivante étude consacrée à Marion du Faouet (Jean Lorédan. La Grande Misère et les voleurs au XVIIIème siècle. — Marion du Faouet et ses associés. — Perrin édit. 1910), l'érudit Jean Lorédan s'est prononcé sur cette question avec une netteté parfaite. Il a tracé de la condition des laboureurs bretons une peinture attristante et désolée, toute chargée de sombres couleurs, où nul coin d'azur et d'espoir ne vient sourire, parmi les lourdes nuées ténébreuses. Servage, disettes, impôts écrasants, guerres, pilleries des soldats et des brigands, épidémies, superstition, malpropreté, ivrognerie, ignorance, paresse, tout cela accable et dégrade à la fois le misérable peuple de nos campagnes. Le tableau est si délibérément poussé au noir qu'un peu de méfiance s'éveille à le contempler. Peut-être le distingué écrivain, d'ailleurs probe et consciencieux, n'a-t-il pas assez oublié, en le brossant, qu'il compte au nombre des Bleus des Bretagne et qu'il est ainsi, par définition, l'adversaire de l'ancien régime. Rien n'est plus difficile que d'étudier le passé dans un esprit totalement impartial, net de préjugés, en écartant sans cesse la tentation de faire dire aux documents ce qui s'accorde le mieux avec ses propres conceptions politiques et sociales.
Le maître Le Goffic a déjà donné la réplique, brève et d'un spirituel bon sens, à M. Jean Lorédan, au sujet de la révolte du Papier timbré (L'Ame Bretonne, III, 77-78). Cette jacquerie formidable fut, nous l'avons vu, occasionnée par les impôts mis sur le tabac, les actes notariés et la vaiselle d'étain. Mais c'est donc que les paysans se servaient couramment de ces choses qui ne sont pourtant pas à l'usage des gueux. Les gueux ne pétunaient guère alors ; ne possédant ni biens ni rentes, ils n'avaient jamais besoin du tabellion. Ils mangeaient dans des écuelles de bois ou des vases en terre commune. Puisque l'émotion causée par ces impôts fut telle que les Bretons prirent les armes, on peut en conclure, avec l'éminent auteur de l'Ame Bretonne, qu'ils n'étaient point tout-à-fait les malheureux qu'on s'imagine.
M. Lorédan dévide une impressionnante litanie d'impôts qui, selon lui, grevaient jadis les laboureurs, sans réfléchir que ces taxes, nous les suppportons encore, rebaptisées, il est vrai, de noms moins archaïques, mais en revanche considérablement, enflées. Le fouage, c'est la contribution foncière ; les lods et ventes, le rachat, ce sont les droits de mutation ; la capitation, c'est la contribution personnelle ; le 10ème, le 20ème, le 100ème denier, c'est l'impôt sur le revenu et les salaires ; les billots ou devoirs, ce sont les impôts sur les boissons ; la coutume, ce sont les droits de foire ; la corvée, ce sont les prestations. La dîme ecclésiastique et les corvées seigneuriales ont, il est vrai, disparu, mais sans que les paysans eussent beaucoup gagné à cette suppression, car les propriétaires et surtout, les bourgeois auquéreurs de biens nationaux s'empressèrent d'augmenter d'autant le montant de leurs fermages.
La dîme due au recteur n'avait rien d'exorbitant ; en 1730, noble Messire François-Corentin Le Roux de Launay, recteur de Plougonvon, afferme pour 9 ans, moyennant une somme annuelle de 90 livres tournois, « la dîme et premisse ayant cours dans la frérie de Kerangueven » (Archives du presbytère). En 1739, il afferme dans les mêmes conditions, à honorables gens Nicolas Cozic et femme, demeurant à la Motte, la dîme dite de Goeletreo et prémices y attach6s, pour 84 livres par an (Archives du Finistère 188 G. 2). On peut évaluer, vers 1730, la dîme totale des 8 fréries de Plougonven à environ 700 livres. Cette redevance était donc très modérée, et de plus, étant réelle et non personnelle, elle n'atteignait les gens qu'au prorata de leur fortune immobilière, épargnant donc les pauvres aux dépens des riches.
La corvée seigneuriale n'offrait pas ce caractère vexatoire et inopiné que semble lui attribuer M. Jean Lorédan. Il n'était point question d'arracher brusquement les cultivateurs à leurs travaux, à leurs moissons, selon le bon plaisir ou le caprice du maître, mais d'accomplir une besogne dont la nature et la durée étaient strictement fixés dans les actes de ferme, les baillées convenancières et les aveus. A Plougonven, il s'agit de 3 corvées à bras, c'est-à-dire de 3 journées durant lesquelles les vassaux allaient faire la récolte du seigneur, rentrer ses foins, loger son bois ou son vin, à la charge d'être nourris. Les seigneurs de Kerloaguen, de Mezédern, de Rosampoul ne réclament pas d'autres services ; ceux de Coatélant y ajoutent l'obligation de tendre leurs rêts pour la chasse. A ceux que la corvée gênait, il était loisible de s'en dispenser en payant les 9 livres auxquelles on l'appréciait communément.
On a beaucoup reproché aux vieux gentilshommes, et M. Lorédan n'a garde d'omettre ce grief, l'exercice abusif du droit de chasse, lorsqu'ils se jetaient, avec leurs chevaux et leurs chiens, au travers des moissons et des cultures, froissant et gâtant tout. Là encore, l'exagération est manifeste. A qui fera-t-on croire que les seigneurs aient pu lancer stupidement équipage et meute au milieu des récoltes de leurs tenanciers, pour saccager et détruire à plaisir ce qui constituait le gage des rentes seigneuriales, pour mettre les vassaux hors d'état de s'acquitter de leurs obligations et de payer leurs fermages ? Certes, des étourdis, des hurluberlus, ont maintes fois emportés par leur fougue cynégétique, causé quelques dommages de cette nature, mais prétendre que l'habitude des seigneurs en action de chasse était de se ruer dans les blés et les seigles, alors qu'autour d'eux abondaient les landes, les garennes, les taillis, les marais, les jachères, ce serait leur attribuer une insouciance et un mépris de leurs propres intérêts qui ne s'acccorde guère avec ce qu'on rapporte d'autre part de leur avidité et de leur exigence.
Les hommes d'autrefois, nobles et roturiers, avaient un esprit et un coeur sensiblement pareils aux nôtres. Tous les gentilshommes n'étaient point forcément, de par leur écusson et leurs parchemins, des êtres féroces, vicieux, impitoyables, de même qu'il ne suffisait pas d'être né sous un chaume ou d'endosser une souquenille de toile pour posséder d'emblée tous les vertus. Si nos traditions flétrissent les excès du marquis de Guerrand (V. Luzel, Gwerziou Breiz-Izel, T. II, et la Villemarqué — Le Barzaz-Breiz, éd. 1913, p. 310-315), du seigneur da Mesnaot [Note : En Saint-Pabu, canton de Ploudalmezeau (Finistère). Il s'agit de Philibert-Emmanuel de Kerlech, seigneur du Quistinic et de Mesnaot, condamné pour assassinats sous Louis XIV], du seigneur du Poul [Note : En Mellionnec, canton de Rostrenen (Côtes-d'Armor). Il s'agit de René-Gabriel de Robien, seigneur de Pont-Lo et du Poul, mort en 1772] et de maints autres vauriens blasonnés, elles savent rendre justice à la bonté du marquis de Névet, « le soutien des Bretons », du marquis du Rusquec, tellement vénéré que naguère encore les montagnards de l'Arrée se découvraient en prononçant son nom. A Plougonven, le souvenir de « l'évêque de Penarstang » est seul honni. Se rappelle-t-on encore la charitable dame de Kerloaguen, Françoise Le Cozic, douairière de Kersauson et présidente de Bonamour, morte en 1714, qui poussait la générosité jusqu'à l'imprévoyance, et que ses enfants durent faire interdire en 1701, pour sauvegarder leur héritage ? Les Kersauson de Kerloaguen, les Le Lagadec de Mézédern, les Penfeunteniou du Cosquer, les du Parc de Rosampoul, les Kerloaguen du Quistillic, n'ont point laissé la réputation de gentilshommes durs aux pauvres gens. En 1762, le marquis de Kersauson, pour ne pas consommer la ruine de Jean Laudren, ancien meunier du moulin de Gaspern, qu'il a tenu à domaine congéable durant plusieurs années sans avoir pu payer un seul fermage, déclare se contenter de l'abandon que lui fait ledit Laudren de ses droits convenanciers (Archives du Finistère, E324). Ce n'est point là agir en créancier inexorable. Généralement, les familles nobles de vieille souche qui n'avaient pas, comme tant d'autres, déserté leur patrimoine ancestral pour la cour ou la ville, se montraient bienveillantes et serviables à l'égard du peuple. La curieuse correspondance du comte de Lescoet, conservée aux Archives du Finistère et à celles du château de Lesquiffiou, nous le montre écrivant lettre sur lettre pour recommander des jeunes entrant en condition, obtenir des congés en faveur de miliciens ou de soldats dont la présence serait utile au logis, faire exempter les paroisses des environs de Lesneven du très gênant service de la garde-côte. Quelquefois, il se fâche contre des fermiers trop négligents, se blâme de sa « trop grande patience », parle de « fondre la cloche » et de faire poursuivre ses débiteurs, après avoir pris la précaution de s'éloigner pour ne pas se laisser attendrir une fois de plus. Mais il renonce bientôt aux mesures rigoureuses, sauf contre le plus paresseux de ses débiteurs, et il suffit même que celui-ci vienne verser un acompte pour que M. de Lescoet lui consente de nouveaux délais.
Bien des racontars absurdes circulent dans nos campagnes à propos des anciens nobles. Ne raconte-t-on pas qu'ils pouvaient impunément abattre à coups de fusil un couvreur sur son toit, un bûcheron sur son arbre, un maçon sur son échafaudage, à la condition d'entrer ensuite dans la maison de leur victime et d'y poser 5 sols au coin de la table ? Il y a là, peut-être, une réminiscence de la réparation précuniaire imposée par les lois celtiques et bretonnes des premiers âges au noble qui blessait son vassal, mais on peut être assuré qu'au XVIIIème siècle la vie humaine était davantage respectée, et que les juges royaux, presque tous bourgeois jalousant la noblesse d'épée, eussent sévi sans indulgence contre le meurtrier titré d'un manant. On cite encore un autre privilège plus odieux, ce célèbre droit du seigneur qui prête à tant de déclamations et de plaisanteries. Nul historien n'en a jamais trouvé la moindre trace dans les chartes du moyen-âge, et pour la Bretagne en particulier, M. de la Borderie, avec son autorité irrécusable, affirme qu'il était totalement inconnu de nos pères.
Quant au droit de haute et basse justice, il ne consistait pas, comme les gens se l'imaginent, dans la faculté octroyée au seigneur de faire pendre à ses fourches patibulaires tel de ses vassaux dont la tête lui déplaîsait. Les petites juridictions seigneuriales qui pullulaient en Basse-Bretagne n'avaient le plus souvent à trancher que de minuscules affaires civiles, comportant des amendes de quelques sols ; tous les cas punissables de mort se trouvaient au XVIIIème siècle retenus par les cours royales et présidiales, auxquelles l'appel était d'ailleurs de droit strict. Devant la potence à 4 piliers de Rosampoul, devant le gibet à 3 piliers de Gaspern-Kerloaguen, tous deux érigés sur la route de Morlaix, l'honnête paysan passait sans trembler, sachant qu'il n'avait rien à craindre de ces « décorations de fiefs » devenues purement fictives et honorifiques. Mais leur aspect menaçant pouvait inciter les malandrins et rôdeurs de grands chemins à de salutaires réflexions, et c'était tout profit pour les braves gens...
Si la tradition dessine des anciens gentilshommes un portrait généralement peu flatté, on peut en attribuer la raison à deux causes principales. L'une d'elles est le sentiment assez bas, mais bien naturel, d'envie et d'amertume qui gonflait le coeur du tenancier pauvre lorsqu'il comparait sa chétive existence à la condition aisée et large de son maître, logé dans un confortable manoir, vêtu de drap fin et d'étoffes coûteuses, libre de varier à son gré occupations et plaisirs, et goûtant, du fait de sa fortune, toutes les satisfactions, toutes les jouissances par quoi la vie matérielle se trouve embellie et charmée.
Ce sentiment est de tous les âges, et ce qu'éprouvait jadis le paysan remuant la glèbe à l'ardeur du soleil, tandis qu'il voyait près de lui rouler dans l'allée ombragée et majestueuse le carrosse armorié du châtelain, chargé d'élégants oisifs au jabot de dentelles, de fières dames à paniers, exquises sous leur rouge et leur poudre, ne le ressent-il pas encore aujourd'hui lorsque, du talus de son champ, il regarde passer en trombe les autos luxueuses qui emportent leurs heureux possesseurs vers les joies les plus raffinées du grand tourisme et de la villégiature mondaine ?
L'autre raison, c'est que dans la mémoire populaire, les mauvais traitements s'impriment en traits bien plus profonds, bien mieux appuyés que les bienfaits. On oubliera vite le banal honnête homme qui distribue des aumônes selon ses moyens, qui n'a lésé ni offensé personne, mais on retiendra le nom du chenapan dont les brutalités ont jeté la terreur dans la paroisse. Les gens vertueux ne sont pas dramatiques, ne deviennent jamais des héros de ballades et de complaintes. Pour protagonistes des
noires Guerziou, rudes comme l'histoire
(Anatole Le Braz. La Chanson de la Bretagne),
il faut des acteurs d'un profil plus incisif, plus âpre, fût-il nimbé d'une auréole de sang. Parmi les 79 gentilshommes que met en scène le merveilleux recueil des Guerziou et des Soniou Breiz-lzel, tellement supérieur, dans sa vérité saisissante et fruste, au trop retouché, trop littéraire Barzaz Breiz, 45 au moins, soit près des deux tiers, sont des suborneurs, des meurtriers, des spadassins, des filous ou des dupes. Une douzaine à peine y paraissent en posture avantageuse, hommes d'honneur, âmes compatissantes ou justiciers. On le voit, la proportion des méchants est très forte, et il ne faut point en être surpris outre mesure. Plusieurs nobles d'autrefois prêtaient le flanc à la critique. Le désoeuvrement, des penchants vicieux, la tentation d'abuser de leur prestige et de leurs écus, inclinaient certains à jeter le désordre dans les familles, à poursuivre de troubles idylles au dénouement souvent lamentable et tragique. D'autres exerçaient, dans des querelles de cabaret, des luttes d'aires-neuves, leur humeur batailleuse et sanguinaire, comme ce seigneur de Quistinic qui, après avoir libéralement abreuvé les manants qu'il invitait, leur faisait avaler, en manière de digestif, six pouces de son épée ou une des balles de son pistolet d'arçon. Ce que la voix publique reprochait surtout à la noblesse, la vieille nourrice du marquis de Cludon l'exprime de la sorte à son maître déguisé qu'elle ne reconnaît point :
Ha tech ann dud-jentit bepred,
Eo karout ar gwin, ar merc'hed.
(Guerziou, II, Markiz ar C'hleand, 236 et seq.).
(Et le défaut des gentilshommes, toujours, Est d'aimer le vin et les filles).
Tout le monde sait d'ailleurs que depuis, la morale a fait d'immenses progrès, et qu'en particulier l'ivrognerie et la débauche ont totalement disparu aujourd'hui de notre Bretagne. (L. Le Guennec).
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