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LA RÉVOLTE DITE DU PAPIER TIMBRÉ EN BASSE-BRETAGNE EN 1675

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RÉSUMÉ. - Les révoltes de Bretagne ont été parfois présentées comme des luttes de classes, préfigurant la révolution de 1789. Une telle interprétation est au moins prématurée, car l'analyse sociale des groupes de révoltés n'est pas encore suffisamment poussée. Laissant de côté les villes, qui montrent en général plus clairement une entente de tous les groupes sociaux contre le Roi pour la défense des libertés locales, nous nous attacherons surtout aux révoltes paysannes de la Cornouaille et du pays de Poher. Ici, le caractère de la révolte semble bien indiqué par les attaques nombreuses contre les châteaux et par des assassinats de gentilshommes. Mais de l'analyse des nombreux textes émanés des révoltés, « codes paysans » ou contrats imposés aux seigneurs, il semble bien résulter que les révoltés n'en voulaient ni au régime seigneurial et féodal, ni à la stratification sociale, ni au régime politique, mais seulement à des excès récents de certains seigneurs, à un abus du domaine congéable, qui est d'essence domaniale, non féodale, et aux droits nouveaux imposés par le Roi pour la guerre de Hollande, en violation de la sacro-sainte coutume et des « libertés armoriques », comme le contrôle des actes notariés ou bien la majoration des « devoirs » sur les boissons. Ces droits royaux ont provoqué des représailles sur les seigneurs, parce que, plus qu'ailleurs, le seigneur, en Bretagne, est considéré comme le représentant du Roi. Les paysans bretons semblent avoir été dépourvus d'esprit de classe, d'idéologie sociale et politique. Ils étaient des furieux, non des révolutionnaires (Roland Mousnier).

INTRODUCTION.

La révolte dite du « papier timbré » en Bretagne a déjà été étudiée dans trois ouvrages d'ensemble, sans compter plusieurs articles et mémoires [Note : Ouvrages d'ensemble : Arthur de La Borderie, La révolte du papier timbré advenue en Bretagne, en 1675, Saint-Brieuc, 1884. Jean Lemoine, La révolte dite du papier timbré ou des bonnets rouges en Bretagne, en 1675, Paris, 1898, surtout fondé sur les correspondances administratives des Mélanges Colbert, 171, 171 bis, 172 (Bibl. nat., Paris). B. Pocquet du Haut-Jussé, Histoire de Bretagne, t. V]. Tous ces travaux sont très recommandables et abondamment utilisés ici même, mais souffrent tous du même défaut : l'étude sociale, la recherche des groupes sociaux engagés dans la révolte, de leur rôle, de leurs desseins et de leur idéal est insuffisamment poussée. C'est ce qui justifie une reprise de la question, que nous limiterons ici aux paysans de la Basse-Bretagne, à la Cornouaille et au pays de Poher, de juin à septembre 1675. Nous avons donné ailleurs une description de cette révolte [Note : Fureurs paysannes. Les paysans dans les révoltes du XVIIème siècle en France, en Russie, en Chine, Paris, Calmann-Lévy, 1969]. Nous nous contenterons donc de quelques remarques.

I. Personnel de la révolte.

On dit : ce sont les paysans qui se sont révoltés, il s'agit de guerres paysannes. Il semble que ce soit partiellement juste. Les autres groupes sociaux apparaissent peu dans ces révoltes. De temps à autre, des recteurs de paroisses ou d'autres prêtres, mais le plus souvent contraints et forcés. Quelques gentilshommes, mais eux aussi poussés le fusil dans les reins, obligés parfois de revêtir des habits de paysans, forcés de marcher par les paysans qui souffraient du manque d'officiers pour les commander dans leurs opérations de guerre. L'on trouve de-ci, de-là, à la tête des révoltés, un sergent de justice, ou un notaire, comme Le Balp, chef des « bonnets rouges », lui-même fils de paysan.

Mais la plupart des chefs semblent avoir été des paysans, de même que la grande masse des participants. Par contre, ces participants semblent n'avoir pas été la grande masse des paysans. Si des troupes paysannes de plusieurs milliers d'hommes furent rassemblées, ce fut toujours sous la pression d'émissaires des meneurs, sous la menace de représailles, de l'incendie des propriétés et du massacre des personnes et en profitant de l'organisation des milices paysannes contre un débarquement hollandais. Les paysans, groupés et armés, avaient ordre de marcher à l'appel du tocsin. Les participants actifs et volontaires n'ont peut-être pas été plus de quelques centaines de personnes.

Ces personnes, nous les connaissons mal. Parfois, on les voit apparaître. Le 9 juin, à Briec, à mi-chemin entre Châteaulin et Quimper, des meneurs haranguent les paysans et les conduisent. Il y a parmi eux un meunier, toujours influent sur les paysans, et Allain Le Moign, « caporal » de la « trêve » de Gorresquer en Briec, c'est-à-dire d'un hameau avec une chapelle, dépendant de la paroisse de Briec, et Germain Balbouez, « caporal » de la « trêve » de Landuval. Qu'est-ce que ce titre de caporal ? Signifie-t-il chef élu ? Est-il l'équivalent de « coq de paroisse », ce qui indiquerait l'action d'une aristocratie paysanne ? Est-ce un grade dans les milices organisées contre un éventuel débarquement ? Je ne sais. Il est à peu près impossible de savoir à qui nous avons affaire. L'on pourrait arriver à le savoir. Lorsque le gouvernement royal amnistia la Bretagne en 1676, il fit dresser une liste de 108 séditieux, nommément désignés, exceptés de l'amnistie, les plus compromis. Des recherches dans les registres paroissiaux, dans les archives des notaires et dans les archives des juridictions permettraient sans doute de reconstituer leurs familles et les étapes principales de leur vie. Mais ce travail, auquel La Borderie avait songé, reste à faire. En dehors de cette indication si vague, les « paysans », les composantes sociales du mouvement nous échappent.

II. Spontanéité des mouvements.

Des historiens qualifient ces mouvements paysans de spontanés, et en tirent argument pour une spécificité paysanne. C'est vrai et c'est faux. C'est vrai en ce sens que lorsque des bandes de paysans se forment et agissent, nous ne voyons pas que ce soient d'autres que des paysans qui les y poussent et les conduisent. C'est faux en ce sens que ces paysans volontaires semblent bien une minorité agissante. Mais surtout, c'est faux parce que ces révoltes paysannes se produisent dans un ensemble de résistance à l'autorité royale, de refus d'obéissance et de soulèvements autres que paysans. C'est le Parlement de Bretagne qui a protesté contre l'édit du papier-timbré d'avril 1674, a excité les petites gens à résister, n'a pas poursuivi les délinquants, leur assurant l'appui de son autorité morale et l'impunité. Ce sont les notaires, les procureurs, les huissiers, les sergents qui, à l'instigation du Parlement, ont excité le peuple à la révolte. De même, pour le monopole de la vente du tabac, c'est le président du Parlement, le sieur d'Argouges, qui accueille favorablement les plaintes des épiciers et qui, après les premières émeutes, offre d'aller trouver le Roi et de lui demander le retrait des édits. C'est l'attitude du Parlement, le bruit qu'il fait courir qu'il n'y aurait pas d'arrêt contre les séditieux qui encourage le peuple à prendre les armes. Les premières révoltes ont éclaté dans les villes, à Rennes, à Nantes. Elles sont le fait de la « populace », dit-on, mais les « bourgeois », ou bien refusent de réprimer le mouvement comme à Nantes, ou bien appuient la révolte les armes à la main comme à Rennes, où artisans, bourgeois, et même gentilshommes luttent, mêlés contre les troupes royales et les fidèles du Roi. Ces exemples des autorités, des groupes sociaux supérieurs et des citadins furent un encouragement précieux pour les paysans, dont les mouvements, par conséquent, ne peuvent être dits absolument spontanés.

III. Déroulement du mouvement. Impuissance des paysans.

La caractéristique générale du mouvement semble être une impuissance à s'organiser, à agir, à penser.

1. Organisation.

La façon dont se sont déroulés les événements révèle une absence d'organisation. Au son du tocsin, des bandes temporaires se forment.

Elles tentent un coup de main sur des châteaux, des bureaux du fisc, parfois sur des villes. Elles tuent, saccagent les papiers, pillent, puis se dispersent. Il n'y a pas trace d'un plan de campagne, sauf lorsque Le Balp voulut prendre Morlaix. Le plus souvent pas trace d'une organisation permanente, pas trace d'une stratégie. Ce sont des soubresauts locaux. Dans la seconde partie des révoltes, en juillet 1675, dans le pays de Poher, certains faits impliquent un embryon d'organisation ; des meneurs, où reviennent les mêmes noms, notamment ceux de Le Balp et de Guillaume Morvan, vont dans les villages menacer les paysans de meurtre et d'incendie s'ils ne sonnent pas le tocsin et ne se rassemblent pas en armes pour se joindre aux « bonnets rouges ».

2. Action.

Les paysans sentirent leur infériorité. C'est pourquoi ils essayèrent de faire marcher des gentilshommes, comme généraux et comme officiers, à leur profit, en leur imposant une sorte de dictature populaire. Ils ne parvinrent pas à obtenir de résultats convaincants. Il leur manqua aussi des ressources en armes, et du canon. Ils se trouvaient pris dans un cercle vicieux. Faute de canons, ils ne pouvaient pas prendre de place forte, et sans place forte ils n'avaient ni canons, ni possibilité de se concentrer de façon durable à l'abri des canons de la forteresse, de s'entraîner, ou de se refaire après un échec, de combiner des opérations. Après s'être rassemblés pour un coup de main, ils ne pouvaient que se disperser et s'évanouir dans la nature. Il leur était impossible aussi de songer à des opérations loin de chez eux, faute de gens capables de régler des mouvements de masse et d'assurer les approvisionnements et les munitions. Matériel et techniciens firent défaut pour une véritable guerre.

3. Pensée.

Rien ne montre chez les paysans une idée nouvelle ni un programme.

IV. Lutte de classes.

Des historiens ont cru que cette révolte de 1675 était une lutte de classes et une préface de la Révolution française. Les assassinats de gentilshommes, les pillages et incendies de châteaux semblent donner du poids à ce jugement. Je poserai une question préalable : Existait-il en France au XVIIème siècle des classes sociales au sens où les théoriciens et les historiens du XIXème et du XXème siècle ont entendu cette expression ? Je ne le crois pas. Je vois une société d'ordres et d'états, non une société de classes.

Pas davantage ne vois-je chez les « paysans » une conscience de classe. Même dans la seconde partie de la révolte, où cependant apparaissent des sortes de symboles sociaux. Dans le sud de la Cornouaille le drapeau rouge apparaît. Mais nous ne savons pas s'il s'agissait d'un signal visible de loin ou si une signification révolutionnaire lui était attachée. Par contre, il semble bien que le bonnet rouge, coiffure habituelle des paysans, soit devenu un symbole de révolte.

A Kergrist-Moellou, le 19 juillet, les sujets de Messire Yves de Launay, sieur de La Salle, disent à leur seigneur « qu'il fallait absolument leur consentir ce qu'ils voudraient ou qu'ils feraient venir les bonnets rouges le voir et qu'ils les accompagneraient ». Le 23 juillet, à Maël-Carhaix, chez Mathieu Hamon, sieur de Kerguezen, les paysans menacent notaire et seigneur des « bonnets rouges » qui viendraient les mettre à feu et à sang. Dans les deux cas, les « bonnets rouges » semblent bien désigner un groupe armé de paysans, les révoltés les plus actifs, ceux qui sont les meneurs les plus redoutables, à la pointe de la révolte. L'expression prend une valeur de symbole social pour la sédition.

Prend-elle une valeur révolutionnaire ? Je ne le pense pas. Les buts des révoltés n'ont rien de révolutionnaire. Nous avons bien des textes émanés des paysans. Un Code paysan, œuvre de 14 paroisses, au sud-ouest de Pont-l'Abbé, en juillet 1675, mais qui serait peut-être une forgerie romantique ; d'autres, certainement authentiques : le Code Pesovad, imposé par les paroisses voisines de Pont-l'Abbé, la requête de vingt paroisses autour de Châteaulin, les conditions imposées par leurs paysans aux religieux de l'abbaye de Langonnet, celles imposées par ses paysans à Yves de Launay, sieur de La Salle, tous ces codes et conditions du mois de juillet 1675. Les paysans emploient de fortes expressions, déclarent vouloir imposer leur « empire absolu » et imposer leur loi à leurs maîtres. Mais leurs décisions sont étrangement modérées. Ils ne modifient en rien les structures sociales et politiques existantes. Ils ne s'attaquent même pas au régime seigneurial et féodal. Ils laissent intactes les deux pièces essentielles du fief roturier, à savoir le cens et les lods et ventes. Tout ce qu'ils demandent, ce sont des aménagements partiels, des améliorations, le retour à ce qui est de coutume et consacré par l'usage. Quelques-uns réclament la suppression des corvées et des champarts qui ne sont d'essence ni seigneuriale, ni féodale, mais domaniale. La plupart se contentent de la réduction de certaines dîmes, de la diminution des rentes, d'un accroissement des droits d'usage, de la permission de bâtir sur leur domaine congéable, du retour aux lods et ventes « deubs antiennement de droits et de coutume ». Il n'y a pas trace de l'idée d'une autre structure sociale, d'une autre organisation économique.

Les paysans, au fond, n'ont pas de programme. Certainement, leur mouvement n'a rien de révolutionnaire. Il y manque complètement ce qui pour moi est un caractère essentiel de la lutte des classes : l'idée du remplacement d'un système social par un autre.

 

LA RÉVOLTE.

Révolte du papier timbré, pour qualifier la révolte de Bretagne de 1675, n'est peut-être pas une expression bien choisie, car, en Basse-Bretagne, le papier timbré n'a joué qu'un rôle secondaire, mais, par contre, nous voyons cette fois des manoirs de gentilshommes attaqués et non plus seulement des châteaux ou des maisons d'officiers de finance et de « financiers », nous voyons des droits dits « seigneuriaux » mis en cause et non plus avant tout des impôts.

Les révoltes sont encore nombreuses pendant le gouvernement personnel de Louis XIV depuis 1661 jusqu'en 1675. Mais elles se déroulent dans des circonstances politiques assez différentes de celles de la première moitié du siècle. Depuis l'échec de cette grande tentative de réaction princière, aristocratique et parlementaire que fut la Fronde, il n'y a plus de rébellions des princes du sang et des grands contre le Roi. De ce fait, bien que des gentilshommes aient encore participé à des révoltes, et bien que la gentilhommerie des pays écartés, pauvres et de circulation difficile, comme le Limousin, l'Auvergne et le Périgord, fît montre d'indiscipline et d'indépendance dans ses terres, les gentilshommes dans leur ensemble manifestèrent plus de fidélité au monarque et plus de soumission à son gouvernement personnel. Après 1675, lorsque le royaume eut dépassé ce que les historiens de l'économie considèrent comme l'étiage des prix, il y eut bien encore une multitude d'émotions et de petites séditions locales, mais en somme rien de bien grave, si nous exceptons les grandes révoltes protestantes comme la guerre des Camisards, qui sont des guerres de religion, non pas des luttes sociales. Peut-être la raison en est-elle, malgré le poids des guerres et les grandes « mortalités » de 1693-1694 et de 1709-1710, dans l'accroissement constant des effectifs de l'armée, dans l'organisation des milices royales, et dans le développement de l'institution des intendants des provinces. Les révoltes de 1675 sont les dernières que l'on puisse considérer comme de grands mouvements sociaux et politiques.

La révolte dite du papier timbré en Bretagne fut contemporaine de celle de Bordeaux. Les mouvements girondin et breton réagirent l'un sur l'autre, alternativement. Les nouvelles des « journées » de révolte chez l'un, portées par les marchands sur les navires caboteurs, provoquaient les « journées » chez l'autre. Mais, en somme, la révolte de Bordeaux resta limitée à la ville. Les mouvements populaires girondins furent essentiellement citadins et propres à la capitale provinciale.

En Bretagne, si les troubles de Rennes et de Nantes furent graves, les soulèvements paysans de la Cornouaille et du pays de Poher purent apparaître comme une jacquerie ou comme un prélude à une révolution.

C'est peut-être parce que la seigneurie bretonne présente des caractères archaïques. En Bretagne, où la société avait changé moins vite que dans le reste du royaume, la justice était « inhérente » au fief.

Alors que sur 149 fiefs situés à Paris, 25 seulement avaient droit de justice, en Bretagne tout seigneur féodal était justicier. Mais, de plus, il n'y avait pas de franc-alleu en Bretagne : « Tous les héritages situés dans la province sont sous le fief d'un seigneur ou du Roi ». Toute seigneurie était fief. Selon les rôles dressés en 1711, on comptait à cette époque en Bretagne environ 3.800 fiefs pourvus de justice, 282 ecclésiastiques, 3.518 laïques : par paroisse, en moyenne deux justices.

Ces fiefs étaient d'étendue très inégale. L'évêque de Quimper tenait en fief la ville et une partie des faubourgs, avec la justice temporelle sur 20 paroisses. Le duc de Penthièvre possédait la justice de la ville de Guingamp, avec du fief dans 56 paroisses et le ressort sur 118 juridictions. La justice rurale de Largouët s'étendait en 1665 sur 17 paroisses. Mais la plupart de ces justices s'exerçaient sur une demi-paroisse, sur un tiers de paroisse, ce qui pouvait faire plusieurs villages et hameaux dans ce pays d'habitat très dispersé. En fait, l'autorité du seigneur justicier s'étendait sur tous les hommes habitant la seigneurie, et elle était très forte. En principe, il n'aurait dû exercer sa justice que sur sa « directe », c'est-à-dire sur les terres qu'il avait concédées en fief noble ou en fief roturier, en censive, non pas sur les terres qu'il avait conservées en « domaine proche », en « réserve seigneuriale », et qu'il faisait exploiter par des fermiers ou des métayers ; non pas sur les terres qu'il baillait en « domaine congéable ». Mais, sans doute parce que presque chaque exploitation paysanne était composée de toutes les catégories juridiques de terres, le seigneur avait, en fait, pouvoir de justice sur tous les hommes de la seigneurie.

Cette justice allait loin. La distinction des justices en haute, moyenne et basse existait en principe. En fait, elle s'était effacée, et chaque seigneur exerçait la totalité de la justice, du pouvoir de commandement et de « police » ou administration, qui en découlaient. Les habitants de la seigneurie étaient « ses hommes », « ses sujets ». Alors que dans le ressort de la Coutume de Paris, si un seigneur justicier avait un différend avec un de ses censitaires pour le payement des rentes, des redevances, ou de l'équivalent de la corvée, il ne pouvait plaider devant son propre juge et devait aller devant le juge royal, en Bretagne, dans ce cas, le seigneur faisait juger l'affaire par son juge à lui ; le seigneur avait la pleine justice foncière ; il était à la fois juge et partie.

Dans la vie quotidienne, les officiers seigneuriaux étaient, en fait, des domestiques, des serviteurs du seigneur, pour l'exploitation de la seigneurie. Le procureur fiscal du seigneur exigeait le payement des redevances, l'exécution des corvées, veillait au respect des banalités de four, moulin, pressoir, au monopole seigneurial de la chasse, de la pêche, poursuivait le paysan qui abattait un arbre du seigneur ou mettait en culture sans aveu quelques mètres de lande. Le sénéchal du seigneur devenait une sorte d'homme d'affaires, d'intendant, de régisseur, chargé de la défense des intérêts de celui-ci. Il effectuait les achats, faisait exécuter les réparations, concluait les baux, percevait les redevances, commandait les charrois, faisait tomber des arbres, et jugeait en faveur du seigneur. Le notaire du seigneur percevait ses lods et ventes et veillait à faire bien indiquer dans les actes les terres qui relevaient de lui et les droits qui lui étaient dus. Le sergent du seigneur exécutait gratis pour lui. Tous ces officiers étaient nommés par le seigneur, parmi les hommes de la seigneurie, des fils de fermiers, chaudronniers, couturiers, bedeaux, sans études, révocables par lui à sa volonté. Ils étaient à sa dévotion. Généralement, ils n'étaient pas salariés, mais rémunérés par des vacations et des épices, ce qui les rendait tracassiers et insupportables. Le seigneur ainsi faisait gérer ses propriétés, administrer son fief gratuitement et protéger ses intérêts par une justice arbitraire. L'on pouvait appeler de sa justice, mais d'abord à la justice d'un autre seigneur. Avant d'atteindre le juge royal, il fallait souvent passer par trois ou quatre degrés de juridiction ; avant d'atteindre le Parlement, par sept ou huit, et le Parlement, peuplé de seigneurs, protégeait les seigneurs. En somme, en principe, ici comme ailleurs, le seigneur justicier tenait en propriété privée des pouvoirs publics de justice et de police, qu'il aurait dû exercer pour le compte de l'Etat et pour le bien commun. En fait, plus qu'ailleurs, la propriété privée avait absorbé le service public et le seigneur breton exerçait des pouvoirs publics étendus en vue de ses intérêts privés. Le paysan éprouvait-il un allègement du fait qu'une même exploitation de quelques hectares pouvait être composée de parcelles relevant de plusieurs fiefs et de plusieurs seigneurs différents ?

En général, le seigneur breton était un gentilhomme. En général, et sauf honorables exceptions, les gentilshommes bretons n'allaient pas à l'armée. Ils résidaient sur leurs terres. Mais, en général aussi, ils n'administraient pas leurs seigneuries. Ils confiaient ce soin à un intendant, qui était souvent un officier seigneurial, et le laissaient agir presque sans contrôle. Quand la seigneurie était grande, souvent, ils l'affermaient en entier à un fermier général qui en disposait. Bien loin d'empêcher les exactions des intendants et des fermiers généraux, ils appuyaient ceux-ci. Pour le paysan, le seigneur était avant tout un exigeant rentier du sol, avec une insuffisante contrepartie de services.

Pour les terres du « domaine proche », des seigneurs participaient à l'exploitation par des avances capitalistes. Là où le domaine était donné en métairies, le seigneur avançait au métayer la moitié des semences et la moitié du bétail nécessaire à l'exploitation. Il faisait de même souvent pour ses fermiers. Mais pour les terres de sa directe, concédées en censive ou en domaine congéable, il était rare qu'il y plaçât des capitaux. Il est vrai qu'il fournissait dans tous les cas le sol arable, les chemins, des usages dans les bois et les landes ; et s'il s'agissait du « domaine proche », les bâtiments d'exploitation, dont la réparation lui incombait.

Il faut dire qu'en général, ces gentilshommes bretons étaient des pauvres, presque à l'égal de leurs paysans. Des gentilshommes vivaient comme des paysans, dans des manoirs de pierre grise, quelques pièces étroites, sombres, à petites fenêtres rares. Certains devaient labourer eux-mêmes quelques champs. Ils arrivaient, l'épée au côté, « insigne et ornement de noblesse », la posaient à l'entrée du champ, empoignaient la charrue. Le travail fini, ils reprenaient leur épée.

Dans le diocèse de Cornouaille, là où les révoltes paysannes furent le plus graves, Charles Colbert, en 1665, comptait vingt-huit familles nobles dont le revenu dépassait 10.000 livres, trente à quarante gentilshommes dont les revenus étaient de moins de 3.000 livres, des paroisses où végétaient vingt familles de gentilshommes besogneux, certains subsistant de pensions accordées par les Etats provinciaux.

Mais, dira-t-on, la Bretagne était riche. La Bretagne exportait de grandes quantités de grains, du froment, du seigle, non seulement dans les provinces voisines, mais encore dans tous les Etats de l'Europe, jusqu'en Baltique, jusqu'en Méditerranée. La Bretagne tissait des toiles à voile, des toiles à linge, des draps, étamines, serges ; elle tricotait des bas, des chaussons, et tout cela se vendait au loin, jusque dans les « Iles », jusque dans les « Indes ». C'est vrai. Mais peu de Bretons en profitaient. Les seigneurs qui possédaient de vastes seigneuries pouvaient entasser des amas de grains provenant des redevances seigneuriales, de 1.500 à 6 ou 8.000 boisseaux de froment ou de seigle dans des greniers et s'ils n'étaient pas trop loin de la mer, profiter des disettes en Europe. Les seigneurs de moindres seigneuries, ou plus éloignés de la mer, n'en profitaient guère, dans un pays de circulation difficile. Les paysans n'avaient guère d'excédents disponibles dans une région de terres pauvres, à une époque où les engrais manquaient. Ils portaient les grains au marché le plus voisin pour se procurer quelque monnaie nécessaire à s'acquitter des impôts royaux ou à payer des rentes en argent, d'ailleurs peu élevées. Beaucoup de paysans, certes, vivant sur des exploitations trop petites et des sols cristallins, employaient une partie de leurs temps à apprêter le chanvre, à filer, à tisser. Femmes, filles, servantes filaient. Chacun gagnait ainsi quelques sous pour payer l'impôt royal, générateur d'industrie.

Mais le profit était pour les marchands, qui avançaient au paysan chanvre et lin, ramassaient les étoffes dans les campagnes, et les exportaient. Les exportations pouvaient croître, le commerce être prospère, et la grande masse de la population rester misérable.

Les seigneurs étaient poussés ainsi à exiger rigoureusement tous leurs droits. Ils le furent sans doute encore plus dans la période précédant 1675 ; la baisse des prix y réduisait tous les revenus ; le manque de monnaie agit dans le même sens. Depuis 1664, douze nouveaux impôts royaux firent sortir l'argent de la province. La rareté des espèces fit baisser les fermages, les loyers des maisons, probablement aussi ce que paysans et seigneurs avaient à vendre, d'un tiers ou même de la moitié, selon les contemporains. Tous se trouvèrent en difficulté [Note : S. Ropartz, Etudes pour servir à l'histoire du Tiers état en Bretagne, Guingamp, 1859, II, p. 118, note 1]. Certains seigneurs et leurs procureurs fiscaux ou leurs fermiers généraux se mirent à exiger plus rigoureusement leurs droits seigneuriaux, qui en eux-mêmes étaient raisonnables, mais dont le poids devint insupportable, en période de resserrement, par les exactions, et par le sentiment de l'injustice, par la violation de la sacro-sainte coutume. Ils imposèrent des corvées plus nombreuses pour charrier leurs grains jusqu'aux ports de mer, pour réparer et même pour bâtir des manoirs ou des châteaux. Ils ergotèrent sur l'évaluation en argent des corvées. En Cornouaille, les corvées avaient été évaluées à 12 livres pour un feu fiscal de six ou sept tenanciers, par un arrêt du Parlement de Bretagne. Mais les gentilshommes prétendirent qu'il s'agissait de 12 livres par feu réel, donc pour chaque tenancier, et ils exigèrent cette somme en remplacement de la corvée. Ils levèrent de nouveaux péages dans la traversée de leurs seigneuries ; ils exigèrent en argent des rentes fixées en grains, mais, pour apprécier leur valeur, au lieu de prendre la moyenne des trois années précédentes ou celle des trois marchés précédents, selon la Coutume de Bretagne, ils la calculaient sur le moment où les grains avaient été le plus cher. Ils chicanaient sur les champarts, cherchaient à tirer plus de gerbes. Là où les rentes devaient être versées en grains, ils creusaient les mesures, et, au lieu d'accepter une mesure « riche », c'est-à-dire rase, ils l'exigeaient « comble », c'est-à-dire avec les grains amoncelés jusqu'à la limite de l'écroulement. En 1662, la mesure du seigneur de Guingamp, qui en 1580 contenait 65 livres de grain, avait été creusée jusqu'à en engloutir 82 à 84 livres rases, et pouvait atteindre 95 à 100 livres comble.

Mais c'était probablement le domaine congéable qui offrait le plus de possibilité d'exactions. Le marquis de Lavardin, dans une lettre à Colbert, l'indique comme une cause essentielle de la révolte. La même exploitation paysanne comprenait généralement une partie en fief roturier ou censive, une partie louée en ferme, et, en Cornouaille, dans le pays de Poher, dans la vicomté de Rohan, dans une portion de la vicomté de Broërech, la plus grande partie en domaine congéable.

Le domaine congéable est un mode de propriété qui, bien qu'ayant existé en plein Moyen Age et étant considéré par certains juristes comme une survivance de la tenure servile, s'est développé en Bretagne au cours du XVIème siècle. Il n'était d'ailleurs pas nécessaire de posséder féodalement pour concéder un bien de cette façon ; il suffisait d'être propriétaire. Le domaine congéable semble n'avoir rien de féodal. Il semble surtout correspondre à un état de pauvreté et constituer une forme d'association entre un propriétaire sans moyens et un cultivateur au capital insuffisant, capable de propriété de moyens de production jusqu'à un certain point, incapable d'être un propriétaire complet ou de devenir un gros fermier, entrepreneur capitaliste, comme on en trouvait fréquemment dans les plaines autour de Paris. Le domaine congéable était régi, non par la Coutume de Bretagne, mais par des usages locaux, « usances », « usements », que les intéressés pouvaient faire valoir en justice. Etaient reconnues les usances de Tréguier et Goello, de Léon, de Broërech, de Rohan, de Poher, de Cornouaille. Ces usances ne différaient les unes des autres en ce qui concerne le domaine congéable en lui-même que par des nuances [Note : G. d'Espinay, L'ancien droit successoral en Basse-Bretagne, dans Nouvelle revue historique de droit, t. XIX, 1895]. On peut prendre comme exemple l'usance de Cornouaille, puisqu'elle couvrait tout l'évêché et le comté de Cornouaille sauf la juridiction de Daoulas, rattachée à l'usance de Léon, et la juridiction de Corlay, rattachée à celle de Rohan, c'est-à-dire presque toute la région des révoltes paysannes de 1675. L'usance de Poher, qui couvre aussi une partie de la zone révoltée, du côté de Carhaix et de Châteauneuf-du-Faou, diffère fort peu de celle de Cornouaille. L'essence du domaine congéable [Note : Charles-A. Bourdot de Richebourg, Nouveau coutumier général, Paris, chez Michel Brunet, 1724, in-f°, IV, 1, p. 409-410], c'est le partage de la propriété en deux. « Le seigneur foncier » est propriétaire du fonds, le « domanier » est propriétaire des « édifices et superficies ». Ce sont les bâtiments d'habitation, granges, greniers, étables, écuries, fours, puits, aires à battre, murs, « fossés » c'est-à-dire talus couverts de haie et d'arbres, prairies, cours d'eau, arbres fruitiers, jardins, engrais mis sur terre cultivée.

Le domanier doit au seigneur foncier déclaration de sa tenure ou « lettres recognitoires » ; nouveau bail à domaine congéable de neuf en neuf ans ; les cens et redevances seigneuriales et féodales, à lui ou au seigneur de fief, si celui-ci est autre que le « seigneur foncier », car ce dernier peut tenir sa terre d'un seigneur comme fief roturier ou censive, ce qui ne lui interdit pas de la bailler à domaine congéable.

Le domanier doit encore au seigneur foncier le champart à la cinquième gerbe, soit 20 % des récoltes ; neuf jours de corvées par an : 3 par attelage aux charrois de bois, vins et foin, 3 par chevaux sans attelage, 3 par « œuvres de mains ». Ces corvées sont dues même hors de la juridiction où ils résident « pour le charroi de vins et d'ardoise pour la répartition de la maison du seigneur, ou pour la voiture de ses bleds au prochain port de mer ou ville marchande ».

Si le seigneur foncier bâtit, ces corvées sont doublées. Le domanier est tenu de percevoir à son tour les droits de seigneur sur les autres domaniers. Enfin, le domanier doit se soumettre à la justice du seigneur foncier, si ce dernier est justicier, c'est-à-dire seigneur de fief.

Mais à la fin du bail, le seigneur foncier peut expulser le domanier, en lui remboursant les édifices et superfices selon évaluation d'expert : ce sont les « droits convenanciers ou réparatoires ». Aussi le domanier ne pouvait construire de maisons neuves sans permission du seigneur foncier, car il ne pouvait « grever le fonds », c'est-à-dire faire des édifices valant plus que le fonds. Mais il pouvait sans permission faire « tous autres édifices utiles et nécessaires comme haies, fossés, vergers, jardins et prairies ». Le domaine congéable était donc beaucoup moins qu'on ne l'a dit une entrave au progrès. C'était surtout la pauvreté du pays qui empêchait les améliorations.

Tous les neuf ans, le seigneur foncier peut donc congédier ses domaniers et, s'il est seigneur de fief, augmenter leurs rentes. On peut se demander si les seigneurs fonciers n'ont pas pratiqué cette opération plus fréquemment avant 1675. Ils y étaient d'ailleurs toujours incités, car si le même domanier restait quarante ans sur la tenue, il devenait « seigneur irrévocable des édifices », plein propriétaire, sans limite de temps. En principe, en Cornouaille, le seigneur foncier ne devait prendre pour un nouveau bail ou pour renouveler l'ancien, « aucune vente », aucune somme une fois versée et non remboursable. Mais il est permis de s'interroger : dans leurs difficultés, les seigneurs fonciers n'en ont-ils pas exigé, « en dessous de table », avant 1675 ? Un seigneur peu scrupuleux pouvait même aller loin. En effet, un domanier qui trouvait sa tenue trop chargée de rentes seigneuriales, pouvait « déguerpir », c'est-à-dire quitter la tenue à la fin des neuf ans, mais en payant les arrérages des rentes, et en renonçant à être remboursé de ses « droits convenanciers » sur les « édifices et superfices ». On voit donc l'opération possible pour un seigneur de fief : à la fin d'un bail de domaine congéable, utilisant injustement sa justice, il accroît les rentes seigneuriales et féodales sur la tenue. Ces rentes sont devenues trop lourdes : neuf ans plus tard, le domanier déguerpit ; le seigneur recouvre la tenue sans bourse délier. Il peut trouver un nouveau domanier qui, n'ayant pas à racheter les édifices et superfices à son prédécesseur, peut accepter de payer des rentes plus lourdes, avec espoir de les supporter et même consentir à verser un « dessous de table » avantageux. Il faudrait savoir si cette opération est devenue fréquente avant 1675.

Mais le domanier peut se trouver incapable de s'acquitter des arrérages des rentes, incapable de déguerpir et rester fixé sur la « tenue », endetté et dans une situation diminuée, obligé de consentir des sacrifices, bien que juridiquement homme libre. La même chose peut lui arriver d'ailleurs, même si les rentes seigneuriales ne sont pas trop lourdes, si de mauvaises récoltes ou des exigences royales accrues l'obligent à implorer le seigneur d'ajourner ou de réduire le prélèvement du champart.

Les possibilités ouvertes par le domaine congéable à des seigneurs, des procureurs fiscaux, des fermiers généraux peu scrupuleux étaient donc considérables. Dans quelle mesure en ont-ils usé ? Nous l'ignorons. Ils en ont certainement usé ainsi que de toutes celles qu'offrait le fief et seigneurie, car il y eut des réclamations des paysans. Certains seigneurs y répondirent à coups de bâton. Charles Colbert a trouvé mieux : le marquis de Goesbriant « envoyant des soldats armés de leurs mousquets et bandollières, avec la mêche compassée, faire des commandements et sommations de sa part aux officiers de justice et faire insulte aux habitants qui ne luy sont pas agréables » (Paris, Bibl. nat., Cinq-cents de Colbert, 291, fol. 103).

On dit que les seigneurs avaient accru le revenu de leurs seigneuries d'un tiers en pleine période de baisse des prix et de raréfaction de la monnaie.

L'aggravation des relations entre les seigneurs et les paysans devait être profondément ressentie par ceux-ci. C'étaient dans leur dignité d'hommes et dans leur sens humain de la justice et du droit qu'ils étaient atteints, mais aussi dans leur chair. Un petit nombre de paysans, propriétaires vivant de leurs terres, « laboureurs » possédant bœufs de labour et charrues, étaient aisés ; quelques-uns même avaient de grosses fermes bien aménagées, des biens meubles pour 1.000 à 2.000 livres tournois, des armoires, des coffres, abondance de draps, de serviettes, de chemises, et la fermière disposait d'une dizaine de jupes, d'une douzaine de tabliers. Mais un plus grand nombre étaient simples « closiers », propriétaires d'une petite maison basse, de quelques bouts de champs, d'un cheval ou deux, de quelques vaches ; domaniers en outre, et fermiers d'une pièce de terre ou d'une petite « closerie », travaillant avec leur famille et fort pauvres, heureux quand leurs biens meubles atteignaient 2 à 300 livres.

La majorité étaient des journaliers, habitant des chaumières de torchis, vivant dans une seule pièce, sur sol de terre battue, avec leurs bêtes, entourés de fumiers et d'eau croupie. Leurs biens meubles : un lit, une armoire, une hache, quelques ustensiles de ménage, quelques hardes, quelques bêtes, allaient de 20 à 100 livres. Tout ce monde, laissant le froment et le seigle pour les redevances, vivait de galettes de sarrasin, de bouillie de mil, de beurre, d'eau claire.

Les épidémies et les famines ravageaient une population d'êtres humains petits, maigres, jaunes, illettrés, violents, brutaux, ivres dès qu'ils le pouvaient. Les mendiants et les vagabonds pullulaient, qui pillaient, incendiaient, détroussaient, terrorisaient tous ceux qui possédaient quelque chose [Note : Ouvrages fondamentaux : André Giffard, Les justices seigneuriales en Bretagne au XVIIème et XVIIIème siècle, 1661-1791, Paris, 1903 (Bibl. de la Fondation Thiers, fasc. 1) ; Henri Sée, Les classes rurales en Bretagne du XVIème siècle à la Révolution, Paris, 1906 ; Pierre Goubert, Recherches d'histoire rurale dans la France de l'Ouest, dans Bulletin de la Société d'histoire moderne, t. LXIV, 1965].

Le moindre accroissement de leurs charges rompait l'équilibre précaire de leurs ressources. Or, alors que leur charge était déjà si lourde, voici que les Etats provinciaux de Bretagne qu'ils considéraient comme leurs protecteurs, le Roi, source de toute justice, se mirent à leur demander de nouveaux efforts. La révolte s'ensuivit et, dans les campagnes, les seigneurs, considérés en Bretagne comme représentants du Roi et agents de l'Etat, furent parmi les principales victimes [Note : Ouvrages fondamentaux : Arthur de La Borderie, La révolte du papier timbré advenue en Bretagne, en 1675, Saint-Brieuc, 1884 ; Jean Lemoine, La révolte dite du papier timbré ou des bonnets rouges en Bretagne en 1675, Paris, 1898].

La guerre de Hollande, dont Louis XIV espérait qu'elle serait courte, une « guerre-éclair », devint une guerre longue, une « guerre d'usure », lorsque les Hollandais eurent arrêté les troupes françaises et sauvé Amsterdam en ouvrant les écluses de Muyden, le 20 juillet 1672, eurent renversé le gouvernement bourgeois de Jean de Witt et l'eurent remplacé par le gouvernement aristocratique de Guillaume d'Orange, lors de leur Révolution de juillet et août 1672, et lorsqu'une coalition, formée sous la conduite de l'Empereur et de l'Autriche contre la France dès 1672, se fût renforcée en 1673.

Louis XIV dut contraindre a un gros effort financier un royaume qui n'était pas encore remis des « mortalités » de 1648-1653 et de 1661-1662.

En Bretagne, Louis XIV décida de tirer parti d'une enquête ordonnée dès 1665, la recherche des justices usurpées. Les jurisconsultes royaux ayant posé en principe depuis longtemps que les justices seigneuriales étaient une concession du Roi, la déclaration royale du 22 novembre 1672 institua une nouvelle Chambre du domaine royal à Rennes, avec mission de se faire représenter par les seigneurs justiciers leurs lettres royales de concession, dûment enregistrées par le Parlement, sous peine de 1.000 livres d'amende.

Y en avait-il un capable de s'exécuter ? C'était 3.800.000 livres à encaisser par le Trésor royal, moins les frais de poursuites. Malgré quelques atténuations royales, les Etats de Bretagne, réunis en 1673, offrirent, outre 2.600.000 livres de don gratuit, 2.600.000 livres pour la suppression de la Chambre du Domaine et pour la révocation des édits de 1672 concernant les justices des seigneurs. Le Roi accepta le 27 décembre 1673. Mais les Etats décidèrent que 920.000 livres seraient fournies par la noblesse, les seigneurs et les officiers, et 1.680.000 par les paysans, les artisans et les « bourgeois ». Le peuple allait payer pour conserver leur privilège fondamental aux seigneurs.

Le recouvrement du nouvel impôt commença en 1675.

Un édit d'avril 1674 rendit obligatoire dans tout le royaume le papier timbré pour tous les actes judiciaires et notariés. Ce droit domanial allait élever les frais de tous les actes de juridiction gracieux et contentieux, diminuer donc le nombre des actes et les profits des gens de justice. Notaires, procureurs, huissiers, sergents s'y opposèrent furieusement. Ils excitèrent les petites gens à résister. Les magistrats les appuyèrent et ne poursuivirent pas les délinquants.

Le peuple fut d'autant plus aisément entraîné que le timbre constituait une demande supplémentaire de numéraire et que le numéraire manquait dans la province de Bretagne.

Un édit du 27 septembre 1674 réserva au Roi le monopole de la vente des tabacs. Le Roi afferma la vente à un adjudicataire général.

Celui-ci installa partout des sous-fermiers ou des commis. Il fit interdire la vente aux épiciers et aux autres petits débitants. Il devait leur racheter leurs provisions de tabac, puis les remettre en vente à un prix majoré par des droits nouveaux. Mais les commis du traitant arrivèrent dans les provinces avec des sommes insuffisantes pour racheter le tabac en magasin. Du temps passa. Enfin, le Conseil du Roi décida que les commis rachèteraient le tabac au prix de la facture ou, à défaut, au poids. Or, les revendeurs n'avaient pas toujours de facture, et le tabac, desséché, avait perdu de son volume et de son poids. Les revendeurs se trouvèrent lésés. Mécontents, ils excitèrent leurs clients, et avec facilité, car ceux-ci étaient furieux de l'interruption de la vente et de la hausse des prix. Ils ne pouvaient se passer de tabac. Sous-alimentés, ils calmaient les réclamations de leur estomac avec ce stupéfiant léger, le plus souvent chiqué, plus rarement fumé en pipe.

Un traitant voulut obliger les artisans fabriquant de la vaisselle d'étain à payer dans les six mois les droits de marque sur tout ce qu'ils avaient dans leur boutique. C'était impossible, car le débit de cette marchandise était lent. D'ailleurs, ces artisans vendaient beaucoup à crédit. Le numéraire leur manquait pour les droits. Il aurait fallu les leur demander seulement sur ce qu'ils vendaient, effectivement, au fur et à mesure des ventes. Mais l'emploi de la vaisselle d'étain, étain ordinaire et étain sonnant, était général. Les droits de marque allait faire monter les prix de cette vaisselle. Tout le petit peuple se sentit touché et se solidarisa avec les artisans d'étain pour empêcher la marque.

Enfin, le Roi réclamait à ses officiers de nouvelles taxes, à tous les roturiers propriétaires de fiefs le droit de francs-fiefs et nouveaux acquêts.

La Bretagne était tenue en alerte par une menace de descente des Hollandais sur les côtes. En 1674, elle était encore sillonnée de troupes. A Brest, il y avait 4.000 paysans, venus depuis Tréguier et la Roche, qui remuaient la terre pour des fortifications (S. Ropartz, Lettres d'Arthur Laurence, régisseur de M. de Cornavallet, 29 mai 1674. Guingamp, 1859, II, p. 120).

Mais si, en 1675, durant les mois d'avril, mai, juin, la Bretagne continuait d'être menacée par la flotte hollandaise de Ruyter, elle était vide de troupes. Le Roi avait dû renforcer ses armées en Flandre, en Alsace (où Turenne mena cette foudroyante et célèbre campagne, fut vainqueur, puis tué le 27 juillet 1675), en Allemagne, en Sicile, en Catalogne. Il avait fallu organiser les milices paysannes, les armer contre un débarquement éventuel, décider que les paysans devraient courir aux armes et se rassembler au son du tocsin. Le risque était donc grand que cette organisation de défense ne servît aux révoltés à se saisir d'un port et provoquer un débarquement. Les ennemis de la France l'espéraient et se réjouissaient beaucoup des troubles de Bretagne. Au moins, pensaient-ils, le Roi serait contraint de mener une armée en Bretagne pour réduire les rebelles et de dégarnir les frontières du Nord et de l'Est.

La révolte des paysans de Basse-Bretagne fut provoquée par l'exemple des villes. A Rennes, les épiciers avaient obtenu audience du Premier Président du Parlement, le sieur d'Argouges, qui s'était montré favorable à leurs demandes sur le tabac. A la nouvelle des désordres de Bordeaux, survenus pour empêcher de marquer l'étain, les Rennais, le 18 avril 1675, pillèrent le bureau pour la vente du tabac, puis les bureaux du papier timbré. Les événements de Rennes furent connus le 20 avril à Nantes. Aussitôt, la foule pilla le bureau du tabac et le bureau pour la marque de l'étain. Celui du papier timbré fut menacé. Le 3 mai, de nouvelles émeutes se produisirent et cette fois le bureau du papier timbré fut pillé, comme il se devait.

Ces exécutions furent le fait de la « populace », de la « canaille », mais elles mettent en cause d'autres responsabilités. A Nantes, si les gros marchands restèrent fidèles, si vingt à trente gentilshommes sans armes aidèrent le lieutenant du Roi, M. de Morveau, à parlementer et à calmer la foule, les « bourgeois » se montrèrent hostiles à l'application des édits et firent cause commune avec les insurgés.

Convoqués en compagnies pour rétablir l'ordre, ils refusèrent d'obéir à leurs capitaines. Des « étrangers » suspects parcouraient les rues et excitaient aux troubles. C'étaient peut-être des mendiants et des vagabonds venus des campagnes. Le 3 mai, c'est un Bas-Breton, un valet de cabaret des environs de Châteaulin, la région des grandes révoltes paysannes, qui monte à l'horloge de la ville, sonne le tocsin et déclenche l'émeute. Condamné à mort le 22 mai, il fut pendu.

Ce 3 mai, d'ailleurs, des commis du papier timbré firent l'impossible pour être pillés, afin de réclamer de grosses indemnités.

A Rennes, les journées des 9, 10 et 11 juin furent provoquées par le secrétaire d'Etat à la Guerre, Louvois. Il imposa au gouverneur de la province, le duc de Chaulnes, d'introduire des troupes dans la ville. Le duc essaya de limiter les dégâts en réduisant le logement à trois compagnies. Mais ce n'en était pas moins une violation des privilèges de la ville. Tous les habitants, redoutant les pillages des soldats, s'unirent pour la défense des privilèges municipaux. Les faubourgs se soulevèrent d'abord, puis toute la ville, bourgeois et artisans mêlés, plus de quinze mille personnes, dit-on. Le gouverneur fut injurié : « gros cochon, gros gueux. beau gouverneur de chien ».

Des pierres furent lancées sur les soldats. Le gouverneur était aidé par une famille de gentilshommes, les Coetlogon, bons serviteurs du Roi. D'autres gentilshommes, rivaux des Coetlogon, excitèrent sous main les séditieux. Le Parlement était pour les rebelles. Il ne rendit aucun arrêt contre eux et fit répandre par les procureurs et les huissiers le bruit qu'il n'y en aurait pas. Bien mieux, le Premier Président du Parlement, d'Argouges, trouva le moment opportun pour offrir au gouverneur d'aller trouver le Roi et de lui demander le retrait des édits sur le papier timbré, le tabac, la marque de l'étain, les francs-fiefs et les taxes des officiers. Le duc de Chaulnes eut le bon sens d'empêcher les soldats de tirer. Passant sur ses injures personnelles, il parlementa. A force de patience et en prenant sur lui de promettre la réunion prochaine des Etats provinciaux, il obtint des capitaines de la milice « bourgeoise » que les insurgés missent bas les armes, le 20 juin.

Mais les nouvelles des soulèvements paysans de la région de Carhaix provoquèrent une troisième sédition à Rennes, le 17 juillet, un nouveau pillage des bureaux du papier timbré. La duchesse de Chaulnes fut insultée, ses jours mis en danger.

Dans les villes, il y eut donc union des Ordres contre la fiscalité royale et pour la défense des privilèges locaux.

Dans les campagnes, le bruit se répandit qu'outre toutes ces taxes, le Roi se préparait à établir la gabelle dans la province. Dès le mois de mai, les troubles commencèrent et il s'en produisit un peu partout en Basse-Bretagne : attaques contre les officiers du Roi, les receveurs, les fermiers d'impôts, les gentilshommes. Toutefois, il y eut deux centres principaux : la Cornouaille, de mai à juillet 1675, la région de Carhaix ou « pays de Poher », de juillet à septembre. C'étaient des régions isolées : des collines au relief confus, un bocage qui donne l'impression d'une forêt profonde, des bois encore nombreux, restes d'une ancienne forêt de hêtres, qu'atteste la fréquence du nom de « Faou » (fagus, hêtre), des chemins sinueux, encaissés entre des « fossés » hérissés de haies épaisses et d'arbres, des vallons resserrés et volontiers marécageux, un sol d'arène granitique ou d'argile schisteuse, siliceux et pauvre ; abondance de genêts et de bruyères ; des châteaux et des manoirs complètement isolés, comme séparés du monde, et à la merci d'un coup de main.

En Cornouaille, le bruit courut au début de juin que le marquis de la Coste, lieutenant pour le Roi dans les quatre diocèse de Basse-Bretagne : les évêchés de Vannes, Saint-Pol-de-Léon, Tréguier et Quimper-Corentin, était chargé d'y introduire la gabelle. Le 9 juin, le tocsin sonna à Châteaulin et dans une trentaine de paroisses du voisinage. Des bandes de paysans, armés de fusils, de mousquets, de fourches, de bâtons, marchèrent au « grand gabelleur ». Un sergent de justice présenta leurs revendications au marquis. Il fut insolent.

Le marquis le tua. Lui et ses gens furent alors littéralement passés par les armes. Le marquis et plusieurs de ses hommes furent blessés.

Ils se réfugièrent dans une maison. Les paysans menacèrent de les y brûler. Pour sauver sa vie, le marquis dut promettre la révocation des édits. Puis il gagna Brest et y soigna sa blessure.

Le même jour, à Briec, à peu près à mi-chemin entre Châteaulin et Quimper, à quinze ou seize kilomètres de chacune de ces villes, le tocsin sonna. De plus de vingt villages des environs, 2.000 paysans, armés de fusils, de fourches, de « bâtons ferrés », c'est-à-dire probablement d'épieux et de piques, se rassemblèrent à l'issue de la messe dans le cimetière. Ils furent harangués par Allain Le Moign, dit le « grand Moign », « caporal » de la « trêve » du Gorresquer en Briec, c'est-à-dire d'un hameau avec une chapelle dépendant de la paroisse de Briec, et par Germain Balbouez, « caporal » de la trêve de Landudal, à six ou sept kilomètres au sud de Briec. Qu'est-ce que ce titre de « caporal » ? Signifie-t-il chef élu, ou est-il l'équivalent de « coq de paroisse », ce qui indiquerait l'action d'une aristocratie paysanne, ou est-ce un grade dans les milices organisées contre un éventuel débarquement ? Menés par Le Moign, Balbouez et Laurent Le Quéau, meunier de Quéméneven, à sept ou huit kilomètres à l'ouest de Briec, les paysans, entraînant de force leurs prêtres, les recteurs de Briec et d'Edern, marchèrent sur le château de La Boissière, où ils croyaient trouver, chez Monsieur de Kéranstret, le marquis de la Coste et le sieur de la Garaine-Jouan, qu'on disait porteur de la gabelle. Leur but était de massacrer tous ces nobles. Pour ces paysans, tous les nobles étaient des gabeleurs. Ne trouvant pas ceux qu'ils cherchaient, ils défoncèrent les barriques de vin, s'emparèrent des armes et des munitions et mirent le feu au château.

Averti, le duc de Chaulnes, le 12 juin, nomme le marquis de Nevet chef des milices dans l'évêché de Cornouaille, rend une ordonnance pour interdire les réunions armées, promet une amnistie, obtient du Parlement un arrêt déclarant faux et sans fondement les bruits relatifs à la gabelle et édictant des peines contre ceux qui les propageraient. Mais le gouverneur était sans forces. Les paysans de la région de Pont-l'Abbé entrèrent dans la danse. Le 23 juin, les habitants de « plusieurs » paroisses, pillent un bureau particulier de papier timbré, tirent d'une église, par les cheveux, un gentilhomme et l'assomment. Ils attaquent le château du Cosquer dans la paroisse de Combrit, blessent à mort le châtelain, Euzenou de Kersalaün, et pillent le château. Le 24 juin, les paysans dévastent le château du Pont-l'Abbé, brûlent son chartrier. Bientôt, ils attaquent le couvent des Carmes du Pont-l'Abbé, qui était seigneur ecclésiastique. Ils menacent de piller les greniers et les caves. Les religieux doivent signer une renonciation aux corvées et auraient signé un « code paysan ».

Les paysans continuèrent ensuite. En juillet, « quelques mutins et gents soulevés dans les paroisses de Plomeur et de Treffiagat », pays du Cap-Caval, dévastèrent le manoir de Lestrédiagat, paroisse de Treffiagat, et le manoir de Brénauvec, trêve de Plobannalec, appartenant à Messire René du Haffon, seigneur de Lestrédiagat. Ils en arrachèrent jusqu'aux ardoises des toits [Note : Daniel Bernard, La révolte du papier timbré au pays Bigouden. Nouveaux documents inédits, dans Mémoires de la Société d'histoire et d'archéologie de Bretagne, XLII, 1962, p. 59-67]. Partout les bureaux du papier timbré étaient pillés, les châteaux attaqués, des gentilshommes blessés ou tués. Les contemporains parlent de 200 châteaux pillés.

Les gentilshommes et les prêtres se réfugiaient dans les villes avec leurs meubles. Les paysans révoltés contraignaient sous la menace d'autres paysans à les suivre, les recteurs des paroisses à marcher à leur tête (du moins les prêtres qui n'étaient pas, comme Alain Maillard, de la trêve de Lenviau, de véritables meneurs), des gentilshommes à revêtir des habits de paysans et à prendre le commandement des bandes armées. Madame de Sévigné appelle les révoltés les « bonnets bleus ». Le bonnet bleu était la coiffure habituelle des pêcheurs. Mais Madame de Sévigné n'avait pas le génie de l'exactitude et jusqu'à présent rien ne nous permet de discerner les groupes sociaux qui composaient ces bandes de « paysans ». Une liste de séditieux, nommément désignés, exceptés de l'amnistie, a été dressée par l'autorité royale. Des recherches dans les registres paroissiaux, des débris des minutes des notaires et des archives des juridictions, permettraient sans doute de reconstituer leur familles et les étapes principales de leurs vies et de savoir à qui nous avons affaire.

Que voulaient ces révoltés ? Le duc de Chaulnes a envoyé le 9 juillet 1675 à Colbert un Code paysan (Paris, Bibl. nat., Mélanges Colbert, 172, fol. 62) ; la copie ne figure malheureusement plus dans sa correspondance. Une copie, du XVIIème ou du XVIIIème siècle, en mauvais état, en a été retrouvée par MM. Gaultier du Mottay et Tempier, dans les Archives départementales des Côtes-d’Armor, série C, 163, en 1859, une autre par B. Pocquet du Haut-Jussé que ce dernier date du début du XVIIIème siècle. F.-M. Luzel, archiviste des Archives départementales du Finistère, en a vainement cherché une troisième dans son dépôt et dans les Archives des communes du département. L'authenticité en a été mise en doute par MM. de la Villemarqué, Faty, le Men. Par contre, MM. Gaultier du Mottay, Tempier, Luzel, de la Borderie, B. Pocquet du Haut-Jussé, inclinent pour l'authenticité. Le texte est-il authentique ? [Note : Le Code paysan a été publié trois fois, par Arthur de La Borderie dans Revue de Bretagne et de Vendée, 7, 1860, p. 92-94, qui l'a reproduit dans sa Révolte du papier timbré, op. cit., p. 93-98 ; par R.-F. Le Men, dans Bulletin de la Société archéologique et historique du Finistère, t. V, 1877-1878, p. 184-187 ; par D. Tempier, dans Mémoires de la Société archéologique des Côtes-du-Nord, 2ème série, 2, 1885-1886, p. 124. Voir encore : F.-M. Luzel, dans Bulletin de la Société archéologique et historique du Finistère, 14, 1887, p. 64-67].

Le Code paysan aurait été arrêté et proclamé dans une assemblée de délégués de quatorze paroisses, tenue à la chapelle de La Tréminon, paroisse de Plomeur, cinq ou six kilomètres au sud-ouest de Pont-l'Abbé. Le titre de notre document est : « Copie du règlement fait par les nobles habitants des quatorze paroisses unies du pays Armorique, situé depuis Douarnenez jusqu'à Concarneau, pour être observé inviolablement entre eux jusqu'à la Saint-Michel prochain, sous peine de Torreben », et il est signé : « Torreben et les habitants ». Selon certains érudits, Torreben voudrait dire : « Casse-tête ».

Les paysans se déclaraient unis « pour la liberté de la province armorique » et supprimaient des droits seigneuriaux comme attentatoires à la « liberté armorique ». Ils décidaient d'envoyer six députés aux Etats provinciaux et de leur fournir à chacun un bonnet et une camisole rouge, un haut-de-chausse bleu. En attendant, ils mettaient bas les armes « par une grâce spéciale qu'ils font aux gentilshommes », qu'ils feront sommer de retourner dans leurs maisons de campagne au plus tôt. Les paysans défendaient de « sonner le tocsin et de faire assemblée d'hommes armés sans le consentement universel de ladite union ». Ils supprimaient les champarts, les corvées, les dîmes, la banalité du moulin. Ils réduisaient les droits sur le vin « étranger » à cent sols par barrique et celui du vin de la province à un écu, et en même temps leur prix de vente au détail respectivement à cinq et trois sols la pinte. L'argent des « fouages anciens » devait être employé à acheter du tabac distribué avec le pain bénit aux messes paroissiales. La chasse devait être défendue du 1er mars au 15 septembre. Les colombiers devaient être rasés et il serait permis de tirer sur les pigeons. Les recteurs, curés et prêtres seraient salariés par leurs paroissiens. Le papier timbré serait supprimé. La justice serait rendue par des juges élus et salariés par les habitants. « Il est défendu, à peine d'être passé par la fourche, de donner retraite à la gabelle et à ses enfants, et de leur fournir ni à manger ni aucune commodité ; mais, au contraire, il est enjoint de tirer sur elle comme sur un chien enragé ». Les mariages devaient être permis entre gentilshommes et paysans. Les gentilsfemmes devaient anoblir leurs maris et leur postérité. Les successions devaient être partagées également. La ville de Quimper et les autres devaient être contraintes « par la force des armes » de ratifier ce règlement, « à peine d'être déclarées ennemies de la liberté armorique ». Ce règlement devait être lu et publié aux prônes des grand'messes et affiché à tous les carrefours.

Si le Code paysan est authentique, il appelle les observations suivantes. Les paysans ne s'attaquaient pas au système seigneurial et féodal. En effet, champarts, corvées, banalités, ne sont pas d'essence seigneuriale et féodale, mais domaniale. Part à la récolte, services, monopoles, ce sont revenus du propriétaire foncier, qui participent de la rente foncière, même s'il n'y a ni seigneurie, ni fief. Les dîmes sont des impôts d'Eglise, qui n'ont rien de féodal. Par contre, les paysans conservaient les deux bases du régime seigneurial et féodal : les cens récognitifs, et les lods et ventes. Pourquoi ? Peut-être parce qu'ils auraient eu avantage à voir partout le domaine congéable remplacé par des censives ou fiefs roturiers. En effet, le paysan qui a la « seigneurie utile » d'une tenure en censive est un véritable propriétaire, qui ne peut être dépossédé que dans des cas très précis, rares, et après une longue procédure. L'extension du régime seigneurial et féodal aurait consolidé la position des domaniers en faisant d'eux des propriétaires définitifs du fonds comme de la surface.

Les paysans ne s'attaquaient pas à la structure de la société en Ordres. Ils demandaient seulement une amélioration : la possibilité de passer dans l'ordre supérieur, par le mariage anoblissant. Remarquons d'ailleurs que, chez ces pauvres gentilshommes bretons chargés d'enfants, le mariage des filles avec des paysans ne devait pas être exceptionnel. Les paysans demandaient une conséquence que le mariage ne comportait pas : le passage des hommes dans les strates supérieures. Mais la hiérarchie des « ordres et estats » devait subsister.

Enfin, ces paysans ne demandent pas un bouleversement du régime politique. Ils ne réclament rien concernant l'Etat souverain et absolu, le gouvernement monarchique, l'existence des Etats provinciaux. Ils demandent seulement pour eux une amélioration : leur représentation aux Etats. Encore s'agit-il sans doute seulement d'une délégation temporaire et exceptionnelle, comme ils disent : « aux Etats prochains, pour déduire les raisons de leur soulèvement ».

Des améliorations partielles à leur sort dans les structures sociales et politiques existantes, non pas un changement radical de ces structures, non pas un passage de la propriété seigneuriale à la propriété quiritaire, de la structure d'ordres à la structure de classes et de la monarchie absolue à la monarchie représentative ou parlementaire. Ces révoltés n'auraient pas été des révolutionnaires.

Il est possible que le Code paysan soit authentique. Car B. Pocquet du Haut-Jussé nous cite un Code Pesovad, ou code Ce qui est bon, qui contient quelques-unes des demandes du Code paysan (Histoire de Bretagne, t. V, Rennes, 1913), « traité de paix entre les nobles bourgeois de la ville de Pont-l'Abbé et les biens intentionnés des paroisses voisines ». Les paysans imposent la suppression du champart, des corvées. Ils s'octroient la permission de chasser et de tuer les pigeons.

Ils interdisent de se servir de papier timbré. Ils modèrent les droits exigés par les notaires, ordonnent aux procureurs et aux juges d'expédier rapidement les procès « et de juger selon le sens commun et non la chicane ». Ce code va bien moins loin que le Code paysan et appellerait à plus forte raison des observations semblables. Il n'est pas impossible d'ailleurs que notre Code paysan soit le Code Pesovad retouché par un citadin de la fin du XVIIIème siècle, ou même par un romantique de la première moitié du XIXème, qui n'aurait ignoré ni les cahiers de 89, ni la façon dont la Cour se gaussait des révoltés, de leur horreur de « la gabelle », et dont nous trouvons l'écho dans Madame de Sévigné [Note : Mme de Sévigné à Mme de Grignan, Paris, mercredi 24 juillet 1675 (éd. Monmerqué, Grands écrivains de la France, III, n° 419, p. 523-524) : « M. Boucherat me contait l'autre jour qu'un curé avait reçu devant ses paroissiens une pendule qu'on lui envoyait « de France » (car c'est ainsi qu'ils disent) ; ils se mirent tous à crier en leur langage que c'était « la gabelle » et qu'ils le voyaient fort bien. Le curé, habile, leur dit sur le même ton : « Point du tout, mes enfants, ce n'est point la gabelle ; vous ne vous y connaissez pas : c'est le « jubilé ». En même temps, les voilà à genoux. Que dites-vous de l'esprit fin de ces Messieurs ? »].

Les mêmes conclusions peuvent se tirer d'un texte beaucoup moins hardi, mais d'authenticité plus certaine, la Requeste de la populace de ceste révolte, apportée au marquis de Nevet, par « un homme populaire », « de la part de vingt paroisses vers Châteaulin », envoyée par le marquis au duc de Chaulnes, le 19 juillet, et par Chaulnes à Colbert, le 10 [Note : Citée par B. Pocquet du Haut-Jussé, Histoire de Bretagne, V, p. 505, note 1]. Les paysans réclament contre les juges qui « les accablent en toutes occasions » ; contre la noblesse « qui nous maltraite en beaucoup d'occasions, tant pour corvées que pour champars et pour droit de moulin », les nobles « qui nourrissent un grand nombre de brebis et autres bestiaux qui nous causent de grosses pertes dans nos bleds » et « grand nombre de pigeons qui gastent nos bleds » et « nous menassent de coups de baston » ; contre « de nouveaux droits qui sont reçus depuis deux ans comme controlle, papier timbré », etc. « Comment veut-on que nous payions les nouveaux édits, n'étant pas capables de soutenir ceux qui y étaient ? ». « Nous sommes contents de payer ceux qui étaient avant soixante ans et nous ne différons pas à payer chacun son droit, comme lui appartient, et nous ne contestons rien que contre les nouveaux édits et charges ». Et ce peuple « supplie Sa Majesté de le regarder d'un œil de compassion et de le soulager ».

Ces paysans ne proposaient aucun remède précis et aucune réforme. Il ressortait de leurs doléances qu'ils admettaient tout ce qui était ancien et devenu de droit par la coutume, qu'ils considéraient seulement comme insupportables les nouveautés, les excès et les déviations, et que ce qu'ils attendaient du Roi c'était seulement la suppression des nouveaux édits royaux et des nouvelles charges foncières, ainsi que le bon fonctionnement des instructions sociales et administratives existantes, qu'ils ne songeaient pas à changer. Ils étaient furieux mais non révolutionnaires.

Ici, ils apparaissent plutôt comme le contraire.

Comme on manquait de troupes, la révolte paysanne semblait avoir le champ libre. Le marquis de Nevet était enfermé dans son château de Lezargant. Les paysans parlaient de prendre Quimper.

Ils étaient hostiles aux villes, pour eux repaires de « gabeleurs », et dont les habitants leur semblaient odieusement favorisés, puisque le domaine congéable y était inconnu et que toute propriété y était en censive. Le marquis de la Roche, gouverneur de Quimper, ne pouvait pas compter sur les milices bourgeoises et évitait à grand-peine les séditions parmi les artisans. Mais les paysans n'avaient ni chef d'expérience pour coordonner leurs mouvements, ni canon pour attaquer une ville. Ils ne pouvaient entreprendre un siège, faute de ravitaillement organisé, faute de pouvoir rester groupés. Ils ne purent prendre un port et donner la main aux Hollandais. Il semble d'ailleurs que le nombre des paysans qui marchaient à contre-cœur fut grand.

En effet, le marquis de Nevet, qui fit exécuter le 13 juillet les meurtriers du garde du château de la Motte, affirme que cette action « a donné tant de joie au peuple, qu'il y avait plus de 2.000 personnes présentes qui m'ont donné mille bénédictions » [Note : Nevet au duc de Chaulnes, 15 juillet 1675 (Bibl. nat., Mélanges Colbert, 172, fol. 147)]. La présence du duc de Chaulnes au Port-Louis depuis le début de juillet produisit un bon effet. Peu à peu la région se calma.

Mais alors, ce fut le pays de Poher qui se souleva. En juillet et août 1675, les révoltés furent maîtres de la région de Carhaix et de Gourin. La révolte ici semble différer de la précédente, d'abord par la présence d'un chef, Sébastien Le Balp, fils d'un meunier de Kergloff, à sept ou huit kilomètres à l'ouest de Carhaix, lui-même devenu en 1662 notaire royal de Kergloff, un des vingt-huit notaires royaux ressortissant à la Cour royale de Carhaix. Ensuite, ici, plusieurs prêtres devinrent volontairement des chefs de révoltés ; quelques-uns furent condamnés aux galères, comme messire Jean Dollo, de Carhaix, « convaincu d'avoir esté chef des révoltés et d'avoir fait signer à quelques habitants de cette ville un brevet de capitaine des révoltés, remply de son nom ». Cinq furent finalement exclus de l'amnistie accordée par le Roi. Les simples prêtres pouvaient reprocher aux recteurs de garder pour eux la totalité du droit de neume, un neuvième des meubles d'un défunt, et de prendre une part de la somme que donnaient ceux qui faisaient dire des grand-messes les fêtes et dimanches aux prêtres qui y assistaient, cela même lorsque les prêtres seuls et non le recteur avaient été présents [Note : Cf. Mémoire anonyme présenté aux Etats de Bretagne, vers 1655, dans Bulletin de la société d'histoire et d'archéologie de Bretagne, 1931, p. 1-5]. C'est aussi que les paysans ici furent pratiquement maîtres des villes qui étaient dépourvues de murailles. Carhaix, et à l'est, presque en dehors du pays révolté, Pontivy, dans la vicomté de Rohan. Les paysans y entrèrent librement. A l'instigation de Le Balp, ils tentèrent de se rendre maîtres de ports pour y accueillir l'ennemi. C'est enfin et surtout dans cette région que le soulèvement prit un caractère plus marqué d'opposition d'un groupe social aux autres. Le bonnet rouge était la coiffure habituelle des paysans et n'avait pas de signification particulière. Mais il semble bien qu'il soit devenu ici un symbole social. Lorsqu'à Kergrist-Moëllou, à une vingtaine de kilomètres à l'est de Carhaix, le 19 juillet, les sujets de messire Yves de Launay, sieur de la Salle, rassemblés au son du tocsin, disent à leur seigneur : « qu'il fallait absolument leur consentir ce qu'ils voudraient ou qu'ils feraient venir les « bonnets rouges » le voir et qu'ils les accompagneraient », les « bonnets rouges » semblent donc bien désigner ici un groupe armé de paysans, les révoltés les plus actifs, à la tête de la révolte. Et de même, le 23 juillet, à Maël-Carhaix, à une dizaine de kilomètres à l'est de Carhaix, chez Mathieu Hamon, sieur de Kerguezen, où les paysans menacent notaire et seigneur des « bonnets rouges » qui viendraient les mettre à feu et à sang. Lorsque, à la fin d'août, excité par les révoltés du Poher, le sud de la Cornouaille s'agite à nouveau, la paroisse de Combrit et quelques autres arborent le drapeau rouge. Nous ne savons pas quel sens elles lui donnaient : signal visible de loin ou symbole ? Il semble néanmoins que nous trouvions cette fois des symboles de rebellion qui témoignent de la conscience d'une opposition sociale.

Nous trouvons une indication semblable dans la tentative consciente des paysans d'imposer leur dictature aux autres groupes sociaux. A Maël-Pestivien, à dix ou douze kilomètres au nord de Kergrist-Moëllou, le 18 juillet, les paysans armés de fusils, mousquets et piques, parmi eux le recteur de Pommerit, messire Thomas Poulain, pillèrent le manoir de Kerbastard, propriété du baron de Baulieu.

Ils proclamèrent « qu'ils étaient au temps de leur empire absolu, se mocquayent du Roi et de ses édits comme aussy de la justice à tous lesquels faisoient la loi et qu'ils auraient forcé de recognaistre et y obéir ». Cette dictature a pour but, selon leurs paroles, l'établissement d'un ordre social à eux, et nous en trouvons encore un témoignage dans leur façon de traîner des notaires avec eux et de les obliger à dresser acte authentique des règles qu'ils contraignaient leurs seigneurs d'accepter. Le papier timbré ne jouait qu'un rôle secondaire, car si les uns défendaient aux notaires de s'en servir, les autres le préféraient.

Le début de cette seconde série de séditions se place à Gourin, à vingt kilomètres au sud de Carhaix, le 29 juin. A l'issue de la grand-messe, des paysans de Gourin, Leuhan, Roudouallec, plus de 200 personnes, conduites par Guillaume Morvan, cassèrent à coups de pierres les portes et fenêtres de François Jan, sergent de la juridiction de Carhaix, et le frappèrent « disant qu'il avait la gabelle ». Dans le cimetière de Gourin, ils obligèrent le crieur public à « bannir » qu'un habitant au moins de chaque maison se trouvât le lendemain à Gourin avec armes et outils « pour brusler les contrôles, affirmations et papier-timbré ». Ceux qui ne viendraient pas seraient « bruslés et tués cheix eux ». Le lendemain 30 juin, à l'issue de la grand-messe, trois cents se rendirent chez maître François Millier, « d'où ils prirent le papier timbré et le bruslèrent en plaint publicq ». Ils se rendirent ensuite au manoir de Kerbiquet, une jolie demeure de la Renaissance, sur une colline à six ou sept kilomètres au sud-ouest de Gourin.

Ils firent signer au sieur de Kerbiquet et au sieur de Kerstang « toutes les déclarations qu'ils voulurent ». Lutte contre l'impôt du Roi et lutte contre le seigneur sont ici étroitement jointes, peut-être parce qu'en Bretagne plus qu'ailleurs le seigneur est le représentant du Roi.

Le 3 juillet les « paroisses de Cornouaille » pillèrent les magasins du fermier d'impôts Bigeaud à Daoulas. Le 4, ces bandes arrivèrent à Landerneau, se grossirent de gens du peuple, allèrent au magasin du timbre, en déchirèrent et jetèrent au vent tout ce qu'ils purent, puis pillèrent et endommagèrent la demeure de Bigeaud (A. de La Borderie, La révolte du papier timbré, 1884, appendice IV, p. 260-268).

A Spézet, à une vingtaine de kilomètres au sud-ouest de Carhaix, vivait Henry Porcher, greffier et notaire des juridictions de Guergorlay, Pommerit et Lesloch, et des contrôles et affirmations de la paroisse de Spézet, seul débitant de vin de Spézet, fermier d'impôts et de droits seigneuriaux, type du gabeleur. Le dimanche 7 juillet, le tocsin sonna après vêpres, vers trois heures de l'après-midi. Porcher était à Rennes pour un procès. Tous les paroissiens sortirent de l'église, se jetèrent sur le sieur Duparc Rouxel, son cousin par alliance, lui arrachèrent ses pistolets et son épée, le frappèrent à coups de bâtons et de pierres, le laissèrent pour mort, baigné dans son sang. Ils se ruèrent sur la maison de Porcher, lui mangèrent son pain et sa viande, vidèrent cinq barriques de vin, défoncèrent à coups de hache les armoires, prirent « les cahiers des contrôles et affirmations [Note : c'est-à-dire du contrôle des actes des notaires et des huissiers, selon un tarif] où la gabelle estoit escrite », contraignirent le curé, Christophe le Boulic, à les leur lire, les déchirèrent, les brûlèrent. Ils pillèrent ensuite la métairie de Porcher et lui volèrent ses bestiaux. Outre les paysans, un prêtre « Messire Jean Corbé » est compromis dans l'affaire [Note : Informations et interrogatoires publiés par F.- M. Luzel, dans Bulletin de la Société archéologique du Finistère, t. XIV, 1887, p. 37 et suiv.].

A Carhaix, siège de la juridiction royale, les six et sept juillet, les paysans de vingt et une paroisses des environs, rassemblés au son du tocsin, y pillèrent les bureaux des « devoirs » de Bretagne, c'est-à-dire des taxes sur les boissons, et détruisirent leurs papiers. Ils firent de même dans les greffes des juridictions pour les baux passés avec leurs seigneurs dans les dernières années, et qui étaient en majorité des baux de domaine congéable.

Mais l'expédition qui eut le plus profond retentissement fut la prise et l'incendie du château de Kergoat, à huit kilomètres au sud-ouest de Carhaix, les 11 et 12 juillet 1675. C'était un des plus forts de Bretagne, un quadrilatère de murailles de quatre à cinq mètres d'épaisseur, enfermant plusieurs cours assez vastes pour permettre à plusieurs bataillons de s'y former en colonnes, au sommet d'une colline boisée dominant les routes de Carhaix à Gourin, et de là à Concarneau ou à Port-Louis, d'un côté, à Châteauneuf-du-Faou et de là à Châteaulin ou à Quimper, de l'autre. En somme, c'était une des clefs du pays révolté. Or, on disait que le duc de Chaulnes allait arriver avec huit mille hommes. Il pourrait loger ses troupes dans le château et aux environs, à l'abri du canon de la forteresse, et s'y refaire. Le Balp résolut donc de prendre la place. Les paysans étaient d'autant plus faciles à entraîner qu'ils haïssaient le propriétaire du château, le marquis Toussaint Lemoyne de Trévigny. Celui-ci les avait obligés à reconstruire le château par corvée et il se livrait sur eux à des exactions.

Les historiens disposent de quelques-unes des informations sur cette affaire avec des dépositions de témoins [Note : D. Tempier, La révolte du papier timbré en Bretagne. Nouveaux documents, dans Mémoires de la Société archéologique des Côtes-du-Nord, 2ème série, 2, 1885-1886, p. 132-143 ; Luzel, dans Bulletin de la Société archéologique du Finistère, t. XIV, 1887, p. 37-54]. Ces procédures viennent du sénéchal de Carhaix, agissant comme commis et subdélégué de l'intendant de Marillac. Les témoins sont « laboureur et mesnager », « mesnagère », « sergent royal et général de la juridiction royale de Carhaix et Duault », « clerc au greffe du siège royal de Carhaix », « notaire royal », etc. Les paysans et notaires se disent tous contraints par les révoltés, mais comme ils sont témoins oculaires et que, s'ils n'avaient pas été forcés de marcher, de témoins ils seraient devenus inculpés, il n'y a pas lieu de retenir cette affirmation, peut-être insérée spontanément par le greffier.

Il ressort de ces dépositions que, dès le jeudi 10 juillet, le tocsin sonnait pour que les paysans aillent assiéger Kergoat. Des troupes de paysans, armés de « fourches ferrées », de « longs bastons », ce qui peut désigner aussi bien des piques, ou des épieux, ou des fusils, venaient de Kergloff, de Saint-Hernin, de Spézet, de Landeleau, de Gourin, de Roudouallec, de Lanedern, de Plouyé Loqueffret, qui couraient le pays, disant partout d'aller au Kergoat, et « que celluy qui aurait manqué d'y aller qu'il aurait esté avant la nuit bruslé ».

C'était Le Balp qui avait donné l'ordre, et si celui-ci n'était exécuté « il vienderait avec ses troupes fondre sur les paroisses ». Le soir de ce jour, à Gourin, Guillaume Morvan vint crier qu'ils avaient pris Kergoat : « Nous sommes les maistres, mais il faut que les paroissiens de Gourin, Roudouallec, et autres viennent présentement avec moy, habitants et tous, ou bien avant demain, dix heures du matin, nous les mettrons à feu et à sang ; nous sommes plus de six mil hommes devant le Kergoët, qui vienderont tous ysy pour celà à mon arrivée ; et que l'on sonne le toxain pour cela, s'ils veulent sauver leurs vies et leurs biens ». Le tocsin sonna toute la nuit.

Le lendemain vendredi 12 juillet, le recrutement continua de bon matin, les paysans affluèrent au château de Kergoat. C'est ce jour, ou peut-être la veille, que plusieurs témoins virent arriver « les paroissiens de Plounévès-du-Faou (à une vingtaine de kilomètres à l'ouest de Carhaix), en grand nombre, tous armés, qui marchaient tambour battant et enseigne déployée, et six ou sept prebtres aussy (armés) de fusis et longs bastons de ladite paroisse de Plounévès-du-Faou. Et, en arrivant, dirent d'une haute voix, à ceux des autres paroisses esloignées, qu'il fallait tout brusler et raser tout ce qui était resté, crainte que s'il serait venu des soldats s'y loger, auraient ruiné tout le pays ». Le château fut aisément pris. Le marquis était absent et il n'y avait pas de soldats. Plusieurs serviteurs furent tués et blessés. Le sieur de Kervilly, intendant du château fut tué, son corps laissé dans la cour. La marquise s'échappa et se réfugia chez les Carmes, au couvent de Saint-Sauveur. Le Balp fit mettre le feu aux titres et parchemins et enlever les canons. Des paysans enfoncèrent les barriques de vin et s'enivrèrent ; d'autres mirent les chambres au pillage.

M. de Kerlouët, gouverneur de Carhaix, fut averti dans la journée du 11 juillet que les « pesants » assiégeaient le château de Kergoat. Il ordonna que les habitants de Carhaix se missent sous les armes pour aller faire lever le siège. Le gouverneur et les habitants partirent le lendemain samedi 12 juillet à 4 heures du matin, par le grand chemin de Carhaix à Quimper-Corentin. Mais, arrivés au pont du moulin de Kergoat, ils furent arrêtés par deux paysans, armés de fusils. Ceux-ci montrèrent un écrit de la marquise de Trévigny qui demandait « deux notaires royaux pour rédiger leurs conditions » (celles des paysans) par écrit. Le gouverneur jugea plus prudent pour la vie de Madame de Trévigny de renoncer et d'envoyer maîtres Michel Renault et Le Houiller, notaires royaux au siège royal de Carhaix. Les deux notaires, conduits par les deux paysans, traversèrent le château de Kergoat. A l'entrée, ils aperçurent « un corps mort, tout nud » : c'était l'intendant. Dans la première cour, un autre : « le cocher ». Les paysans emportaient hardes, meubles, papiers. Dans l'arrière-cour, d'autres buvaient le vin des barriques « à escuellées », la plupart « soulz ». A La Chapelle-Neufve, à Saint-Sauveur, les notaires trouvèrent la dame de Trévigny qui « pria le déposant et ledict Houllier, au nom de Dieu, de faire tel que les paisans, ses subjects, auraient souhaitté pour avoir sa liberté et sa vie ».

Les deux notaires se rendirent avec quatre paysans et quelques religieux dans une chambre du couvent. Ils demandèrent aux paysans s'ils voulaient l'acte sur papier timbré. « Ils dirent que non, et qu'ils ne voulaient plus de papier timbré et menacèrent le déposant et son consort de la vie, s'ilz n'eussent accomply sa volonté. Et au mesmes temps, ledit Coz (l'un des paysans) tira de sa poche un papier, dans lequel estoit escrit la formule de l'acte qu'ils souhaitaient et qu'il fallait suivre à leur discrétion, mesme d'y ajouter telle clause qu'ils auraient voullus ». L'acte fut dressé. Le notaire Renault « en fit lecture, sur la croix dudit cimetière, aux paysans y estans, à haute voix, duquel ils voulaient avoir connaissance ». Il en délivra des copies à « Pierre Calvé, de Kervégant, de la treufve de Roudouallec », à neuf kilomètres à l'ouest de Gourin, à une vingtaine de Kergoat, à Jean Oryant et Gabriel le Borgne, « du village de Quernouet » peut-être Carnoët, à une quinzaine de kilomètres au nord-est de Carhaix, à Lorains Lorans, le Hairon « et autres », soit que leurs domaines relevassent du marquis de Trévigny, soit pour servir de modèles dans leurs relations avec leurs propres seigneurs.

L'affaire de Kergoat semble avoir donné une orientation nouvelle à la révolte. Désormais, ce sont moins les bureaux des impôts et greffes des juridictions qui sont attaqués et davantage les châteaux et manoirs. Désormais, les actes notariés imposés aux seigneurs se multiplient.

Il en est resté quelques-uns qui permettent de bien distinguer les motifs et les buts des paysans. Tel celui imposé par leurs paysans de Tréogan et de Plévin au Père Prieur et aux religieux de l'abbaye de Langonnet, à une quinzaine de kilomètres au sud-est de Gourin, le 14 juillet 1675 : suppression de celles des dîmes qui portent sur le « bled noir », le sarrasin, nourriture des paysans ; rentes annuelles payées en espèces « sans les pouvoir apprécier » ; droits d'usage dans les forêts du monastère, si les religieux ne les font point clore, retour à l'ancienne « mesure censive » pour le paiement des rentes ; paiement des seuls lods et ventes « deubs antiennement de droits et de coutume » ; réduction de l'équivalent de chaque corvée à bras à 5 sols [Note : Texte envoyé par le duc de Chaulnes à Colbert (Bibl. nat., Mélanges Colbert, 172, fol. 149)] ; retour à ce qui est ancien et de coutume, modération des droits seigneuriaux et féodaux, c'est tout. Le régime seigneurial et féodal lui-même n'est pas mis en cause, encore moins la structure sociale.

Tel encore l'acte imposé le 20 juillet 1675, dans une salle basse de son manoir de la Salle, à Yves de Launay, sieur de la Salle, par une vingtaine de paysans ivres de la paroisse de Kergrist-Moëllou, mangeant, buvant, proférant des menaces violentes, criant qu'ils « voulaient comme tous les autres paysans faire des ordonnances nouvelles et réduire leur maître à suivre la loi qu'ils lui imposeraient » : suppression des corvées et des champarts ; diminution des rentes en argent et en « bledz », proportionnées à la qualité des terres comprises dans les domaines congéables ; aux paysans tous les bois croissant sur les « fossés », donc même les bois à merrain, c'est-à-dire même les bois pour fabriquer les douves de tonneau, et autres planches, d'ordinaire réservés au seigneur, permission de bâtir des maisons pour se loger là où ils voudront sur leur domaine congéable et d'ériger de nouveaux « fossés », mais « pour lesquels ils ne pourront prétendre aucuns deniers ni récompense en cas de congédiement ». « Et ne pourra ledict seigneur congédier partye du convenant (domaine congéable) ains (mais) en entier seulement », et donc le seigneur avait réduit l'étendue de certains domaines pour accroître le nombre de ses domaniers, réduisant du même coup leurs moyens d'existence.

Les paysans acceptaient de respecter la banalité du moulin seigneurial, mais demandaient des balances, des poids et des moyens pour éviter les fraudes du meunier ; il était entendu que le seigneur ferait charroyer au moulin à ses dépens une pierre de moulin et ses hommes l'autre ; enfin, les domaniers pourraient moudre où ils voudraient si l'eau manquait au moulin en juillet, août, septembre. Dans tout ceci, comme dans tous les autres actes, il n'y a que des améliorations partielles au régime seigneurial et féodal et au système de domaine congéable. Il n'y a pas trace de réforme profonde. Il est singulier que ces paysans n'aient même pas demandé le remplacement du domaine congéable par le bail à ferme, comme au Léon ; à plus forte raison n'est-il pas question du remplacement des structures existantes par de nouvelles. Il a manqué à ces paysans, la plupart illettrés, une idéologie politique et sociale, qui leur aurait fourni des catégories de pensée, des cadres intellectuels et des solutions, un programme pour remplacer l'ordre social existant par un nouveau. Ces furieux n'étaient pas des révolutionnaires. Leur explosion n'était pas une tentative de révolution.

Cependant Le Balp voulait prendre l'offensive avant l'arrivée des troupes royales, s'emparer de Morlaix, prendre contact avec la flotte hollandaise. Mais, une première fois, il se heurta au marquis de Montgaillard, qui, de son château du Thymeur, au nord-ouest de Carhaix, près de la route de Carhaix à Morlaix, écrivit à tous les gentilshommes ; ceux-ci se tinrent prêts à empêcher la marche des paysans. Intimidés, les pauvres diables renoncèrent, entre le 14 et le 24 juillet.

Quelques jours plus tard, Le Balp fit sonner à nouveau le toscin et les paysans se remirent en marche. Mais alors le marquis de Montgaillard fit courir le bruit que 6.000 hommes de troupes étaient arrivés à Morlaix. Le Balp prit peur et fit retirer ses hommes.

Quelques jours après, il comprit qu'il avait été joué. Il s'empara du château du Thymeur et y tint prisonnier le marquis de Montgaillard. Il songea à profiter d'un nouveau soulèvement en Cornouaille où 4.000 révoltés assiégeaient Concarneau, et où la région de Pont-l'Abbé s'insurgeait derechef. Le Balp voulut aller attaquer le duc de Chaulnes au Port-Louis. Il fixa le mercredi 3 septembre pour le soulèvement du pays de Poher. Le 2 au soir, il vint au château du Thymeur, avec 2.000 révoltés, pendant qu'il faisait sonner partout le tocsin pour en avoir 30.000. Il voulait prendre avec lui le marquis de Montgaillard et son frère, dont il ne désespérait pas de faire ses généraux. Le Balp vint voir le frère à minuit et le menaça de le tuer s'il ne le suivait le lendemain. Le sieur de Montgaillard sauta sur son épée, tua Le Balp, et courut à la porte en criant : « Tue ! tue ! ».

Le marquis de Montgaillard accourut, suivi de quatre-vingts paysans qui avaient promis d'aller au secours de leur seigneur si on le voulait tuer ou brûler sa maison. Le corps de garde, placé par le Balp, prit peur et s'enfuit. Les autres paysans, à la nouvelle de la mort de Le Balp, furent pris d'épouvante et se dissipèrent. La mort de Le Balp mit fin à la grande révolte.

A ce moment, le duc de Chaulnes avait enfin reçu des renforts : gardes françaises, gardes suisses, mousquetaires, dragons. Plus de 6.000 hommes se trouvaient rassemblés au Port-Louis, à Hennebont, à Quimperlé, prêts à entrer en pays soulevé. Ils n'eurent pas à combattre. Ils occupèrent les paroisses séditieuses et leur logement était par lui-même un rude châtiment. Les paroisses qui se soumirent de bonne heure obtinrent leur grâce. Elles durent livrer leurs armes, remettre leurs principaux meneurs à la justice, rétablir les bureaux du Roi, dépendre les cloches qui avaient servi à sonner le tocsin. Elles durent s'engager à dédommager leurs seigneurs, mais furent lentes à s'exécuter et il reste un doute sérieux sur la réalité de cette indemnisation.

Un petit nombre de paroisses s'obstinèrent, trois autour de Quimper. Le duc en fit un exemple : leurs clochers furent rasés. A Combrit, 14 paysans furent pendus à un chêne, devant le château de Cosquer. Le duc de Chaulnes eut une phrase malheureuse dans une lettre du 18 août au gouverneur de Morlaix : « L'on a exécuté à Quimper l'un des plus séditieux de tous ces cantons et les arbres commencent à se pencher, sur les grands chemins du costé de Quimperlé, du poids que l'on leur donne ». C'était une amplification rhétorique. Elle fit passer le duc pour un sanguinaire, la répression pour un massacre, et les Bretons en sont restés ulcérés. En réalité, il y eut peu d'exécutions, et seulement, semble-t-il, d'individus pris les armes à la main ou appartenant aux paroisses obstinées.

Les autres meneurs les plus compromis furent jugés par une commission extraordinaire présidée par l'intendant de Marillac, ancien intendant du Poitou, et par les cours royales à qui Marillac en donna délégation. Les formes ordinaires de la justice furent observées. Des condamnations aux galères furent prononcées. La plupart des inculpés avaient fui.

Le Parlement fut exilé à Vannes.

Les Etats de Bretagne, réunis en novembre 1675, votèrent les 3 millions de « don gratuit » demandés par les Commissaires du Roi.

Ils ne purent empêcher l'envoi de 10.000 hommes de troupes en quartier d'hiver.

Alors, le 5 février 1676, le Roi accorda à la province « l'abolition », c'est-à-dire une amnistie générale. Le Parlement de Bretagne l'enregistra le 2 mars. Cent-huit des plus coupables en étaient exceptés.

Et tout semble avoir été remis dans le même état qu'auparavant.

(article publié avec l'aimable autorisation de la famille de Roland MOUSNIER).

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