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LES DERNIERS CORSAIRES MALOUINS : LA CAMPAGNE |
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Rencontre avec un navire de commerce ennemi.
La rencontre d'un vrai neutre est pour le corsaire une amère désillusion. En lisant la correspondance suivie de Le Maître on sent avec évidence la mauvaise humeur du capitaine en pareille occurrence : « Il est incompréhensible que la mer ne soit couverte que de bâtiments sous couleur américaine (n° 14). — Il paraît qu'il n'y a plus de bâtiments anglais à la mer ou du moins qu'ils se servent des expéditions américaines pour faire leur commerce avec plus de certitude (n° 15). — Vu un navire à 3 mâts au vent à nous, courant à contre-bord. Nous avons mis pavillon anglais et le dit bâtiment a mis couleur américaine. On ne voit plus que cette couleur sur la mer » (n° 19). Le regret s'augmente alors de l'espoir disparu.
Aussi quelle joie, lorsque le doute n'est pas possible en vue du navire aperçu, lorsque la forme de sa coque, la disposition de ses voiles et de son gréement, enfin ces mille détails auxquels l'oeil exercé d'un marin ne se trompe guère, trahissent en lui un ennemi !
Les bâtiments de bonne prise sont en premier lieu tous ceux qui portent pavillon anglais. Il faut y joindre, selon l'état des relations diplomatiques, ceux des autres nations maritimes en guerre avec la France : suédois, danois, prussiens, hanséatiques surtout durant la période révolutionnaire, russes, espagnols et portugais pendant l'époque impériale.
Le Ministre fait régulièrement connaître par une circulaire adressée au Commissaire de marine, quels pays doivent être considérés comme en état d'hostilité avec le gouvernement français. Les armateurs des corsaires en sont immédiatement informés et transmettent eux-mêmes les renseignements aux capitaines. Ainsi le 1er mars 1793, on leur communique la déclaration de guerre à l'Espagne, le 7 ventôse an VII, la mise au ban des barbaresques d'Alger, Tunis et Tripoli. Le 25 vendémiaire an XIV, ils reçoivent l'autorisation de capturer les vaisseaux russes ou autres appartenant à la coalition. Le 6 novembre 1807 c'est le tour des portugais [Note : Corresp. minist. St-S. aux dates indiquées].
Au mois d'avril 1793, une décision du Conseil exécutif approuvée par le Comité du Salut public permet à « tous bâtiments de la République, corsaires ou autres, de traiter en ennemis les bateaux pêcheurs des puissances avec lesquelles nous sommes en guerre... afin de porter l'alarme sur leurs côtes » [Note : P. j. n° 39. Lettre du Ministre, 21 avril 1793]. Mais cette mesure inhumaine et sans profit sérieux pour les capteurs ne semble avoir jamais reçu d'exécution sauf peut-être en certains cas particuliers où les circonstances l'exigeaient. Ainsi dans une lettre du 16 mai 1807, le Commissaire Gaude demande au Ministre pour les corsaires malouins cachés dans les criques de Jersey ou Guernesey l'autorisation d'arrêter les pêcheurs de ces îles. Autrement ils seraient bientôt dénoncés et découverts par les stationnaires ennemis [Note : Corr. min., 16 mai 1807, St-S. Pour les expéditions malheureuses du Sarata et de l'Auguste sur le Grand-Banc, v. supra, p. 47]. Les anglais, saisissent eux-mêmes nos bateaux de pêche quand ils ont l'espoir d'en tirer des renseignements utiles [Note : Corr. minist., 23 prairial an VI, pour arrestation de pêcheurs cancalais et P. j. n° 52 pour un pilote de Tréguier]. Mais d'un côté comme de l'autre c'est une exception heureusement très rare.
Presque toujours le navire aperçu cherche son salut dans la fuite. A moins qu'il ne soit d'une force bien supérieure, il évite jusqu'au dernier moment un combat où le paisible commerçant à tout à perdre et fort peu à gagner sinon l'honneur d'une courageuse défense. Une chasse ardente commence.
C'est alors que le corsaire fait merveille et révèle ses qualités de fin voilier. Il profite sous son grand appareil du moindre souffle de la brise car tous les bras disponibles sont prêts pour la manœuvre. Serrant au plus près quand il n'a pas l'avantage du vent, il tient tête à la lame même par le plus gros temps. Souvent il dépasse une vitesse de dix nœuds. L'ennemi perd son avance de minute en minute. Une dernière bordée va le mettre à portée de canon.
Sur le pont tout est déjà préparé pour l'attaque lorsque l'adversaire semble en valoir la peine. Les hamacs, roulés et arrimés dans les bastingages serviront d'abri pendant la lutte. Canonnière et servants sont à leurs pièces [Note : Ordinairements les mousses et les surnuméraires sont chargés du transport des munitions et des blessés. Tous les termes de marine employés sont empruntés aux Rapports des capitaines]. Du coffre d'armes ouvert on a retiré pistolets, haches et sabres pour les distribuer à l'équipage. Les meilleurs tireurs sont postés aux endroits favorables à l'arrière, sur les passavants et jusque dans la hune d'artimon à côté des gabiers prêts à lancer leurs grenades. Un groupe de volontaires serrés autour du maître d'armes préparent les grapins d'abordage. On ferme parfois les panneaux pour empêcher la fuite des lâches en ne laissant d'ouvert que le capot qui donne accès dans la chambre des blessés. Le capitaine armé du portevoix donne ses ordres. Souvent, au moment décisif, il tient lui-même la barre du gouvernail.
Quel que soit le pavillon sous lequel le corsaire ait jusqu'à la dernière minute poursuivi sa proie [Note : Durant la poursuite, les bâtiments armés en course arborent d'ordinaire soit le pavillon anglais soit celui d'un pays neutre. Cette ruse est d'ailleurs éventée dès la première manœuvre et ne trompe personne], il doit hisser le drapeau tricolore avant qu'un seul coup de feu soit parti de son bord. Le Commissaire de marine en interrogeant les prisonniers qui lui sont remis s'informe toujours si le capteur n'a point omis cette formalité essentielle de la semonce [Note : P. j. n° 91. Interrogatoire d'un prisonnier du Doura].
Assez fréquemment le branle-bas est inutile. Les deux tiers au moins des bâtiments ennemis rencontrés sont de paisibles marchands qui se rendent sans combat. On a même supposé que dans certains cas il pouvait y avoir eu trahison des capitaines anglais au détriment de l'armateur [Note : BOURDE DE LA ROGERIE, op. cit., p. 117. — Voir A. N-, FF2, 13, n° 2087, un exemple typique à cet égard]. Ainsi le Duc d'York, pris en 1803 par le Dinannais, amène son pavillon dès avant le coup de semonce, alors qu'il se trouvait encore à plus d'un mille du corsaire français. Le Packet de Falmouth, plusieurs fois capturé au cours de cette période, n'offre jamais la moindre résistance. Il leur serait d'ailleurs bien difficile de se défendre quand bien même ils en auraient le désir. Malgré le tonnage supérieur de ces navires, leur équipage ne peut se comparer à celui de l'assaillant. La moyenne faite sur les tableaux annuels des prises de 1806 à 1813 ne donne pas quinze matelots par bâtiment. Leur armement quand il existe se réduit à quelques menues armes. Aussi dès la première décharge ils amènent leur pavillon. Parfois un coup de fusil suffit.
Il peut arriver cependant que le corsaire se trouve en présence d'un navire beaucoup mieux armé qu'il ne l'avait d'abord supposé. Ainsi le Spéculateur chasse et atteint le 31 octobre 1810 « un grand trois-mâts que le capitaine P. C. Martin ne jugea pas à propos d'attaquer, le croyant d'une force supérieure à la sienne » [Note : P. j. n° 43. Course du Spéculateur, 1810]. La capture de ces bâtiments n'est pas toujours facile. Ce sont des Lettres de Marque anglaises capables de se défendre en cas de mauvaise rencontre. Leur équipage ne dépasse guère trente hommes en moyenne, mais beaucoup possèdent, une artillerie égale sinon supérieure à celle des corsaires qui les recherchent pourtant de préférence à cause de leur riche cargaison.
Lorsqu'il faut ainsi combattre, l'engagement commence à distance par un échange de coups de canon. Chaque adversaire fait tous ses efforts pour causer à l'autre dans sa coque ou dans sa mâture le plus de dégâts possibles [Note : Après la manœuvre, les gabiers du corsaire deviennent souvent chefs de pièces]. Un boulet rond bien dirigé peut dès les premières minutes décider du résultat final, empêcher la poursuite du corsaire ou mettre le bâtiment du commerce à son entière discrétion. C'est alors que l'audace et l'expérience du capitaine font merveille. Il lofe sous la bordée de l'ennemi, le serre par sa hanche du vent afin d'annuler l'effet des canons dont les boulets portent trop haut. Il tâche lui-même d'envoyer sa décharge bien en poupe. Les projectiles balayant le pont dans toute sa longueur causent alors beaucoup plus de ravages. Aussitôt que la distance le permet un feu violent de mousqueterie commence. Les meilleurs tireurs visent à travers les sabords les canonniers anglais ou bien encore les officiers dont la chute peut démoraliser l'équipage. Les bras dont le corsaire dispose pour la manœuvre lui donnent presque toujours l'avantage dans ce combat préliminaire.
« Canonniers, s'écrie Potier au moment décisif, lors du combat contre la Conception, chargez toutes vos pièces à deux paquets de mitraille, capitaine d'armes, distribuez les grenades, volontaires apprêtez vos fusils et ajustez dans les sabords. Evente le perroquet de fougue, borde la brigantine, choque l'écoute du grand foc, lofe un peu, timonnier. — Aussitôt le navire prend de l'aire et se trouve par le travers de l'ennemi à demi-portée de pistolet » [Note : Vigie de l’Ouest, 19 mars 1839].
Parfois la canonnade ne suffit pas. Il faut avoir recours à l'abordage. C'est le procédé favori des corsaires qui profitent alors surtout de la supériorité numérique de leur équipage. L'ennemi met tous ses soins à éviter le corps à corps en coupant les grapins d'abordage. Il faut revenir plusieurs fois à la charge. L'état de la mer augmente souvent les difficultés de la manœuvre. On s'étonne de la hardiesse et du sang-froid nécessaires pour continuer la lutte dans des circonstances aussi difficiles que le firent par exemple L'Incomparable ou la Miquelonnaise [Note : P. j. n° 46 et n° 58]. Mais une hésitation chez l'ennemi, un ordre mal exécuté, un coup de barre donné trop tard et le corsaire est maître de la situation. Les deux navires serrés bord à bord, enlacés parfois jusque, dans leur mâture ne pourront plus se séparer. Les vergues abaissées servent de pont. Une meule hurlante se précipite à la fois sur tous les points où peut s'organiser la résistance.
En règle générale, tout bâtiment abordé est un bâtiment pris. Les matelots anglais ne sont pas comme les corsaires des gens « du métier ». De plus ce n'est pas d'ordinaire leur bien qu'ils défendent. Environnés d'ennemis qui surgissent de tous les coins du pont, décimés par le feu de la mousqueterie ou les grenades que d'adroits gabiers, passant de vergues en vergues, leur lancent du haut de leur propre navire, ils finissent toujours par amener le pavillon. Quelquefois cinq minutes suffisent malgré les filets d'abordage en mailles d'acier dont plusieurs navires de commerce sont munis pour arrêter le premier élan des corsaires [Note : P. j. n° 44. Combat de la Junon contre l’Ann, de Londres]. Dans d'autres circonstances, la lutte, à l'arme blanche est plus longue. Ainsi l'Incomparable combat 1 heure 1/4 avec le Saint-François de Paule avant d'être amariné [Note : Rapports des capitaines, p. 3, St-S.].
Les Malouins enlèvent ainsi, grâce à leur équipage, des bâtiments bien supérieurs aux leurs comme tonnage et comme artillerie. Pierre-Claude Martin, capitaine du Spéculateur (50 tonneaux, 63 hommes, 4 canons) rend compte en ces termes d'un engagement qu'il eut le mercredi, 31 octobre 1810 [Note : P. j. N° 43. Course du Spéculateur, 1810] : « A 10 heures ayant visité un navire papembourgeois allant sur son lest de Londres aux Etats-Unis d'Amérique, il le quitta pour courir sur un bateau qu'il reconnut pour être une Lettre de Marque à trois mâts de 12 à 14 canons. A 11 heures, ce navire lui ayant assuré d'un coup de canon son pavillon anglais, l'engagement avait eu lieu à portée de pistolet. S'apercevant que la canonnade et la mousqueterie ne suffisaient pas pour s'en rendre maître, il avait ordonné l'abordage que l'ennemi sut éviter, mais étant revenu à la charge, il parvint à le joindre et à l'enlever. Dans cet engagement il a perdu un matelot américain nommé Georges Taylor de New-York, âgé de 22 ans et deux hommes ont été blessés. Le temps était mauvais, la mer grosse. Il n'a pu retirer de cette prise que 17 anglais, dont 12 matelots, un charpentier, un cambusier, un coq et un passager, lesquels ont été mis à la disposition du sous-Commissaire à Morlaix. Par eux il a su que le capitaine, le second, le premier lieutenant ont été tués et six autres blessés, que le navire se nomme Le Leander, de 400 tonneaux, armé de 14 caronades de 12 et équipé de trente hommes [Note : Que sont devenus les autres, puisque 17 anglais seulement ont été faits prisonniers ?] sortant de Londres et allant aux colonies anglaises, chargé à la cueillette [Note : C'est-à-dire de marchandises de toutes sortes] » .
A la suite d'engagements de ce genre avec des navires du commerce, le nombre des morts et des blessés semble avoir été beaucoup moindre du côté des corsaires. Il est très rare que les « Liquidations générales » citent plus de deux ou trois hommes dont les parts de prises soient versées aux héritiers avec la mention : « Tués pendant le combat » [Note : Parmi les combats les plus sérieux de cette période contre des navires marchands il faut pourtant citer, d'après les Rapports des capitaines ou autres documents : - Celui de la Laure (4ème course, an VIII) contre la Minerve. - Celui de la Confiance contre Les 7 Frères (1806). - Celui du Général Pérignon contre un ennemi bien supérieur (1809). - Celui de la Junon contre la Callixta (1810). - Celui du Brestois contre la Vedra (12 canons, 20 h. tous blessés). - Le Brestois eut 1 tué, 14 blessés.]. La bataille la plus sanglante de toute cette période fut peut-être celle que la Minerve (3ème course) eut à soutenir le 16 frimaire an VII contre un anglais du même nom. Les sommes suivantes furent distribuées aux familles des marins décédés au cours de la lutte.
2.193 fr. aux héritiers de François Lenoble, 2ème lieutenant.
1.462 fr.
aux héritiers de Jean Saint-Lô, enseigne.
731 fr. aux héritiers de Pierre Galhen, quartier-maître.
731 fr. aux
héritiers de J.-B. Maillard, quartier-maître.
731 fr. aux
héritiers de Esprit Cottrel, quartier maître.
365 fr.
aux héritiers de Jean Bridel, matelot.
548 tr. aux
héritiers de Jean Louis Provost, matelot.
182 fr.
aux héritiers de Joseph Gaillot [Note : La liquidation générale de cette course
est du 25 brumaire an XI], matelot.
Quel est le sort des bâtiments tombés au pouvoir des corsaires ? Quelques-uns sont rançonnés ; d'autres détruits ou renvoyés en Angleterre avec des prisonniers de guerre échangés ; le plus grand nombre enfin sont amarinés et dirigés vers le premier port de France.
Le capitaine qui part en course emporte, nous l'avons déjà dit, un certain nombre de « billets de rançon ». Il peut arriver en effet que capteurs et capturés trouvent leur avantage dans une convention de ce genre. Le commandant du navire arrêté signe alors, tant en son nom personnel qu'en celui de ses armateurs, l'obligation de verser une somme débattue et convenue aux propriétaires du corsaire. Il donne comme otages, pour garantir l'exécution de ce traité, un certain nombre d'officiers et d'hommes de son équipage [Note : Circulaire du 26 vendémiaire an IV signée Redon, St-S.]. Il peut alors librement continuer sa route, à moins qu'il ne soit rencontré de nouveau par un autre bâtiment de guerre dont sa rançon antérieure ne le préserve pas. Ainsi le 3 brumaire an XII, le brick de Jersey La Cleopâtra, capitaine Thomas Fillieul, armateurs MM. Fall et Durrel, doit souscrire une obligation de 34.200 francs au profit du corsaire Le Vaillant de Bordeaux. Il fut de nouveau capturé le 17 frimaire par La Sorcière, conduit à Saint-Malo et jugé de bonne prise [Note : P. j. n° 20, Billet de Rançon, et n° 69, Un jugement de bonne prise]. Cette incertitude d'arriver au but de leur voyage fait souvent hésiter les capitaines des bâtiments auxquels on propose une convention de ce genre. Celui de la goélette espagnole Les deux Amis, prise du Spéculateur, après avoir accepté une rançon de 10.000 francs, refuse obstinément de signer le billet déjà préparé et préfère laisser couler son navire sous ses yeux [Note : P. j. n° 43. Course du Spéculateur]. Rien d'ailleurs n'est moins sûr pour les armateurs du corsaire que le recouvrement de pareilles créances. A partir de l'an XI, non seulement le gouvernement anglais ne reconnaît pas la valeur des obligations souscrites en ce cas par ses nationaux, mais il punit ceux qui s'y soumettent [Note : Voir P. j. n° 40 bis. Corr. de Le Maître]. Sur une douzaine de rançons mentionnées depuis cette époque, une seule fut en partie payée (150 guinées sur 200). Il s'agit de la Peggy capturée par le Marsouin (1ère course an XIV). Les parents de l'otage transigèrent avec l'armateur R. Surcouf, fatigué lui-même de nourrir depuis deux ans une bouche inutile à la Tour Solidor. Le traité de 1815 annula purement et simplement toutes les conventions de ce genre conclues antérieurement [Note : Arrêté da 16 janvier 1815]. Les rançons souscrites par des bâtiments portant un autre pavillon que celui de l'Angleterre sont très rares. On n'en trouve guère qu'un seul exemple pour Saint-Malo. En 1808 les propriétaires suédois du Christian Elizabeth versent les 20.000 francs convenus aux armateurs de la Valeur [Note : On trouve au Magasin central de la Marine, 64, quai Debilly, à Paris, dans le document « Etat des Corsaires dans le 3ème arrondissement », une liste complète des rançons souscrites durant cette période]. En somme, le corsaire rançonne uniquement quand il ne peut faire autrement et peut-être aussi quand il éprouve quelque scrupule à couler le bâtiment ennemi.
Pourtant d'ordinaire, lorsque la prise n'a pas une valeur suffisante, quand elle serait trop difficile à terrir ou bien encore lorsque l'équipage du capteur n'est plus suffisant pour fournir les hommes nécessaires à son occupation, le corsaire la coule sans hésiter. Une circulaire ministérielle en date du 24 floréal an IV le recommande expressément à tous les vaisseaux de guerre français : « Le but des armements en course étant de harceler, d'anéantir, même s'il était possible le commerce de nos ennemis... les corsaires doivent faire tous leurs efforts pour lui porter des coups sûrs. Je vous invite en conséquence à recommander aux capitaines de tous ceux qui sont armés, dans l'étendue de votre arrondissement, de s'occuper pendant leur croisière de détruire tous les bâtiments qu'ils n'auraient pas la certitude de pouvoir faire arriver en France. Cette marche préviendra la reprise d'une infinité de navires en même temps que la diminution des équipages de nos corsaires, la captivité d'un assez grand nombre de Français et la perte d'objets précieux qu'il importe d'extraire des bâtiments qui se trouvent dans ce cas » [Note : Corr. min., 24 floréal an IV, St-S.]. Le 4 mai 1809, le Commissaire Gaude écrit de son côté au Ministre de la marine : « En observant, Monseigneur, le peu de chances favorables que présente actuellement la course et particulièrement la difficulté de faire arriver les prises dans nos ports, j'ai pensé que le moyen le plus certain de faire du mal à nos ennemis serait peut-être d'accorder une prime aux armateurs et aux équipages des corsaires pour chaque bâtiment qu'ils couleraient en mer. Cette prime pourrait être calculée sur le tonnage des bâtiments coulés dont on rapporterait les papiers de bord ou sur toute autre base qu'on jugerait convenable. Cette mesure aurait l'avantage de dispenser d'amariner des bâtiments sur lest et de peu de valeur sur lesquels on expose des équipages qui presque toujours vont grossir le nombre des prisonniers en Angleterre. Les armateurs sont en général d'avis que, dans les circonstances actuelles, ce projet leur semble le seul moyen d'utiliser les armements du commerce français et de nuire au commerce ennemi avec le moins de dangers pour nous » [Note : Corr. min., 4 mai 1809, St-S.]. La prime ne fut pas accordée, mais il suffit de lire quelques rapports de capitaines pour voir qu'à chaque campagne plusieurs navires ennemis sont détruits. Les tableaux fournis à l'empereur portent également cette mention :
1811-1812. — Un million pour 13 bâtiments anglais coulés, brûlés, jetés à la côte.
1812-1813. — Valeur approximative de quatre anglais coulés 400.000 francs.
Le corsaire enlève de ces prises tout ce qu'il trouve à sa convenance, fait passer à son bord l'équipage prisonnier, puis coule ou brûle le bâtiment. Souvent aussi il profite de l'une ou l'autre de ces prises sans grande valeur pour se débarrasser des marins ennemis qui l'encombrent et les renvoyer en Angleterre [Note : Ces renvois ont aussi lieu sur des bâtiments neutres]. Dans ce cas, il désarme le bâtiment en jetant ses canons à la mer. Il ne lui laisse que la quantité de vivres suffisante pour atteindre la côte la plus rapprochée. Puis il transporte à bord les prisonniers qu'il a pu faire antérieurement et qui consentent à signer un certificat d'échange contre un nombre égal de français détenus en Angleterre. Ces renvois de prisonniers sont surtout fréquents lorsque le navire capturé porte beaucoup de passagers et en particulier des femmes. La plupart ont lieu à la fin des croisières parce que l'équipage du corsaire diminue et que l'eau et les vivres frais sont en grande partie consommés. Cependant le capitaine doit toujours conserver un nombre de prisonniers suffisant pour témoigner au retour devant les autorités françaises.
La plus grande partie des navires capturés sont immédiatement amarinés. Un officier français et quelques hommes remplacent l'équipage retenu, prisonnier sur le corsaire. On ne laisse à bord que deux ou trois matelots ennemis tout au plus afin de faciliter dès l'arrivée à terre l'instruction judiciaire [Note : C'est d'ailleurs une sage précaution, si l'on en juge par un trait cité par Angenard dans ses Mémoires. Le lieutenant chargé de terrir la Noyade (cargaison de rhum) s'ennivre avec ses hommes. Les trois Anglais restés à bord reprennent le bâtiment en braquant les canons sur l'équipage français]. Une commission de « Conducteur de prise » est remise au nouveau capitaine qui fait voile aussitôt vers le port de France le plus voisin. Si le bâtiment capturé a beaucoup de valeur, le corsaire lui-même l'accompagne pour le protéger contre les mauvaises rencontres.
En effet un grand nombre de ces prises — au moins la moitié — retombent chaque année au pouvoir des anglais. Les navires enlevés n'ont point les qualités de marche suffisantes pour fuir, ni un équipage assez nombreux pour les défendre. Ils sont à la merci du premier vaisseau de guerre qu'ils trouveront sur la route. L'ennemi dispose d'ailleurs ordinairement à l'entrée des ports où ils ont l'habitude de terrir une chaîne de bâtiments légers destinés à les intercepter [Note : Voir A. N., AFIV, 1195 à 1200, l'état des croisières ennemies d'après le relevé des signaux parvenus à Paris chaque semaine. Il y a toujours une ou plusieurs frégates ou corvettes en vue de Saint-Malo, Bréhat ou Batz. Brest est presque continuellement bloqué. Voir aussi CLOWES, op. cit., IV, p. 546 et suiv.]. Le Commissaire de marine ne cesse de s'en plaindre au Ministre [Note : P. j. n° 51 (29 pluv. an VIII), n° 5 (22 mess, an XI), nos 23-24 (11 avril 1806) (12 avril 1809). Voir aussi, St-S., Rapports des capitaines pour le Coursier, p. 36, et infra, p. 137, Liste des français capturés sur des reprises]. D'après les tableaux de 1806 à 1814, une douzaine en moyenne sont ainsi repris tous les ans à la grande joie des équipages anglais qui profitent de la Rescousse. Parfois les Français réussissent à se sauver à terre au moment de la reprise. Ainsi le 4 avril 1810, le capitaine conducteur Courson et cinq marins débarquent à Perros dans le canot de l’Eléonore, capturée par la Junon, mais retombée au pouvoir de l'ennemi [Note : Copie de lettres du sous-commissaire de Lannion, 21 avril 1810, et Tableaux de Napoléon, 1810-11, pour deux prises de la Junon reprises sous Ouessant. — A. N., BB3, 113, p. 38, pour une prise de Pichegru, an V].
Lorsque la prise semble en valoir la peine, les armateurs prennent les précautions les plus minutieuses pour la préserver du pillage avant le terrissage. Le Commissaire de marine met volontiers à leur disposition tous les agents de l'autorité [Note : Copie de lettres du sous-commissaire de Lannion, P. j. n° 49].
Il est bien difficile d'établir d'une manière rigoureuse le compte exact des bâtiments capturés et conduits dans un port français par les corsaires de Saint-Malo au cours de ces vingt années. Les deux tableaux suivants permettront cependant de s'en faire une idée. Les Etats fournis par la marine donnent un total de 173 prises pour la période 1793 à l'an IX. De son côté M. Benaerts en a publié une liste de 163 à partir de 1803 [Note : Un petit nombre de prises, pour la plupart sans importance, sont certainement omises sur ces listes]. Les indications manquent assez fréquemment pour les ports d'atterrissage. On pourra compléter ces tableaux en consultant plusieurs comptes fixant les gratifications accordées par le Gouvernement pour tout canon ou prisonnier capturé sur l'ennemi [Note : P. j. n° 90].
Note 1 : Pour quelques prises le pavillon n'est pas indiqué sur les pièces
officielles, — Voir A. N., AFVI, 1197, lettre du 6 avril 1808, le relevé général
des prises, 1808-9.
Note 2 : On trouvera pour cette période au Tableau d'armement
une liste de 173 prises. Les renseignements sur le lieu d'atterrissage manquent
pour 43. Il y a aux Archives de Morlaix 22 dépôts de procédure ou jugements de
bonne prise relatives à des corsaires malouins de 1793 à l'an IX.
Note 3 :
Chiffres empruntés à Benaerts, op. cit., p. 378.
Quelques campagnes méritent une mention spéciale : En
trois sorties, de l'an XII à 1806, la Sorcière, capitaine Debon, s'empare de 15
navires ennemis (5 reprises avant le terrissage, 1 coulée) formant un total de
2.602 tonneaux avec 77 prisonniers [Note : P. j. n° 50. La Sorcière
(canons et prisonniers)]. Dans une croisière de 15 jours, la Miquelonnaise,
sous le commandement de Joseph Prader-Niquet, fait 8 prises dont
4 coulées, 1 expédiée en Angleterre avec les prisonniers échangés et 3 conduites
à Benodet : en tout 1.820 tonneaux, 87 hommes et 62 pièces de canon ou caronades
[Note : P. j. n° 46. La Miquelonnaise].
(abbé F. Robidou).
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