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LES DERNIERS CORSAIRES MALOUINS : LA CAMPAGNE |
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La visite d'un bateau Neutre.
Enfin le bâtiment a réussi à franchir heureusement ses premières étapes. Il se trouve au relâche d'où il doit directement rejoindre son « point de croisière ». Tout est paré à bord. Quelques vivres frais ont été de nouveau déposés sur le pont par les soins du commissionnaire de l'armateur. Il fait selon l'expression consacrée « beau temps, belle mer et jolie brise ». Il reste encore à tromper les croiseurs ennemis qui surveillent continuellement les côtes françaises, surtout à l'époque de la grande sortie [Note : Voir P. j. n° 26, Campagne du Duguay-Trouin, et P. j.-n° 44, Campagne de La Junon. L'île de Batz est l'un des points les plus surveillés par les Anglais]. Puis le hardi corsaire, toutes voiles dehors, s'en va tenter la fortune des mers. De terribles dangers le menacent. Mais peut-être aussi reviendra-t-il bientôt traînant à sa suite quelque riche capture. Cet espoir fait oublier à tous les périls de l'heure présente [Note : Les corsaires malouins naviguent rarement de conserve. En cas de prise, les bénéfices seraient trop sensiblement diminués. P. j. n° 42, Course de La Junon. Le San Joseph laisse filer l'ennemi].
Quelquefois l'attente n'est pas longue. Tout à coup la vigie placée en permanence jusqu'au sommet du mât de misaine s'écrie : « Navire, par bossoir de bâbord » ou bien encore « voile par la hanche du vent ». Ce mot produit dans l'équipage une émotion indescriptible. Il n'est pas de sommeil qu'il ne dissipe. On l'entend à la fois sur tous les points du bâtiment.
Armé de sa longue-vue, le capitaine essaie de distinguer la force et la nationalité du navire aperçu. Pour mieux voir, un officier rejoint les meilleurs gabiers dans la hune du grand mât. Les hommes sont à leur poste, attendant anxieusement un ordre, car on ne sait pas encore s'il faudra fuir ou combattre. Cependant tous les yeux sont fixés sur le point qui grossit rapidement, car le bateau vient à contrebord.
Bientôt toute hésitation disparaît. Les avis sont unanimes parmi les officiers d'état-major : c'est un bâtiment du commerce ; il porte le pavillon d'un pays neutre. Dès lors tout en restant sur ses gardes [Note : Correspondance suivie de Le Maitre, n° 9. « De loin comme ce bâtiment (un négrier américain) avait une certaine apparence, j'avais fait mettre chacun à son poste. Mon équipage était encouragé par la fermeté de ses chefs et officiers de bord. Mais, hélas, il n'en était pas de même parmi les soldats de la troupe. Plusieurs montrèrent de la faiblesse en disant qu'ils auraient tort de se faire tuer pour l'armateur. De tout l'état-major, M. Vial fut le seul qui montra du courage »], le corsaires manœuvre de manière à s'en approcher sans tarder.
Le Neutre doit s'arrêter à la première sommation. C'est aussi ce qu'il fait d'ordinaire, car la fuite en cette circonstance serait considérée comme une grave présomption de fraude. Elle pourrait amener la confiscation du bâtiment. Au coup de semonce, il met donc le vent sur ses voiles, amène ses bonnettes et se prépare à répondre aux questions que le capitaine du navire de guerre dicte à son interprète. D'où est-il ? D'où vient-il ? Quelle est sa cargaison [Note : Rapports des capitaines, p. 5, St-S.]. Presque toujours aussi il lui faut subir une visite.
L'article XVIII de la convention du 8 vendémiaire an IX avec les Etats-Unis fixe pour cette visite les règles suivantes déjà établies par l'art. 23 du traité entre Hambourg et la France : Afin d'éviter tout désordre, le corsaire doit rester hors de portée de canon et envoyer son canot à bord du navire marchand qu'il aura rencontré. Deux ou trois hommes seulement seront admis sur le pont du bâtiment visité. Ils demanderont au capitaine ou au patron communication du passeport et des certificats concernant les propriétaires du navire et de sa cargaison. Il est expressément convenu que le neutre ne pourra être forcé d'aller à bord du corsaire pour y faire l'exhibition de ses papiers ou pour quelque autre motif [Note : P. j. n° 36. Convention du 8 vend. an IX].
Mais en pratique les choses se passent tout autrement : « La saisie des papiers à bord du Neutre n'est pas suivie dans la pratique. Elle offre des dangers pour la liberté de l'équipage des vaisseaux français et donne aux ennemis les moyens de se soustraire à la poursuite des vaisseaux armés » [Note : P. j. n° 70. — Voir aussi A. N., FF2, cart. 8, n° 1360, Il est dit dans le rapport de Pilvene, capitaine du Jean-Bart (1809) : « N'ayant pas d'embarcation, je hélai le capitaine de l’Elisa de venir à mon bord avec ses papiers »].
Ordinairement un officier et plusieurs hommes bien armés se rendent à bord du Neutre. Ils y font toutes les perquisitions jugées utiles sans que personne puisse s'y opposer. Pendant ce temps le capitaine de ce navire doit s'embarquer de son côté pour aller faire examiner ses papiers sur le corsaire. Il prend notamment avec lui son Rôle d'équipage, son Permis de naviguer, tous les connaissements relatifs à la cargaison et son Journal de bord. L'interprète lui pose au besoin, des questions auxquelles il doit répondre et tous ses certificats sont soigneusement vérifiés [Note : Les mêmes formalités s'appliquent évidemment aux navires ennemis naviguant sous licence du Gouvernement français].
On comprend aisément la mauvaise humeur des neutres devant ces formalités qu'ils ont fréquemment à subir quatre ou cinq fois au cours d'une traversée. Quelques-uns ne se laissent pas faire sans résistance. Le Rodolphe Frederick répond à la semonce de La Laure par une bordée de coups de canon [Note : P. j. n° 71]. Dans sa correspondance le capitaine Lemaître parle d'un « américain toujours entêté à se faire chasser, portant tout haut dans les grains, menaçant de chavirer plusieurs fois » [Note : Corresp. suiv. du capit. Le Maitre, n° 7]. Deux marins du brick (également américain) The Factor s'enferrent « eux-mêmes » sur les poignards dès hommes du Marsouin chargés de perquisitionner à leur bord. Le capitaine refuse en « jurant en anglais » de venir sur le corsaire. Il ne cède qu'à la force et se montre « extrêmement insolent » [Note : P. j. n° 38].
Mais ordinairement la résistance est impossible ou trop dangereuse. Les vrais neutres ne s'y hasardent guère surtout quand leurs papiers sont parfaitement en règle. Ce n'est d'ailleurs pas toujours le cas et beaucoup de visites sont suivies de captures. Il est facile en effet de se mettre en contravention avec les lois et décrets sur la police maritime française. D'autre part certains neutres pratiquent couramment la simulation et sont de véritables anglais déguisés.
Jusqu'en 1806 la législation en vigueur relativement aux navires des puissances neutres reste celle de 1778. Sauf la contrebande de guerre et il faut entendre par ce terme non seulement les armes et les munitions, mais encore « tout ce qui peut servir directement ou indirectement à la construction et à l'équipement des vaisseaux » [Note : DE PISTOYE, op. cit., I, 401. Loi du 12 ventôse an V], les neutres peuvent librement transporter d'un port dans un autre toutes sortes de marchandises même pour le compte ennemi [Note : DE PISTOYE, op. cit., I, 337 et suiv.].
Durant la période révolutionnaire cette législation fut pourtant assez fréquemment modifiée dans un sens restrictif. De nouvelles ordonnances donnèrent lieu de part et d'autre à des abus regrettables qui, selon l'expression du Ministre Truguet, firent trop souvent dégénérer la course en brigandage politique, en véritable piraterie [Note : Corr. min. 20 février an V, St-S.].
Ainsi la loi du 9 mai 1793 autorise les corsaires français à arrêter tous les bâtiments qui se trouveront en tout ou partie chargés de marchandises appartenant aux ennemis. Un arrêté du 29 juillet suivant étend les mêmes dispositions aux navires américains qui en avaient été d'abord exceptés : Ces marchandises seront confisquées et le bâtiment relâché après avoir reçu une indemnité de fret et de détention [Note : Voir Liquidation du Tigre, 29 prair. an II. Ce bâtiment confisque une partie de la cargaison du navire américain Le Georges. Il est condamné à payer 6.000 francs pour fret et retard occasionné par l'arrestation].
Un arrêté du Directoire exécutif (20 frimaire an V) aggrave encore cette mesure. « Les bâtiments français pourront capturer à bord des neutres toutes les marchandises expédiées à destination et pour compte ennemi. Ils pourront saisir également toutes celles dont les connaissements n'exprimeraient point une propriété vraiment neutre. Les frais restent à la charge des neutres si la cargaison n'est pas confisquée en totalité » [Note : P. j. n° 31].
Enfin la loi du 29 nivôse an VI déclare art. 1er, en étendant la confiscation au bâtiment lui-même. « L'état des navires en ce qui concerne leur qualité de neutres ou d'ennemis sera déterminée par la cargaison. En conséquence tout bâtiment trouvé en mer, chargé en tout ou en partie de marchandises provenant d'Angleterre ou de ses possessions sera déclaré de bonne prise, quel que soit le propriétaire de ces denrées ou marchandises » [Note : P. j. n° 33].
De telles mesures sont évidemment tout à fait du goût des corsaires. Il fallut leur défendre par un arrêté du 25 prairial, même année, de saisir sur ces pauvres neutres les marchandises anglaises déjà confisquées une première fois et soumises à la réexportation. Quelques capitaines vont jusqu'à visiter dans le port même de Saint-Malo, en présence des bateaux de l'Etat, les étrangers qu'ils soupçonnent de ne pas être parfaitement en règle !
Les effets de cette « loi désastreuse » se firent bientôt sentir. « Le commerce anglais attaqué dans celui de toutes les puissances neutres n'en a reçu aucune atteinte, écrit le Ministre Forfait le 3 nivôse an VIII, et nos ports abandonnés ont été depuis ce moment dépourvus de tous moyens d'importation et d'exportation » [Note : P. j. n° 35]. Aussi l'une des premières mesures de Bonaparte fut, par une décision en date du 29 frimaire an VIII, de rappeler tous les corsaires aux dispositions du règlement de 1778 sur la navigation des Neutres, comme à la seule règle à suivre en cette matière [Note : P. j. n° 35. Voir Revue du Pays d'Aleth (mars-avril 1910) les plaintes des équipages et armateurs malouins relativement à l'application sévère de cette nouvelle législation (infra, p. 104), même pour des captures antérieures à la promulgation. On trouvera dans Collection de Documents inédits sur l'histoire de la Révolution française : Le Commerce (Paris, Leroux, 1912), à peu près tous les textes législatifs relatifs à la Course depuis 1793 jusqu'à l'an XI. La législation change souvent. Une table chronologique dés lois et arrêtés sur la Course, A. N., ADVII-43, contient près de cinquante numéros de 1793 à l'an VII].
L'article 53 de la loi du 2 prairial an XI n'apporte aucun changement à cette législation dont les étrangers bénéficièrent durant les premières années de l'empire.
A partir de 1806, les sévérités du Blocus continental font malheureusement revivre les plus mauvais jours de l'époque révolutionnaire. D'après le décret de Berlin (21 novembre 1806) : « Tout bâtiment ayant seulement touché aux colonies anglaises ou à l'un des ports des trois royaumes avait défense d'aborder dans un port français ou soumis à la France. S'il faisait une fausse déclaration à ce sujet il était reconnu de bonne prise ». Le décret de Milan (17 décembre 1807) aggrave encore cette législation : « Tout bâtiment, de quelque nature qu'il soit, qui aura souffert la visite d'un vaisseau anglais, se sera soumis à un voyage en Angleterre ou aura payé une imposition quelconque au gouvernement anglais a perdu la garantie de son pavillon et est devenu propriété anglaise. Les dits bâtiments sont déclarés de bonne prise. Une prime est assurée à la délation pour tout membre de l'équipage ou passager ».
Il existe aux Archives de la Marine à Saint-Servan une preuve curieuse des espérances que ces mesures draconiennes firent naître chez certains armateurs malouins. C'est une lettre de Gaude au Ministre, datée du 6 mars 1807. « Ils se flattaient, dit-il, que dans peu un décret extensif leur livrerait tous les navires porteurs de marchandises anglaises quels qu'en fussent les propriétaires… Vainement je leur avais fait observer, et particulièrement à MM. B..., qu'une pareille extension était trop contraire au droit des nations pour qu'il fut permis d'en prêter l'intention au gouvernement français et que ledit décret (celui de Berlin) n'imposait aux Neutres ayant touché les possessions anglaises d'autre peine que d'être rejétés des ports de France et de ceux occupés par les armées françaises, et qu'il n'ordonnait point l'arrestation desdits bâtiments ni celle de leurs chargements sauf le cas d'une fausse déclaration de la part des capitaines » [Note : P. j. n° 37. Lettre de Gaude, 6 mars 1807].
Non seulement le navire arrêté peut se trouver en contravention avec la loi française, mais parfois aussi le corsaire arrive à découvrir sous un pavillon neutre un anglais déguisé.
Le 3 frimaire an IV, le Ministre de la Marine avertit les armateurs malouins que plusieurs bâtiments de cette nation naviguent avec de faux papiers américains [Note : Corr. minist., St-S.]. Un arrêté du 13 ventôse an V appelle la sévérité des tribunaux sur les manœuvres frauduleuses de tout armateur se disant neutre et dont le navire sera trouvé porteur, comme on l'a vu plusieurs fois, soit de « papiers de mer en blanc, quoique signés et scellés, soit de papiers en forme de lettres contenant des signatures de particuliers, soit de doubles passeports ou Lettres de mer qui indiquent différentes destinations du bâtiment, soit de doubles factures, connaissements ou papiers de mer quelconques assignant à tout ou partie de la même marchandise des propriétaires différents ou différentes destinations » [Note : P. j. n° 31]. « Ne connaît-on pas l'audacieuse supériorité des Anglais en faux et en altérations de pièces » dit l'avocat chargé de défendre une prise de la Junon, et il cite un « message récent du Président des Etats-Unis annonçant que malgré l'état de guerre les Américains favorisent le commerce ennemi en employant des navires sous un masque étranger » [Note : P. j. n° 72]. Le capitaine de la Mary-Anna semble bien être un simulateur de ce genre, naviguant sur un bateau anglais avec le pavillon de la Hollande. Il a dit à son armateur à Charlestown selon la déclaration de ce dernier lui-même : « Je suis hollandais et je dois vous tenir ce langage parce que je navigue sous le pavillon de cette puissance ». Ces paroles en argo de simulateur signifient tout simplement — c'est la conclusion du capteur : « J'ai des papiers hollandais avec lesquels vous pourrez tromper les autorités de votre pays » [Note : P. j. n° 72. Mémoire pour La Mary-Anna]. Un navire ainsi pourvu de faux certificats a toujours quelques chances d'éviter la capture s'il a le temps de faire disparaître les pièces compromettantes.
Mais il est bien difficile d'échapper à l'enquête du corsaire pour qui les moindres indices sont des raisons suffisantes de défiance. Quelques pages disparues du Journal de bord, des factures anglaises trouvées à la mer dans le voisinage du bâtiment visité suffisent parfois pour motiver l'arrestation [Note : Voir Archives de Morlaix, liasse 52, an VI. La Johanna Margareta est arrêté par Le Milan et Le Courageux parce qu'il est armé de 4 canons et parce que le Rôle d'équipage et la Lettre de protection contre les Turcs sont au nom d'un autre capitaine. Ce navire fut d'ailleurs relâché après jugement]. On pourra voir aux pièces justificatives quelques extraits d'une brochure intitulée : « Conduite à tenir par les capitaines de navires armés en course ». On y donne, à l'usage des corsaires auquel cet ouvrage est recommandé comme « indispensable », tous les renseignements utiles pour permettre de découvrir une fraude et justifier l'amarinage d'un neutre qui ne serait pas en règle. C'est également une garantie pour l'armateur au cas d'une prise illégale. Aussi ne manque-t-il pas d'en remettre un exemplaire à chacun de ses capitaines et d'en exiger reçu [Note : L'exemplaire cité P. j. n° 34 porte à sa dernière page la mention suivante : Je soussigné déclare avoir reçu des citoyens Fontan jeune et Thomas aîné un modèle semblable à celui-ci, pour me servir de conduite et règlement pendant ma croisière, auquel je m'engage de me conformer exactement. Port-Malo, 13, Vendémiaire an VIII, A. Basset].
On ne saurait nier que certaines injustices furent, parfois commises à l'égard des neutres. La tentation est bien grande pour un capitaine, même hésitant sur la valeur des certificats présentés, d'arrêter un bâtiment dont la cargaison semble valoir les risques d'un procès ! La parole de Ed. Corbière : « L'histoire des corsaires ne s'écrit pas sur du papier jonquille avec de l'encre vaporisée de jasmin et de tubéreuse » [Note : Vigie de l'Ouest, 1838. Exergue d'un récit de Ch. Cunat], s'applique aux malouins comme aux autres. Pourtant les abus relevés au cours de cette période sont assez rares.
Le Ministre américain Morris, se plaint le 21 septembre 1793 que des marchandises appartenant à plusieurs de ses nationaux, et notamment, quatre barriques d'indigo, aient été confisquées sur Le Commerce par les marins du Tigre. Dalbarade écrit à ce sujet à l'Ordonnateur civil de la marine à Saint-Malo : « Il est question dans cette affaire de donner à ce ministre d'une nation avec laquelle la République conserve les rapports de la plus étroite amitié une satisfaction éclatante » [Note : Corr. min., 16 oct. 1793, St-S. Voir pour un Espagnol molesté, P. j. n° 32].
Quelques pillages de peu d'importance furent réglés à l'amiable. On trouve aux archives de Morlaix [Note : Morlaix, Trib. Comm., liasse 53 (an VII)] une quittance par laquelle les marins américains du navire La Maria, reconnaissent avoir reçu de Larrant, correspondant de MM. Duchesne et Pintedevin, armateurs du corsaire Le Petit Quinola, la valeur des effets et objets qui leur avaient été enlevés par les marins français. Les armateurs de la Clarisse doivent également payer une indemnité au consul portugais pour le pillage du Triton, quoique le préjudice causé n'ait pas été bien grand : un quintal de morue, quelques vêtements, médaillons et épingles en simili-or [Note : Corresp. min., 17 août 1808, et A. N., FF2, cart. 4, n° 611].
D'autres accusations plus graves sont formulées contre certains capitaines, sans qu'il soit possible d'en contrôler la valeur. Ainsi les propriétaires hambourgeois du Salomon et Betty se plaignent que les officiers de La Laure aient supprimé le Journal du bord de ce navire. C'est « une affirmation gratuite, répond l'avocat du corsaire. Un crime se prouve toujours » [Note : Procès de La Laure contre Le Saloman et Betty, P. j, n° 70]. Le sieur Young, subrecargue de la Mary-Anna, dans un Mémoire destiné au Tribunal des Prises, reproche à ses capteurs d'être « des gens abominables qui ont commis de punissables excès, déchiré et brûlé son Journal et bien d'autres pièces de bord et qui dès le principe ont mérité la réprobation de l'autorité ». A la suite du débarquement, les représentants de l'armateur auraient fait à dessein disparaître le capitaine et l'équipage. Thomazeau affirme de son côté que le Journal de bord n'a jamais existé ou qu'il a été détruit avant la prise du bâtiment. L'équipage a déclaré lors d'un premier interrogatoire qu'il n'avait qu'à se louer de la conduite des français à son égard. Il est d'ailleurs toujours prisonnier au dépôt de Longwy [Note : P. j. n° 72. Mémoire de la Mary-Anna].
Les neutres laissent parfois à terre la plupart des pièces concernant le navire et sa cargaison quoique ces papiers dits « hors bord » soient difficilement admis dans la suite par les tribunaux français [Note : Corr. minist. 27 brum. an XIV]. C'est une preuve qu'ils se défient singulièrement de la visite. Le contrôle est souvent bien difficile malgré tous les efforts du Commissaire lorsque le bâtiment capteur rentre au port. Quelquefois les prisonniers dont il doit toujours conserver un certain nombre à bord se sont « enfuis à terre » ou ont « été renvoyés sur un autre navire neutre » rencontré au cours de la campagne. Le capitaine ne peut produire les papiers concernant la cargaison « parce que l'officier qui les rapportait en montant sur le corsaire laissa tomber à la mer la boîte où ils se trouvaient » [Note : P. j. n° 45. Course du Grand-Jean-Bart]. Parfois il se contente de déclarer qu'« il n'est saisi d'aucun papier de bord des bâtiments pris ou coulés et qu'il les a laissés entre les mains des capitaines en les renvoyant en Angleterre » [Note : P. j. n° 46. Course de la Miquelonaise. — Voir P. j. n° 72 bis, les pénalités appliquées dans ce cas : Le produit des prises est versé aux Invalides].
Entre tous les neutres visités par les corsaires malouins, les américains tiennent de beaucoup la première place. De temps en temps le Ministre de la Marine rappelle et précise les traités qui règlent les rapports de la France et des Etats-Unis (loi du 13 nivôse an III, arrêté du 3 frimaire an IV). Mais ceux-ci ayant signé le 17 novembre 1794 une convention avec l'Angleterre, autorisant cette nation à saisir sur leurs navires les marchandises françaises et étendant la contrebande de guerre aux matériaux de construction pour la flotte, le Gouvernement de la République décrète, le 12 novembre an V, que les mêmes mesures seront appliquées aux marchandises anglaises trouvées sur des navires américains. Les relations ne cessent de se tendre entre les deux pays, malgré une nouvelle décision du 28 ventôse an VII défendant d'exiger pour leurs rôles d'équipage d'autres formalités que celles généralement imposées aux neutres.
La convention du 8 vendémiaire an IX, en augmentant la caution exigée des corsaires, semble avoir porté d'heureux fruits. Plusieurs jugements du Tribunal des prises nouvellement institué condamnent les armateurs à de fortes indemnités [Note : Par suite de la décision du Conseil des Prises (19 mess, an VIII), ordonnant main-levée de la Bona Fides (Revue d'Aleth, avril 1910), la campagne de la Providence se solda par un déficit de 86.025 l. Les actionnaires perdirent 1.228 l. 19 s. 10. d. par 1.000 livres (Liquidation du 19 fruct. an X)] au profit des neutres injustement arrêtés. Les capitaines agissent en conséquence avec beaucoup plus de prudence. De 1803 à 1814 douze américains seulement furent capturés par des corsaires malouins [Note : D'après les Etats qui se trouvent aux Archives de la Marine, à Saint-Servan, il y en avait eu 4 en 1793, 4 en l'an V, 6 en l'an VI et 6 en l'an VII. Les indications précises manquent pour les années suivantes. Tous les dossiers relatifs aux navires américains capturés en vertu des décrets se trouvent A. N, BB 3, 190-196. La guerre anglo-américaine, 1812-1815, améliore considérablement les rapports des Etats-Unis et de la France].
(abbé F. Robidou).
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