Web Internet de Voyage Vacances Rencontre Patrimoine Immobilier Hôtel Commerce en Bretagne

Bienvenue ! 

SECULARISATION DE L'ABBAYE DE SAINT-MEEN

  Retour page d'accueil       Retour page " Abbaye de Saint-Méen "   

Boutique de Voyage Vacances Rencontre Immobilier Hôtel Commerce en Bretagne

Boutique de Voyage Vacances Rencontre Immobilier Hôtel Commerce en Bretagne

Histoire de la sécularisation de l'abbaye de Saint-Méen - Méen

Voici en quels termes succints Abelly , l'historien de S. Vincent de Paul, raconte la sécularisation de l'abbaye de Saint-Méen ; « En la même année 1645 , Messire Achille de Harlay, évêque de Saint-Malo, ayant demandé des prêtres de la Congrégation de la Mission à M. Vincent, pour travailler dans son diocèse, il lui en envoya quelques-uns, qui furent, peu de temps après, établis par le même prélat en l'abbaye de Saint-Méen, dont il étoit abbé, et du consentement des religieux, qui cédèrent leur maison et leur mense aux missionnaires. L'union en a été faite depuis à la même Congrégation par notre Saint—Père le Pape Alexandre VII, par bulles apostoliques, qui ont été autorisées par lettres patentes du Roi ».

A lire ces lignes placides, qui se douterait que cette introduction des Lazaristes dans l'abbaye de Saint-Méen fût un des événements qui préoccupèrent le plus la Bretagne au XVIIème siècle ; l'occasion des premiers empiètements du Conseil d'Etat sur l'autorité du Parlement Breton, et du despotisme centralisateur sur les priviléges séculaires de la province ? Qui se douterait qu'au milieu du feu croisé des arrêts du Conseil, des arrêts du Parlement, des excommunications et des monitoires, Bénédictins et Lazaristes, assistés, les uns d'une légion d'huissiers, les autres d'un escadron de maréchaussée, s'assiégèrent tour à tour dans l'abbaye, barricadée à l'intérieur, au bruit du tocsin et des clameurs, et non sans quelques horions et quelques meurtrissures ?.

Cette guerre monastique a trouvé son historien dans l'un de ses principaux acteurs, Dom Germain Morel, Bénédictin de la Congrégation de Saint-Maur, et Prieur de Saint-Melaine de Rennes. — Plus habitué aux discussions érudites qu'aux formules littéraires, prétentieux et prolixe, retors et passionné, caustique quand il le peut, D. Germain Morel, à cause de cette passion même, est rarement ennuyeux, parce qu'il est presque toujours dans le vrai. Je serais donc bien maladroit ou bien malheureux si, dans la rapide analyse et les extraits choisis de son livre, que je me propose de donner ici, je trouvais le secret de manquer absolument d'intérêt.

Notre ouvrage, il est presque superflu de le dire, est entièrement inédit. C'est un beau manuscrit in-4° de plus de 300 pages, préparé évidemment pour servir de copie à l'imprimeur. Une note au titre porte qu'il faisait partie, en 1720, de la bibliothèque de Saint-Sauveur de Redon. Il appartient aujourd'hui au Séminaire de Saint-Méen, auquel il a été donné, en 1855, par M. Roumain de La Touche, qui y a ajouté l'histoire du monastère, depuis son occupation par les Lazaristes, jusqu'à nos jours. Ce travail supplémentaire est bien fait, mais je n'ai point à m'en occuper [Note : Je dois des remercîments tout particuliers à mon ancien maître, M. l'abbé Le Comte, supérieur do Saint-Méen, pour la parfaite obligeance avec laquelle il a mis ce manuscrit à ma disposition]. — Le titre exact de l'ouvrage de D. Morel porte : Défense de la vérité contre les fausses maximes d'un certain libelle, nouvellement imprimé, touchant la prétendue sécularisation de l'abbaye de Saint-Méen, divisée en deux livres, dont le premier expose le fait de tout ce qui s'est passé de part et d'autre en la poursuitte et opposition de ladite prétendue sécularisation ; et le second, examinant le droit des parties fait clairement voir que l'entreprise des missionnaires sur ladite abbaye est un pur attentat contre toutes sortes de bonnes lois, par D. G. M. R. B. (Dom Germain Morel, religieux bénédictin). — L'oeuvre est dédiée « au très-auguste, très-religieux et incorruptible Parlement de Bretagne ». La suite du récit fera comprendre toute la portée de cette dernière épithète. — Après cette longue dédicace, où le bon Père, sous prétexte d'éloquence, s'embrouille en des périodes qui ne savent pas finir, et dont il n'y a rien à tirer, sinon que Dom Morel était Breton de naissance et d'origine [Note : M. Levot a consacré une courte notice à Dom Germain Morel, dans la Biographie Bretonne. Dom Morel, né à Feins, embrassa d'abord le métier des armes, qu'il quitta de bonne heure, pour entrer dans l'ordre de Saint-Benoît. Il fit profession à Redon, le 11 avril 1631. Il devint presque immédiatement prieur de Saint-Faron de Meaux, maître des novices, prieur de Saint-Melaine, visiteur de Bretagne, puis prieur de Marmoutier. Il demanda alors, à être déchargé de toute fonction, et passa quelques années paisibles à Saint-Denis. Le chapitre général de 1660 l'enleva à ce repos pour le nommer visiteur d'une province. Cette fonction nécessitait de longs et pénibles voyages auxquels Dom Morel ne put pas résister. Il tomba malade de fatigue et mourut le 8 novembre 1660], on trouve le catalogue alphabétique des autheurs citez. Il y en a 126, et comme on y compte les « cayers des Estats de Bretagne, les registres du Parlement de Bretagne, ceux du Parlement de Paris et ceux du Grand Conseil », cela constitue un bagage scientifique suffisant même pour un Bénédictin. Dans les dernières lignes de l'avant-propos, notre auteur prend couleur : « Il fault, au reste, que vous sachiez par prévention, mon cher lecteur, que ces bons prêtres de la Mission ont paru si actifs et faict veoir tant de passion dans tous leur procédé, que le rapport que j'en veux faire mériteroit sans doute mieux le style d'une apologie satyrique que celuy d'un simple discours historique ; toutefois , pour ne point offenser la modestie de ceux dont la vérité m'oblige à soutenir le bon droit, je proteste, dès maintenant, que je m'estudiré à éviter l'exagération et représenter l'affaire tout naïvement comme elle s'est passée. C'est pourquoy, si par hasard, se rencontre quelque traict de plume qui semble tant soit peu ressentir l'invective, imputez-le, je vous prie, à la nature la chose, qui ne se peut, sans déguisement, exprimer que par des termes démonstratifs de sa propre confusion ».

Il paraît que le grand moyen par lequel les Lazaristes justifiaient leur intrusion, était de dire que les Bénédictins étaient eux-mêmes des intrus, attendu que saint Méen avait d'abord donné à ses moines la règle de saint Colomban, ou, pour mieux dire, une règle propre, et qu'en devenant bénédictine, l'abbaye s'était réellement transformée. D. Morel, touché , plus que de raison, de cette objection pitoyable, consacre bien des pages de son livre à démontrer avec un grand étalage d'érudition, dont la critique est absente, un double mensonge historique : à savoir que Saint Méen et saint Judicaël étaient tous deux des Bénédictins ; et qu'en admettant qu'ils aient suivi la règle de saint Colomban, cette règle était absolument la même que celle de saint Benoît. Ces dissertations sont sans intérêt connue sans valeur, parce qu'elles n'invoquent aucun document inédit ou peu connu, si ce n'est toutefois une vie de saint Méen, écrite par Roland de Neurville, évêque de Léon au XVIème siècle. — Du reste, Dom Morel n'avait point les chartes de Saint Méen à sa disposition, et n'en cite aucune : « Plust à Dieu, dit-il, avoir en main le titre de la fondation, dont je n'aurois qu'à insérer ici une copie pour libérer de la consultation de tant d'autheurs, auxquels son défault me contraint d'avoir recours, pour en emprunter la conviction de cette vérité. Car un mien ami, homme d'honneur et de conscience, qui dict l'avoir diverses fois leu tout entier, m'ayant faict voir certains fragments qu'il en avoit extraits, je trouve qu'il commence par ces propres termes : Honor et gloria Deo omnipotenti, et famulo ejus Benedicto monachorum Parenti in terris jam deffuncto, sed in coelis perenniter viventi ».

L'argumentation de notre auteur n'en aurait pas pris grande force. D. Luc d'Achery a publié, in extenso, cette charte dans ses notes sur la XXXIIème Epître de Lanfranc. Mais D. Lobineau, dans une annotation sur la vie de saint Judicaël, en a démontré l'entière fausseté. J'aurai donc retiré tout ce qu'il y a de vraiment curieux dans les deux longs chapitres consacrés par D. Morel aux origines de l'abbaye de S.-Méen, quand j'aurai cité cette phrase qui prouve la splendeur du pèlerinage dans les premières années du XVIIème siècle. « Les miracles qui s'y sont faits, et s'y font encore journellement, l'ont rendue si célèbre à tout le monde, qu'on y voit continuellement les pèlerins aborder de toutes parts, comme à une boutique très-abondamment fournie de quelque divin panacée pour la guérison de tous leurs maux et particulièrement de celuy que les médecins appellent Psora, et le vulgaire mal de saint Méen, comme incurable à tout autre qu'à lui » Note : C'est à ce propos que D. Lobineau a imaginé son étrange système de dévotion par calembourgs : " C'est, dit-il, une gale opiniâtre et corrosive, dont la malignité attaque particulièrement les mains ; ce qui a donné lieu à la dévotion, à cause du rapport de Main à Méen, comme le rapport d'Eutrope à Hydrope ou hydropisie, et de Louis à l'ouïe, ont donné lieu d'invoquer Saint-Eutrope pour guérir de l'hydropisie, et saint Louis pour guérir l'ouïe affligée de surdité "].

Le troisième chapitre porte ce titre singulier : De la différente façon d'agir de trois abbés commendataires de Saint Méen, au dernier desquels commence le faict de notre histoire. — Le premier est Robert de Coëtlogon, qui, à la fin du XVème siècle, trouva la vie de ses moines si édifiante, qu'il se fit moine lui-même ; le second, est Pierre Curnulier, évêque de Rennes, qui, au commencement du XVIIème siècle, entreprit la restauration et la réforme de l'abbaye, absolument ruinée et pervertie par les excès du XVIème siècle, et surtout par l'immonde fléau de la commende ; le troisième, est enfin Achille de Harlay, évêque de Saint-Malo, destructeur de l'oeuvre dix fois séculaire des fondateurs de Saint-Méen.

« Voilà, dit Dom Morel, trois abbés bien différents les uns des autres : le premier rend à son abbaye tout le revenu qu'il en peut retirer ; le second emploie à bastir et dotter l'hospital du lieu, à subvenir aux pauvres du pays et à réparer les lieux réguliers de son abbaye autant et plus qu'elle ne lui vaut ; le troisième,en tire tout et n'y met rien. Le premier, trouvant son abbaye en bonne observance, l'y maintient et la laisse encore en une meilleure ; le second, y trouvant le désordre, fait ce qu'il peut pour y remédier et la laisse en estat d'estre bientôt. réformée ; et le troisième, la trouvant en estat de recevoir la réforme, la veut séculariser ».

Robert de Coëtlogon est une figure pleine de relief. Il ne regardait pas son abbaye comme une ferme, et ne pensait pas que ses devoirs se bornassent à empocher de gros revenus. — « A peine eût-il reçu ses provisions, qu'il se retira vers son abbaye, en prit possession selon les formes ordinaires, s'en réserva un quartier pour y faire sa résidence, assigna la meilleure part du revenu à ses religieux, et destina le surplus à l'acquit des charges et à l'entretien de la maison. Il fist premièrement enchâsser toutes les saintes Reliques en or et en argent, parsemés de pierreries ; faire une crosse abbatialle, une grande croix pour les processions, une moindre pour l'autel, des chandeliers, encensoirs, plats-bassins, enfin toute l'argenterie qui s'y conserve, et quantité d'autres qui depuis en ont esté soustraites ; et pourveut son église de tous les plus précieux ornements que sa piété luy fist croire convenables au ministère, tant pour la gloire de Dieu que l'édification de ceux que la dévotion y attirait. De plus, il fist restablir la sacristie, à demi-ruinée, y construire le grand et fort reliquaire où se garde le trésor ci-dessus mentionné ; bastit à neuf un grand corps de logis qui subsiste encore maintenant tout entier. Bref, il ne m'est possible de rapporter icy par le menu tous les accommodements qu'il fist à l'église et à toute la maison, sur une partie desquels paraissent encore les armes de Coëtlogon, qui sont de gueules à trois escus d'hermines » [Note : De tout cela, il ne reste que la sacristie, au-dessus de la porte de laquelle se voient oujours les armes ci-dessus].

« Mais ce ne fut pas tout ; car, pendant que ce pieux seigneur employoit ainsi le revenu de sa mense abbatialle au profit de la conventuelle, il vivoit ordinairement parmi les religieux, les conversoit familièrement, et récréoit sa bonne âme de leurs entretiens spirituels, auxquels il trouvoit tant de goûst, que, s'ennuyant peu à peu des compagnies séculières qui troubloient son repos, il conceut enfin un inviolable dessein de réduire sa commende à la régularité, en se réduisant soy-même à l'habit régulier qu'il reçeut avec des témoignages de joye que la plume ne peut pas exprimer, et le porta toute sa vie avec tant de zèle et d'attache à l'observance de sa règle, qu'il mérita la qualité de bon abbé par excellence, de laquelle encore présentement on se sert en tout le païs, quand on parle de luy. A propos de quoy une chose me semble fort digne de remarque : sçavoir est qu'à la réception de son successeur, celui qui le harangua ayant, parmy les félicités qu'il luy souhaitoit, meslé et répété à diverses rencontres, celle-cy : Puissiez-vous imiter le bon abbé Robert, tout le peuple, à chaque fois, répondoit Amen, avec un accent entrecoupé de soupirs et une profonde révérence, en témoignage du regret qu'ils avoient de sa mort et du respect qu'ils portoient à son nom. D'où vient que le premier salut qui depuis a esté faict à chacque de ses successeurs a toujours commencé par ces mêmes paroles : Puissiez-vous imiter le bon abbé Robert. Son corps repose dans une chapelle de l'église de Saint-Méen, dédiée à l'archange saint Michel, soubz un tombeau de marbre élevé d'environ un pied hors de terre, sur lequel il est représenté avec la mitre et la crosse, et à l'entour ces mots sont gravés : Cy gist Robert de Coëtlogon, abbé de ceans, qui décéda l'an 1492 ».

Pierre Cornulier fut pourvu, le 6 juillet 1601, sur la rèsignation de Messire Jean d'Epinay. « Il trouva l'église, les cloistres et le dortoir proches d'une ruine irréparable, et les murailles de closture renversées ; à tout quoy il remédia au mieux et au plus tôt qu'il luy fust possible ; mais non sans y faire de très-notables dépenses, avant même que d'en avoir rien touché ». — Il s'occupa aussi des propriétés rurales de l'abbaye, qui toutes étaient dans un abandon déplorable. Il ne se contenta pas de rétablir, il créa un hôpital près de l'abbaye ; il y dépensa plus de vingt-cinq mille livres, sans compter les rentes dont il dota cet établissetnent qui subsiste toujours.

Mais les ruines matérielles étaient peu en comparaison des ruines morales que la décadence universelle des institutions monastiques avait entassées à S. Méen, durant le siècle qui s'était écoulé depuis que le bon abbé Robert avait son abbaye si florissante et si sainte à la fois. Pierre Cornulier entreprit la réforme du monastère et voulut tout d'abord l'essayer avec les religieux même qui s'y trouvaient. Il lutta longtemps, il s'enferma avec eux, les exhorta ensemble et séparément ; tout fut inutile ; ces gens-là, qui n'avaient jamais vu dans la profession monastique que l'assurance d'une béate oisiveté, étaient absolument inaccessibles à tout sentiment à toute réflexion d'un ordre supérieur. L'abbé, attaquant le mal dans sa racine, leur défendit de se recruter et de recevoir des novices, afin de les renouveler par extinction. Ce fut une clameur immense ; on employa toutes les influences ; le réformateur tint bon, et quand il ne resta plus qu'un petit nombre des vieux moines, « il appela les RR. PP. Bénédictins de la Société de Bretagne et passa concordat avec eux pour leur établissement, en date du 5 novembre 1626 ; signé Pierre Cornulier, F. François Stample, Bernard Pichon, Joseph Taillandeau, F. Célestin Mesnières, et garanti par Grignard et Yvon, notaires royaux, par lequel leur fut assigné le tout de la mense conventuelle, consistant en 440 boisseaux de fourment, 272 boisseaux de seigle, 72 boisseaux d'avoine, six pipes de vin d'Anjou, dix-huit pipes de cadre, 150 chartées de bois, la jouissance perpétuelle d'un estang, et quantité d'autres espèces et redevances conjointement appréciées à 4320 livres, sans y comprendre les quatre offices claustraux, qui vallent encore bien autant. Et afin de les aider à grossir de plus en plus leur communauté, il s'obligea, de son plein gré, à ne conférer désormais aucuns des Prieurés dépendant de son abbaye qu'aux religieux de la ditte société, déclarant toutte collation faicte autrement, par soy ou par ses successeurs, invalide et de nul effect ».

L'évêque de Saint-Malo, qui était alors Guillaume Le Gouverneur, sanctionna le concordat, et tout paraissait devoir aboutir à une prompte réforme de l'abbaye, quand tout fut indéfiniment ajourné. La Société de Bretagne poursuivait à Rome l'approbation de ses statuts ; mais déjà des influences centraliatrices commençaient à prévaloir : elles mirent des obstacles à la création d'une société provinciale, sous prétexte qu'il y en avait une autre approuvée pour tout le royaume, et l'on fit comprendre aux réformateurs bretons qu'ils n'avaient d'autre parti à prendre que de se fusionner avec la Congrégation de Saint-Maur. L'union se fit au mois d'octobre 1628. La Congrégation de Saint-Maur trop peu nombreuse pour satisfaire à ses propres engagements, ne put endosser ceux de la Société de Bretagne, et fournir des sujets à l'abbé de Saint-Méen, qui se vit réduit à attendre, en renouvelant ses infructueuses tentatives pour réformer ses moines par eux-mêmes. enfin, au bout de douze ans, la Congrégation de Saint-Maur se crut assez forte pour entrer dans les vues du Prélat, et le 18 août 1638, deux religieux de Saint-Melaine de Rennes, autorisés par le général de leur ordre, traitaient avec l'abbé aux mêmes conditions que celles du contrat du 5 novembre 1626. Le même jour, comme pour prendre possession, deux autres religieux de Saint-Melaine étaient pourvus des offices de sacriste et d'infirmier.

Tout semblait terminé, quand Pierre Cornulier mourut inopinément le 2 juillet 1639, « jour fatal à tout l'ordre de Saint-Benoît, et particulièrement à cette pauvre abbaye ». Pierre Cornulier avait 64 ans ; pourvu de l'abbaye de Saint-Méen à l'âge de vingt-six ans, de l'évêché de Tréguier seize ans plus tard, et de celui de Rennes deux ans après, ce Prélat possédait toutes les qualités du coeur et de l'esprit. « Très-éloquent orateur, subtil philosophe, sçavant théologien, vertueux politique, homme d'estat sans reproche, juge incorruptible, et prélat très-vigilant » ; il fut mêlé à toutes les grandes affaires de son temps et de son pays. Son humilité profonde et sincère réhaussait toutes ses vertus ; il en donna une dernière marque en défendant que son tombeau portât d'autre épitaphe que celle-ci, qu'il dicta lui-même : Petrus peccator episcopus hic resurrectionem expectat.

« Enfin, continue Dom Morel, le dernier de ces trois abbez fut l'illustrissime et révérendissime Achilles de Harlay de Sancy, évêque de Saint-Malo, personnage accompli et véritablement doué de beaucoup de perfections, et surtout de celles que réquéroit son caractère, pour lui faire tenir rang entre les premiers et plus dignes prélats de son siècle, car il avait un grand esprit, studieux, rare en sçavoir, vif, généreux et capable de tout. Aussy, a-t-il utilement servy l'Estat en plusieurs emplois très-importants pour la digne gestion desquels Louis Le Juste d'heureuse mémoire, pour lors régnant en France, le voulut gratifier de l'abbaye de Saint-Méen, vacante par le décès dudit seigneur Cornulier. Je me voudrois bien pouvoir étendre sur le récit des héroïques actions qu'il a faictes en qualité d'évêque, et suis marri de me voir obligé à monstrer combien, en qualité d'abbé, il s'est éloigné des pieuses façons de faire de son prédécesseur ».

Nous entrons dans le vif du récit : à peine nommé abbé de Saint-Méen, Achille de Harlay vit arriver deux religieux de la Congrégation de Saint-Maur, qui le venaient saluer comme leur abbé. Il en témoigna quelque étonnement, et demanda si son prédécesseur avait traité avec eux. On lui répondit que ce traité, encore à l'état de projet, n'avait pas reçu sa forme définitive, mais que les bases en étaient arrêtées. L'abbé demanda à le voir : on le lui confia. Il refusa de le rendre, et déclara qu'il ne se croyait point obligé à tenir de pareils engagements ; que si l'on voulait traiter avec lui, il faudrait secontenter de huit cents écus par an. C'était une condition impossible. Les religieux essayèrent de l'en convaincre. Le Prélat avait son plan. Il écrivit dans le même sens au général de la Congrégation ; le général, dans l'espérance que le temps amènerait soit un changement heureux dans l'esprit de M. de Harlay, soit un successeur d'humeur plus facile, répondit qu'il était encombré de demandes ; qu'au premier voyage de l'évêque à Paris, il se donnerait l'honneur de l'entretenir, et qu'ils aviseraient ensemble aux meilleurs moyens de parvenir à la réforme du monastère.

C'était cette réponse que cherchait M. de Harlay. Comme tous les évêques de ce temps, trop disposés à apporter dans l'administration ecclésiastique les formules absolues du gouvernement inauguré par Richelieu, il aimait peu les moines qui échappaient à sa juridiction. D'un autre côté, il voulait doter son diocèse d'un séminaire, et il avait trouvé que le moyen le plus simple et le plus économique, sinon le plus juste et le plus ecclésiastique d'y parvenir, était de séculariser l'abbaye de Saint-Méen. — La mesure prise par M. Cornulier pour y faire place à la réforme avait produit son résultat nécessaire : il ne restait plus que deux vieux moines, à demi hébétés, le P. Boissel et le P. Robinault, dans cette royale abbaye, où les disciples de saint Méen s'étaient comptés par centaines. En faisant des conditions inacceptables à la Congrégation de Maur, au mépris des stipulations intervenues de bonne foi cotre cette Congrégation et le même M. Cornulier, M. de Harlay écartait, au moins pour un temps, les réformateurs. Aux yeux de tous, l'abbaye était abandonnée, désertée par l'ordre de Saint-Benoît, et rien de plus simple que de donner ce local vide et ces épaves sans maîtres, à l'une des Congrégations nouvellement formées, sous l'impulsion du Concile de Trente, pour la direction des séminaires et des missions.

M. de Harlay installa d'abord à Saint–Méen des prêtres de l'Oratoire. Ils y restèrent un an à peine. Quand ils connurent la vérité, « ils s'excusèrent honnestement à celuy qui leur vouloit faire ce présent aux dépens d'autry, sur ce qu'ils ne crurent pas pouvoir par les voies de justice, ny devoir par celles de la force ravir le bien de leur prochain, et se retirèrent, laissant tout le pays embaumé par la douce odeur de ce bon exemple. Ce procédé, vrayment chrestien, irrita tellement ledict seigneur abbé, qu'au lieu de se rendre flexible aux semonces du Saint-Esprit, qui sembloit par ce cas inopiné, le vouloir faire désister de son entreprise, il se roidit plus que devant, et résolut d'avoir recours à d'autres, qu'il cognossoit d'assez bon coeur pour ne pas si facilement dégorger le morceau après l'avoir avallé. Il aboucha Messieurs de la Mission à Paris, se servit envers eux du mesme stratagesme dont il avoit usé à l'endroit des Pères de l'Oratoire pour les induire à prendre sa maison, leur faisant croire que les religieux réformez n'en vouloient point, et qu'il avoit leur consentement pour la séculariser, et, sur ce fondement abusif, traicta secrètement avec eux ».

Les Lazaristes vinrent au nombre de cinq, sous la conduite de M. Bourdet, qui quitta plus tard saint Vincent de Paul et la Congrégation. Ils furent introduits à Saint-Méen par l'Evêque de Saint-Malo, au mois d'août 1645. Ils commencèrent par réléguer dans deux petites maisons, hors des lieux réguliers, les deux vieux moines, D. Boissel et D. Robinault, qui se laissèrent faire sans objection, moyennant l'assurance d'une pension de quatre cents livres ; puis, sans scrupules et un peu sans vergogne, ils accommodèrent les bâtiments à leur convenance, avec aussi peu de souci du passé qu'en aurait pris cent cinquante ans plus tard, un acquéreur national. Ils firent du cloître une sorte de grange ou de magasin, et une écurie. « Ils changèrent le chapitre en bucher ; il levèrent nombre de grands tombeaux, en firent rayer les chiffres et les figures, puis s'en servirent à faire des seuils et des jambages de portes. Ils ruinèrent de fond en comble une chapelle de Notre-Dame, ostèrent les balustres, dont le choeur avoit toujours esté clos par en hault, pour y donner, contre la coustume de l'ordre, entrée à gens de tout sexe et de toute qualité ». Ils se disposaient à vendre les stales du choeur, les cloches, les calices d'or et les reliquaires, « si le Parlement de ce pays, ému par la cognoissauce de tant de désordres, n'en eut arresté le cours par ses pieux et justes arrêts ».

Ce qu'il y a de piquant, c'est que tout cela se faisait, non point aux dépens de M. de Harlay, ni des Lazaristes, mais aux dépens de M. Cornulier, qui, en mourant, toujours préoccupé de la crainte d'emporter dans l'autre monde quelques deniers de ses bénéfices, avait légué sept mille livres pour la réparation des bâtiments claustraux.

Cependant ces nouveautés étranges n'avaient pu se passer au milieu d'une province essentiellement chatouilleuse et justement jalouse de ses priviléges et de son passé,sans soulever d'universels murmures. On disait tout haut qu'une abbaye illustre, fondée par la munificence des anciens princes du pays, ne pouvait être ainsi supprimée par un simple abbé commendataire, sans bulles du Pape, sans lettres du Roi, et surtout sans le consentement des Etats, car c'était une des antiques prérogatives de la Bretagne reconnues par lettres patentes du Roi Louis XIII, données à Saint-Germain en Laye, le 7 novembre 1640 : « Qu'aucun ordre ou compagnie nouvelle ne se doit ny peut établir en aucun lieu de la province, sans le consentement des Etats, vérifié et enregistré au Parlement ».

M. de Harlay, sans trop s'inquiéter de ces clameurs, songea à les faire taire. Quant aux bulles du Pape, il parut peu s'en soucier, et Dom Morel fait cette maligne remarque « que, quoique bon catholique, il avoit toutefois paru assez mauvais Romain pour se qualifier Evesque par la grâce de Dieu, sans parler du Saint-Siége ». Des Etats et du Parlement, un homme de cour, qui avait été ambassadeur du Roi sous Richelieu, devait faire et faisait peu de cas : les lettres du Roi devaient tout couvrir, et c'était chose facile d'obtenir des lettres royales, pour l'oncle du maréchal de Neufville de Villeroy, gouverneur de Sa Majesté Louis XIV.

On eût aisément la démission écrite des vieux moines ; on fit signer par tous les ecclésiastiques du diocèse, réunis en synode, une déclaration des plus explicites, et, muni de ces deux pièces, l'évêque se rendit de sa personne à Paris, où il sollicita et obtint des lettres patentes de sécularisation adressées au Parlement de Bretagne, où elles devaient être enregistrées. C'était, en ce point, une fausse manœuvre, et l'évêque ne tarda pas à s'en apercevoir ; car, tandis qu'au mois de novembre 1645, Messire Bertault, recteur de Gluer et official de Saint-Malo de Beignon, homme d'esprit et d'action, courait les rues de Rennes pour visiter Messieurs, et les disposer à l'enregistrement des lettres, comme à une pure formalité, les religieux de Saint-Melaine, prévenus des démarches de l'émissaire de Saint-Malo, se réveillèrent, s'émurent, et, le 5 décembre 1645, ils entraient dans le débat par une requête d'intervention ; l'évêque, pris au piége, tâcha de fatiguer ses adversaires par toutes les roueries de procédure en usage chez les procureurs les plus retors de ce temps expert en chicanes ; il retira clandestinement les lettres royales, qui ne reparurent plus au débat, malgré les itératives sommations de communiquer des Bénédictins . « si bien qu'enfin Messieurs, ennuyez de tant de chicaneries, de fuites et d'eschappatoires scandaleux au public, ruineux aux particuliers et injurieux à la justice, rendirent contradictoirement arrest, le 1er juin de l'an 1646, par lequel à faute au défendeur d'avoir, conformément aux précédents arrests, représenté les lettres patentes du Roy, il est débouté du profit et usage d'icelles, avec défense de rien innover en l'ancien établissement de l'abbaye de Saint-Méen, et condamné aux dépens, modérés à 40 livres. Ordonne d'abondance la cour par son dict arrest, que M. le procureur général du Roy se pourvoira vers le R. P. général de la Congrégation de Saint–Maur, à ce qu'il y fasse établir tel nombre de religieux qu'il verra bon estre pour satisfaire aux charges, et surtout à celles du service divin, suivant la pieuse intention des princes du pays qui en ont esté fondateurs ».

Mais en retirant ses lettres du Parlement, l'Evêque de Saint-Malo n'avait pas renoncé à s'en prévaloir, tout au contraire. Pendant qu'il amusait ses parties adverses d'une procédure sans fin et sans but, il s'était retourné vers la Cour et avait obtenu de nouvelles lettres conformes aux précédentes, sauf qu'on renvoyait pour l'enregistrement et l'exécution non plus devant le Parlement, mais devant le grand Conseil ; — cette institution vague, variable, indéfinie, instrument docile du despotisme, duquel, quand on était bien avec la Cour, on obtenait, au mépris de toutes les lois civiles, les plus scandaleux arrêts de complaisance. — Toutefois, cette machine administrative, peu scrupuleuse sur le fond, aurait eu peur de voir se briser tous ses rouages pour un vice de forme, et une enquête, de commodo et incommodo fut ordonnée. Elle se lit presque à huis-clos, par devant le sénéchal de Ploërmel. L'évêque et ses adhérents auraient été bien maladroits si elle leur avait été défavorable, et le 22 juin 1646, le grand Conseil rendait un arrêt sur requête, c'est-à-dire, sans contradiction et sans discussion, qui sécularisait l'abbaye de Saint-Méen et la transformait en séminaire.

C'était la violation la plus flagrante des priviléges de la province, dont l'un portait qu'aucune cause ne pouvait être soustraite à son Parlement ; dont l'autre, prohibait, comme je l'ai dit, l'établissement d'une société nouvelle, sans l'exprès consentement des Etats ; c'était la violation des lois ecclésiastiques et des canons, dans un pays qui se faisait gloire d'être resté pays d'obédience et de n'être astreint à aucune servitude gallicane. C'était à un autre point de vue l'essai de ce régime du bon plaisir administratif, substitué au droit traditionnel, et qui est la cause de toutes les tristesses de notre histoire moderne ; c'était, enfin, la lutte de la centralisation, contre l'esprit provincial ; et cette lutte, chose triste à dire, était introduite par un évêque, dans le domaine des choses ecclésiastiques. Le tort des Bénédictins fut de suivre l'évêque sur ce terrain, et d'accepter l'autorité des juges laïques en pareille matière ; la gloire du Parlement fut de soutenir énergiquement les droits de la province, jusqu'au jour où l'on fit enfin intervenir la cour de Rome, qui eût dû être la seule invoquée dans ce conflit, et à laquelle on ne s'adressa, qu'au dernier moment.

Le 17 juillet 1645, le Parlement ordonna que, sans avoir égard à l'arrêt du grand Conseil, son arrêt du 1er juin serait exécuté, et que, par le premier de Messieurs trouvé sur les lieux, en présence de M. le procureur général, les religieux de la Congrégation de Saint-Maur seraient rétablis en l'abbaye de Saint-Méen, avec défense à toutes personnes de mettre à exécution l'arrêt du grand Conseil, à peine de 3,000 livres d'amende, et injonction aux prêtres de la Mission de se retirer hors ladite abbaye, nonobstant toute opposition ou appellation quelconque.

Le 19 juillet, une troupe, composée de M. de Montbourcher, conseiller au Parlement, commissaire ; de M. Monneraye, substitut du procureur général ; d'un conseiller adjoint et d'un huissier de la cour, suivis (les RR. PP. Dom Joachim Le Comtat, visiteur de la province de Bretagne ; Dom Dominique Huillard, prieur du Mont-Saint-Michel ; Dom Germain Morel, prieur de Saint-Melaine ; Dom Isidore Gueilly, nouveau prieur de Saint-Méen ; cinq autres prêtres bénédictins et un frère lai, partaient de Rennes et venaient coucher à Montauban. Le lendemain matin, avant six heures, ils étaient aux portes de l'abbaye ; mais les portes ne s'ouvrirent point ; on parlementait à travers les guichets, et à trois heures de l'après-midi, les choses en étaient au même point qu'à six heures du matin. A cette heure, le commissaire s'avisa qu'il pouvait bien être joué par les Lazaristes, et, tirant à part les Bénédictins, il leur fit remarquer « le foible de leur arrest qui ne portoit point pouvoir de rompre ni d'expulser, et que le lendemain estant le dernier du semestre, on ne pourroit de quinze jours rien faire au Parlement ». — Sur cette remarque, Dom Morel monte à cheval, avec un autre Père, et fait si bonne diligence, que le lendemain, à l'ouverture de l'audience, le Parlement était supplié d'ajouter la formule exécutoire à son arrêt ; ce qu'il fit sur l'heure, autorisant le commissaire à faire ouvrir les portes de force,et ordonnant à la maréchaussée d'y tenir main forte.

Le 23, de grand matin, toute la bande était de retour à Saint–Méen. On les attendait, et à peine les vit-on paraître, que toutes les cloches sonnèrent à toute volée, puis une seule sonna le tocsin pendant un quart d'heure. On espérait un soulèvement du peuple, et une vieille dévote, dite Mademoiselle de La Frange, courait de porte en porte, en criant l'alarme ; mais le peuple se tint coi et fit bien.

Pendant les deux jours qui s'étaient écoulés depuis la première sommation, les Lazaristes et leurs élèves n'avaient pas perdu de temps et avaient barricadé toutes les issues. Le commissaire, accompagné d'une grande foule de pèlerins qui, durant deux jours, n'avaient pu pénétrer dans l'église, se rendit à la porte de cette église, y afficha l'arrêt et somma les assiégés de se soumettre. Pour toute réponse ceux qui sonnaient le tocsin au haut de la tour, commencèrent à jeter des ardoises. On fit le tour de l'enclos, cherchant une issue ; on avisa que la porte de la maison occupée par Dom Boissel, ancien prieur, n'était point barricadée ; on l'ouvrit sans peine, mais cela n'avança guère, car la porte par laquelle on passait de sa cour dans le cloître, était solidement barrée à l'intérieur. Il fallut la rompre « et la trouva on chargée et embarrassée de tant de choses qu'à peine put-on venir à bout de déboucher le passage ; car il y avoit une grande échelle, un chartil à chevaux, deux fortes pièces de bois de vingt huit ou trente pieds de long, trois bancs, nombre de merrains et autres charpantes, quantité de bûches, un monceau de grosses pierres de taille, et tant d'autres matériaux mentionnez au procez-verbal, que je croy hors de propos de m'arrester à les rapporter icy par le menu, veu qu'il ne m'y faudroit guère moins perdre de temps qu'ils en perdirent à les oster. — Mais ce ne fut pas tout, car entrez qu'ils furent dans le cloistre, ils virent toutes les portes d'alentour si étrangement renforcées, que le plus ancien d'entre eux protesta n'avoir jamais rien veu de semblable, et qu'à peine pouvoit-il s'imaginer que les barricades de Paris, tant renommées dans l'histoire, en pussent approcher ».

On pénétra par les fenêtres dans le réfectoire ; mais on ne trouvait personne nulle part. Enfin, on mit la main sur un Lazariste, qui avoua que M. Bourdet, le supérieur, était parti ; que M. Beaumont, son vicaire, était avec les autres membres de la communauté, dans une chambre qu'il indiqua, et dont la fenêtre donnait sur le jardin. M. de Montbourcher se rendit à cette fenêtre et parlementa inutilement ; M. Beaumont refusa d'ouvrir les portes. Alors les assiégeants résolurent de s'emparer de la place par escalade ; on entassa des futailles vides qui avaient servi aux barricades, et l'on parvint ainsi à la hauteur de la fenêtre. Ce voyant, les assiégés cédèrent les lieux et se retirèrent dans l'hôtel abbatial.

Les Bénédictins vainqueurs, trouvèrent la place vide, non-seulement d'habitants, mais encore de toute espèce de meubles. Reliques, vases sacrés, ornements, archives, linges, lits, provisions de bouche, vaisselle, tout avait été enlevé. Le commissaire les laissa « en leur maison, de laquelle ils pouvoient dire avec fondement ce qu'un poète disoit de la sienne : " Que c'étoit la maison Robin de la Vallée, - Qui n'avoit pot au feu ne escuelle lavée " ».

Les habitants de Saint-Méen, justement attachés aux disciples de saint Benoît, vinrent avec empressement à leur secours, et chacun les pourvut de toutes les nécessités de la vie au-delà même de leurs besoins.

Les parties belligérantes étaient en présence : les Bénédictins dans les lieux réguliers, les Lazaristes dans l'abbatiale. Ce voisinage ne pouvait durer : les domestiques et les écoliers du séminaire ne se faisaient point faute de jouer aux moines les mauvais tours qui leur passaient par l'esprit. Je n'en cite qu'un trait. — L'eau est rare à Saint-Méen ; il n'y avait dans tout l'enclos, à cette époque, qu'un seul puits, qui était au milieu du cloître ; un beau matin on le trouva à moitié rempli de toutes sortes d'immondices.

Les Bénédictins saisirent le Parlement de tous ces faits, et, par arrêt du 7 août 1646, « la cour ordonna que très-humbles remonstrances seroient faictes au Roy, sur la conséquence des arrêts de ses Conseils, tant pour la forme que pour le fond et matière ; que les députez et procureurs syndics des Estats seroient advertis de se pourvoir vers Sa Majesté, à ce que les intentions des princes de la province, fondateurs de l'abbaye de Saint-Méen, fussent exécutées : et cependant jusques à ce que les dictes remonstrances eussent été faictes, les gens des trois Estats et les religieux Bénédictins ouis, et qu'ensuite par le Roy en eust esté autrement ordonné, défense à toutes personnes de rien attenter au préjudice des arrêts de la dicte cour, commandement aux prestres de la Mission, leurs disciples et autres personnes, de quelque qualité qu'elles fussent, de vuider et sortir entièrement hors les maisons de la dicte abbaye o après en avoir représenté les sainctes Reliques, meubles et ornements aux dits religieux, à quoy ils seroient contraincts par corps et emprisonnement de leurs personnes, et qu'en cas d'empeschement à l'exécution dudit arrest, il seroit faict ouverture réelle des portes, tant de l'église que de tous les autres lieux de la dicte abbaye, et informé contre ceux qui avoient sonné ou faict sonner le tocsin, et résisté aux arrêts de la dicte cour ». M. de la Tousche Freslon, conseiller, fut départi pour l'exécution de cet arrêt.

Les Lazaristes en ayant eu vent, déguerpirent la nuit même. Il ne resta à l'hôtel abbatial que Messire Louis d'Orgeville, chanoine, pénitencier de Saint-Malo, docteur de Sorbonne et grand-vicaire de l'Evêque. Ce fut à lui que M. de la Touche fit des sommations infructueuses, et l'on allait être de nouveau forcé de briser les portes, quand un huissier en avisa une qui n'était pas bien fermée et par laquelle on entra. Le commissaire du Parlement s'empara de tous les objets mobiliers dépendant de l'abbaye, notamment des reliques et du trésor et les remit aux Bénédictin.

« Le bonhomme d'Orgeville » (l'expression est de Dom Morel) fut absolument décontenancé. Il avait été obligé de rendre la place, sans qu'on eût à briser un carreau, ni à forcer une serrure. Comment se justifier auprès de l'Evêque qui l'avait envoyé tout exprès pour prendre avantage des violences matérielles auxquelles le Parlement aurait été obligé de se livrer vis-à-vis du grand-vicaire épiscopal ? Retiré au manoir de Saint-Malo de Beignon, à force de retourner en son coeur la honte de sa défaite, le pénitencier en vint à oublier un peu les saints Canons. Ab irato, il fulmina contre les Bénédictins, exempts de l'ordinaire, une sentence d'excommunication, et mit leur église eu interdit. Cette pièce, qui a donné matière à Dom Morel pour exercer sa science théologique et tancer vertement le malencontreux docteur de Sorbonne, porte la date du 13 août. Messire d'Orgeville la fit tenir aux recteurs circonvoisins, avec ordre de la publier ; mais les plus savants, et notamment M. Primagué, recteur de Guer, ne tinrent compte de cet ordre évidemment entaché de nullité. Les Bénédictins, de leur côté, continuèrent de célébrer le divin office dans leur église, comme « si les foudres du bonhomme n'avoient point tonné en Saint-Méen ». Le grand-vicaire s'obstina ; il vint à Saint-Méen de sa personne : il se tenait avec M. Bourdet à la porte de l'église, et il s'efforçait de convaincre les pèlerins que les religieux n'étaient que des profanateurs excommuniés et rebelles aux volontés de Monsieur de Saint-Malo. « Ce qui fist naistre un schisme entre les habitants et une si grande diversité de sentiments parmi les plus dévottes personnes du pays, que tous advouoient ingénüment n'y avoir jamais veu une telle confusion. Cette division s'estoit rendue si universelle dans le pays par les stratagesmes de ces deux fervents chérubins, nouveaux portiers de l'église de Saint-Méen, comme d'un autre paradis terrestre, qu'on y a veu le mari et la femme, et gens vertueux et de haulte qualité, sçavoir est M. et Madame du Plessy Grenedan, entrer en controverse, se séparer et faire bande à part, celuy-là y entrant avec sécurité de sa conscience, et celle-cy ne l'osant faire par scrupule de la sienne ».

Les Bénédictins commirent le crime de déférer comme d'abus la sentence d'excommunication à la barre du Parlement. Leur requête fut répondue, le 18 août, par un arrêt favorable, « et le sieur d'Orgeville fut adjourné à comparoître en personne, pour estre interrogé sur les conclusions de Monsieur le procureur général et contre luy procédé comme on verroit bon estre ».

La revanche de l'Evêque de Saint-Malo était prête : le jour même où les moines donnaient les choses ecclésiastiques en pâture aux juges séculiers, l'Evêque introduisait les gendarmes dans l'église. Telles étaient les conséquences avilissantes de ces manoeuvres illégales et despotiques par lesquelles on avait voulu, dans un bon but, je le reconnais, substituer la force au droit.

C'était à M. le maréchal de la Meilleraye, lieutenant-général de Bretagne, que M. de Harlay s'était adressé. Il lui fit entendre que l'honneur du Roi était engagé dans cette lutte ; et le Maréchal donna commission à un sieur de Grand-Maisons, officier de ses gardes, de prêter main forte à M. de Saint-Malo. Grand-Maisons partit de Nantes avec quinze cavaliers ; c'était assez, on l'avouera, pour donner la chasse à six moines. M. Bourdet alla au-devant de lui jusqu'à Plélan, et ne lui laissa pas littéralement le temps de dormir. — L'escouade voyagea une partie de la nuit, et le 20 août, avant six heures du matin, comme les Bénédictins commençaient le chant de Primes, on arrivait à Saint-Méen. Les soldats marchèrent tout droit à leur besogne : « et voicy cette troupe qui entre à la foule et à cheval dedans l'église, tous ayant des pistolets, et quelques-uns les épées nues en main, jurant la tête, le ventre, la mort, et blasphémant le très-saint Nom de Dieu en toutes les façons imaginables, criant : tue ! tue ! dehors, moines ! et enfin commettant un si grand nombre d'autres semblables profanations et irrévérences, que tous les assistants prirent la fuite, crainte de tomber entre leurs mains et recevoir quelques marques de leur fureur, en outre celle de Dieu, en se rendant par leur présence complices de leurs forfaits et sacriléges ». — Les religieux étant restés immobiles dans leurs stalles, les cavaliers les en arrachèrent avec violence et les jetèrent hors de l'église.

Un seul s'échappa et courut prévenir Dom Germain Morel, que quelques affaires retenaient au dortoir. Celui-ci alla au dépositaire, et prit sur lui tout le pécule du monastère, puis ils attendirent. — Bientôt arrivèrent, avec de grands cris, les gardes, vêtus de leurs casaques rouges aux croix blanches, et au milieu d'eux M. d'Orgeville et M. Beaumont, qui semblaient les vrais chefs de la bande. — Dom Morel se donne un brevet de courage et affirme que lui et son campagnon « allèrent en rencontre de ces fiers à bras avec autant de liberté et des visages serains, tranquilles et aussi peu émeus que si tout eut succédé conformément à leurs souhaits. Ils les prièrent de leur faire voir le commissaire, au nom duquel tout ce beau ménage se faisoit, sur quoi le sieur de Grand-Maisons leur montra un certain personnage qui dit se nommer André Morin, sergent établi en la ville de Maine (sic), et qu'il agissoit en exécution des arrêts du privé Conseil, en date du 31 juillet de l'année courante 1646 ». — Dom Morel ne paraît pas convaincu de la parfaite identité de ce sergent : « car, durant tout le cours de cette exécution, il parut si semblable à ceux de sa compagnie, que très-malaisément l'en eust-on peu discerner, jurant et tempestant comme eux, portant une hache en sa main droicte, un de ses pistolets en la gauche, et l'autre à la ceinture ; mais de papier, de plume, ni d'escriptoire, on ne lui en veit non plus qu'aux autres ». Les deux moines demandèrent copie de l'arrêt : on la leur refusa ; ils demandèrent acte de leurs protestations : on leur répondit en les prenant aux épaules et les poussant dehors. — Ils avisèrent à l'église, ou près de l'église, un notaire royal de leur connaissance, nommé Maître César Le Tourneux ; ils le sommèrent de recevoir la protestation que n'avait pas voulu entendre Me André Morin, ce à quoi le notaire obtempéra, et ils quittèrent enfin le monastère pour rejoindre leurs confrères qui les attendaient à l'auberge de Saint-Jean non sans une certaine anxiété, car il était déjà près de dix heures du matin. Tous partirent de Saint-Méen le jour même.

Grand-Maisons et sa bande, jugeant la campagne terminée, se disposaient à en faire autant ; mais il arriva sur le soir des lettres de l'Evêque de Saint-Malo, qui marquaient au sieur d'Orgeville qu'il eût à retenir, à tout prix, les soldats qui avaient donné la chasse aux moines ; « car autrement il avoit bien sujet d'appréhender que la Bretagne n'eust sa revanche ». — Il faisait dire au capitaine qu'il avait l'agrément du Maréchal, qui lui était un ami trop dévoué pour n'avoir voulu lui faire plaisir qu'à demi ; et il recommandait par-dessus tout qu'on fit faire bonne chère à la garnison. Grand-Maisons, qui connaissait le crédit de l'Evêque sur son maître, jugea qu'il fallait rester, et déclara qu'il tiendrait « la place contre tous les moines de la Thébaïde, moyennant qu'elle fust suffisamment pourveue de ce qui luy faisoit besoin à l'égard des munitions tant de gueulle que de guerre ». — Le mot est de Dom Morel, et je lui dois cette justice que, dans ce que jai copié de lui jusqu'ici, j'ai vérifié qu'il avait lui-même souvent copié les procès-verbaux d'enquête et autres documents judiciaires. Pour peindre la mise en état de siége de l'abbaye il semble avoir donné plus libre carrière à sa veine, et le lecteur va voir qu'il ne manque pas de trait. — Cette veine gauloise n'est pas rare chez les écrivains de la Congrégation de Saint-Maur ; je rappelle la lettre de Dom Mabillon, sur les Saints baptisés, et l'Abbé commendataire, de D. Delfau et de D. Gerberon.

« Alors, comme si tous ces bons prêtres eussent abandonné leur mission pour ne plus penser qu'à leur nouvelle garnison, les uns donnoient ordre aux vivandiers, les envoyant en diligence par les bourgs et villages circonvoisins, ammasser veaux, moutons, volailles et toutes sortes de semblables provisions nécessaires pour garantir la place d'être prise par famine ; les autres avoient soin d'envoyer aux prochaines villes, à la poudre et au plomb. — Le sieur Bourdet, comme le meilleur cavalier d'entre eux et le coryphée de la bande, alloit postant par toutes les bonnes maisons du voisinage, pour emprunter autant de fusils, mousquets, carabines et arquebuses qu'il y en pouvoit trouver. Et mesme courut-il un bruit qu'ayant poussé la cavalcade jusques au chasteau de Comper, on luy avoit par importunité, promis de luy faire mener, en cas de besoin, quelques pièces de campagne, fauconneaux et arquebuses à crocq.

Tandis que d'un costé ces vigilants pourvoieurs épanchoient ainsi leurs soins au dehors pour en tirer la subsistance de leur garnison, d'autre part, le capitaine Grand-Maisons, avec sa troupe conquérante et les nouvelles recrues qu'on luy faisoit continuellement venir tant de Saint-Malo, que d'ailleurs, emploïoit toutte son industrie aux fortifications du dedans. Il amassa grand nombre de tonneaux et de pippes vuides qu'il fist remplir de terre, et s'en servit à faire ses corps-de-garde ». — Il en établit quatre aux principales issues, et les autres dans les chambres voisines des escaliers, dont il troua les cloisons et les terrasses pour servir de meurtrières. Il barricada les portes et les fenêtres et les perça également de trous, propres à passer le canon des mousquets.

Puis, comme l'ennemi ne venait point, la garnison ayant terminé ses travaux de défense, commença à s'ennuyer. Elle se divertit aux dépens des vassaux du seigneur abbé, dans des sorties journalières, dont on revenait toujours avec une razzia de cochons de lait, de poules, chappons « et autre venaison domestique ». Ils prenaient également quelque plaisir à effrayer par leurs qui-vive les centaines de pèlerins qui affluaient de tous les cantons de la France et « étoient contraints de faire leurs dévotions à veue de clocher ».

Cependant, le Prieur de Saint-Melaine et ses compagnons n'avaient point laissé ignorer à leurs bons amis du Parlement leur expulsion, et, dès le 22 août, la cour ordonnait une enquête ; les faits étaient publics, l'enquête ne fut pas longue. Le 28, intervint un arrêt au fond, qui décrétait de prise de corps d'Orgeville, Bourdet, Beaumont, Michel Le Lièvre, leurs domestiques, André Morin et Grand-Maisons, et ordonnait la réintégrande des Bénédictins de la Congrégation de Saint-Maur dans l'abbaye, dont les Lazaristes seraient de nouveau expulsés.

La commission délicate et difficile d'exécuter cet arrêt fut donnée à M. de La Touche Frélon, qui, dans d'autres circonstances, avait montré une grande prudence et une grande fermeté ; on lui adjoignit M. de Laubrière Le Febvre, aussi conseiller au Parlement. M. Huchet de la Bédoyère, procureur général, s'était proposé de se rendre à Saint-Méen de sa personne ; mais il fut gravement indisposé, et délégua pour le remplacer, l'avocat général de Montigny, dont l'énergie était connue.

Cela fit bruit à Rennes ; on prévit un conflit à mains armées, entre le Gouverneur et le Parlement. On disait que le procureur général convoquerait les paroises. Le fait est que M. de Montigny prenait ses mesures pour s'assurer le concours des gentilshommes du pays, et avait sommé le grand prévôt de le venir joindre avec tous ses archers, quand on apprit tout à coup que l'abbaye de Saint-Méen était vide, et qu'il n'y restait ni cavaliers ni missionnaires.

Voici ce qui s'était passé : M. de la Meilleraye, étonné de voir que les soldats de sa garde n'étaient point revenus à Nantes, et ne comprenant rien à leur séjour prolongé à Saint-Méen, intima à Grand-Maisons un ordre pur et simple de rejoindre. Ce message, et celui par lequel un sieur Péplin, prêtre de Saint-Aubin, et agent de l'Evêque de Saint-Malo à Rennes, faisait connaître l'arrêt du Parlement et les dispositions prises pour son exécution, arrivèrent en même temps. Je n'ai pas besoin de dire quelles instances M. d'Orgeville, M. Bourdet et les autres, firent près du capitaine ; mais le brave militaire, qui sans doute ne se souciait pas d'un siége à soutenir contre la noblesse du pays et les archers de la maréchaussée, adversaires un peu plus désagréables que des moines, fut inflexible et se retrancha derrière la discipline. — Il décampa le lendemain avec l'aurore, et renvoya de leur côté les renforts venus de Saint-Malo, « laissant là ces pauvres missionnaires estonnez comme des fondeurs de cloches, et si préoccupez de la terreur que ce nouvel arrest leur avoit donnée, qu'eux-mesmes, après avoir ruiné leurs corps-de-gardes, plièrent bagages et se retirèrent, les uns à Saint-Malo de Beignon, les autres à Plancoet ». — M. Beaumont resta seul pour garder la maison, et mal lui en prit, comme je vais le dire.

Ceux qui fout le plus volontiers appel au sabre, sont ordinairement des lâches. — M. Bourdet le prouva bien « Il fut saisi d'une terreur panique, qui le fist à l'instant mettre le pied dans l'estrier, et poster un jour et une nuit sans débrider, n'osant mettre le pied à terre, crainte de tomber entre les mains de la justice, jusqu'à ce qu'enfin ny homme, ny cheval n'en pouvant plus, il descendit à la porte d'une hostellerie qu'il rencontra dans un village de l'évesché de Vannes ; où, voulant séjourner quelque temps pour prendre haleine et se rafraischir, il trouva par malheur deux chevaux dans l'escurie, qu'on lui dit appartenir à deux huissiers qui venoient d'y arriver : ce qui l'estonna de telle sorte, que, sans s'informer d'où ils venoient, où ils alloient, ni qui les menoit, il replie bagage, remonte sur sa beste, et recommence tout de nouveau à lui donner des deux, jusqu'à la faire, comme on m'a dit, mourir entre ses jambes ». — Ce supérieur, assez oublieux de la charité pour entrer dans une église à la tête d'une troupe de gendarmes, et pour délaisser le lendemain ceux dont la garde lui était confiée, ne pouvait être l'homme du charitable fondateur de la Société de la Mission. Saint Vincent de Paul le rappela et le voulut envoyer dans une mission d'Irlande. M. Bourdet aima mieux quitter la Compagnie, comme je l'ai déjà dit, et se retira dans un excellent bénéfice, que son ancien supérieur, toujours bon, lui fit obtenir de l'abbé de Marmoutiers. C'est la seule intervention de saint Vincent dans toute cette affaire et la seule occasion qu'ait eue Dom Morel de prononcer son nom. Est-il besoin de dire que je m'en suis senti tout heureux ?.

Le pauvre M. Beaumont, sous-directeur, paya seul pour la lâcheté de M. d'Orgeville et de M. Bourdet. La Fontaine, sergent royal, parti glorieusement de Rennes pour arrêter cinq ou six hommes d'importance, et, revenu piteusement avec un seul prisonnier, passa sur lui sa mauvaise humeur, et le geôlier, à son tour, forcé de tirer son verrou sur cet unique pensionnaire, lui mit brutalement les fers aux pieds. Il est vrai que ce ne fut pas pour longtemps. Dès que Dom Morel apprit ce qui se passait, il courut chez M. le président de Marbœuf, et fit que M. Beaumont fut traité avec les égards qui lui étaient dûs. Ses démarches ne s'arrêtèrent pas là, et il obtint que le prisonnier fut relâché après un interrogatoire qu'il subit le 4 septembre en la chambre criminelle.

C'était la veille, 3 septembre, que les Bénédictins de Saint-Maur auraient été réintégrés par les commissaires du Parlement dans l'abbaye, où il ne restait plus encore que les deux vieux moines, témoins impassibles et comparses oubliés d'un drame où ils n'intervinrent qu'une seule fois, pour empêcher les Lazaristes de briser les belles stalles du choeur, auxquelles ils tenaient par habitude plutôt que par respect.

Cette réintégration, à laquelle personne ne s'opposait, s'opéra sans incident remarquable. Elle fut précédée d'un trait assez piquant. — Les commissaires du Parlement envoyèrent, sitôt leur arrivée, commander au sénéchal, à l'alloué, au lieutenant, au procureur et au greffier de la juridiction de Saint-Méen, de se rendre près d'eux pour les assister dans leur opération. Ces braves gens, pris entre la crainte de désobéir au Parlement et la crainte de froisser leur seigneur, s'étaient prudemment éclipsés, et l'on n'en trouva pas un ; « ce qui paroissant trop affecté aux dits sieurs commissiaires pour en dissimuler leur sentiment, ils renvoièrent de rechef leurs huissiers déclarer aux femmes des dits officiers de Saint-Méen qu'ils ne commenceroient à faire leur commission que leurs maris ne se fussent mis en leur devoir, et qu'ils se pouvoient bien asseurer de paier les frais de leur retardement. Parolles qui mirent ces bonnes femmes en telle humeur de faire des miracles, qu'en moins d'un quart d'heure, elles firent se représenter en l'abbaye de Saint-Méen ceux qu'elles disoient en estre absens plus de quatre ou cinq lieues ».

Les religieux, après le départ des magistrats, visitèrent la maison qui leur était rendue. « Ils n'y virent pour tous meubles que des jeux de cartes, des balles de plomb, des plumes de volailles, et autres marques de cuisine et de garnison, si bien que ce fust à eux de faire encore mesnage nouveau, de quoy j'estime qu'ils ne se fussent pas beaucoup mis en peine s'ils eussent seu n'y devoir estre que le peu de temps qu'on les y laissa ».

En effet, le 22 septembre, vers onze heures du matin, arriva en la maison abbatiale « le Révérendissime Evesque d'Auguste, Ferdinand de Neufville, nepveu pour lors suffragant et depuis successeur de celuy de Saint-Malo, tant en l'abbaye de Saint-Méen qu'en son évesché. — Il étoit suivi d'un train beaucoup plus grand que l'ordinaire, et ses gens publioient de toutes parts que luy-mesme venoit expulser les religieux hors le monastère, en vertu de certain arrest du privé Conseil nouvellement donné en laveur de son oncle ».

« Sur cet advis, trois des religieux, sçavoir : les Pères Doms Isidore Gueilly, Servule de la Motte, et Thomas Le Roy, se résolurent d'aller rendre les devoirs d'une visite au dit seigneur d'Auguste, et recognoistre l'intention avec laquelle il estoit venu ; quelqu'un d'entre eux ne se pouvant imaginer qu'un personnage si pieux, d'un naturel si débonnaire, leur abbé en Saint Vandrille et un des plus affectionnez amis de leur Congrégation, voulut, je ne diray pas commettre, mais souffrir à ses yeux une action si éloignée de la piété chrétienne. — Arrivez devant luy, ils se prosternèrent à ses pieds, reçurent sa bénédiction et le saluèrent avec l'humilité deue par personne de leur sorte à une de la sienne. Il les accueillit assez bien et avec quelques témoignages de regret que les affaires fussent au point où elles étoient réduites ; mais d'autant, disoit-il, que l'honneur de son oncle et le sien y estoient engagez, il leur déclara qu'il avoit résolu de les chasser, s'ils ne sortoient eux-mesmes de leur propre mouvement ».

Les religieux essayèrent de démontrer à l'Evêque que, le droit, la conscience et l'obéissance due à leurs supérieurs qui les avaient envoyés avec la mission de garder l'abbaye à l'ordre de Saint-Benoît, leur défendaient également de partir d'eux-mêmes. « Mais toutes leurs raisons n'estant pas décisives au jugement préoccupé de M. d'Auguste, il les congédia froidement et impérieusement ».

Une heure après, quarante ou cinquante hommes, « cochers, postillons, lacquais, palfreniers, cuisiniers, porte-atelles et autres estafiers aux couleurs vertes [Note : Livrée de l'évêque] ; quelques-uns manoeuvres ou journaliers, et le reste soldats incogneus et armez de toutes sortes d'armes », envahissaient le monastère, dont les portes, enfoncées tant de fois et à demi brisées, ne tenaient à rien. — « Le chef de cette compagnie se disoit huissier à la chaisne, comme de fait il en portait la marque, en ayant une autour de son bras. Il avoit à ses costés un aumosnier et le secrétaire de M. d'Auguste, je ne sçay pas si c'estoit comme adjoincts ou autrement. Il portoit en main certain papier qu'il disoit estre un arrest de Conseil en exécution duquel il commanda de par le Roy aux religieux de vuider la maison ». — Mais il refusa d'en donner copie, ni lecture, ni même d'en indiquer la date. En effet, les religieux avaient fait notifier, le matin même, un arrêt du Parlement, en date du 13, et il était matériellement impossible que l'arrêt du Conseil, en vertu duquel agissait Quiqueboeuf, (c'était le nom peu euphonique de l'huissier,) lui fut postérieur. — Or, cet arrêt du Parlement déclarait expressément que tout resterait en état jusqu'à ce que par le syndic et les députés des Etats, il en eût été référé au Roi. Quiquebœuf n'était pas fait pour entendre des raisons, mais pour exécuter les arrêts du Conseil, en tout cas les volontés de M. de Saint-Malo. Les religieux durent céder à la force ; ils déposèrent leur protestation entre les mains de Me Bauthomy, notaire royal, qu'ils avisèrent parmi les curieux, et quittèrent Saint-Méen.

Ils n'y devaient jamais rentrer.

Le motif pour lequel Quiquebœuf n'avait pas voulu notifier l'arrêt du Conseil dont il était porteur, c'est que cet arrêt ne se bornait pas à prononcer l'expulsion des religieux, il décrétait d'ajournement, et frappait de suspension deux conseillers du Parlement et le procureur général lui-même. Il fallait que cette disposition fut tenue secrète ; car le Parlement eût pu prendre les devants, et mettre Quiquebœuf en lieu sûr. Aussi, dans la matinée du 28 septembre, il parut inopinément à Rennes, fit sa commission au procureur général et aux conseillers ajournés, glissa comme furtivement une copie de son arrêt dans la main de deux Bénédictins qu'il trouva par hasard dans la rue, puis se hâta de repartir.

L'arrêt dont il est ici question porte la date du 7 septembre 1646. Il émane du Conseil privé, c'est-à-dire de la Section du Conseil d'Etat, à laquelle présidait le Roi en personne. Le grand Conseil était le Conseil d'Etat lui-même [Note : On peut lire , sur ces distinctions, Pasquier, Loyseau, et Du Tillet, et plus agréablement, l'un des Mémoires de La Chalotais, celui du 12 décembre 1766].

Bien que ce fut une maxime des légistes qui acclimatèrent en France la théorie payenne du pouvoir absolu, que « des jugemens donnés, le Roy présent, n'y a appel, parce que ce seroit appeler du Roy, qui n'a supérieur que Dieu » ; le Parlement de Bretagne ne courba pas la tête devant l'arrêt du 7 septembre 1646, « rendu, le Roi (un roi de 8 ans) étant en son Conseil, la Reine régente présente ». Mais le 8 octobre suivant, sur les remontrances énergiques de M. de Montigny, avocat général, il ordonna que « très-humbles remonstrances seroient faictes à Sa Majesté, sur la conséquence des arrests de ses dits conseils, tant pour la forme que fonds et matières », et fit défense à M. de Harlay d'établir dans l'abbaye de Saint-Méen « les prêtres de la Mission, sans bulles de Sa Sainteté et lettres du Roy registrées en la ditte cour, les gens des trois Estats de ce pays préalablement ouïs ». Cet arrêt, sauf un autre du 27 octobre, absolument confirmatif de celui-ci, fut le dernier, et cette noble protestation sauvegarda efficacement, sinon les intérêts de la Congrégation de Saint-Maur, au moins le droit provincial.

L'Evêque de Saint-Malo, j'ai le regret de le dire, avait singulièrement abusé de l'absence de contradicteurs que lui donnait la procédure sur requête devant le Conseil d'Etat pour altérer la vérité des faits. Il exposait très-adroitement que, si les arrêts du Parlement n'étaient pas vains, ceux du Conseil seraient absolument illusoires ; mais il ajoutait que le Parlement n'agissait contre lui que par jalousie de ce que les lettre patentes du Roi autorisant l'établissement des Lazaristes à Saint-Méen, n'avaient pas été adressées à ce même Parlement, mais bien au grand Conseil, pour y être vérifiées et enregistrées. Or, la vérité était que les premières lettres patentes avaient été adressées au Parlement, comme je l'ai dit ; que l'Evêque en avait poursuivi lui-même l'enregistrement au Parlement ; que, sur l'opposition des Bénédictins, il les avait subrepticement retirées, et en avait obtenu d'autres, grâces au crédit illimité dont il jouissait à cause de son neveu, le maréchal de Villeroy. La vérité était que le Parlement n'avait fait que suivre régulièrement une procédure régulèrement ouverte à sa barre par l'Evêque lui-même. M. de Montigny mit tous ces faits au grand jour dans les très-remarquables remontrances qui précèdent l'arrêt du 8 octobre. C'est là que les lecteurs pourront retrouver, en grave style de procureur, tous les épisodes que nous avons contés nous-mêmes.

S'il faut en croire Dom Morel, l'Evêque de Saint-Malo fit immédiatement partir un courrier pour porter cet arrêt à Paris, « avec une requeste toute de sang et de feu ». — Mais ses amis les plus chauds lui donnèrent le conseil de ne plus s'aventurer sur le terrain de la discussion, que son défaut de bonne foi avait rendu peu solide pour lui, et d'essayer, au contraire, de mener à bonne fin son projet, en s'adressant à la cour de Rome et aux Etats, comme le voulait à bon droit le Parlement.

Dans ce même temps, M. de Harlay était au plus mal. Dom Morel veut que la vengeance céleste n'ait pas été du tout étrangère à la maladie du Prélat, qui était goutteux depuis fort longtemps, mais d'une goutte très-bénigne, et dont il ne ressentait de petites attaques qu'à de rares et longs intervalles ; je laisse parler mon auteur : « Mais, depuis qu'il eut mit la main à ce fatal ouvrage (la sécularisation de Saint-Méen), oncques il n'eust un moment de santé. Les lettres royaux obtenues et envoiées à Rennes, quelque effort qu'il fist pour y aller en solliciter l'entherinement au Parlement de Bretagne, où elles estoient adressées, jamais ne le put. Sur l'opposition des religieux et après l'arrest contradictoire et déboutement obtenu par eux contre luy, ayant, comme j'ai dit, retiré subtilement ses dicttes lettres, et s'estant à grand peine fait porter en linière à Paris pour en obtenir d'autres, son mal s'irrita tellement sur son chemin, que, durant deux ou trois mois de séjour qu'il y fist, rarement sortit-il de son lit. et jamais de sa chambre.

Retourné de Paris, à dessein d'aller personnellement tenir le fort dans son abbaye, difficilement arriva-t-il jusques en la ville de Saint-Malo, d'où, après quelques jours de repos, s'estant mis en linière pour aller à Saint-Méen, à peine s'il fist une lieue que l'esquipage de ses mulets se trouva si mal en ordre, qu'il fut contraint de leur faire tourner bride pour son retour. S'opiniastrant sur le dessein de ce voyage, il se voulut mettre au hazard de le faire en carosse. Mais en vain ; car, passant par un chemin raboteux, près la ville de Dinan, les deux roues du costé droit s'en brisèrent au mesme temps, et luy, qui estoit à la portière du mesme costé, tomba si rudement sur les cailloux qu'il en eust le visage tout meurtry, et en demeura, durant quelques mois qu'il vescut encore, notablement incommodé, sans que depuis il osast seulement penser à se remettre au chemin de Saint-Méen. Voires mesmes un peu devant sa mort, par une reconnoissance tacite de son mauvais procédé, il enjoignit au sieur d'Orgeville, son grand-vicaire, de dire de sa part à M. d'Auguste, son nepveu et futur successeur, qu'il ne l'obligeoit pas à continuer ce qu'il avoit commencé. Il eust encore mieux faict s'il le lui avoit absolument défendu ».

Monseigneur de Neufville n'y mit pas le même zèle que son oncle. Il ne prit possession de l'abbaye de Saint-Méen que le 12 février 1648 ; et quand, plusieurs mois après, Dom Germain Morel écrivait son livre, l'Evêque de Saint-Malo avait si peu manifesté ses desseins, que notre auteur disait : « C'est maintenant à Monsieur son successeur d'adviser à sa conscience ou à sa bourse : à sa conscience, dis-je, s'il veut continuer l'entreprise de son oncle par le mesme moyen avec lequel elle a esté commencée, c'est-à-dire, par la force ; ou à sa bourse, s'il veut, comme quelques-uns disent, arriver à ses fins par les voies de droict que le Parlement de Bretagne lui prescrit, c'est–à-dire, par bulles de cour de Rome, enregistrées au Parlement ».

Aussi bien les événements ne laissèrent-ils point au Prélat le choix du moyen. La Fronde éleva dans Paris des barricades auxquelles Dom Morel n'eût plus osé comparer celles de Saint-Méen. — La déclaration d'octobre 1648 renvoya « toutes affaires qui gissent en matières contentieuses, dont les instances sont de présent pendantes au Conseil, par devant les juges qui en doivent connoistre, sans que le Conseil prenne connoissance de telles et semblables affaires ». Ce n'était pas le cas pour le Prélat de se soumettre à un échec certain devant le Parlement. Il se tourna vers Rome, et il réussit. Une bulle d'Alexandre VII sécularisa l'abbaye.

Mais nous n'avons point de détails : Dom Morel n'a pas mis à exécution le projet qu'il avait eu de raconter cette nouvelle phase de la lutte. Il n'a écrit que le titre d'un « Livre troisième ou Supplément du Premier, faisant mention du succès et aboutissement de l'entreprise des missionnaires sur l'abbaye de Saint-Méen ». — A la suite de ce titre, qui vient après la table des matières des deux premiers livres, il n'y a pas une ligne. — Quel est le motif pour lequel ce chapitre n'a pas été écrit ? Je l'ignore, et il importe peu. Les raisons pour lesquelles l'ouvrage entier n'a pas vu le jour sont faciles à deviner. Toute discussion était inutile après la décision de la cour de Rome ; toute récrimination était peu chrétienne devant cette suprême autorité.

Les religieux se turent ; mais la perte de Saint-Méen resta douloureusement gravée dans leur mémoire, et l'on peut encore suivre les traces séculaires de cet amer ressentiment dans les ouvrages du plus illustre des Bénédictins bretons, Dom Lobineau (S. Ropartz).

 © Copyright - Tous droits réservés.