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SAINT-YVES : ÉTUDE SUR SA VIE ET SON TEMPS

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saint Yves, patron des Avocats et de la Bretagne

PRÉFACE.

Nous sommes trop éloignés du temps de saint Yves pour connaître les détails de sa vie. Il ne nous reste, pour cela, que les documents écrits et la tradition toujours vivace au pays de Tréguier, sur le Saint qui en fait la principale gloire.

Le procès-verbal de sa canonisation, ou du moins une copie assez exacte, trouvée comme par miracle chez un libraire de Leipsick il y a plusieurs années, quelques légendes de bréviaires présentées sous une forme ou une autre, suivant la pièté ou le but proposé dans la composition de son office ; son testament, écrit sur la muraille d'abord, puis sur une toile dans l'église de Minihy-Tréguier ; quelques feuillets de son bréviaire avec les restes du manoir de Kermartin et ses reliques pieusement conservées dans le trésor de la cathédrale de Tréguier; c'est à peu près ce qui nous reste de cet homme merveilleux dont la sainteté a jeté un si vif éclat sur le XIIIème et XIVème siècle, au pays et dans la Bretagne toute entière. Rien, par ailleurs, de ses sermons ou de ses plaidoyers, à part deux ou trois causes, entre autres celle de la veuve de Tours, conservées dans le souvenir des hommes de lois, et qui dénotent une grande finesse d'esprit chez notre compatriote.

Nous savons peu de choses sur les rapports de l'humble prêtre avec les hommes de son temps, ou les seigneurs de son pays ; on n'est mème pas d'accord sur les noms de ses parents, qu'on écrit de différentes manières, ni sur l'époque et le lieu de son ordination ; on l'est encore moins sur la partie de sa vie qui la précéda, et les différents changements par lesquels il passa depuis son sacerdoce.

L'homme disparaît devant le Saint !

C'est la mémoire du Saint qui couvre d'une brillante auréole tout le pays de Tréguier. Elle projette ses glorieux reflets sur la France tout entière, et la Capitale du monde chrétien compte, parmi ses beaux monuments, l'église élevée par la piété des Bretons, en l'honneur de saint Yves, non loin de celle de saint Louis, son illustre contemporain. Des fresques, des peintures, des sculptures plus ou moins variées nous le représentent partout, plaidant pour les malheureux ou rendant la justice au pauvre peuple, sans vouloir écouter les riches qui lui offrent de l'or et des présents.

De son bréviaire, conservé au presbytère de Minihy (aujourd'hui à Tréguier), il ne reste que quelques pages lacérées par les pèlerins trop peu scrupuleux, et qui donnent à peine une idée de cette précieuse relique. Sa chasuble, à l'église de Louannec, paraît authentique ; il n'en est pas de même de son prétendu lit, au manoir renouvelé de Kermartin. Quant aux noms des familles qui ont déposé dans la procédure de sa canonisation, ils ont tellement été défigurés par la traduction latine et l'ignorance des copistes, qu'on les reconnaît à peine, bien que les représentants de ces familles existent encore dans la région de Tréguier qui a fourni le plus grand nombre de témoins.

Page du bréviaire de Saint-Yves (cathédrale de Tréguier)

Page du bréviaire de Saint-Yves (cathédrale de Tréguier).

Si les documents écrits sont relativement rares pour une vie aussi prodigieuse, le souvenir des faits qui l'ont occupée s'est conservé intact dans les traditions du pays. Nos pères n'avaient guère que ce moyen de passer les principaux événements de la vie de chacun, à leur postérité qui en a toujours précieusement conservé la mémoire. Ce sont ces légendes, naïves si l'on veut, mais importantes à étudier, que l'on se transmettait de pères en fils, et sont parvenues jusqu'à nous avec toute la fraîcheur des premières années. Nous y aurons souvent recours.

Après les traditions, viennent les usages que nous aurons aussi à consulter. Plus que tous les autres peuples, les Bretons les ont conservés avec une scrupuleuse fidélité. C'est à ces usages qu'il faut recourir quelquefois ; car a défaut de documents positifs, on peut, dit Dom Guéranger, découvrir la vérité en consultant ce qui se voit encore de nos jours. Tite-Live enseignait déjà que, dans les choses qui se sont passées aux siècles primitifs, on peut regarder comme vrais les faits qui nous apparaissent comme vraisemblables : In rebus tam antiquis quæ similia veri sunt pro veris accipiantur (Hist. de sainte Cécile).

En fait de légendes, nous en avons recueilli le plus possible et visité les lieux qui furent témoins des principaux miracles de la vie de saint Yves et des autres faits qui s'y rattachent. Nous les relaterons ici pour l'instruction de nos compatriotes, notre propre édification et la gloire de ce grand Saint, modèle du clergé breton, dont chaque membre, j'aime à le constater, cherche à imiter son zèle et ses vertus.

Ce modeste travail, il n'est pas besoin de le dire, n'a nullement la pensée de surpasser, ni même d'égaler ceux qui ont déjà été publiés sur saint Yves. Comme M. Ropartz, qui restera toujours le véritable historien de notre grand Saint, nous puiserons dans ce riche fonds de l'Enquête de canonisation qui n'était qu'imparfaitement connue de son temps ; et, puisque la fin de ce siècle est comme une heureuse résurrection du culte de saint Yves, on me pardonnera, je l'espère, de donner au public une vie que j'ai étudiée sur les lieux mêmes, dans ce pays de Tréguier, où tout parle encore, même aux yeux, de sa science, de son zèle et de son ardente charité pour les pauvres, et que Dieu a illustrés par les miracles les plus éclatants.

Il était réservé à Mgr Bouché, notre éminent Evéque, qui parle la langue de saint Yves, de réhabiliter son tombeau profané par des mains étrangères dans nos jours de malheurs. Les Bretons lui en conserveront une éternelle reconnaissance.

 

SAINT YVES : ÉTUDE SUR SA VIE ET SON TEMPS.

I- La Bretagne au temps de saint Yves.

Le treizième siècle où naquit saint Yves fut, pour la Bretagne, une brillante époque de valeur chevaleresque et de gloire littéraire. Les croisades allaient finir avec le dernier reflet que leur donna l'héroïsme de saint Louis, mourant glorieusement sous les murs de Tunis. Pendant ces guerres lointaines, la noblesse bretonne avait illustré son blason par l'éclat de ses armes et la générosité de ses sentiments. Presque toutes nos familles avaient pris part à ces pieuses expéditions, et plusieurs de nos chevaliers s'étaient dépouillés de leur fortune pour s'équiper à leurs frais et soulager les pauvres de la Terre-Sainte. Ces traditions de valeur et de dévouement se perpétuèrent dans les campagnes bretonnes, et c'est avec les fils de Croisés que notre province lutta énergiquement pour défendre son indépendance contre les Anglais d'abord, puis contre les Français eux-mêmes.

La trahison de Jean-sans-Terre livra à l'Angleterre le dernier roi de Bretagne, Arthur, qui fut lâchement assassiné dans la tour de Rouen. Avec ce jeune prince, qui devait réunir sur sa tête les couronnes de France et d'Angleterre, s'éteignit tout l'espoir des Bretons, et la France, devenue pour ainsi dire maîtresse de notre belle province, ne laissa à nos souverains que le titre de Ducs. Philippe-le-Bel, en l'érigeant en Duché-Pairie, chercha à se l'attacher par une chaîne brillante, mais enfin c'était une chaîne : Aurea connexit vincula, vincla tamen. Elle lutta néanmoins deux siècles encore, cherchant toujours à reconquérir son entière indépendance, et devint trop souvent le champ de bataille où se rencontrèrent ses deux puissantes voisines. Malgré tout, elle put conserver sa nationalité, et c'est d'elle-même que la Bretagne se donna à la France, en se réservant ses privilèges qui ne furent pas longtemps respectés.

Pendant ces guerres sanglantes, nos pères toujours désireux de s'instruire, cultivèrent les lettres et fondèrent des écoles. Au siècle précédent, Abélard traînait à sa suite la jeunesse bretonne par le prestige de son savoir et les charmes de son éloquence. Cette semence de sciences et de belles-lettres ne fut pas perdue pour notre pays, et Pierre de Dreux, le successeur d'Arthur au duché de Bretagne, put passer comme l'esprit le plus cultivé de son temps. S'il fut quelquefois en lutte avec les nombreuses abbayes qui couvraient la province, il sut du moins favoriser celles où la jeunesse venait puiser, comme à sa source, la vie intellectuelle, source qui fut néanmoins tarie plus d'une fois par nos discordes sanglantes. Pour mettre les écoles à l'abri de ces commotions trop fréquentes, les. Maîtres fondèrent l'Université de Paris. C'est vers ce foyer que se tournèrent tous les esprits sérieux. Pour en rendre l'accès plus facile à leurs compatriotes, quelques gentilshommes bretons fondèrent, à Paris même, des établissements qui, sous le nom de collèges, entretinrent gratuitement les jeunes étudiants pour suivre les cours de l'Université. Nicolas Galéron et Jean de Guistry dotèrent le collège de Cornouailles ; Guillaume de Coatmohan celui de Tréguier, et Geffroy du Plessis-Balisson celui de Saint-Malo. C'est à la même pensée que l'on doit le célèbre collège de Cluny, dont on admire encore les ruines imposantes. Grand fut le nombre des prêtres et des hommes éminents qui profitèrent de ces pieuses fondations dans un siècle où, malgré tout, les écoles étaient encore assez rares. Les rois de France firent tous leurs efforts pour attirer à Paris la jeunesse studieuse des divers pays ; et les professeurs les plus célèbres y enseignèrent toutes les sciences connues à cette époque.

§ I. — La Noblesse.

La noblesse bretonne se partageait en deux camps, suivant les appréciations des moyens de conserver l'indépendance de la province. Les uns regardaient l'alliance française comme la plus propre à garantir le pays des excursions étrangères ; les autres y voyaient un danger prochain pour la liberté de la Bretagne, et la combattirent vigoureusement. Ces derniers avaient à leur tête le Duc lui-même, Pierre de Dreux, surnommé le Mauclerc. Quoique appartenant à la Maison de France, comme arrière petit-fils de Louis-le-Gros, Pierre lutta tout le temps avec énergie pour défendre son duché contre ce puissant royaume. Il s'allia dans ce but avec tous les ennemis de Blanche de Castille, pour enlever la régence à cette princesse durant la minorité de saint Louis. A la tête de ce complot était Thibaut, comte de Champagne. N'ayant pu, par ses poésies galantes, obtenir la main de la Régente, il eut recours aux armes pour la renverser, et sut attirer dans son parti une foule de seigneurs mécontents. Pour gagner le Duc de Bretagne il promit d'épouser sa fille ; mais Blanche sut rompre cette alliance en écrivant à Thibaut une lettre d'une tendresse extrême, contre ce Perron de Brehaigne qui a fait pis au roy que nul homme qui vive. Désarmé par cette gracieuse prévenance, le Comte de Champagne quitta le parti des conspirateurs, et Pierre de Dreux, resté presque seul, appela à son secours Henri III roi d'Angleterre, qui accourut en toute hâte et fut reçu solennellement à Saint-Malo.

Pendant la guerre qui s'ensuivit, et ne fut interrompue que par la trève de Saint-Aubin-du-Cormier, le Duc montra beaucoup d'audace et un courage extraordinaire. Cependant les Bretons et les Anglais s'étant plus d'une fois divisés jusque sur le champ de bataille, il résolut de traiter de la paix, et consentit à faire hommage de son duché au roi de France, dans les mêmes termes que ses prédécesseurs (1235). Après avoir marié son fils Jean à Blanche, fille du Comte de Champagne, Pierre abdiqua dans une assemblée solennelle tenue à Nantes, et déposa la couronne sur la tête de ce jeune prince, qui régna sous le nom de Jean Ier, dit le Roux. Il partit ensuite avec un grand nombre de ses gentilshommes pour la Terre-Sainte, où il avait fait vœu de servir cinq ans. Il y combattit sous le nom de Pierre de Braine, chevalier, et dirigea lui-même la Croisade des Barons, qui n'eut aucun résultat sérieux.

Neuf ans après, Pierre réunit de nouveau ses chevaliers pour accompagner saint Louis à Damiette. Blesse glorieusement à la bataille de la Massoure, il fut pris par les infidèles. Le Roi le racheta de ses propres deniers ; mais il mourut des suites de ses blessures en regagnant son pays, et son fils l'enterra à Saint-Yved de Braine, près de Soissons, ou l'on voit encore son tombeau orné d'une figure de cuivre qui représente Pierre de Dreux, duc de Bretagne, avec son écu au quartier d'hermines et une épitaphe. Ce tombeau a disparu (Ogé). C'était un prince zélé pour la religion, prudent et spirituel. Joinville en fait les plus grands éloges et rend hommage à ses rares qualités. Il avait avancé au Roi pour cette croisade la somme de 68 mille livres tournois, qui représenterait aujourd'hui près de cinq millions (1250).

Ses successeurs ne suivirent pas tous sa ligne de conduite, et le parti français, soutenu par le connétable Duguesclin, faillit triompher avec Charles de Blois, pendant cette longue guerre de la Succession, qui couvrit la Bretagne de sang et de ruines. L'indépendance nationale fut encore sauvée par Jean de Monfort, à la bataille d'Auray (1364), où périt Charles, son compétiteur, arrachant des larmes à ses ennemis mêmes qui connaissaient tous la sainteté de sa vie. La béatification de ce prince et la canonisation de saint Yves consolèrent ces tristes années qui virent disparaître l'élite de la noblesse et les plus beaux noms de la Bretagne. Luttes fraticides qui coûtèrent la vie à plus de deux cent mille hommes et réduisirent la population du duché à moins de cinq cent mille âmes. Les villes qui jusque là avaient tenu pour le parti opposé, se soumirent au vainqueur. Il fit éprouver à tous les effets de sa générosité et de sa clémence. La Bretagne jouit désormais d'une longue paix, qui lui permit de reprendre sa prospérité première, et de forcer la France à compter avec la valeur de ses guerriers et la puissance de ses souverains.

§ II. — Le Clergé.

Le clergé, dont la mission est de prêcher l'union et la paix, fut obligé, plus d'une fois, de prendre part à ces guerres malheureuses. Les églises furent détruites et les couvents dévastés. Pierre de Dreux, pour arriver à ses fins, avait persécuté un peu tout le monde, et le clergé lui-même ne fut pas plus épargné que la noblesse et le peuple. C'est le sort ordinaire de la guerre. Les victimes gémissent, c'est naturel, mais aux yeux des chefs, la fin justifie les moyens. On comprendra que dans cet état de choses, le clergé ait laissé quelque peu de son côté humain sur le chemin de l'histoire. Les nombreux réformateurs qui se sont succédé ont pu étayer les graves reproches que les chroniqueurs ne nous ont point épargnés. Sortant des guerres civiles et des expéditions lointaines, obligé de défendre ses droits et ceux de l'Église contre les empiétements des seigneurs, il lui restait peu de temps pour se livrer à l'étude et à la prière. D'un autre côté, des moines, étrangers pour la plupart et enfermés dans leurs cloîtres, formaient, par l'austérité de leur vie, un contraste frappant avec le clergé séculier qui était plus en contact avec le peuple, et, comme il arrive assez souvent, on exagéra, en les généralisant peut-être, les fautes de quelques pauvres prêtres, pour faire ressortir davantage la sainteté des anachorètes.

Depuis plusieurs siècles déjà, ces religieux s'étaient établis un peu partout en Bretagne, près des cours d'eau, sur les pentes les plus escarpées, dans les bois solitaires. Le peuple, attiré par la sainteté de leur vie, accourait près de leurs couvents, se recommandait à leurs prières et s'aidait de leurs conseils. Nos landes défrichées, des bourgades et des villes formées autour de leurs maisons, des écoles célèbres fondées à Landévenec, à Redon et ailleurs, la jeunesse bretonne instruite à leurs leçons, et leurs cloîtres s'ouvrant pour donner asile à ceux que leurs exemples avaient tirés du vice et du péché, tels étaient les souvenirs que le peuple avait pieusement conservés, et leur mémoire fut entourée d'une auréole de sainteté, dans les légendes suaves qui faisaient le charme du foyer aux longues soirées d'hiver.

D'autres religieux, mieux organisés, allaient bientôt prendre la place de ces humbles anachorètes. Déjà l'abbaye de Beauport en Goëlo, avait remplacé les solitaires de Saint-Riom ; les Cisterciens plantaient leur tente au milieu de la forêt de Bégard où s'était sanctifié un ermite vénéré ; Beaulieu avait les moines, et Lannion les ermites de saint Augustin ; Guingamp, les chanoines de Sainte-Croix du même ordre. Les Bénédictins ajoutaient à leurs maisons de Landévenec et de Redon, leurs monastères de Saint-Jacut, de Saint-Melaine, de Saint-Gildas, de Saint-Méen et de Lanténac, qui devinrent tous des abbayes célèbres. Les Cisterciens, outre Bégard, tenaient encore le Rélec, Langonet, Bosquen, Saint-Aubin, Coatmaloën et Carnoët, pour ne parler que des abbayes les plus connues de notre région, avec de nombreux prieurés dont nous trouvons la trace dans nos campagnes, sans savoir toujours, d'une manière certaine, à quels ordres ils appartenaient.

C'étaient presque toujours ces religieux qui desservaient les églises bretonnes. Il y avait cependant des prêtres séculiers, ordonnés le plus souvent comme bénéficiers au titre d'une paroisse, et généralement ils exerçaient le saint ministère pendant les premières années, au lieu de leur naissance. Ce n'était pas encore ce que l'on peut appeler le clergé paroissial, attaché à son clocher, vivant dans son presbytère, et dépendant de son évêque. C'est le moment que Dieu choisit, pour susciter en Bretagne un prêtre qui parut au milieu de son siècle avec la triple auréole de la sainteté, de la noblesse et du savoir. Nous avons nommé saint Yves de Kermartin !

Nos ancêtres avaient placé d'eux-mêmes, sur les autels, les saints religieux qui avaient évangélisé leur pays. Yves, l'humble prêtre qui paraît, quoiqu'on en ait dit, n'avoir appartenu à aucun ordre religieux, recevra la canonisation solennelle par les délégués du Pontife suprême, et sera, chez nous, le premier, après saint Guillaume, à être proclamé saint par l'autorité infaillible du Chef de l'Eglise. Son culte deviendra même beaucoup plus populaire que celui de l'Evêque de Saint-Brieuc dont il aura, plusieurs fois, sans doute, visité le tombeau, bien qu'on ne le dise pas dans l'histoire de sa vie.

§ III. — Famille de saint Yves, son manoir, son pays.

Hélory de Kermartin, à qui l'on donne pour prénom Tanaïc, Tancrède ou Savaï, sans signification, et que je crois être une corruption de Tanguy, saint breton bien connu, accompagna Pierre de Dreux à la croisade de saint Louis. Il suivit probablement le Duc après le désastre de la Massoure, et assista à ses funérailles. Après avoir rendu les derniers devoirs à leur héroïque souverain, les chevaliers bretons rentrèrent dans leurs foyers. C'est à son retour que le seigneur de Kermartin aura épousé la fille de l'un de ses compagnons d'armes, Azou, peut-être Aude du Quenquis, en français du Plessis, de la paroisse de Pommerit-Jaudy.

Le Quenquis n'est éloigné de Kermartin que d'une lieue, et est situé sur l'autre rive du Jaudy. De ce mariage naquit d'abord une fille, Catherine ; Yves vint ensuite, puis deux autres filles, et enfin un deuxième garçon dont il y a quelques traces dans l'histoire du Bienheureux, sans que l'on sache au juste ce qu'il devint plus tard.

Le manoir de Kermartin, où naquit le glorieux saint dont nous voulons esquisser la vie, existait encore vers 1833 (démoli en 1834). Il se composait, dit le chevalier de Fréminville, « d'un seul corps de logis dans lequel on entre par une porte en ogive. A droite de l'entrée, est la chambre qu'habitait saint Yves. On y voit encore le lit dans lequel il mourut. Les fenêtres qui éclairent la chambre sont garnies extérieurement de fortes grilles en fer. Au-dessus est une autre chambre, éclairée par deux grandes fenêtres à croisées de pierres. A gauche de l'entrée, est la grande salle ou salle d'honneur. Son toit et son plafond sont depuis longtemps écroulés. Cette salle a aussi deux grandes fenêtres à croisées de pierres. » (Antiq. des C.-du-N.). On regrettera toujours que cette maison n'ait pas été restaurée dans sa forme primitive ! Mais, en 1830, on songeait peu à conserver les vieux monuments ! Manoirs, églises, tout a été rebâti à la moderne, c'est-à-dire, sans style et sans goût. Après avoir passé par plusieurs mains, à partir du XVème siècle, Kermartin retourna aux Quélen. C'est le pieux archevêque de Paris qui laissa son régisseur rebâtir le manoir de saint Yves, tel que nous le voyons aujourd'hui. Il fit placer au-dessus de la porte d'entrée une plaque de marbre blanc, qui apprend aux pèlerins que là naquit et mourut saint Yves de Kermartin. Les dépendances de la ferme, le puits du milieu de la cour et le pigeonnier du grand courtil ont été conservés comme au temps de notre Bienheureux. Le lit a dû être restauré un siècle ou deux plus tard, comme on le voit par les fenêtres au style flamboyant représentées sur les volets.

Du manoir du Quenquis il ne reste plus rien. Une motte plantée de hêtres en indique l'emplacement dans le parc de Chef-du-Bois, près de la route du bourg au Jaudy. C'était le même plan que Kermartin, ces deux maisons ayant été construites à la même époque. Plusieurs habitations dans le voisinage ont conservé le même style, n'ayant subi que de légères et indispensables restaurations. Le Quenquis et Kermartin occupent les sites les plus ravissants du pays trécorrois. De Kermartin, la vue s'étend sur de riches campagnes qui, au premier souffle du printemps se couvrent des fleurs embaumées de leurs mérisiers séculaires. Rien de plus beau que ces champs entourés de badisiers en fleurs ! Que de fois, en passant près de leurs troncs noueux qui accusent des siècles d'existence, ne nous sommes-nous pas dit que saint Yves avait béni ces mêmes arbres et mangé de leurs fruits ! C'est Troguéry, où saint Ruellin avait un ermitage, que visitaient saint Iltute et saint Maudez ; Pouldouran, le pays de saint Bergat, le disciple préféré de saint Tugdual ; Trédarzec avec les bois de Kerhir et sa belle vallée de Tromeur, puis les fertiles coteaux du Minihy, où tant de malheureux ont trouvé un asile pour pleurer leurs crimes. Le tout est baigné par les eaux du Jaudy, large estuaire que saint Tugdual, saint Gonéry et tant d'autres saints, ont passé et repassé pour aller prêcher la parole de Dieu dans les campagnes voisines. Comme on aime à évoquer leurs noms en traversant ce passage ! A cette époque, comme aujourd'hui, le Jaudy était sillonné par de nombreux bâteaux de pêche qui servaient en même temps à transporter les voyageurs d'une rive à l'autre.

A l'horizon, les sapinières de Goëllo se dessinent sur les nuages ; elles ont abrité saint Riom, saint Budoc et son école ; c'est à leur ombre que s'est assise l'abbaye de Beauport où saint Yves avait un ami intime qu'il visitait souvent. Au-dessus de Kermartin s'élève la colline de Saint-Michel. Le cheval blanc de la légende y déposa saint Tugdual revenant de Rome, où il aurait quelque temps porté la tiare. De cette colline, l'œil embrasse, d'un côté, la mer avec ses pittoresques et majestueuses beautés, les îles et les rochers qui brisent ses vagues écumantes ; de l'autre, les plaines élevées qui, sous le nom de Mézous, environnent la Roche-Derrien, la grande forteresse du pays ; puis le Mené-Bré, avec les souvenirs du barde Guinclan et la chapelle de saint Hervé ; Langoat, le pays de sainte Pompée, de saint Tugdual, de saint Léonor et de sainte Sève, ses enfants ; la forêt de Bégard où saint Bernard serait venu lui même choisir l'emplacement de son couvent, non loin de Bé-Ahès, où la tradition place la tombe de la fille maudite du roi Grallon, que toute ferre bénite rejetait de son sein.

Du Quenquis, on peut apercevoir l'ensemble de la côte trécorroise et son incomparable campagne qui s'étale, avec ses belles moissons, entre les sinuosités du Guindy et du Jaudy, jusqu'à la ville de Tréguier. C'était le Minihy de saint Tugdual qui s'étend sur tout un pays de quatre lieues de rayon. Il était encore couvert de nombreux menhirs surmontés de la croix, et de verdoyants tumuli, sur lesquels fleurissaient les ajoncs dorés, comme pour donner un peu de gaîté à ces tristes monuments de la mort. Au loin s'étendaient en lignes droites deux voies romaines, se croisant à la Roche-Derrien, par lesquelles passaient et repassaient sans cesse de lourds chariots de guerre et des hommes bardés de fer.

A chaque coin solitaire, à l'ombre d'un bosquet, près d'une claire fontaine où les Druides avaient pratiqué leurs rites sacrés, s'élevait un temple ou quelque modeste chapelle dédiée à l'un des saints de la pieuse Bretagne. Leurs vies, embellies par la riche imagination de nos pères, se racontaient le soir au foyer de la famille, étaient chantées, en guerz bien rimés, aux foires et aux pardons, et transmises ainsi, de bouche en bouche, dans un siècle où l'on écrivait encore fort peu.

Autour de Kermartin, dans un faible rayon, on voyait déjà, outre les chapelles qui existaient dans la ville épiscopale, celle de sainte Pompée à Langoat ; de saint Gonéry à Plougrescant de saint Maudez dans l'île de ce nom; de saint Pergat à Pouldouran ; de saint Iltute à Troguéry ; de saint Vautrom à Trédarzec ; de saint Aaron à Pleumeur ; de saint Gildas, de saint Golven, de saint Eligen ou Hilarion à Penvénan ; de sainte Eliboubane, dans une île à l'entrée de la rivière ; de saint Sul, de saint Trémeur et de saint L'hévias à Trédarzec ; de saint Gouesnou â Plouguiel ; de saint Guenolé et de saint Léonor à Trévoux ; et une foule d'autres chapelles qui, renouvelées par la piété de nos pères, ont été ainsi conservées à notre vénération. Le jeune Yves de Kermartin aimait à lire et à entendre chanter les guerz de ces bienheureux. Plus tard il aura voulu écrire lui-même leurs saintes vies. Ce recueil qui portait le titre de Fleurs de la Vie des Saints, aura été égaré avec tant d'autres documents sur lesquels a passé l'oubli des siècles. Est-il étonnant qu'au sein de cette atmosphère de piété, Aude du Quenquis se soit appliquée à en inspirer toute la ferveur à son fils, en lui disant chaque jour : Vivez, mon fils, de facon à devenir un saint !

Tel est le cadre brillant où Dieu plaça l'enfance de saint Yves. S'il est vrai de dire que le milieu où l'on vit exerce une grande influence sur le caractère de l'homme, on comprendra que Dieu ait ménagé tous ces moyens pour faire du jeune fils d'Héloury le plus grand saint de la Bretagne et le plus bel ornement de son siècle.

§ IV. — Les Contemporains de saint Yves.

Quand nous considérons le grand nombre de châteaux, de gentilhommières et de manoirs qui existent encore au pays de Tréguier, nous pouvons nous le figurer à peu près tel qu'il était au temps de saint Yves. Pour avoir le droit de porter les armes et être déchargé de la servitude et des corvées, il fallait être gentilhomme ou posséder une terre noble. Le besoin d'augmenter sans cesse le nombre des guerriers fit, plus d'une fois, anoblir de nouvelles terres, et multiplier par là le nombre des soldats. Ces terres n'étaient dans l'origine que de grandes fermes. Le propriétaire les cultivait lui-même, ou les faisait exploiter à son profit par les gens de sa maison. La culture s'alliait parfaitement avec la noblesse ; et, il y a pas plusieurs années, les gentilshommes peu aisés se rendaient à leurs champs le matin, l'épée au côté, et la déposaient au pied d'un arbre, pendant qu'ils dirigeaient leurs charrues ou maniaient la bêche et ensemençaient leurs sillons. Tel devait être Héloury, le seigneur de Kermartin. Saint Yves lui-même faisait travailler ses terres ; cela semble résulter du moins de quelques traits de sa vie. Nous voyons en effet que, dans une année de disette, il abandonna toutes les fèves de ses champs aux pauvres qui mouraient de faim. Une autre fois, son beau-frère l'empêcha de vendre son cheval de charrue, parce qu'il n'avait pas encore fait ses semailles ; et une ravissante légende nous représente le pieux enfant chargé par son père de garder, contre les oiseaux, un champ nouvellement semé.

Chaque seigneur tenait cependant à avoir un hôtel en ville, quand ses moyens le lui permettaient. Il s'y rendait l'hiver et pendant le carême pour entendre les sermons dans la grande église. Plus tard même, on passait la plus grande partie de l'année dans son hôtel. La ville y gagnait en richesses et en sécurité, mais la campagne voyait déjà avec déplaisir cet éloignement de la noblesse rurale. Aussi quelques seigneurs préféraient-ils avoir leurs manoirs à une faible distance de la ville, pour jouir en même temps de l'avantage de la campagne. Typhaine de Pestivien s'était ainsi rapprochée de Tréguier, en fixant son séjour au manoir de Trévern, non loin de Kermartin. Pestivien, d'ailleurs, situé au milieu des bois, n'offrait aucune sécurité en temps de guerre. L'anglais Roger David s'y était installé après avoir enlevé l'héritière de Rostrenen, et il y commit tant de ravages qu'il fallut appeler Duguesclin pour l'en déloger.

Tréguier était déjà une ville importante, grâce à sa position à l'angle de réunion des deux rivières qui la baignent. Elle s'étendait bien au-delà de ses limites actuelles, et ses chantiers restés célèbres purent, un siècle plus tard, fournir à Clisson une flotte de cent voiles et une ville de bois pour opérer une descente en Angleterre. Ses rues étaient, étroites et tortueuses, mais ses maisons, dont il ne reste que quelques vestiges, étaient, bâties avec élégance. Sa cathédrale devait remonter au VIIIème ou IXème siècle, et était construite en pierre blanche, mêlée au tuffeau vert et au granit du pays. La tour d'Hastings, comme on l'appelle encore, en est un beau reste et donne l'idée de l'édifice tout entier. Il y avait déjà trois paroisses : saint Sébastien de la Rive, Saint Vincent de l'Hôpital, et le Minihy-Poulantréguier. Cette dernière se desservait dans une des chapelles de la cathédrale, et quelquefois à Notre-Dame de Coatcolvézou, superbe église remplacée, il y a plusieurs années, par des halles d'une laideur remarquable.

La ville s'est toute renouvelée depuis, et de tous les édifices religieux que nous y voyons aujourd'hui, il n'en existait aucun à cette époque, à part peut-être quelques parties de l'Hôpital où les personnes pieuses se rendaient pour soigner les malades. Saint Yves y allait souvent, et nous le voyons ensevelissant les morts les plus répugnants, coudre le drap qui leur servait de suaire, et couper le fil avec ses dents. Il nous répugne de supposer ou de croire que Tréguier, ce foyer de lumières intellectuelles, depuis deux siècles au moins, fût alors sans école, et cependant, c'est à Kerbors, trève de Pleubian, que le jeune Yves de Kermartin fut envoyé par ses parents, pour ses premières études.

Aux environs de Tréguier, au fond d'une anse formée par le Jaudy, les Gualès avaient déjà leur beau château de Mezaubran, avec une chapelle dédiée à Saint-Joseph d'Arimathie, près d'un chêne magnifique qui existe encore. En face, de l'autre-côté de la rivière, était le manoir de Kerinon, ainsi qu'une chapelle bâtie par les Trinitaires à Kerscarbot. Les Templiers avaient tout auprès la commanderie de la Villebasse, avec la chapelle de Sainte-Anne en Troguéry. Les seigneurs du Hallay habitaient Trolong, et les du Rumain le château de ce nom en Hengoat. Pouldouran, presque entièrement entouré d'eau, était un Château fort d'une certaine importance. En remontant la vallée qui y verse les eaux de l'étang de Bizien, on rencontre l'ancien monastère de Manac'hty qui remplace, croit-on, le premier couvent bâti par saint Brieuc, quand il débarqua dans ce pays. Au coude que fait le Jaudy en cet endroit, s'ouvre une anse assez étendue, qui donne à ce lieu comme l'aspect de trois rivières : tricorium, d'où Tréguier, sans doute. Dans un de ces angles, les Cillart avaient construit le château de Kerhir, dont les grands bois descendaient jusqu'au rivage. Les Kerguézec habitaient la vallée de Tromeur, à proximité du Carpont, forteresse importante qui défendait la rivière de Tréguier. De l'autre côté, sur la rive opposée, Kerousy et Keralio avec Leshildry offraient une sérieuse défense, et Kergresk avait sa famille de Halégoat destinée à donner plus tard un évêque au diocèse. Les Loz, dont un membre rappellera au XVIIème siècle les vertus et la charité de saint Yves, habitaient le pays de Trélévern : leur château de Kergouanton remonte bien à cette époque. Geffroy de Kerimel, le compagnon d'armes de Duguesclin, songeait déjà à remplacer son manoir de Kermaria par les magnifiques donjons de Coatfrec. Il avait pour voisin Dérien de Coatalio qui accompagna saint Yves dans son pèlerinage de Quintin. Les Boisboissel habitaient le pays de Saint-Brieuc ; mais les Launay occupaient déjà leur terre de Ploézal, et la famille de Tournemine possédait le château-fort de Botloy en Pleudaniel, et plus tard la belle propriété du Barac'h en Louannec. Tous ces noms et d'autres encore se trouveront dans l'enquête de canonisation de saint Yves, où quelques-uns des membres ont déposé, comme témoins des prodiges opérés sous leurs yeux.

On ne saurait passer sous silence les deux familles de Kergoz et de Troézel, où le pieux écolier avait trouvé un ami et un précepteur. Les deux manoirs qui portent ces noms sont au-delà du Jaudy, en Kerbors-Pleubian. Kergoz est une habitation importante, bâtie au XVIIème siècle sur l'emplacement du vieux château. On y voit encore la grande salle où étudiaient Jean, fils de ce seigneur, et son saint ami. Jean de Kergoz, ou plutôt de Kerhoz, est assez souvent confondu avec Yves Troézel, recteur de Pleubian, qui fut le maître d'école de ces deux étudiants et de plusieurs autres jeunes gens. Sa maison était une véritable école presbytérale. Ce n'est aujourd'hui qu'une grande ferme ; mais on a conservé la chambre où le vénérable vieillard faisait la classe à ses pieux élèves.

Des trois filles de Tanguy Héloury de Kermartin, l'une avait épousé un riche bourgeois de Tréguier, Rivoalan Tralguin ; l'autre, Yves Allain, de Hengoat ; et la troisième, Yves Conan, habitant aussi Tréguier, mais appartenant, croit-on, à la famille de Penlan de Quemper-Guézennec. Rivoalan est celui qui paraît avoir eu le plus de rapports avec le Saint. Allain pouvait être noble par sa terre de Keringant. Cette maison existe encore sur la route de Ploézal, et paraît avoir été importante. Le château de Penlan a subi le sort des autres manoirs de cette époque ; ce n'est plus qu'une maison de ferme, au centre d'un village admirablement situé, au dessus du Trieux, presque au confluent de cette rivière avec le Lef, ayant Botloy en face et la forteresse de Frinaudour à côté. La charrue trace aujourd'hui ses sillons sur leurs tourelles démolies ! C'est probablement en cet endroit que le Saint traversa le Lef à pied sec. Il n'y avait, en effet, que le pont de Saint-Jacques et celui de Lanleff que le voyageur pût essayer de passer. Près des deux ponts, l'eau de cette rivière, déjà grossie par d'autres cours importants, se précipite avec beaucoup d'impétuosité entraînant voitures, chevaux et voyageurs qui n'en calculent pas la profondeur. Les ponts qu'on y voit aujourd'hui sont modernes. Tout en effet se renouvelle autour de ce temple de Lanleff, dont les savants supputent l'antiquité, et recherchent l'origine mystérieuse à cause de sa forme bizarre. C'est une église du XIIème siècle, où saint Yves a dû, plus d'une fois, célébrer la messe et annoncer la parole de Dieu.

§ V. — Le Peuple au temps de saint Yves.

Les Bretons conservent leur vieux usages avec la tenacité qui forme le fonds de leur caractère, et nos campagnes, jusque dans les dernières années, avaient fait peu de progrès dans la culture de leurs terres, comme dans leurs mœurs et leurs habitudes. Nous pouvons donc dire, sans crainte de nous tromper beaucoup, que le peuple était, au temps de saint Yves, à peu près tel que nous l'avons connu il y a deux siècles environ. Le paysan était colon, c'est-à-dire propriétaire de la superficie de sa terre, tandis que le fonds appartenait au seigneur du lieu, au couvent ou à l'église, car les trois vivaient dans une admirable harmonie qu'on a cherché à dénaturer depuis qu'elle est rompue. Il devait donc une redevance quelconque pour son convenant, comme on l'appelait alors, et il la payait en nature quelques gerbes de blé de son champ, une part des fruits et du bétail, des journées de batteurs, pour aider le seigneur à faire sa récolte. La plus forte de ces redevances pouvait atteindre le dixième du revenu, d'où le nom de dîme, qui est resté depuis à ce genre de paiement, lors même qu'on ne devait que la 30ème gerbe et beaucoup moins encore. Il faut ajouter à cela des jours de corvée pour l'entretien des routes et le transport du matériel de guerre.

Le plus beau privilège du seigneur était de rendre la justice. Ce droit se divisait en trois degrés, différents d'importance et d'étendue. Mais au XIIIème siècle, la moyenne justice était inconnue, du moins la Très ancienne Coutume n'en parle pas. Est-ce une dérivation de la justice seigneuriale, ou une usurpation qui a passé à l'état de coutume ayant force de loi ? Nous n'en savons rien. Remarquons cependant qu'à cette époque on n'était pas tendre pour les coupables : les deux misérables qui avaient cherché à voler la veuve de Tours que saint Yves sauva de leurs mains, furent condamnés à être pendus ! Ce ne serait aujourd'hui qu'une affaire de quelques jours de prison. Les fourches patibulaires étaient en permanence sur le tertre le plus élevé, et souvent en face de la principale entrée du château. La sécurité des braves gens n'en était que mieux garantie, et personne ne s'en plaignait.

L'affranchissement des communes avait commencé de bonne heure en Bretagne, et nous voyons figurer les plus beaux noms de notre pays, à la bataille de Bouvines, commandant les milices bourgeoises de leurs localités. Ogé en donne la liste très intéressante à consulter. Les seigneurs, continuellement en guerre, avaient peu de temps pour juger leurs vassaux par eux-mêmes.

Ils confièrent ce soin à des sénéchaux qui souvent, hélas ! faisaient un honteux trafic de la justice. Ces désordres frappèrent le jeune Yves de Kermartin, et ne furent pas sans influence sur sa vocation d'avocat pour défendre les pauvres, les veuves et les orphelins.

Les hommes de la côte furent toujours, non-seulement les meilleurs marins, mais encore les cultivateurs les plus intelligents. Outre les engrais ordinaires, ils savaient, depuis longtemps déjà, employer les goémons ou varechs qui croissent en abondance, sur les rochers et au fond de la mer. Ils récoltaient ce précieux végétal, de la même façon que de nos jours et avec la même imprudence, hélas ! Un homme de Trédarzec, s'étant placé sur une de ces meules flottantes pour la diriger vers le rivage, tomba à l'eau et ne dut son salut qu'à saint-Yves qu'il invoqua dans ce danger suprême.

On a dit du paysan breton qu'il est marchand à toutes les foires et pèlerin à tous les pardons ! C'est sans doute une exagération, mais il est certain que nul plus que lui ne tient à remplir rigoureusement les vœux qu'il a faits. Les pèlerinages de saint Jacques, de Rome et de Jérusalem ne l'effrayaient guère. Saint Yves les encourageait lui-même. Il envoyait le seigneur de Coatalio à. Rorne, et graissait de ses mains les souliers d'un pèlerin de Saint-Jacques en Galice. Un grand nombre de bretons se rendaient de temps en temps dans la Terre-Sainte, et visitaient pieusement tous les lieux témoins de la vie et de la mort de Notre-Seigneur. D'autres pèlerinages, moins longs sans doute, mais pénibles encore, attiraient en foule les habitants des localités les plus éloignées. Chaque village s'y rendait à part en chantant les guerz du saint Patron. On passait la nuit autour d'un grand feu de joie allumé par le clergé, à la belle procession du soir. On remplissait scrupuleusement tous les autres rites usités, tels que de prier devant toutes les reliques, faire quelquefois à genoux le tour du sanctuaire vénéré, l'entourer d'un cordon de cire blanche, boire de l'eau à la fontaine, en distribuant l'aumône aux pauvres, et acheter quelques objets de dévotion pour ses parents et ses amis. Dès la pointe du jour, on assistait à la messe ; puis, à un signal convenu, tous se ralliaient autour de la plus forte voix du quartier, qui commençait un cantique connu, et les chemins se couvraient de nouveau des pèlerins s'en retournant heureux dans leurs villages.

Les foires étaient peu nombreuses encore, et les transactions à peu près nulles. Elles se tenaient généralement en rase campagne, sûr des éminences qui depuis ont conservé le nom de Marhalac'h, lieu du marché. Telles sont les foires de Montbran, de Saint-Jacques, de Ménébré, la foire haute de Morlaix et celle du Marhalac'h en Lanrodec, qui se tient aujourd'hui à Châtelaudren. Les pèlerinages ne furent pas étrangers à la fondation de ces foires. Ainsi celle de Tréguier, qui avait une réputation européenne à cause de ses toiles, fut établie à l'occasion de la visite de toutes les paroisses du diocèse, à l'église de saint Tugdual, le jour anniversaire de sa consécration. On y achetait ces belles toiles qui les jeunes filles des environs filaient à la perfection, en échange de la fine bijouterie et des objets de toilette, pour lesquels elles avaient un goût très prononcé. Ce n'est pas là que saint Yves s'adressait pour habiller ses pauvres, mais bien à l'industrie plus modeste de la Roche-Derrien et de Lannion. On y vendait aussi les produits des champs, les céréales et les bestiaux, ainsi que le saumon salé, dont la pèche était très abondante. Comme certains ménages servaient cet aliment à la place de la viande, les domestiques ne se gageaient, dit-on, qu'à condition de n'en manger que deux fois la semaine !

Il y avait des lépreux, moins cependant que dans le reste de la France. Nous ne voyons pas, en effet, qu'un seul se soit présenté à saint-Yves pour obtenir sa guérison ; car le pauper vilissimus dont il est parlé dans l'Enquête ne signifie pas un lépreux, mais un pauvre extrêmement sale. Ce n'est que plus tard que se sont fondées les léproseries de la Roche-Derrien, de Saint-Laurent, de Plounévez et d'autres encore. La lèpre était une maladie terrible et incurable, paraît-il. On reléguait le malheureux qui en était atteint hors de la société des autres hommes. Les lépreux se réunissaient dans les faubourgs et aux portes des villes, pour exercer certaines professions réputées peu honorables. Quand ils rencontraient quelqu'un, ils devaient lui passer sous le vent, et dans l'église, aussi bien qu'au cimetière, un endroit à part leur était réservé. Parfois même, ils ne pouvaient assister aux offices que par une ouverture pratiquée dans le mur de l'église, et recouverte d'une espèce de toit qui les garantissait de la pluie, comme on le voit encore à Plounévez-Moédec. Cet endroit s'appelle le gite du lépreux : Toul ar laour.

Ainsi les maladies, la dîme, la corvée, les ravages de la guerre et la vénalité des juges, tout était une source de souffrances et de misères pour le peuple. Les pauvres et les mendiants ne furent jamais plus nombreux en Bretagne. Saint Yves a su compatir à leurs maux, et les soulager de son bien qui était loin d'y suffire. Il plaidait gratuitement leurs causes, leur ouvrait les portes de l'archidiacre de Rennes, en attendant qu'il pût les recevoir à sa table, dans son presbytère de Louannec et son manoir de Kermartin. C'est peut-être à ce trait de sa vie qu'il faut reporter l'usage immémorial du souper des pauvres, le soir de sa fête, dans un des hôtels de Tréguier. Ces malheureux qui ont mendié toute la journée, sur la route de Kermartin, feignant ou exagérant certaines infirmités, sans s'épargner quelquefois les uns aux autres les injures les plus grossières, se réunissent en frères, dans la plus grande salle de l'hôtel, pur souper ensemble, des recettes du pardon, oubliant dans la plus douce-intimité, qu'ils sont, le reste de l'année, accablés par les misères de la vie. Personne n'en est scandalisé à Tréguier, et plusieurs vont voir festoyer les pauvres de saint Yves, ne sachant trop que penser de cette prodigalité d'un jour !

 

II

§ I. — Naissance de saint Yves, son enfance, sa jeunesse studieuse.

C'est en 1253, le 7 octobre, que naquit, au manoir de Kermartin, sur la paroisse de Poulantréguier, de parents catholiques, l'illustre enfant qui devait s'appeler saint Yves. Nous avons dit un mot de ses père et mère que l'histoire laisse désormais dans l'oubli, pour ne s'occuper que de leur fils, dont la sainteté devait jeter un si vif éclat sur la Bretagne-Armoricaine. Il fut baptisé le lendemain, suivant l'usage des familles chrétiennes, dans la cathédraie de Tréguier. Ce fut une grande fête au vieux manoir et dans la famille d'Héloury. Yves étant l'aîné des garçons devait porter les armes, comme son père, et illustrer le blason de Kermartin. Chacun présageait déjà sa gloire future. Sa mère seule pensait à autre chose, et dédiait dans son cœur, à la sainte Vierge, l'enfant que le ciel venait de lui donner. Depuis longtemps déjà, il était d'usage dans l'église de donner des parrains et des marraines aux enfants à leur baptême, et l'on prenait au sérieux l'obligation qui en résultait envers ces jeunes chrétiens dont on avait accepté d'être les parents spirituels. L'histoire ne parle pas de ceux qui reçurent cet honneur pour le baptême du jeune seigneur de Kermartin, à moins que son parrain ne fût Yves de Troezel, le vénérable recteur de Pleubian, qui pouvait être de sa famille, et prit tant de soin de sa première éducation. Le nom d'Yves qui lui, fut donné ne semble avoir aucune signification dans la langue bretonne. Il a dû être porté par quelque saint ermite au pays de Tréguier dont on n'aura pas gardé le souvenir.

Peut-être est-ce une abréviation d'Yved, évêque de Rouen, patron du lieu où les Bretons avaient enterré leur duc Pierre le Mauclerc, près de Soissons. On en aura fait Yvo, puis Yrvo, et enfin Ervoan. Les étrangers au dialecte trécorrois l'auront prononcé comme ils le pouvaient, et ont fini par l'écrire tel qu'ils le prononçaient : Euzen, puis Even, nom de famille très commun encore de nos jours. Je ne me serais pas étendu aussi longuement sur le nom de notre bienheureux, si un vieux bréviaire manuscrit du Petit-Séminaire de Tréguier n'avait dit que ces deux noms d'Yves et d'Héloury lui avaient été donnés par Dieu, comme un présage de sa sainteté future. Héloury, signifiant gai, joyeux, et Yved ou Evode, bonne odeur, on peut y trouver les explications que le pieux auteur a laissées sous-entendues. Saint Yves fut, en effet, un enfant de bonne odeur qui porta la joie dans l'Eglise de Dieu.

Nous connaissons peu de choses sur les premières années du jeune Yves de Kermartin. Sa mère ayant révélé à Jean de Kergoz un songe qu'elle avait eu, où Dieu lui annonçait que l'enfant qu'elle portait dans son sein, serait un jour un grand saint dans l'Eglise, elle dut l'élever dans la plus grande piété et ne négligea rien pour lui en inspirer de bonne heure le goût et les sentiments. Douce influence de la mère chrétienne ! Qui de nous n'a pas plus d'une fois versé des larmes attendries sur ces souvenirs peut-être lointains ! On ne comprendra jamais tout ce qu'il y a de mystérieux dans cette vie intime que la mère communique chaque jour à son enfant.

Dès que le jeune Yves put marcher, et même longtemps auparavant, sa mère le présenta à l'église de saint Tugdual, puis à Notre-Dame de Coatcolvézou oû elle le consacra à la sainte Vierge.

Par une heureuse disposition de la Providence, la statue devant laquelle la Dame de Kermartin avait prié existe encore aujourd'hui, paraît-il, dans l'église du Minihy ! La sainte Vierge a un croissant sous les pieds et porte, sur son bras, l'Enfant-Jésus qui tient un petit oiseau par les deux ailes. Quand on a détruit l'église de ce nom, on a eu la bonne pensée de placer dans la chapelle de saint Yves, aujourd'hui église paroissiale, cette statue vénérée devant laquelle se sont agenouillées tant de générations dévotes à Marie.

Yves, que tous les enfants du voisinage aimaient beaucoup, comme on le conçoit facilement, ne manquait pas de visites à Kermartin. A cette époque, d'ailleurs, où les relations lointaines étaient assez rares, les familles se voyaient souvent d'un château à l'autre. Tous, seigneurs, dames et enfants montaient à cheval, et galopaient à travers les plaines et les vallons, le long des sentiers qui servaient de chemin aux voyageurs. Le pieux enfant exerçait déjà une sorte d'apostolat parmi ses jeunes camarades, et plus d'une fois le bon Dieu les rendit témoins des merveilles qu'il opérait en sa faveur. Son père lui confiait la garde de ses champs, peut-être même quelquefois de ses troupeaux, car la vie de château n'était pas ce qu'elle devint depuis, une vie de désœuvrement et d'ennui où l'on ne savait que faire pour tuer le temps. Un jour donc, chargé de défendre le grand courtil nouvellement ensemencé, contre les ravages des innombrables pigeons qui peuplaient les colombiers du voisinage, Yves reçoit la visite de quelques jeunes amis de la presqu'ile et des environs.

Pour avoir le temps de se livrer à leurs pieux amusements, prières, processions, messe peut-être, et chanter comme à l'église de saint Tugdual, Yves imagina de se faire aider par eux à porter les treillis de la charette et une vieille roue de voiture à l'entrée du champ. Les pigeons qui les regardaient travailler du haut de leurs donjons, ne durent être guère effrayés de ces naïves précautions, et cependant les enfants purent s'absenter sans qu'un seul de ces pillards descendit dans le courtil : un ange en défendait l'entrée pendant que les pieux enfants se livraient à leurs saints amusements. Ce ne fut pas sans doute le seul miracle opéré autour de Kermartin. Dans les environs, il n'y a guère de paroisses qui n'aient conservé quelques souvenirs du passage de saint Yves pendant son enfance. Il accompagnait son père à plusieurs des pèlerinages ou pardons qui existaient déjà au pays de Tréguier et en Goëllo. Il y avait, dans cette dernière région, une chapelle dédiée à la sainte Vierge, où un chevalier, revenant de Terre-Sainte, avait apporté une statue de l'Enfant-Jésus emmailloté comme on le voit à Rome dans l'église des franciscains de l'Ara cœli. C'est la chapelle de Kerfot. Celle qu'on y voit aujourd'hui est plus moderne, sans doute, mais elle conserve toujours son bambino, et le même concours aux fêtes patronales.

Yves se rendit avec son père à cette solennité, et visita en passant l'abbaye de Beauport qui avait été fondée quelques années auparavant, par Allain II, comte de Goëllo, dans le plus beau vallon de cette riche contrée. Le jeune pèlerin fut touché de l'accueil de ces bons religieux, et admira beaucoup l'éclat de leur costume. Il pria devant la Madone qu'on y vénérait. Il en fit autant aux pieds de Notre-Dame de Kerfot, puis se mit à courir dans les champs voisins avec ses jeunes camarades. La chaussure des enfants devait être des sabots plus ou moins bien travaillés. Les souliers, appelés en breton botou-laër, c'est-à-dire bottes de cuir, et traduits en latin dans l'Enquête par botoularès, n'étaient guère en usage que pour les grandes personnes. Les enfants n'ont rien de plus pressé que de se déchausser pour mieux courir nu-pieds. Dans une de ces promenades à travers champs, Yves se blessa le pied contre une souche de fougères nouvellement coupées. Dans son irritation momentanée, il maudit les fougères de ce champ, et, depuis ce jour, pas une de ces plantes n'y a poussé. On peut encore s'en convaincre aujourd'hui dans un pays pourtant ou la fougère est si commune. On cite plusieurs autres localités où le même miracle eut lieu et se continue toujours.

On rapporte encore un autre trait de ce qu'on appelle la malédiction de saint Yves au pays de Goëllo. Cette région et celle de Tréguier qui en est séparée par le Leff, ont, de tout temps, été, plus ou moins antipathiques. Ce n'était pas le même diocèse, et les usages différaient des deux côtés. On y parlait bien le même langage, mais avec un accent sensiblement varié. Goëllo prononçait du fond du gosier, Tréguier, des dents et du bout des lèvres. L'un disait guëhec pour boisé, l'autre guézec. De là maints quolibets et des plaisanteries d'ordinaire mal reçues. Un brave homme s'étant donc permis de se moquer du jeune Yves, celui-di lui aurait souhaité d'avoir des cornes au front comme les bœufs dont son langage imitait l'accent disgracieux. Son vœu aurait été exaucé à l'instant et la postérité de cet homme continue de porter cette marque de la malédiction du Saint. Le village où ses descendants se sont fixés s'appelle encore Kergornio, la ville aux Cornes. Ces souvenirs se sont tellement enracinés dans le pays, qu'une histoire de saint Yves ne serait pas complète, si on ne les rapportait sous la simple garantie de la tradition locale, cela se comprendra facilement.

Les habitants d'Yvias veulent de plus qu'il y ait eu, à cette époque, une école dans leur bourg, et que saint Yves l'ait fréquentée. Les légendes mêmes que nous venons de rapporter et d'autres encore, ils les attribuent à des chicanes d'écoliers. Yvias est pourtant bien loin de Kermartin ; mais le saint jeune homme s'entretenait avec sa mère à une telle distance. Un de ses camarades à qui il en parla un jour se montra fort incrédule : « Mets tes pieds sur les miens, lui dit Yves, et tu entendras la voix de ma mère ». Le condisciple le fit et entendit parfaitement la voix et comprit les paroles de la Dame de Kermartin ! Rien, dans les documents que nous possédons, ne justifie cette prétention bien légitime, du reste, des habitants d'Yvias ; mais il y a tant de choses qui ont existé et ne sauraient se prouver aujourd'hui que par le souvenir qui en est resté. Il se peut très bien que saint Yves ait suivi, à Beauport, les leçons des savants religieux qui y vivaient alors, et même accompagné, comme petit écolier, pour y passer quelque temps, un de ces religieux désigné pour remplir les fonctions de recteur à l'église d'Yvias. Il y avait, à cette époque, à Beauport, un novice appelé Michel Vivien, que le jeune Yves prit en affection. Michel devint abbé plus tard, et entretint, avec son jeune ami, les meilleures relations. Ils ont dû se faire bien des visites à Beauport et à Kermartin ! C'est cet abbé qui l'assista à ses derniers moments. Il mourut lui-même un an après, à un âge très avancé.

Rien ne frappe plus vivement l'âme de l'enfant que les premières impressions de sa vie. Les chants de l'Eglise, les augustes cérémonies, les riches décorations de l'autel, l'harmonie de l'orgue, le son des cloches, tout cela se grave profondément et ne s'oublie jamais. Yves aimait assister aux belles fêtes de Tréguier, comme aux simples messes qui se disaient à Notre-Dame de Goatcolvézou. Il y puisa cette piété
profonde qui l'a accompagné pendant toute sa carrière, et a rendu si fructueux, plus tard, son ministere sacerdotal. Le soir, au foyer ale Kermartin, il écoutait avec une grande curiosité, mêlée de la plus profonde tristesse, les récits guerriers de son père et des autres chevaliers qui venaient le visiter. Ces récits développèrent en lui une vive horreur pour la guerre où tant d'hommes perdent la vie ! La vue des pauvres qui venaient mendier à sa porte, le pénétra profondément aussi, et fit naitre en lui cet amour des malheureux qui fut la passion de toute sa vie.

Sa mère lui ayant souvent répété qu'il fallait vivre de façon à devenir un saint, cette parole deviendra la règle de sa conduite et le programme dont il ne s'écartera jamais. Sa première éducation, ce fut elle qui s'en chargea toute seule, de peur qu'un souffle mauvais ne vint à ternir la délicatesse de cette âme d'élite. Elle n'avait pas été sans entendre parler des belles fêtes qui eurent lieu à Saint-Brieuc, à l'occasion de la canonisation de saint Guillaume, évêque de cette ville, l'année même de la naissance de son fils. Les cardinaux venus en Bretagne, les nombreux témoins entendus dans l'Enquête, les miracles éclatants dont tout le monde s'occupait, et que les pèlerins racontaient avec admiration, au foyer de Kermartin, quoi de plus propre à frapper l'imagination de la pieuse mère ! Qui nous dira ses rêves d'alors, pour l'enfant qu'elle venait de mettre au monde ! Quatre-vingts ans plus tard, ses rêves devinrent une réalité, et des fêtes plus belles encore devaient se renouveler dans la ville de Tréguier.

La châtelaine de Kermartin apprit elle-même à sort fils les premiers éléments de la religion, et ses progrès furent très rapides. Son bonheur était d'assister à la sainte Messe et d'apprendre à la servir : Amabat missas audire. Quand il eut fait sa première communion, et reçu la confirmation des mains de l'évêque de Tréguier, qui était alors Alain de Lézardrieux, sa mère dut lui choisir un autre maître, capable de développer les facultés de son intelligence merveilleusement douée. C'est le moment où commencent sérieusement les soucis d'une mère chrétienne !

Il y avait alors à Pleubian un jeune homme de la famille Héloury, qui touchait au terme de ses humanités. Il s'appelait Jean de Kergoz, du nom de sa terre, et semblait destiné à l'état ecclésiastique, dont il portait déjà le saint habit, avec la tonsure cléricale. Il avait étudié sous la direction d'Yves de Troézél, le vénérable recteur de sa paroisse. C'est à ce pieux jeune homme que le seigneur de Kermartin confia l'éducation de son fils. Jean de Kergoz se montra digne d'une si haute confiance. Il fut le compagnon inséparable de son saint disciple, pendant son séjour à Paris et à Orléans. Le premier aussi, il vint, à l'âge de quatre-vingts ans, déposer en faveur du Saint, et attester les vertus héroïques qu'il avait toujours remarquées en lui.

Les deux jeunes écoliers allaient ensemble aux leçons d'Yves de Troézel, que le vitrail de l'église de Minihy nous représente sous la forme d'un vieillard, expliquant quelques passages d'un livre au jeune écolier. Il y a quelques années je visitais son manoir qui m'inspirait tant de respect et de vénération ! J’étais dans la chambre où avaient étudié nos pieux jeunes gens, avec leur camarade Yves Huet ou Suet, de la Roche-Derrien. Je voyais la place du vénérable prêtre qui leur consacrait ses heures de loisir, et en face de lui, Jean de Kergoz, Yves de Kermartin et quelques autres encore. Quel sanctuaire fut jamais plus imposant !

Cependant les années s'écoulaient et le maître d'Yves Héloury avait épuisé la science du Recteur de Pleubian, tout en s'occupant sérieusement de son jeune élève. Yves avait profité de ses leçons au-delà de toute espérance, et ses parents résolurent de l'envoyer, avec son précepteur, à Paris, pour assister aux cours de l'Université de cette ville, alors dans tout l'éclat de sa renommée. Ce fut, on le pense bien, un moment terrible pour eux il fallait se résoudre à se séparer, pour de longues années peut-être, d'un fils qui faisait la joie et la consolation de la maison. De la demeure du recteur de Pleubian, Yves pouvait venir, pour ainsi dire, tous les jours, à Kermartin, oû ses vertus et sa tendre piété exerçaient déjà la plus douce influence. Se séparer de lui à l'âge de quatorze ans, alors qu'il semblait avoir le plus besoin de l'appui de ses parents ; le laisser aller seul, pour ainsi dire, dans une ville lointaine, exposé, à tous les dangers du corps et de l'âme, il fallait toute leur foi et leur vertu pour se résigner à un tel sacrifice.

A cette époque, un voyage à Paris durait plusieurs jours et n'était point sans danger. Les hommes d'armes, tout bardés de fer, sillonnaient les grands chemins, sur leurs chevaux armés comme eux. Le seigneur de Kermartin se joignit à ces chevaliers pour conduire son fils et ses jeunes amis jusqu'à la capitale de la France. Le départ du jeune étudiant causait une tristesse profonde, non-seulement au manoir de Kermartin, mais encore dans tous les châteaux du voisinage, et même parmi les pauvres qu'il aimait déjà à soulager de ses mains. Yves prit congé de sa famille, fit ses adieux à son manoir qui lui rappelait tant de doux souvenirs, salua une dernière fois le clocher de saint Tugdual, et partit avec ses provisions de voyage et les pieuses recommandations de sa mère : « Souvenez-vous, lui dit-elle encore, de vivre de façon à devenir un saint ».

§ II. — Saint Yves étudiant à Paris.

Arrivée à Paris, au commencement d'octobre 1267, la pieuse caravane s'occupa de trouver un logement pour les jeunes étudiants bretons. Ce n'était pas chose facile. De tous les coins de la France et des pays étrangers, les écoliers accouraient en foule, pour s'instruire aux cours de la grande Université. Il y avait peu de temps que cette école célèbre était fondée, et elle brillait déjà de tout l'éclat de ses illustres maîtres, Albert-le-Grand, saint Bonaventure et saint Thomas d'Aquin. En même temps qu'Yves de Kermartin, arrivaient Duns-Scot, Raymond Lulle, Roger Bacon, devenus dans la suite des savants de premier ordre, et le Dante d'Alghiéri, le grand poète de l'Italie. Saint Louis faisait briller, sur cette pléiade de savants, les rayons de sa gloire et l'auréole de ses éminentes vertus.

Nos jeunes bretons s'installèrent d'abord dans la rue Fouare, entre celle de la Bucherie et la place Maubert. Il y avait là beaucoup d'autres étudiants, de la Bretagne en particulier. Ils mangeaient en commun, et couchaient dans des chambres plus ou moins spacieuses. Chacun pouvait s'y livrer à ses exercices de piété, pour se conformer aux pieuses recommandations de leurs mères, et à sa propre dévotion.

On s'était borné jusque-là à se conformer plus ou moins aux Ordonnances de Charlemagne. Ce prince avait recommandé aux ecclésiastiques d'établir des écoles pour apprendre la lecture aux enfants : ut scolœ legentium puerorum fiant. Dans chaque monastère et chaque diocèse au moins, on devait ouvrir des classes pour apprendre la musique, le chant, le calcul et la grammaire. Dans les bourgs mêmes, disait un cartulaire cité par Launay, les prêtres avaient l'obligation de tenir des écoles publiques, où les parents pouvaient envoyer leurs enfants pour apprendre les belles-lettres. On ne devait pas refuser de les instruire, mais le faire avec une grande charité, sans rien exiger d'eux pour ce service, ni recevoir autre chose que ce que les parents offriraient de leur propre volonté. Les écoles étaient ainsi établies, près de chaque église, mais surtout dans les monastères, et autour des cathédrales. Ce qui manquait à ces différents éléments, encore bien imparfaits sans doute, c'était la liaison et peut-être le contrôle. Pour remédier à ces inconvénients, d'où pouvaient naître bien des erreurs, il s'établit dans quelques villes des écoles centrales qui reçurent de nombreux privilèges. On n'osa pas encore leur donner le nom d'Universités, parce qu'on n'y enseignait qu'une partie des arts libéraux et des sciences encore peu connues. Cet honneur et cet avantage furent réservés à la ville de Paris. Philippe-le-Bel y installa la grande Université d'études, pour montrer que toutes les sciences et les lettres devaient y être enseignées.

On comprend aisément de quelle utilité devait être pour le public et l'Eglise une telle institution. Les docteurs, assurés d'y trouver de l'occupation, avec la récompense de leurs travaux, venaient volontiers s'établir dans cette ville. Les étudiants, non moins certains d'y trouver d'habiles maîtres, avec toutes les commodités de la vie, s'y rendaient en foule des pays les plus éloignés. L'émulation était grande entre des jeunes gens de différentes nations, et la doctrine se conservait dans sa pureté, entre ces illustres docteurs qui se surveillaient avec un soin jaloux, toujours prêts à relever la moindre nouveauté qui pouvait se produire dans la doctrine. Ce grand nombre d'étrangers qui venaient se former dans la capitale du royaume, de retour dans leurs pays, y répandaient ce qu'ils avaient puisé aux mêmes sources ; et devenus maîtres à leur tour, ils enseignaient chez eux ce qu'ils avaient appris à l'Université de Paris. Les autres villes s'étant montrées un peu jalouses des privilèges de la capitale, Philippe crut qu'il pouvait en distraire l'enseignement du Droit Canon, et réserva d'une manière spéciale Orléans pour ce cours, en y envoyant les maîtres les plus savants dans cette matière si importante. La papauté encouragea l'Université de Paris qui se fit gloire de s'appeler la Fille aînée de Mese, titre qui s'est depuis étendu à toute la nation. Plusieurs bulles pontificales accordèrent des privilèges aux écoliers qui la fréquentaient. Ces privilèges devinrent quelquefois si exorbitants, que l'autorité civile se crut en droit d'intervenir. De là des conflits dont le recteur profita habilement pour se conserver dans une indépendance qui ne manquait pas d'une certaine fierté. De leur côté, les poètes et les écrivains ne trouvent point de termes assez élogieux pour célébrer cette grande institution, dont la gloire rejaillit sur la ville elle-même. Ils comparent Paris à Athènes, mais à Athènes régénérée par le Christianisme. Telle était l'Université de Paris, telle était la gloire de cette école, quand Yves de Kermartin et ses jeunes compagnons se présentèrent pour en suivre les cours.

La rue de Fouare ou du Feurre, où ils s'établirent, était ainsi appelée, dit Jaillot, à cause des bottes de paille dont étaient jonchés les lieux dans lesquels les écoliers prenaient leurs leçons. C'est aux environs de cette rue qu'étaient établies les écoles où les maîtres les plus célèbres donnaient leurs conférences. On y était tranquille. Les deux extrémités de la rue se fermaient la nuit, et les écoliers pouvaient s'y livrer au travail sans crainte d'être inquiétés par des tapages nocturnes, trop communs quelquefois dans les villes d'études.

Yves avait appris, chez le bon Recteur de Pleubian, les premiers éléments de la littérature et des sciences. L'ensemble de ces connaissances s'appelait arts, et plus tard arts-libéraux, et celui qui les enseignait, après les autorisations suffisantes, portait le titre de Maître-ès-arts. Restait la dialectique ou la philosophie qui, au moyen âge, comme on le sait, avait une très grande importance. Il n'y avait pas encore de livres, et chaque étudiant devait rédiger lui-même les leçons de ses maîtres sur du vélin qui coûtait fort cher. Ces cahiers formaient plus tard sa bibliothèque que l'on conservait bien précieusement. La philosophie étant subordonnée à la théologie, comme une servante aux mains de sa maîtresse, cette dernière devait la précéder, au moins dans les questions essentielles. On sait quelle part a été faite, dans les études, à cette interminable question des réalistes et des nominaux, qui a passionné toute cette époque. Pour résoudre ces doctrines, ou du moins les discuter avec quelque avantage, le jeune homme devait étudier les philosophes anciens, Platon, Aristote et même quelques auteurs arabes, dont la science avait déjà réveillé l'Espagne. Nous pouvons nous figurer par là combien nos jeunes compatriotes durent se livrer au travail, sur leurs bottes de paille, pour profiter des leçons de leurs maîtres, et faire honneur à leur pays de Bretagne.

Nous connaissons peu de chose sur la vie de notre Saint pendant ces longues années d'études à Paris. La grande pensée que lui avait suggérée sa mère fut la directrice de tous ses pas dans cette ville, où bien des dangers, sans doute, se sont rencontrés sur son chemin. Aussi ne sommes-nous pas étonné d'entendre Jean de Kergoz et ses jeunes compagnons affirmer, plus tard, sous la foi du serment, que sa conduite avait toujours été irréprochable, et sa conversation empreinte de la plus grande piété. Kergoz avait été son compagnon de chambre toute l'année qu'il a habité la rue Fouare ; Yves Suet l'avait connu, dit-il, d'abord étudiant, puis expliquant lui-même, comme Maître-ès-arts, les savantes leçons de ses maîtres ; enfin s'appliquant à l'étude des Décrétales, dans la rue du Clos-Bruneau. Raoul de Potarn, de la paroisse de Lanmeur, déclare qu'il était de notoriété parmi ses compatriotes et ceux qui l'avaient connu au cours de théologie, qu'Yves ne couchait jamais dans son lit, mais bien sur un peu de paille, au coin de sa chambre : Non jacebat in lecto, sed ad terram cum modico stramine. Il affirme l'avoir visité lui-même plusieurs fois, et trouvé ainsi couché, quand sa visite n'était pas attendue. Ses compatriotes attestent, de plus, dit le même témoin, qu'il donnait aux pauvres toute la portion de viande qui lui était servie.

Quelle que fût la tranquillité dont il jouissait dans cette rue Fouare, si paisible sous tous les rapports, Yves dut la quitter un an après pour être encore plus près des cours de l'Université. C'est dans la rue de Saint-Jean de Beauvais qu'il fit sa nouvelle installation. Cette rue longeait le Clos-Bruneau, qui s'étendait jusqu'à la montagne de Sainte-Geneviève. Il y trouva déjà établis quelques-uns de ses compatriotes, et l'on pouvait s'y croire encore en Bretagne. Si la famille faisait défaut, dit M. Ropartz, les souvenirs de la paroisse natale, qui n'est qu'une famille agrandie, se retrouvaient aux cours publics et à l'humble foyer du jeune étudiant. Du reste, on comprend te besoin de se rassembler, entre jeunes gens du même pays, au milieu de ces vingt-cinq mille étudiants accourus des divers points de l'Europe, pour se désaltérer aux sources vives de la science dont Paris était le foyer. La montagne de Sainte-Geneviève, où ils aimaient à prendre leurs ébats, n'était pas seulement témoin de leurs discussions pacifiques sur les Universaux. Souvent l'animosité des haines nationales les faisait, hélas, dégénérer en luttes sanglantes. Tous les écoliers n'étaient pas des Yves de Kermartin. Il y avait des fils de preux, chevaliers eux-mêmes, plus habiles à manier la dague que le syllogisme et le dilemme. Yves fuyait ces assemblées tumultueuses, et se montrait à Paris tel qu'il avait été en Bretagne, passionné pour l'étude et plein de ferveur pour les exercices de piété. Entre les heures de classe et d'étude, il cherchait quelque église solitaire où il priait avec la foi la plus vive. La basilique de Notre-Dame, alors presque terminée, la Sainte-Chapelle où saint Louis venait d'exposer la couronne d'épines de Notre Seigneur, saint Pierre de Montmartre, où saint Bernard avait prononcé ses voeux, la chapelle des Franciscains qui venaient de s'établir â Paris, et furent probablement ses directeurs spirituels, voilà quels étaient les lieux ordinaires de ses promenades. Il y priait avec la plus grande dévotion, et c'est dans ces pieuses pratiques que le saint jeune homme trouvait un remède contre le chagrin de se voir si loin de sa Bretagne.

Déjà il s'était écoulé neuf ans depuis son arrivée à Paris. Yves y avait étudié avec beaucoup d'assiduité et un succès complet. On croit qu'il fut Maître-es-arts, et quelques auteurs prétendent qu'il avait même enseigné les belles-lettres pendant un certain temps : un témoin affirme avoir assisté à ses leçons. S'il avait suivi cette voie, sa science et sa piété lui eussent permis de parcourir une carrière, où sa renommée aurait égalé ou peut-être dépassé celle de son compatriote Abélard, au siècle précédent. Mais Yves ne cherchait pas à être célèbre ; il devait être un Saint. Il cessa donc d'enseigner pour apprendre encore, et s'adonna avec ardeur à l'étude de la théologie et du Droit-Canon, c'est-à-dire de la science de Dieu et la connaissance des lois.

Le roi de France ayant cependant désigné la ville d'Orléans comme spécialement affectée a l'étude du Droit-Canon, les maîtres les plus célèbres y furent envoyés comme professeurs. Paris les vit partir et ne dissimula pas ses regrets. De tous côtés on vantait leur science, et l'on s'attendait à voir un grand nombre d'étudiants les suivre dans leurs nouvelles chaires. C'étaient des savants de premier ordre. Il suffit de nommer Guillaume de Blaye, qui devint plus tard Evéque d'Angoulême, et Pierre de la Chapelle, créé depuis cardinal de la Sainte Église Romaine. Le premier expliquait les Décrétales, et le second les Institutes, c'est-à-dire les règles du Droit, d'après les Lettres des Souverains Pontifes, et les fondements du droit romain qui, alors, et même longtemps depuis, furent les seules lois de la société chrétienne.

Yves, séduit par la renommée de ces illustres maîtres, résolut de quitter Paris où s'était passée une notable partie de son adolescence. Il y avait édifié tout le monde par l'exemple de ses vertus, et son souvenir y fut précieusement conservé. Aussi cette ville fut-elle, plus tard, la première à lui rendre les honneurs publics, en lui érigeant une église. Quelques-uns des plus anciens se rappelaient encore d'avoir rencontré, dans les rues, ce jeune Breton marchant avec modestie, la tête humblement baissée, bien que ses traits fussent empreints d'une grande douceur qui lui donnait un air de bonté peu ordinaire. Ceux qui l'avaient vu, dit l'office du Bréviaire du Petit Séminaire de Tréguier, pouvaient à peine se séparer de lui, tant était grand l'attrait de sa personne : Vix poterant homines ab ejus colloquio et consortio separari, propter ejus amabilem et admirabilem sanctitatem.

§ III. — Saint Yves étudiant à Orléans.

C'est en 1277 que le jeune Yves de Kermartin se rendit à Orléans, accompagné de Jean de Kergoz, qui ne le quitta jamais ; de Guillaume Pierre et de Yves de Troézel, le neveu du recteur de Pleubian, que nous voyons nommés pour la première fois, bien qu'ils fussent sans doute ses compagnons d'études à Paris. Yves Suet, Henri Fichet et Raoul Potarn se contentèrent des leçons reçues à l'Université et ne vinrent point à Orléans. Les parents de notre pieux étudiant vivaient encore. Jean de Kergoz fit à cette époque un voyage en Bretagne, et se rendit à Kermartin pour donner des nouvelles de son élève. Il raconta la conduite édifiante de leur fils, depuis qu'il les avait quittés. « Je m'en doutais bien, répondit la mère, car Dieu m'a révélé dans un songe que mon fils sera un Saint ».

Nul doute qu'ils ne fussent pressés de revoir cet enfant bien-aimé, dont la séparation leur avait coûté tant de larmes et de soucis. Yves eût pu, comme ses autres compagnons, rentrer dans son pays, après avoir terminé ses études à Paris ; mais il ne voulait retourner en Bretagne qu'après avoir épuisé la science des maîtres les plus célèbres. Se destinant à la défense des veuves, des pauvres et des orphelins, contre les riches et puissants seigneurs qui avaient étudié avec lui à la grande Université de Paris, il se fit une obligation d'apprendre le Droit à fond, afin de pouvoir soutenir leurs causes devant la science et la subtilité de leurs oppresseurs. C'est la France, dit un poète, qui a fait connaître aux Bretons la force et les secrets de l'éloquence.

Gallia caussidicos docuit facunda Britannos.

C'est aussi chez les Francs, qu'Yves, naturellement éloquent, étudia la science du Droit, si nécessaire pour déjouer les ruses des méchants et faire triompher la vérité contre les pièges des innombrables arguties dont on l'enveloppait alors. Tout se réglait d'après la législation romaine, mais bien des décrets de papes, qui servaient de fondement à ces lois, étaient encore ensevelis dans les bibliothèques. Tous les jours on en découvrait quelques nouveaux, et le plus heureux déroutait celui qui les ignorait encore. Jusqu'au douzième siècle, on fit plusieurs compilations de décrétales. Gratien les réunit en un seul corps d'ouvrage, qui porta son nom. Au siècle suivant, Raymond de Penanfort ajouta à ce code les décisions de plusieurs conciles, et les publia sous le nom de Grégoire IX. Plus tard, les souverains Pontifes Boniface VIII et Jean XXII y ajoutèrent quelques autres, et ce corps de Droit, ou corpus juris, reçut alors sa forme définitive.

Yves déjà savant en lettres et en sciences, qui avait même commencé l'étude du Droit à Paris, voyait ainsi s'ouvrir devant lui une importante et laborieuse carrière. Il s'y livra avec la plus grande ardeur, sacrifiant d'avance quelques années de sa jeunesse, pour être plus tard utile à la cause de Dieu. Ses études à Orléans ne diminuèrent en rien la rigueur de ses mortifications. C'est alors, dit Guillaume Pierre, qu'il commença à s'abstenir complètement de viande, à ne boire que de l'eau, et à jeûner tous les vendredis. « J'ai, dit-il, habité la même maison que lui pendant deux ans, et j'ai pu m'assurer qu'il en était ainsi ; incipiebat abstinere ; socii aliquando bibebant vinum, ipse abstinebat, et feria sextâ jejunabat ». De plus, ajoute le même témoin, il aimait à assister aux messes et aux sermons, et récitait lui-même, presque tous les jours, en son particulier, les Matines et les Heures de l'Office divin, ou du moins de Notre-Dame, et cela de très bonne heure, avant toute autre étude de la journée. « Jamais, continue-t-il, je ne l'ai vu se disputer avec ses compagnons, ni se livrer à leur jeux bruyants. Jamais je ne l'ai entendu prononcer en vain le nom du Seigneur ou d'aucun de ses saints, ni laisser entendre un mot qui portât tant soit peu atteinte à la pureté ; jamais non plus je n'ai vu en lui un geste qui fût contraire à la décence ».

Yves de Troézel, son autre compagnon, atteste à son tour qu'il à vécu avec Yves de Kermartin, à deux reprises différentes, pendant leurs études à Orléans ; une première fois, deux ans à peu près, et la seconde fois deux ans et demi. Ils n'habitaient pas la même maison ; mais ils se voyaient souvent, et il rend de son jeune camarade le même témoignage que Guillaume Pierre.

Comme le procès de la veuve de Tours n'est indiqué par aucun des témoins de l'Enquête, qu'Albert le Grand est le seul qui en parle d'après les chroniques d'Alain Bouchard, qui l'a copié dans le Dialogue des Avocats d'Antoine Loisel, nous n'avons aucune donnée sur l'époque où s'est passé ce jugement resté célèbre. Nous pouvons donc croire que ce fut pendant son séjour à Orléans. Yves se rendait quelquefois à Tours, où l'on venait assez souvent de son pays, plaider devant l'officialité métropolitaine. Ces visites avaient un double avantage pour lui. Ses compatriotes lui parlaient de Tréguier et de Kermartin, puis il pouvait suivre les différentes manières de procéder des juges et des avocats. Un jour donc il trouva l'hôtesse chez laquelle il descendait en proie à la plus vive douleur. « Songez, dit-elle, que deux marchands sont venus hier prendre l'hospitalité chez moi. Ils m'ont confié une bougette qui, prétendaient-ils, renfermait de très grandes valeurs, avec défense de la donner que lorsqu'ils seraient présents l'un et l'autre. Or, ce matin, l'un des marchands est venu me dire qu'ils allaient partir, que son camarade l'attendait dans la rue, et qu'il fallait descendre la bougette, ce que je fis aussitôt, sans défiance, pour mon malheur. Maintenant voilà que le second marchand vient m'intenter un procès, pour réclamer la valise ».

« Laissez-moi cette affaire, répondit le jeune avocat ; je me charge de vous tirer d'embarras. Vous avez eu tort de livrer ce dépôt sans la présence des deux marchands, mais le mal n'est pas irréparable ». Le jour de l'audience arrivé, Yves se présente devant le Juge comme défenseur de la veuve. « Par le plus grand des bonheurs, nous avons, dit-il, trouvé la bougette et nous sommes prêts à la livrer, dès que les deux marchands seront présents, d'après ce qui a été convenu avec eux ». Le plaignant, qui ne s'attendait guère à ce moyen de défense, commença à pâlir, puis s'avoua coupable et dénonça son complice. La valise ne contenait que quelques vieux clous, qu'ils voulaient faire passer pour de l'argent, au détriment de la pauvre hôtesse. A quelques jours de là, convaincus probablement de quelques nouvelles friponneries, les deux marchands furent pendus aux gibets de la ville. On voit encore, à Tours, entre la cathédrale et l'archevêché, les restes du vieux présidial, et la salle où l'avocat breton gagna son premier procès. Cette cause resta célèbre dans le peuple, et chacun exaltait à l'envi l'habileté de notre jeune compatriote. La réputation de son savoir et de ses talents se répandit dans toute la province, et son pays où il allait rentrer se préparait à lui faire une réception enthousiaste. Il y avait, en effet, quatre ans qu'il étudiait à Orléans, si l'on s'en rapporte au témoignage de Yves de Troézel qui l'a fréquenté dans cette ville, une première fois deux ans et une seconde fois deux ans et demi. (Test. 46. Yvo Troézel).

Yves devait avoir vingt-neuf ans. Devint-il directement à Tréguier, ou bien s'arrêta-t-il à Rennes pour compléter ses études théologiques, sous la direction du P. franciscain dont il est parlé dans l'Enquête ? Ici les opinions se partagent avec de fortes présomptions de part et d'autre. Nous ne nous arrêterons pas à les discuter ; ce serait trop long, et nous ne convaincrions personne. Nous nous contenterons de prendre le parti qui nous semble probable, et, après tout, le plus raisonnable. Je suivrai les leçons du Bréviaire manuscrit du Petit Séminaire de Tréguier, qui, en cela du moins, est d'accord avec l'office primitif et l'historien d'Argentré, et nous dirons, avec eux, que Yves fut d'abord avocat, puis official, et enfin prêtre et curé. (Office de la translation : antiennes des premières vêpres, page 466 des Monuments originaux).

§ IV. — Saint Yves Avocat à Tréguier.

Prétendre que Yves de Kermartin n'a pas été avocat avant d'être official à Rennes et à Tréguier, c'est détruire complètement la tradition tout entière sur la vie de notre Bienheureux. C'est l'avocat des pauvres, des veuves et des orphelins : il plaidait pour eux gratuitement ; et poursuivait ses appels jusqu'à ce qu'il n'eût gagné leurs causes. Or, un official est un juge qui rend la sentence et ne plaide pas ; et au XIIIème siècle ces deux fonctions étaient parfaitement séparées. Yves pouvait cependant appartenir déjà au clergé : il le devait même pour être admis à plaider devant les tribunaux ecclésiastiques. Combien de temps exerça-t-il la profession d'avocat à Tréguier ? Nous ne le savons pas au juste. Il ne reste de sa vie que quatre ans, six ans tout au plus, à partager entre son séjour à Tréguier et à Rennes, comme avocat, chancelier et official, à moins d'admettre qu'il continua cette dernière fonction pendant son rectorat de Trédrez et de Louannec, ce qui paraît, d'ailleurs, bien probable. Nous rapporterons donc à l'époque de sa vie où il plaidait à Tréguier, quelques causes, sans date certaine, que nous avons relevées au courant de la procédure pour la canonisation.

Il s'agit d'abord d'un gentilhomme pauvre, nommé Richard le Roux, de la paroisse de Trédrez. Richard était en procès contre Yves, abbé de Notre-Darne du Relec, au diocèse de Léon. La pauvreté de sa maison ne lui permettait pas de poursuivre sa cause, et il allait perdre toute sa fortune. Ayant entendu parler de la générosité et du talent d'Yves de Kermartin, il alla le trouver et le supplia de lui venir en aide pour l'amour de Dieu. Yves lui demanda si sa cause était juste. « Je le crois, du moins, répondit Richard, et je suis prêt à l'affirmer sur la foi du serment ». C'est ce qu'il fut obligé de faire, avant que son avocat prit en main sa défense. Il entreprit donc ce procès, assez difficile à cause de l'influence de l'abbé du Relec, et le poursuivit d'appel en appel, à ses propres frais, jusqu'à ce qu'il ne l'eût gagné.
Cette famille, très riche aujourd'hui, au pays de Lannion, ignore peut-être qu'elle doit à saint Yves la conservation de la fortune de leur ancêtre, et la haute position qu'elle occupe depuis.

L'usure était assez commune à cette époque et causait la ruine des familles honnêtes qui avaient le malheur d'y prêter la main. Telle était une pauvre veuve de Pommerit-Jaudy, appelée Levenez. Un usurier fort connu, nomme Rival Hardel, qui lui avait prêté quelque argent, voulait s'emparer de son courtil, ou petit jardin muré qui entourait sa maison. La veuve n'avait pas refusé de lui rendre la somme ; elle demandait seulement un délai, et le prêt était loin de valoir le petit bien de la pauvre femme. Elle eut recours, dans sa détresse, à Yves de Kermartin, dont la science et la sainteté étaient déjà en renom. Comme elle n'avait rien, elle le supplia, dit Yves Suet, de vouloir bien la défendre pour l'amour de Dieu, comme le disent toujours les pauvres au pays de Tréguier. « Oui, répondit Yves, pour Dieu je vous aiderai : Pro Deo te adjuvabo ». Il s'enquit encore soigneusement de la bonté de sa cause ; car, comme dit la Très Ancienne Coutume de Bretagne, nul ne doit commencer pled ne aulre contens, s'il n'entend avoir bon droit et raison, maxime qui est encore invoquée par les avocats et dont saint Yves ne se départit jamais. Le procès de la veuve Levenez fut assez long, le riche Hardel ayant les moyens d'en appeler à toutes les cours ; mais Yves le poursuivit jusqu'à son dernier retranchement et gagna sa cause.

Les mendiants eux-mêmes trouvaient en lui un zélé et ferme défenseur, comme nous le voyons dans le cas du pauvre Constritin, au pays de Tréguier. Je ne sais quelle injustice avait commise contre lui le père d'Yves Catoïc, riche bourgeois de la ville, qui reconnaissait la légitimité de la requête du mendiant, mais dédaignait de lui rendre raison. Le pauvre n'eut d'autres ressources que de s'adresser à celui qu'on appelait déjà l'avocat des malheureux. Yves prit en main, gratuitement, bien entendu, la cause du pauvre mendiant et gagna son procès. C'est le fils du condamné lui-même, Yves Catoïc, qui l'atteste dans l'enquête de la Canonisation.

Un autre pauvre de Pleumeur-Gauthier se trouva sur le chemin d'Olivier Arel de Lézardrieux. Les droits du pauvre étaient réels ; toutefois les preuves ne se voyaient pas facilement, et le seigneur avait l'espoir de triompher, grâce à sa fortune ; mais Yves, invoqué par le pauvre pour le défendre, ne céda devant aucune dépense. Enfin, de guerre lasse, il finit par amener les plaideurs à une réconciliation complète, et Olivier Arel garda pour le saint Avocat l'estime la plus profonde et une grande reconnaissance.

Il s'est passé, vers le même temps, un fait extraordinaire dont a parlé Jean de Coëtfrec, et l'abbé de Bégard s'en est fait l'écho durant la procédure. Il s'agissait d'un jeune homme de Louannec qui avait épousé une fille de sa paroisse. Celle-ci se refusant à suivre son mari, en appela aux tribunaux pour faire invalider son mariage. Yves fut encore appelé pour plaider cette affaire et défendre le jeune homme. En sa présence, la fille de Louannec affirmait que réellement elle avait épousé ce jeune homme, et qu'elle ne voulait pas d'autre mari que lui. Devant le tribunal, au contraire, elle le niait obstinément.. La même scène s'étant répétée plusieurs fois, la cause fut portée jusqu'à Tours. L’official qui était chargé de la juger fut fortement étonné en présence d'un fait qui lui révélait la sainteté de l'Avocat. Ne sachant comment en venir à bout, il descendit de son siège et chargea Yves de porter le jugement, ce qu'il fit pour le plus grand bien des deux contestants.

Une autre fois, c'est une veuve de Tréguier, nommée Alice Hamon, qui avait à se défendre à l'auditoire de Guillaume de Tournemine, contre un nommé Prigent, de la paroisse de Ploézal. L'avocat choisi par la veuve fut Yves de Kermartin. Prigent en avait un autre doué de beaucoup d'audace et de peu de science, à ce qu'il paraît. A défaut de raisons, il accabla son adversaire de toute espèce de noms injurieux. « Trêve d'opprobres et d'insultes, répondit Yves avec beaucoup de calme, tout cela n'affaiblira pas ma cause et ne rendra pas la vôtre meilleure ».

Le nombre des procès que plaida Yves de Kermartin devait être bien considérable en un temps où il n'y avait pas encore de lois écrites et connues du public. Le Droit coutumier n'étant pas le même partout, la rédaction de la Très Ancienne Coutume de Bretagne n'ayant pas encore été faite, les causes devenaient difficiles à plaider, et donnaient lieu à bien des chicanes où le plus fort l'emportait souvent. Yves, devenu officiai et prêtre, a continué, quand l'occasion s'est présentée, de plaider encore à Tours et devant les autres officialités, pour les pauvres et les malheureux auxquels il avait d'avance consacré sa vie. Quand il se fut démis de sa charge d'official, il redevint encore, comme auparavant, l'avocat des pauvres, et nous ne pouvons nous expliquer autrement une foule de procès dans lesquels il est intervenu, à différentes époques de son ministère sacerdotal. « Le glorieux ami de Dieu, Monseigneur saint Yves, dit Alain Bouchard, a voulu cette fonction d'avocat exercer par pitié et par compassion jusques au temps de son trépas ».

§ V. — Saint Yves chancelier chez l'Archidiacre de Rennes.

Fatigué de ces courses et des procès qui lui demandaient un travail continuel ; se sentant attiré vers l'état ecclésiastique, qui lui permettrait encore de se sanctifier davantage et de faire plus de bien aux pauvres, Yves profita de l'invitation de l'archidiacre Maurice pour aller finir son cours de théologie et d'Ecriture-Sainte chez les religieux Franciscains de Rennes. Maurice avait entendu parler de la haute science et du zèle charitable d'Yves de Kermartin. Il avait même pu le voir à Rennes où les besoins de ses clients l'avaient appelé plus d'une fois. Il désira bien se l'attacher, parce que les Rennois étaient moult litigieux, espérant ainsi simplifier les occupations nombreuses que lui donnait la gestion de sa mense et faire rentrer plus régulièrement les revenus qui étaient les biens des pauvres. Il s'ouvrit donc de son désir à l'Avocat breton qui consentit à se rendre auprès de lui. Devint-il official de l'Archidiacre ? Nous n'en savons rien d'une manière bien positive, bien que quelques témoins le laissent supposer dans l'Enquête. On ne sait pas d'ailleurs en quoi consistaient les fonctions d'un archidiacre à cette époque. On sait que plus tard, les archidiacres s'étant partagé l'administration des diocèses, pouvaient user de tous les moyens légaux accordés par le Droit, pour en appeler à leurs tribunaux, contraindre et incarcérer. L'office du Bréviaire du Petit Séminaire de Tréguier dit simplement que l'Archidiacre de Rennes appela Yves de Kermartin pour être son chancelier ou porte-scel, ut esset suus sigillifer.

Les tribunaux ecclésiastiques remontaient à Constantin, qui avait permis à chaque évêque de juger ses clercs. Ne pouvant toujours présider son tribunal, l'Evêque se faisait remplacer par un juge, qu'on nommait afficial. Ce juge devait être prêtre et docteur, ou au moins licencié en théologie et en Droit-Canon. Le promoteur remplaçait près de ce tribunal les fonctions de ministère public, et devait aussi être clerc. Les avocats y prenaient les noms de procureurs-postulants, et les greffiers la qualification de notaires apostoliques. Le tribunal ecclésiastique portait souvent le nom d'Officialité. Sa compétence devait, primitivement, comme aujourd'hui encore, se restreindre aux clercs ; mais peu à peu elle s'étendit davantage, parce qu'il était admis que toutes les personnes misérables, veuves, orphelins, pauvres, appartenaient à la juridiction ecclésiastique. Enfin, l’Eglise devant décider des cas de conscience, tous les procès rassortissaient plus ou moins directement de ses tribunaux. Au treizième siècle, les Seigneurs se plaignaient de ce qu'ils regardaient comme une usurpation ou un empiètement, et la royauté en profita pour restreindre la puissance du clergé et la juridiction des officialités. La pragmatique-sanction, dite de saint Louis, ne fut que l'écho de ces plaintes et un moyen plus ou moins pratique de diminuer le nombre des procès.

L'Église, obligée de se subvenir à elle-même et de soulager les malheureux, avait des biens dont on a exagéré l'importance. Les biens des chanoines s'appelaient prébendes et étaient distribués ou affectés aux principaux dignitaires du Chapitre. La portion qui restait en commun s'appelait mense capitulaire et forma le fonds sur lequel se prélevait l'argent nécessaire pour les distributions faites aux chanoines. C'est là le revenu dont était chargé l'archidiacre Maurice, et c'est pour le faire rentrer plus régulièrement qu'il appela Yves de Kermartin à sa cour. L'enquête de la canonisation ne le dit pas ; mais il faut bien le savoir et le dire une fois pour toutes, que l'Enquête n'a pas la prétention de faire l'histoire de saint Yves. Les témoins qui se présentent ont pour but de faire ressortir la sainteté et la puissance, auprès de Dieu, du bienheureux Yves Héloury, et ne parlent qu'incidemment des faits se rapportant à l'histoire de sa vie. Souvent même ils avouent n'être pas bien sûrs de l'époque ni du lieu, ni du nom des personnes. Cette digression nous permettra de poursuivre, sans nous arrêter désormais, le récit de la vie de saint Yves, telle que nous l'avons comprise.

L'Archidiacre fut heureux et fier d'avoir trouvé un pareil chancelier, Il avait expérimente ses capacités extraordinaires, et malgré l'humilité et la discrétion de son porte-scel, il avait aussi découvert ses austérités continuelles. Quand les jeunes gens du pays de Tréguier venaient à Rennes, l'Archidiacre profitait de l'absence d'Yves, pour les mener voir sa chambre. « Voyez, leur disait-il, en leur montrant son grabat, c'est là que couche Yves de Kermartin, l'homme le plus savant de. Rennes. Cependant il pourrait bien, s'il le voulait, avoir une autre chambre et un bien meilleur lit ». C'était, dit le Seigneur de la Roche-Huon, un pauvre grabat formé de quelques morceaux de bois et de copeaux, avec une poignée de paille ; le tout recouvert d'un méchant lambeau de toile de chanvre !

Pendant les heures libres que lui laissaient les devoirs de sa charge, Yves se livrait à l'étude du Droit canonique et de l'Ecriture-Sainte. Les Frères-Mineurs, appelés aussi Cordeliers, venaient de fonder une Maison à Rennes. Il y avait, dans ce couvent, un religieux célèbre par sa sainteté, nommé Raoul. Yves s'attacha à lui, et suivit avec assiduité les leçons publiques qu'il donnait dans son monastère, avec l'aide de ses frères. C'est sous leur savante direction qu'il compléta son cours de Droit, dans les rapports que la législation ecclésiastique pouvait avoir avec les Coutumes de chaque province. L'Écriture-Sainte, qu'il n'avait pas encore étudiée, eut pour lui le plus vif attrait. Aussi s'adonna-t-il à cette étude, qui devrait être regardée comme la base de la religion, avec toute l'ardeur de ses jeunes années ; et toute sa vie il continua depuis à porter sur lui le texte sacré qui, souvent même, lui servait d'oreiller pour ses heures de repos. Après le cours d'Ecriture-Sainte, la théologie occupait tout son temps libre. On l'enseignait alors, suivant la méthode de Pierre Lombard, le savant évêque de Paris et le maître de saint Thomas d'Aquin ; elle se divisait en quatre parties appelées Livres des Sentences, et se basait sur la tradition des Pères de l'Eglise, contre laquelle viendront éternellement se briser les sophismes de toutes les écoles de l'hérésie. Le premier Livre traite de Dieu ; le second des Anges ; le troisième de Jésus-Christ fait homme, et le quatrième des Sacrements, y compris la mort, le jugement, le paradis et l'enfer. Yves, étudiant ce quatrième Livre sous la direction de Raoul, qui était en même temps le guide de sa conscience, fut tellement pénétré de la crainte des jugements de Dieu et de la nécessité de la pénitence, qu'il augmenta encore ses austérités et se livra à des macérations effrayantes, pour dompter sa chair rebelle. C'est lui-même qui en fait l'aveu à Guy-Pierre Morel, Frère-Mineur du Couvent de Guingamp, dans sa dernière maladie. « C'est pendant que j'étudiais le quatrième Livre des sentences, dit-il, avec beaucoup de peine et seulement pour obéir, c'est alors que ces grandes vérités firent naître dans mon âme le mépris complet des choses de ce monde et l'amour des biens éternels. Une grande lutte s'est livrée en moi, entre la raison et la sensualité et je l'ai soutenue pendant huit années. La neuvième année, j'ai cru avoir triomphé de la chair, et j'ai pris un habit de pénitence pour en inspirer l'amour à ceux qui n'avaient pas eu le même bonheur, et pour me faire souvenir moi-même que je n'étais qu'un pauvre et misérable pécheur ».

La dixième année Yves s'habilla plus pauvrement encore, mais c'était toujours pour venir plus facilement en aide aux malheureux. Il y avait à Rennes deux étudiants pauvres de son pays, Olivier Le Floc'h, qui devint vicaire de Tréguier; et Derien Guyomar, qui entra dans l'ordre des Frères-Prêcheurs de Guingamp.

De trois jours en trois jours il leur donnait deux deniers, somme suffisante pour leur entretien. Aux grandes solennités de Noël, Pâques, la Pentecôte et la Toussaint, quand l'archidiacre était absent, comme le fait remarquer Olivier Le Floc'h, il les invitait de plus à dîner. On préparait un festin, comme c'est l'usage à pareils jours, et quand les tables étaient dressées et les plats servis, Yves faisait mettre tout le repas dans un grand panier, puis envoyait Le Floc'h chercher ses gens, c'est-à-dire les pauvres qui s'empressaient d'accourir. Les portes s'ouvraient au large et le bienheureux les servait de ses propres mains, et leur donnait à boire et à manger. Il se mettait à table ensuite avec ses deux compatriotes, et partageait entre eux et les domestiques les mets les mieux préparés, se contentant lui-même d'un pain grossier, de quelques légumes et d'un peu d'eau puisée à la fontaine Gormaye.

On ne sait pas combien de temps Yves resta chez l'archidiacre. Quelques-uns croient qu'il profita de son séjour à Rennes pour recevoir les ordres mineurs et les grands ordres jusqu'au diaconat. Rien ne le prouve cependant, et l'on peut supposer qu'il voulut rentrer dans son pays, avant de gravir les degrés irrévocables des ordres sacrés. Il avait fini ses études théologiques et pénétré le sens intime des Saintes Ecritures, tout en remplissant avec une grande fidélité les devoirs de sa charge auprès de l'archidiacre. Le Bréviaire du Petit Séminaire de Tréguier laisse entendre que ce dignitaire ecclésiastique, tant soit peu avare, non pour lui sans doute, mais pour les intérêts qui lui étaient confiés, trouvait son chancelier trop prodigue, et qu'il le remercia de ses services. Cela tient peut-être aux grandes réunions de pauvres qui se faisaient pendant son absence, et dont quelques malveillants avaient pu exagérer l'importance. Quoiqu'il en soit, Maurice l'aimait beaucoup et admirait sa science et sa grande vertu. Aussi, quand le jour du départ fut venu, l'embrassa-t-il en pleurant. On ne se sépare pas d'un saint, sans éprouver intérieurement quelque chose qui ressemble tant soit peu au remords. Pour en atténuer l'amertume, l'archidiacre crut faire beaucoup en lui donnant le meilleur de ses chevaux pour s'en retourner, dans son pays. Yves montra, dans cette circonstance encore, combien l'amour des pauvres lui était préférable. Il vendit le cheval pour leur en donner le prix, à l'intention de son maître, et s'en retourna à pied, à son manoir de Kermartin, qu'il était d'ailleurs bien pressé de revoir. S'il faut en croire Maurice Geoffroy et ceux qui l'ont copié, notre pieux compatriote fut comme les bons bretons, pris d'un ennui profond, loin de son pays ! Ce n'était pas cependant sa première absence, et il en était bien plus loin à Paris et à Orléans ; mais il arrive un moment où le besoin de revoir son village, ses parents est comme irrésistible. D'ailleurs les Rennois, assez difficiles à gouverner, semblaient n'apprécier que bien peu tout le bien que faisait Yves parmi eux. C'étaient, dit Alain Bouchard, des gens litigieux, brigueux, pleins de subtiles tromperies, habitués à toutes déceptions, et nouvelles cautelles de plaidoyeries.

Il est possible que, pour essayer de tromper la science de l'Official, ce soient les habitants de Rennes qui aient porté à son tribunal cette cause singulière et plaisante à la fois. Un riche seigneur aurait intenté un procès à un pauvre malheureux, qui passant près de sa cuisine avait respiré l'odeur des mets succulents préparrés pour son souper. Yves ne fut guère embarassé, et pour payer le seigneur de la même monnaie, il fit sonner à son oreille un écu d'or qu'il demandait pour dommages-intérêts, en lui disant que le son suffisait bien pour payer l'odeur. Cette histoire, rapportée par M. Kerdanet, a été répétée plus tard par quelques auteurs du XVIème siècle, et a trouvé sa place dans les ouvrages destinés à l'amusement de la jeunesse. Yves, qui était la droiture même, ne dut pas regretter beaucoup de quitter cette ville où les caractères étaient si peu en harmonie avec le sien. A Tréguier, on l'attendait avec impatience, et il y fut reçu, dit Albert Le Grand, au grand contentement de tout le monde.

§ VI. — Saint Yves prêtre et official à Tréguier.

D'après Dom Lobineau, Alain de Bruc, évêque de Tréguier, aurait réclamé son diocésain en lui refusant des Lettres dimissoriales pour entrer dans les ordres à Rennes. Ce fut donc avec une joie facile à comprendre qu'il vit Yves de Kermartin rentrer dans son pays natal. Sa réputation de savant avocat ne s'était pas perdue au pays trécorrois, et le bruit du succès qu'il avait obtenu à Rennes et de la sainteté qu'il y avait pratiquée, ne le rendait que plus cher à ses compatriotes. Les pauvres en particulier soupiraient après son retour. Instruit autant qu'il était possible de l'être à cette époque, exercé à toutes les pratiques de la plus tendre piété, Yves était mûr pour le sacerdoce. Bien volontiers, les habitants de Tréguier eussent proclamé qu'il fallait l'ordonner, afin de couronner cette vie toute ecclésiastique par le degré qui en est comme la perfection.

Mais, comme tous les saints, Yves redoutait de franchir le dernier pas de la hiérarchie sacrée. Par obéissance pour son Evêque, il consentit à recevoir les ordres dans la cathédrale de Tréguier, puis le sacerdoce, des mains d'Alain de Bruc, qui eut toujours pour lui la plus grande estime et une vénération profonde. Ce jour fut pour le saint prêtre une occasion de se rappeler tous les souvenirs de sa pieuse enfance, de sa première jeunesse, et des grâces signalées qu'il avait reçues par l'entremise de la Sainte Vierge, dans l'église de saint Tugdual. Jour solennel de son sacerdoce ! Quel est le prêtre qui ne sent pas dans son âme un saint frémissement et les plus suaves pensées, toutes les fois qu'il en évoque le souvenir !

Tout porte à croire que les parents du nouveau prêtre ne vivaient plus. Ils avaient été enterrés dans un vaste caveau qu'on a découvert dernièrement dans le cimetière, non loin de la chapelle de Minihy, et ou le bienheureux désirait tant d'être déposé lui-même. Si leur fils n'assista pas à leurs derniers soupirs, la mère reçut la consolation, dans ce moment suprême, de savoir, par un songe mystérieux, que l'enfant qu'elle avait tant aimé vivait de manière à devenir un saint. Leur autre fils, qui n'est connu que par les tendres soins que sa femme eut pour son beau-frère, avait sans doute suivi la carrière des armes, et accompagné les seigneurs de son pays dans quelque expédition lointaine, où il aura perdu la vie. La Bretagne était en paix sous le règne de Jean Le Roux qui avait succédé à Pierre de Dreux ; mais les chevaliers, toujours armés, cherchaient des aventures en pays étrangers, pour ne pas perdre l'habitude de guerroyer. Leurs filles habitaient avec leurs maris, et les historiens ne s'en occupent pas davantage. La vie du Bienheureux est le seul point qui fixe leur attention désormais !

L'Eglise voulait que chaque Evêque en ordonnant un prêtre, et même un clerc, lui assignât un revenu suffisant pour qu'il pût vivre sans être à charge à personne. Les paroisses étaient des bénéfices auxquels les fondateurs se réservaient le droit de nommer. A leur mort, ce droit revenait généralement à l'Evêque diocésain. Tel était le pas de la paroisse de Trédrez, alors vacante, et ce bénéfice fut attribué à Yves Héloury de Kermartin. Avec Loquémau (aujourd'hui Locquémeau), sa trêve, elle devait offrir des avantages sérieux, dont profitera le nouveau recteur pour soulager les pauvres alors si nombreux.

L'ordination d'Yves de Kermartin dut avoir lieu vers l'an 1285. Quoique bénéficier de Trédrez, il n'était pas tenu d'y résider, ou du moins son Evêque pouvait l'en dispenser. C'est ce qui arriva probablement dès les premiers jours après son ordination, car Alain de Bruc, qui connaissait sa haute compétence dans le Droit, en fit aussitôt son official. Il n'est pas question d'un second official, comme nous le verrons plus tard, de sorte que le recteur de Trédrez fut seul à remplir la fonction de juge à la place de l'Evêque. C'était une nouvelle phase dans sa vie. A cette époque, les intérêts du monde et ceux de l'Église étaient souvent confondus, et l'official devait être juge, non-seulement pour les causes ecclésiastiques, mais souvent aussi pour les causes civiles. Les biens de l'Eglise, légués pour la plupart par des personnes pieuses, avaient une destination : quelquefois c'était le patrimoine des pauvres confié à l'Evêque ; souvent ils étaient destinés et suffisaient à peine à l'entretien du clergé, aux réparations des églises, aux subventions des écoles presbytérales et aux nécessités du culte. Ordinairement ces biens étaient disséminés dans les grandes propriétés seigneuriales, et comme toujours, les intéressés cherchaient à amoindrir ces revenus. De là, des procès sans fin, des usurpations à arrêter et des droits à faire valoir contre la prescription et la mauvaise foi.

D'un autre côté, des monastères de religieux étant établis un peu partout, ces établissements avaient aussi leurs droits, leurs privilèges et leurs immunités. Les seigneurs, en échange de leurs libéralités envers les églises, y conservaient le plus souvent leurs droits de prééminence, de tombes et d'autres privilèges encore. Imaginez tous ces droits, ces privilèges, ces redevances, ces rentes peu uniformes, ces corvées, ces immunités s'enchevêtrant dans une confusion née de la force même des choses, et vous aurez une idée des difficultés qui pouvaient se présenter journellement au tribunal de l'Evêque, seigneur spirituel et quelquefois temporel de tout un pays ! Ajoutez à cela des droits mal définis, des coutumes locales qui avaient force de loi, et variaient d'un diocèse à l'autre, et souvent même dans deux paroisses limitrophes, et vous comprendrez combien il fallait de connaissances et d'habitude pour débrouiller ce chaos. La vénalité des tribunaux, la pression exercée par les seigneurs sur les juges, l'abandon des droits du pauvre qui n'avait personne pour le défendre, c'était la plaie du siècle qui passait. Yves qui s'était constitué l'avocat des pauvres et des malheureux, était désigné par tous comme devant être leur juge.

Il n'est pas impossible que, dans sa carrière d'avocat, Yves de Kermartin ait commencé à faire le résumé des différentes coutumes locales, pour en constituer un corps de lois qui, depuis, a régi la province de Bretagne. C'est, en effet, une vingtaine d'années après sa mort qu'en a paru la première rédaction. Toutes ces considérations, jointes à la réputation de notre bienheureux, déterminèrent l'évêque de Tréguier à le choisir pour son officiai. Inutile de dire combien ce choix fut agréable au clergé Trécorrois, justement fier de l'éclat dont avait été entouré jusque là leur illustre compatriote.

Yves ne vit dans cette dignité qu'un moyen de plus de faire du bien aux pauvres et d'abréger les procès, en réconciliant les partis. Hervé de Coatreven, sacriste de la cathédrale de Tréguier, dit, en effet, qu'il était de sa connaissance qu'une fois nommé official il donnait exactement aux pauvres le tiers de ce que lui rapportait ce bénéfice, qu'il terminait les procès rapidement, en mettant les parties d'accord, à moins qu'il ne s'agit d'affaires matrimoniales, pour lesquelles il était nécessaire de prononcer un jugement. Deux autres témoins vinrent corroborer l'affirmation de Hervé. L'un d'eux l'a vu plusieurs fois, à peine ses émoluments touchés, en verser immédiatement le tiers entre les mains des pauvres qui se trouvaient présents.

Hauron Denis nous apprend que jamais il n'a vu le savant official s'emporter, ni même témoigner son mécontentement aux plaideurs, à moins d'être convaincu qu'ils étaient de mauvaise foi. Alors, seulement, il les réprimandait fortement et paraissait s'irriter quelque peu, puis les engageait à revenir à de meilleurs sentiments, et parvenait, par ses douces et saintes paroles, à les réconcilier tout à fait. Jamais on ne l'a entendu prononcer une sentence sans voir en même temps ses larmes couler avec abondance, à la pensée que lui-même serait jugé un jour !

Les frères Potarn de Lanmeur, dont l'un fut son compagnon d'études, étaient en procès avec leur beau-père, Geffroy de l'Isle, de la paroisse de Plougasnou, pour quelques arpents de terre. Personne ne pouvait les mettre d'accord. Yves lui-même y avait perdu sa peine. Un jour il les rencontra en même temps dans la cathédrale de Tréguier. Il alla aussitôt à leur rencontre, et leur dit, les larmes aux yeux : « Pour l'amour de Dieu, je vous en supplie, faites donc la paix entre vous ». Ils répondirent tous les trois qu'ils réclamaient leurs droits et ne céderaient jamais. Yves, devant dans quelques instants célébrer la messe, leur dit de l'attendre et de prier. « Après la messe, ajouta-t-il, vous viendrez encore me trouver ». Ils assistèrent eux-mêmes au Saint-Sacrifice et sentirent aussitôt quelque chose de changé en eux. Aussi virent-ils avec plaisir le saint prêtre revenir à leur rencontre après la messe. « Monsieur, lui dirent-ils, faites de notre procès ce que vous voudrez ; nous nous soumettons entièrement à votre jugement ». C'est ce qu'ils firent, en effet, et Geffroy ne put s'empêcher d'affirmer qu'il regardait cette réconciliation comme un miracle obtenu par les prières du Bienheureux.

Les pauvres étaient toujours l'objet de ses soins les plus tendres, et de son attention la plus délicate. Typhaine de Pestivin, qui a dit subvenir plus d'une fois à ses dépenses, atteste que pendant son séjour en son château de Trévern, elle a plusieurs fois entendu dire qu'Yves, étant official de l'Evêque de Tréguier, se dépouillait de ses habits à fourrures pour les donner aux pauvres. Quelquefois, ajoute-t-elle, pour dissimuler ses largesses, il portait un costume de juge un jour ou deux, en retirait les ornements qu'il feignait d'employer à un autre usage, puis s'en dépouillait entièrement pour habiller les malheureux. « Au premier jour de son entrée à l'évêché comme official, je l'ai vu, dit Derrien, recteur de Trégrom, revêtir des habits convenables à sa dignité, puis le lendemain, il entra à l'hôpital pour les distribuer aux pauvres, et on le vit sortir avec une tunique grossière, et un pardessus plus grossier encore ». Il porta ces vêtements jusqu'à sa mort, c'est-à-dire quinze ans environ, comme l'ont attesté une foule d'autres témoins.

C'est probablement pendant qu'il était official que les gens du Roi, étant venus à Tréguier pour préléver je ne sais quel impôt exorbitant, voulurent piller la cathédrale pour se faire payer ce qu'ils n'avaient pu arracher aux habitants. Yves avait essayé de les convaincre par la raison et le droit qu'il connaissait mieux que personne ; mais devant leur obstination, il alla passer la nuit dans l'église, pour la garder contre leur brigandage. Dès qu'ils voulurent y entrer par la force et par la violence, il se posa sur leur passage et les fit reculer, sans s'arrêter aux injures les plus grossières dont ils ne cessaient de l'accabler. La victoire lui resta, et il montra par là que s'il savait résister aux efforts de ceux qui cherchaient à opprimer les malheureux, il ne mettait pas moins d'ardeur à défendre par la force de son bras les droits de l'Église injustement attaquée.

Il faut sans doute rapporter à cette époque de la vie de notre Bienheureux plusieurs des miracles qui se sont passés à Kermartin et dans les environs de Tréguier. Son manoir était le quartier-général des pauvres. Nous ne devons pas nous attendre encore à cette organisation merveilleuse qui permet de continuer l'œuvre, des établissements de bienfaisance et de charité, tels qu'ils seront constitués trois siècles plus tard, par un autre apôtre de la charité chrétienne, saint Vincent de Paul. Le temps n'était pas encore à la théorie, il fallait d'abord montrer la pratique de cette vertu au monde, comme le fit notre divin maître cœpit facere. Ce fut aussi constamment la maxime de notre saint Yves, et il nous donne la mesure du modèle le plus achevé de la charité ; il donnait tout ce qu'il avait, puis invoquait la puissance de Dieu pour opérer le reste. Quand il passait dans les rues, il marchait la tête modestement baissée, saluait tout le monde avec bienveillance, mais, si c'était un pauvre, il y mettait plus de respect encore. Sa société ordinaire était celle des pauvres, et il fuyait autant qu'il le pouvait la compagnie des riches et des puissants.

Jamais, dit Yves Catoïc, on ne l'a vu refuser l'aumône. Quand il n'avait plus d'argent, il donnait le pain de sa maison, souvent la fournée tout entière. Lorsque le pain était distribué, il donnait ses vêtements, et plus d'une fois on l'a vu se dépouiller lui-même pour habiller les pauvres nécessiteux. Comme sa maison ne suffisait pas pour loger tous les malheureux qui s'y pressaient, il fit bâtir, tout auprès, un hôpital pour les recevoir, et là, dit Geffroy, son ancien vicaire, il leur donnait tout le bien qu'il avait reçu du bon Dieu. Avant de dîner lui-même, il distribuait, de ses propres mains, du pain aux pauvres qui se trouvaient à sa porte. Il en invitait même un certain nombre à manger avec lui. Il les faisait asseoir à sa table, partageait avec eux son morceau de pain d'orge, les légumes et les fèves de ses champs, et comme il n'y avait chez lui que de l'eau pour toute boisson, il en faisait boire à, ses convives improvisés et buvait ensuite dans la même écuelle. Quand j'ai dit qu'il les faisait asseoir à sa table, c'est une manière de parler, car sa table, à lui, c'était la terre nue sur laquelle il s'asseyait avec ses amis, les pauvres, qu'il regardait aussi comme les amis du bon Dieu. Après le repas, il mettait discrètement dans le bissac de chacun un gros morceau de pain pour leur souper.

Si les hôtes de Kermartin étaient des malades ou des infirmes; le saint prêtre savait varier son menu : une soupe au lard, une écuellée de cidre, parfois un peu de vin et d'autres délicatesses, qu'il se refusait impitoyablement à lui-même. Quand la nuit était proche, il les retenait à coucher, leur lavait lui-même les mains, les seules fois sans doute où l'eau touchait à leur épiderme endurcie, leur servait tout ce qu'il y avait de friandise dans sa pauvre demeure ; puis après avoir préparé, de ses propres mains, un lit pour les coucher, il leur aidait à s'y mettre. Pour lui, il prolongeait longuement dans la nuit son travail et ses prières, jusqu'à, ce que la fatigue ne l'obligeât à s'étendre sur la terre humide, dans un coin quelconque de sa chambre. Un jour, lisons-nous dans son office, un pauvre arriva un peu tard à Kermartin, et de crainte d'importuner la maison, il se coucha sur une pierre qu'on montre encore non loin de la porte. Yves, en sortant le matin de bonne heure, heurta ce pauvre tout glacé et presque mort de faim et de misère. Aussitôt il le fait entrer, le couche dans son lit, le recouvre de ses propres vêtements, et pour se punir de cette faute bien involontaire pourtant, se met lui-même, la nuit suivante, à la place du pauvre et prend son sommeil sur cette pierre dure, sans aucune couverture, pendant un hiver très rigoureux.

Dieu, par un miracle que le saint homme dissimulait de son mieux, lui rendait quelquefois les vêtements dont il s'était dépouillé et remplissait de blé le coffre ou arche qu'il venait de vider pour nourrir les malheureux. Aussi, plein de confiance dans cette bonté infinie, dont la providence s'étend jusqu'aux moindres créatures, Yves donnait toujours et donnait largement. Il n'y avait pas que les pauvres à lui demander l'hospitalité, les religieux mendiants aimaient aussi à descendre chez lui. Rempli de déférence pour eux, à cause de la sainteté de leur caractère et de leurs vœux monastiques, il les recevait, dit Jean de Kergoz, avec une certaine élégance de table et de toilette, leur servait des plats bien préparés et même du bon vin, pendant que lui-même se contentait d'un pain grossier, avec quelques pois chiches et des fèves cuites simplement à l'eau et au sel, encore ce dernier assaisonnement y manquait souvent. Ces bons religieux s'en étant à peine aperçus, s'imaginaient avoir été reçus dans un presbytère richement pourvu. C'est sans doute ce que voulait le bienheureux, autant par charité que par modestie.

A voir le nombre prodigieux des pauvres qui, dans l'année, recevaient l'hospitalité à Kermartin, on est porté à se demander si Dieu ne multipliait pas les mendiants, au pays de Tréguier, pour révéler la charité de son serviteur. « Pour une seule nuit que j'y ai couché, dit Henri Fichet, j'ai vu neuf pauvres logés et hébergés par le saint homme. Le lendemain il leur dit la messe dans sa chapelle, et comme il n'y avait plus de pain dans la maison, il leur distribua, à chacun, avant de les renvoyer, une bonne mesure de farine ».

Un jour il vit arriver chez lui, du pays de Vannes, une sorte de ménétrier nommé Riwalan, avec sa femme et quatre enfants, sans vêtements et sans pain. Yves, qui savait qu'on pénètre sou vent jusqu'à l'âme, en soulageant les misères du corps, commença par leur donner des habits, de la nourriture et sa propre maison pour demeure. Il leur prêcha ensuite la parole de Dieu, et en fit de bons chrétiens. La veuve Riwalan, nommée Cathovad, était âgée de quatre-vingts ans, quand elle vint déposer dans l'enquête de la canonisation du saint. Retirée de la misère morale, plus grande encore que la misère physique, par la charité du saint prêtre, cette pauvre famille lui demeura toujours très dévouée. Amice, l'aînée des filles, resta même à son service, et c'est elle qui alla avertir l'Evêque de Tréguier quand elle vit son maître rester plus d'une semaine dans sa chambre, sans rien manger, de crainte qu'il ne fût mort faute de nourriture. Conan, son beaufrère, accourut en toute hâte, et ayant brisé la porte de sa chambre, le trouva en prières, à genoux, sur le plancher. Un ange, disait Amice, a dû le nourrir pendant ce temps, car ses traits n'étaient nullement altérés. Depuis ce moment on ne le dérangea plus de ses extases et il fut encore, quelque temps après, quinze jours, sans rien prendre.

Les pauvres ne sont pas toujours bien faciles à soulager : tout leur manque. Comme les oiseaux du ciel et les fleurs des champs, ils sont sans prévoyance, et il faut pourvoir à tous leurs besoins. Yves, retournant de la Roche-Derrien, un jour de marché, qui était comme aujourd'hui le vendredi, fit la rencontre d'un pauvre qui paraissait bien malheureux. « Prenez ce pain, lui dit-il, en tirant de sa poche un grand morceau de pain qu'il avait acheté aux portes de la ville, prenez ce pain et que Dieu vous bénisse ! ». « Que voulez-vous que j'en fasse, répondit ce malheureux ? Je vais mourir de froid comme vous le voyez ; je souffre cruellement de la fièvre ; je n'ai pas de vêtements ». Yves n'avait qu'un habit, n'importe ! il s'en dépouille pour couvrir les membres glacés de ce malheureux, puis s'en retourne comme il peut, et envoie Rivoal Le Floc'h, son tailleur, à la Roche, acheter trois aunes de bure, pour lui faire un autre vêtement, qu'il donna encore sans doute, au premier pauvre qui se sera présenté.

Un autre jour, en effet, son tailleur venait lui apporter une soutane toute neuve qu'il avait travaillée de son mieux, lorsqu'un mendiant entre dans la maison, couvert de haillons. « Essaie cet habit, lui dit Yves, afin que je voie sur toi s'il est bien fait ». Le pauvre refuse d'abord, croyant à une plaisanterie. Le prêtre insiste et le malheureux, tout honteux, consent à revêtir cette soutane. Il lui fallut prendre aussi le capuchon, et Yves l'obligea à garder le tout. « Te voilà désormais très bien habillé, ajouta-t-il avec bienveillance, va maintenant gagner ton pain et que Dieu te bénisse ».

Plus d'une fois Yves laissa ses habits en gage, pour procurer du pain à ses hôtes habituels. C'est pour eux que Dieu lui avait donné du bien, et nous voyons combien largement il distribuait sa fortune. Sa charité a dù être payée par les consolations intérieures les plus suaves. Un jour même il eut le bonheur de recevoir, comme les disciples d'Emmaüs, Notre Seigneur visiblement à sa table. Ce jour donc, dit Yves Suet, j'allai dîner chez lui à Kermartin. A mon arrivée, il venait de distribuer le dernier pain d'une fournée tout entière. Au moment de nous mettre à table, nous vîmes entrer un pauvre tout hideux, couvert de méchantes guenilles il demandait l'aumône. Yves le fit asseoir à table, en face de lui, puis manger dans sa propre assiette. Le pauvre prit peu de chose et voulut sortir tôt après, comme suffisamment rassasié. Avant de passer le seuil, il se retourna vers nous, et dit en breton « Kenavo. Doue vo guenac'h : adieu, que le Seigneur soit avec vous ». Et ce mendiant, naguère hideux, parut si brillant de clarté, que nous en étions comme éblouis. Yves se prosterna contre terre, la face baignée de larmes. « Ah ! je le vois bien maintenant, s'écria-t-il, Dieu a envoyé un de ses anges pour me visiter ». C'était plus qu'un ange ! C'était Jésus-Christ lui-même ! Yves fut plusieurs jours sans vouloir s'asseoir à cette table, qui avait été sanctifiée, comme un autel, par la présence de Notre Seigneur !

Nous ne pouvons jamais passer devant cette vaste cour de l'ancien manoir de Kermartin sans nous représenter cette multitude de pauvres, qui recevaient de lui, avec le pain matériel, la parole qui console et ce regard bienveillant qui guérit tant de misères ! Ce miracle de la multiplication des pains, si souvent opéré devant cet antique manoir, semble se renouveler encore chaque année au XIXème siècle, dans la maison bâtie sur ses ruines. Le bon fermier qui l'habite nous a dit plusieurs fois, que le jour du pèlerinage de saint Yves il donne à tous les pauvres qui se présentent, et Dieu sait s'ils sont nombreux, sans que la provision lui ait jamais manqué !

§ VII. — Saint Yves recteur de Trédrez.

Trédrez est un joli bourg situé sur un monticule qui domine toute la baie de Saint-Michel-en-Grève. Du clocher de l'église on découvre les côtes de Saint-Efflam, l'isthme du Léon, avec les riches découpures de ses falaises. A gauche sont les plaines de Saint-Milliau, la petite chaîne assez élevée de Plounérin ; droite, la vaste mer ! Il y a peu de sites plus pittoresques, plus propres à élever l'âme vers le ciel et à nourrir les grandes pensées. Le peuple, primitivement évangélisé par saint Quémau et les saints Evêques de Coz-Guendet, y est généralement bon ; sa foi est vive comme l'air pur qu'il respire !

Yves de Kermartin était titulaire de cette paroisse depuis son ordination. Il y résidait peu de temps cependant, étant retenu presque toujours à Tréguier, par ses hautes fonctions et les devoirs de l'officialité qu'il tenait à acquitter avec une scrupuleuse exactitude. Il se peut, qu'après sa prêtrise, il ait demeuré quelque temps à Trédrez, et maintenant que les habitants le voyaient plus rarement, ils se laissaient aller à des murmures qui touchèrent profondément le cœur de leur recteur. Sans doute Geffroy Riou ou Jupiter, son vicaire, remplissait le ministère à sa place, mais cela ne leur suffisait pas. Aussi s'opposèrent-ils un jour à son départ pour Tréguier, et Yves dut s'esquiver de son presbytère par une porte secrète qu'on y montre encore. Ce fut sans doute ce qui détermina le saint prêtre à se démettre de son officialité, pour rester avec ses paroissiens, dont l'Eglise, après tout, lui avait confié la garde.

Les habitants de Trédrez ne s'étant pas présentés à l'enquête de la Canonisation, à part Geffroy, l'ancien vicaire de cette paroisse, alors recteur de Tréduder, il nous est bien difficile d'avoir quelque chose de positif sur le passage de saint Yves au milieu de cette population. Il n'est pas besoin cependant de dire qu'il apporta pour l'instruire et la sauver, le zèle, la science et les mortifications, dont il donnait depuis longtemps l'édifiant exemple, et l'on montre encore, dans un carrefour, non loin du bourg, une pierre sur laquelle il se tenait de longues heures à genoux, pour réciter son office et lire les Saintes Ecritures. A l'entrée du cimetière se voit une autre pierre assez étroite, qui lui servait, dit-on, d'oreiller, pendant les quelques heures qu'il se livrait au repos. Le presbytère actuel remonte à cette époque, et sauf quelques restaurations devenues nécessaires, saint Yves l'a habité tel que nous le voyons aujourd'hui !

Pendant son séjour à Trédrez, Yves fit la connaissance d'une famille qui lui resta très attachée dans la suite. Typhaine de Pestivien avait épousé le seigneur de Keranrais, le père de l'un des héros du Combat des Trente, qui habitait alors le château de Coatrédrez, dans la paroisse de Saint-Michel. Elle avait trouvé dans le saint recteur une direction bien précieuse pour son âme, et comme elle était elle-même très généreuse pour les pauvres, elle se plaisait à joindre ses aumônes à celles du saint prêtre, pour le soulagement des malheureux. La pieuse famille engagea le recteur de Trédrez à visiter avec elle le tombeau de saint Ronan, qui attirait, chaque année, une foule de pèlerins le jour de sa fête. Peut-être était-ce à l'occasion de la Tourménie, et pour gagner l'indulgence qui y était attachée, La Tourménie est une procession célèbre qui a lieu encore tous les sept ans, autour de la montagne de Ménéhom, en suivant le chemin par où avait passé le corps de saint Ronan, quand il fut transporté par ses disciples, de Hillion, près de Saint-Brieuc, où il mourut, jusqu'au lieu de sa sépulture.

Le long de la route, Yves ne perdait aucune occasion de prêcher la parole de Dieu. Madame de Keranrais étant donc fatiguée, s'arrêta. pour se délasser sur la pierre d'un carrefour, par où passaient les pèlerins. Yves commença à expliquer l'Evangile du jour. Le seigneur de Coatpont qui, par hasard, suivait la même voie, voulut se moquer du prédicateur et de ceux qui l'écoutaient : « Voyez-vous, leur dit le Bienheureux, cet homme qui passe fièrement, dédaignant d'écouter la parole de Dieu ! S'il y avait eu ici à ma place, cinq ou six filles à danser avec le tambour du diable, il se fut arrêter pour danser avec elles ». Le chevalier s'arrêta aussi, mais par la force d'en haut, frappé subitement d'une paralysie qui lui ôta l'usage de ses membres. Sur l'avis de ceux qui l'accompagnaient, il eut recours au saint, avoua sa faute, et pria le saint prêtre de lui obtenir sa guérison. Ce fut pour lui comme le moment de la grâce, car complètement remis de son infirmité, il vécut désormais en bon et fervent chrétien.

En revenant de Saint-Ronan, Yves passa quelques jours à Quimper et fut invité à prêcher dans la cathédrale. Il avait un talent extraordinaire pour le ministère de la parole, et prêchait tantôt en breton, tantôt en latin et même en français, quoique cette langue fût peu connue en Bretagne à cette époque. A Quimper on ne parlait que le breton, et c'est dans leur propre langue que les habitants eurent le bonheur de l'entendre. Longtemps après la mort du saint, on s'entretenait encore de ses sermons et des heureux résultats qu'ils avaient produits dans cette ville.

Après avoir vénéré les restes bénis de saint Corentin, Yves visita les Cordeliers, pour lesquels son affection durait toujours. Il alla ensuite demander la bénédiction du pieux évêque, Alain Morel, qui occupait alors le siège de Quimper, et quitta cette ville pour continuer son voyage avec la famille de Pestivien. Yves se rendit avec elle au château du seigneur Maurice Dumont, non loin du bourg de Landeleau. Le désir de prier sur la tombe de ce saint, dont il avait particulièrement étudié la vie, lui rendait cette visite bien plus chère encore. Il dit la messe dans la chapelle du château, et confessa la mère de Typhaine de Pestivien et ses filles, qu'il détermina par ses pieuses exhortations à se consacrer entièrement à Dieu.

Au château de Landeleau, comme plus tard à Pestivien et à Glomel, qu'il visita encore, avant de rentrer à Trédrez, Yves ne diminua en rien sa vie mortifiée, et chaque nuit il couchait sur le plancher de sa chambre, ne mangeant dans la journée que quelques rares morceaux, pour ne pas paraître jeûner, et ne buvant que de l'eau, où l'on parvenait avec peine à verser quelques gouttes de vin. Maurice et lui couchaient dans la même chambre, à cause du grand nombre de personnes dont se composait la famille de Pestivien. Or, une nuit, pendant que ce seigneur dormait profondément, croyant que le prêtre en faisait autant, une voix du ciel le réveilla en sursaut. « Vous dormez dans un bon lit, tandis que le serviteur de Dieu est couché sur la pierre dure, au froid de la nuit ». Maurice tout effrayé de ces paroles, appelle son compagnon de chambre qui avait disparu. Ne sachant que penser de cette voix qu'il avait entendue très distinctement, le chevalier chercha partout le saint prêtre. Il se rappela qu'Yves avait parlé la veille de faire une visite au tombeau de saint Eleau ; il s'y transporta en toute hâte et le trouva profondément endormi sur la pierre qui passait pour le lit du saint ermite. C'est un dolmen situé au village de Min-glaz, à une demi-lieue de l'église : on l'appelle toujours la maison de saint Eleau, ty san Eleau.

Du château du seigneur Maurice Dumont, Yves se rendit avec ses compagnons de pèlerinage à Guézec, où les Pestivien avaient une très belle terre, et une superbe habitation. Typhaine, fille de Jean de Pestivien, se trouvait absente lors de la visite du recteur de Trédrez. A son retour elle éprouva bien du chagrin et des regrets très vifs d'avoir manqué cette occasion qui lui aurait procuré le bonheur de s'entretenir avec le saint prêtre. Tout ce que ses sœurs lui racontèrent ne servit qu'à augmenter son regret, et son désir de le voir le plus tôt possible. Ce désir ne se réalisa cependant que plusieurs années après. Yves avait quitté Trédrez, et ce n'est qu'à Louannec, huit ans avant sa mort, qu'elle eut l'occasion de le rencontrer pour la première fois. Le pieux recteur, après avoir pris congé de ses hôtes, poussa, croit-on, son excursion jusqu'à Nantes, pour vénérer le tombeau de saint Clair, puis regagna son pays par Vannes, Guingamp et Louargat, où il célébra la messe, dans la chapelle du Cleuziou, selon une ancienne tradition, conservée dans les archives de la famille de ce nom, à Lannion.

Yves était encore recteur de Trédrez, lorsqu'un témoin de sa vie nous rapporte qu'il se préparait de longues heures à la célébration de la sainte messe. On l'a vu plusieurs fois verser des larmes abondantes au moment solennel de la consécration, et le reste de sa journée se passait en actions de grâces. Il portait suspendue à son cou une petite custode en argent doré, où étaient renférmées quelques hosties consacrées, afin de pouvoir à tout moment distribuer le saint viatique aux malades. Il marchait toujours ainsi, en la présence de son Dieu, profondément recueilli, la tête enveloppée dans son capuchon, et les yeux modestement baissés. Cette tenue modeste et recueillie édifiait au plus haut point ses bons paroissiens, auxquels il parlait cependant volontiers, quand il les rencontrait dans les champs ou sur les chemins de Trédrez ; mais c'était toujours pour les entretenir de Dieu et du salut de leurs âmes, et tous l'écoutaient avec bonheur.

Dur quelquefois et même très sévère pour les riches, quand ils torturaient le peuple, ou le pervertissaient Par leurs mauvais exemples, Yves était d'une tendresse extrême pour les pauvres et les malheureux. Son revenu de Kermartin, qui valait bien cinquante écus, plus de cinq mille francs de notre monnaie vers 1890, semblait leur appartenir en toute propriété, et son bénéfice de Trédrez y passait encore tout entier. Si les pauvres n'avaient pas de bois pour se chauffer, ils pouvaient en prendre dans ses champs. Les légumes qu'il y semait, les malheureux les recueillaient avant leur maturité, dans les moments de disette et de famine, et le grain de ses récoltes passait à peine dans ses coffres. On voit encore un échantillon de ces coffres au presbytère du pieux recteur de Minihy-Tréguier, M. l'abbé Rémond, qui, par sa grande charité et ses vertus sacerdotales, marche si bien sur les traces de son glorieux patron. Les pèlerins se sont chargés, en quelque sorte, de continuer les miracles du Ciel dans la multiplication du blé dans les coffres de saint Yves, pour le soulagement des pauvres : pas un ne se présente à la fête du 19 mai, sans apporter, dans le coin de sa poche, un peu de blé qu'il verse dans le coffre traditionnel, qui ne sert que ce jour là et tout le mois de mai.

Ce n'est pas seulement de son blé et de son revenu, que le saint recteur de Trédrez soulageait les malheureux, il se dépouillait même, comme nous l'avons dit, de ses vêtements pour les habiller, et Dieu s'est plu quelquefois à les lui rendre, non pas à sa prière, mais a la voix des pauvres qui le bénissaient en le remerciant avec effusion. Ils ont toujours conservé chez nous cette touchante habitude de répondre à l'aumône qu'on leur donne, par ces simples paroles qui sont l'indice d'une foi profonde : Que Dieu vous le rende ! Doue d'ho péo. Un jour donc qu'Yves se rendait de Trédrez à Kermartin, il rencontra sur sa route trois pieuses femmes qui faisaient le pèlerinage des sept Saints de Bretagne. Ce pèlerinage, assez en usage à cette époque, consistait à visiter chacune des églises des premiers fondateurs de la religion dans notre pays, c'est-à-dire les cathédrales de nos sept Evêchés. Voyant venir le saint prêtre, qu'elles connurent à sa démarche, sans l'avuir jamais vu, elles se réjouirent et se promirent bien d'obtenir de lui quelques paroles d'édification. Le Bienheureux ne se fit pas prier et il leur parla avec tant d'onction qu'elles en restèrent tout émerveillées. Au même moment, un pauvre se présente, et le bon prêtre n'ayant rien à lui donner, se dépouilla de son épitoge et la lui mit sur les épaules. Le malheureux s'en alla après s'être confondu en actions de grâces et en bénédictions. Yves continua sa route, et les pèlerines s'étant détournées pour le voir encore une dernière fois, n'aperçurent plus le pauvre, mais le Saint revêtu de son pardessus dont il venait de se dépouiller et que Dieu lui avait rendu.

§ VIII. — Saint Yves recteur de Louannec.

Il reste comme un nuage sur le départ de saint Yves de Trédrez. Si les habitants de cette paroisse ne surent pas apprécier un tel trésor à sa valeur, ils ont dû se le pardonner difficilement dans la suite. Plutôt donc que d'attribuer ce changement à des motifs qui se sont altérés dans la mémoire du peuple, il est préférable d'en voir la cause dans la volonté de l'Evêque de Tréguier, qui désirait naturellement approcher de sa ville épiscopale, ce savant recteur regardé par tous comme la lumière du diocèse. Yves lui-même pouvait désirer le rapprochement de Kermartin. Là étaient sa maison, sa fortune et aussi sa famille de pauvres dont il cherchait à adoucir la misère. Son père et sa mère étaient morts depuis quelques années, et, comme les autres gentilshommes du pays, il exploitait sa terre du Minihy, dans l'intérêt des malheureux. Il quitta donc Trédrez vers l'an 1293, pour se rendre à Louannec, paroisse très litigieuse, suivant Albert le Grand, où il fut reçu avec les démonstrations de la joie la plus vive.

Située, comme Trédrez, sur une hauteur qui domine la rade de Perros-Guirec et le groupe des Sept-Iles, l'église de Louannec embrasse, dans son horizon, un des beaux sites du pays trécorrois. Bâtie dans le style roman en sa partie inférieure, elle existait telle que nous la voyons au temps de notre Bienheureux. Il n'y avait qu'un presbytère fort peu spacieux, situé sur un roc, attenant à la chapelle des fonts baptismaux dont il fait partie aujourd'hui. Cette église, agrandie peut-être à cette époque, se compose d'une nef et de deux collatéraux, avec la grande chapelle du Barac'h qui lui sert de transept sud. Elle avait primitivement pour patron saint Emilion, dont la statue sans nom se voit encore à l'un des autels, et plus tard, saint Pierre, sans que nous sachions la raison de ce changement. Aujourd'hui, comme on le conçoit facilement, le patron de Louannec est saint Yves, qu'on y a représenté prêchant en chasuble. Une des chasubles dont s'est servi le saint recteur, est conservée, très précieusement, dans une armoire vitrée accolée à la sacristie. On en a fait de longues et savantes descriptions. Tout porte à croire qu'elle est réellement authentique.

Un très beau porche du XIVème siècle, surmonté d'une flèche en plomb, sert de tour et d'entrée latérale à l'église de Louannec on y voit une statue de saint Yves debout à côté de la sainte Vierge, et au bas de l'église une autre statue du même saint assis entre le riche et le pauvre, comme on le représente ordinairement. Ces statues sont très anciennes, du XIVème au XVème siècle, selon toute apparence. L'église est assez pauvre en décorations. On y remarque cependant, dans la chapelle du Barac'h, un tableau du XVIIème siècle assez bien exécuté, représentant la même scène. Les personnages sont richement habillés et de couleurs très vives. Un autre tableau plus sombre rappelle un trait de la vie de saint Bernard. On y voit la sainte Vierge, tenant dans ses bras l'Enfant-Jésus, et laissant couler une goutte de son lait sur les lèvres de son pieux serviteur humblement prosterné à ses pieds.

A quelque distance du bourg de Louannec, sur le chemin de Kermaria-Sulard, ou Notre-Dame de Liesse, on aperçoit dans une touffe d'arbres verts une chapelle bien modeste, mais très bien tenue. C'est le lieu de Kerallain, autrefois gentilhommière d'une certaine importance. Là, saint Yves, revenant de Tréguier, aurait ressuscité un enfant qui venait de se noyer dans l'étang formé par un ruisseau qui coule encore. Un tableau du XVIIème siècle, qui a quelque valeur, occupe le chevet de la chapelle et donne la physionomie de cette scène touchante. Le saint prêtre a pris entre ses bas l'enfant inanimé qu'on vient de retirer de l'eau. Le père supplie le saint, la mère est abîmée dans sa douleur. Une statue en bois, ancienne aussi, quoique fraîchement peinte, se voit du côté de l'Epitre. Saint Yves tient dans ses bras le cadavre de l'enfant de Kerallain, et c'est la tradition constante au pays, que le recteur de Louannec ressuscita cet enfant, au lieu même où s'élève cette chapelle, qui ne serait qu'un ex-voto, en souvenir de ce miracle. Le silence des témoins, lors de l'enquête de la canonisation et l'omission de ce trait merveilleux dans les biographies de saint Yves, étonnent quelque peu, mais n'infirment en rien la tradition locale. Les parents de cet enfant étaient sans doute morts à cette époque, et le petit ressuscité, dont saint Yves avait un instant retardé le bonheur, était allé les rejoindre au ciel.

Non loin du château du Barac'h, sur la route de Lannion, on voit un reste de dolmen, portant sur la plus grosse pierre, à demi-renversée, une légère excavation qu'on pourrait bien prendre pour l'empreinte d'une pelle. Le saint recteur revenant, dit-on, un peu tard, le soir d'une journée de fâtigue, n'osa pas se présenter au château et se coucha sur cette pierre pour dormir le reste de la nuit. Ce n'était pas d'ailleurs la seule fois que cela lui arrivait, et ce lieu s'appelait déjà le lit de saint Yves. Un cultivateur des environs qui en voulait au Bienheureux, le trouvant couché sur cet étrange lit, allait l'assommer d'un coup de sa pelle. Yves, réveillé par le juron du paysan, put esquiver le coup dont la marque resta sur le granit. On ajoute, que pour punir d'une manière exemplaire la méchanceté de cet homme, Yves changea la couleur de ses cheveux qui étaient noirs, en un rouge éclatant, et condamna à la même punition tous ses descendants, jusqu'à je ne sais quelle génération. Est-ce pour réparer cette brutalité de leur ancêtre qu'ils ont érigé deux beaux calvaires en granit sur les deux principales routes de la paroisse ? L'un est près du bourg et porte le nom d'un recteur de cette famille, et l'autre au bout d'un chemin, non loin de l'endroit où se passa l'histoire de la pelle. Cette histoire a beaucoup de rapports avec celle des fougères d'Yvias. On serait tenté d'y voir des faits s'accordant peu avec la charité bien connue de saint Yves ; mais la Bible nous en fournit de semblables, dans la vie d'Elie qui fit tomber le feu du ciel sur ses ennemis, et d'Elisée où nous voyons des ours sortir du désert pour dévorer les enfants qui avaient insulté le saint vieillard !

Yves allait souvent de Louannec à Kermartin, distant de trois à quatre lieues. On sait très bien le chemin qu'il suivait, et l'on montre encore les endroits où il s'arrêtait pour prier, prêcher ou confesser les pénitents sur les bords de la route.

A moitié chemin, on voit encore aujourd'hui, au centre d'un carrefour, un calvaire en granit qui porte les caractères du XIVème au XVème siècle. Sa base est ornée de plusieurs sculptures en reliefs très prononcés. L'une de ses faces représente un ecclésiastique absolvant un seigneur pieusement agenouillé à ses pieds. C'est sans doute le châtelain dont on découvre un peu plus loin les donjons à moitié ruinés, mêlés au feuillage des arbres verts. Ce calvaire se nomme Croaz ar Skillo.

Un peu plus loin, en s'avançant vers Tréguier; une pierre fait saillie au bas d'un talus, près de la barrière d'un champ. Tout le monde vous dira que là s'arrêtait le saint Prêtre pour finir son office, lire quelques pages des Saintes-Ecritures ou faire son oraison, en attendant qu'il se présentât quelqu'un pour demander l'absolution de ses péchés. Jamais personne ne passe ce calvaire sans faire une prière ; jamais non plus sans baiser ou toucher de la main, et se signer ensuite, cette pierre qui, depuis tant de siècles, a échappé à l'injure du temps et au vandalisme des hommes. Elle est gardée par la foi du peuple, bien plus précieusement qu'elle ne le serait par les vitrines de n'importe quel musée. Dans le champ voisin, un vaste tumulus arrête les regards par la grandeur de sa masse ; mais cette masse ne dit rien ou n'éveille que de sombres souvenirs, et l'humble pierre sur laquelle s'est reposé un saint parle au cœur, inspire la piété et réveille la foi, dans nos tristes jours traversés par tant de misères et de peines !

C'est à peu près à cette époque qu'un seigneur de Quintin, Geffroy Botherel, rapporta de la- Palestine une ceinture de la Sainte Vierge, que lui avait donnée le patriarche de Jérusalem. Dans ce siècle de foi, la présence d'une pareille relique au pays de Bretagne fut un grand événement, et de tout côté on accourait pour la vénérer. Bien des miracles s'opéraient par le contact de cette ceinture, et Geffroy fit construire une belle église à Quintin, pour y déposer ce riche trésor. Le pieux recteur de Louannec, si dévot à la sainte Vierge, se rendit avec quelques-uns de ses paroissiens à la grande fête qui eut lieu à Quintin, à l'occasion de la bénédiction de cette église. Thomas de Kerimel, gentilhomme de Kermaria, fut un de ses compagnons de voyage. Touché par la conversation du Saint, par l'affluence énorme des pèlerins et surtout par la grâce du Ciel., Thomas se convertit entièrement à Dieu et se fit religieux profès, au monastère des Cisterciens de Bégard. Le souvenir de ce pèlerinage, dont faisait partie Derien de Coatalio, est resté gravé dans tout le pays où passa la pieuse caravane de Louannec. A Pontrieux, Lanvollon, Châtelaudren, la dévotion pour le saint prêtre doit son origine au séjour qu'y fit momentanément notre Bienheureux. A Cohiniac en particulier, les habitants redisent encore quelques légendes qu'on a eu la bonne pensée de consigner dans le cahier de paroisse. Le Saint, dit une de ces légendes, ayant trouvé les enfants du bourg allant puiser de l'eau à une fontaine située dans un bas-fond assez dangereux, annonça que pour le lendemain, il aurait changé de place cette fontaine. On ne le crut pas, bien entendu ; mais quel ne fut pas l'étonnement, quand le jour suivant, on trouva la source transportée en un lieu bien plus élevé, où l'on peut depuis ce temps puiser de l'eau sans aucun danger !

A Quintin, les pèlerins durent se loger, comme ils le purent, un peu partout, à cause de la grande affluence des étrangers. On y montrait encore, il n'y a que quelques années, la maison où le Saint avait reçu l'hospitalité, et une inscription déjà ancienne la faisait connaître aux voyageurs. Tout a disparu, si ce n'est le souvenir de saint Yves qui y est conservé par une chapelle érigée en son honneur, et un hôpital portant son nom.

Je ne sais si du temps de Geffroy Botherel la fête de la ceinture se célébrait avec beaucoup de pompe à Quintin. Tout porte à le croire en voyant la dévotion extraordinaire qu'on y a conservée pour cette insigne relique. Le premier dimanche de mai, la ville se transforme en un parterre de fleurs ; les maisons se cachent sous des guirlandes de verdure, et le soir le reflet de sa splendide illumination rejaillit jusque sur les nuages. C'est la procession de la Ceinture conservée dans un magnifique reliquaire d'argent doré ! La vieille collégiale est remplacée par une église superbe, la plus belle sans contredit du pays. Elle est dédiée à la sainte Vierge, mais saint Yves y a déjà une verrière, et peut-être une statue y fera revivre son souvenir.

Après avoir rempli leurs dévotions et vénéré à plusieurs reprises cette ceinture de la Vierge, les pèlerins de Louannec regagnèrent leurs foyers, remplis d'une sainte joie et le cœur tout ému de cette explosion de dévotion pour la Mère de Dieu.

On peut croire que plusieurs amis du recteur de Louannec ou de Geffroy de Kerimel, firent partie de ce pèlerinage, entre autres Geffroy de Cabanac, Dérien de Kerwézec et Auffret du Rumen, dont la conversion ne fut pas moins remarquable que celle de Kerimel. Le premier était un pécheur public et obstiné. On avait souvent entendu le saint pasteur lui reprocher ses désordres, vraiment scandaleux. Enfin il se rendit à ses pressantes instances et devint un parfait honnête homme. Il vivait encore au temps de l'enquête de canonisation, et s'il ne lui fut pas possible de paraître comme témoin, on put du moins le citer comme un exemple de l'influence du saint prêtre sur les âmes les plus endurcies. Le second menait une vie encore plus débauchée. Il était noble et riche, et passait son temps à semer la corruption et le meurtre. Yves, par ses exhortations, son zèle et sa sainteté, le retira du chemin de l'abîme, et le gentilhomme converti se rendit, humble pèlerin, au tombeau des Apôtres, pour expier ses crimes. A son retour il ne chercha plus qu'à réparer par ses pénitences et ses aumônes tout le mal qu'il avait fait auparavant par sa conduite criminelle. Le clerc Auffret du Rumen qui vivait aussi d'une manière peu conforme à la sainteté de son état, rentra en lui-même à la voix de son zélé pasteur, et fit, à pied, le pèlerinage de Rome, pour pleurer ses désordres sur le tombeau des Apôtres. De retour à Louannec, il mérita par sa conduite exemplaire, et sur les recommandations de son pasteur, d'être élevé à la dignité du sacerdoce, et vécut en saint prêtre, jeûnant tous les carêmes au pain et à l'eau.

Yves lui-même continuait ses austérités à Louannec comme à Trédrez, ainsi que sa grande charité pour les pauvres, charité dont les recteurs bretons, nous l'avons dit, ont toujours donné l'exemple, à un degré inférieur peut-être, mais généreusement encore et sans compter.

« Un jour, dit Guillaume de Kersauson, témoin de Louannec, le recteur nous invita à dîner. C'était la cinquième année de son arrivée dans cette paroisse, et la Bretagne souffrait d’une grande disette. Quand nous arrivâmes au presbytère, il n'y avait qu'un seul pain dans la maison, et trois ou quatre pauvres à la porte, attendant l'aumône. Yves prit le pain et en distribua de grandes tranches à ces malheureux affamés. « Arrêtez-le, s'écria le vicaire, ou bien il donnera tout le pain et nous n'aurons rien pour dîner ». Nous n'en fîmes rien, et Yves, qui avait tout entendu, mit de côté la part du vicaire et donna le reste aux mendiants. Le vicaire, qui se nommait Guillaume de Trohas, chercha en vain son morceau de pain qu'il avait déposé sur une petite table, il avait disparu comme le reste, et cependant on n'avait vu personne entrer dans la salle. Tout-à-coup une petite femme, pas plus grande qu'une naine, frappa à la porte, apportant dans son tablier trois grands gâteaux pour les convives du Saint, sans excepter le vicaire. Elle disparut aussitôt, sans qu'il fût possible de savoir ce qu'elle était devenue ».

La disette était si grande, continue le témoin, que les hommes étaient réduits à manger de la terre. Yves en nourrit miraculeusement un très grand nombre, en se privant lui-même jusqu'à rester huit jours sans rien prendre. Conan de Guernabacon fût témoin lui-même d'un de ces miracles. Se trouvant un jour à Louannec, il fut voir le recteur qui l'invita à dîner. Au même moment arrivèrent une trentaine de pauvres gens, tous affamés, n'ayant rien mangé depuis plusieurs jours. Le saint envoya chercher du pain chez le boulanger. On n'en trouva qu'un de deux deniers. « J'en donnerai, dit-il, pendant qu'il y en aura, et Dieu fera le reste ». Il commença donc à en distribuer des morceaux, et il y en eut pour tous. « Je crois bien, dit Conan, que quand bien même il y en aurait eu mille de plus, le pain aurait suffi pour les rassasier tous ».

Il ne suffisait pas de nourrir les pauvres, il fallait encore les habiller, Yves employait à cela tout l’argent dont il pouvait disposer, après ses abondantes aumônes. C'est à Lannion qu'il s'approvisionnait de grosses toiles et de drap à bon marché. Les tailleurs de Louannec en faisaient des vêtements que le bon recteur distribuait à tous les nécessiteux. Pour lui, il ne portait qu'une soutane, d'un tissu grossier, avec une épitoge d'étoffe brune, et quand le besoin du repos se faisait sentir, il se couchait sur la pierre qu'on montre encore dans le jardin du presbytère, attenant à l'église. Si on l'invitait quelque part, dit Guyomar de Kerallain, il faisait en sorte de ne manger que quelques croûtes de pain avec un peu d'eau rougie, quand il ne pouvait boire son eau pure, dissimulant ainsi, aux yeux des convives, ses mortifications habituelles.

Dieu ne voulait pas laisser cachées toutes ces vertus de son serviteur, et ses paroissiens n'ignoraient pas combien sa puissance était grande. Aussi un terrible incendie s'étant allumé un jour, dans un village assez éloigné du bourg, les habitants vinrent en courant demander l'assistance du saint prêtre. Yves se rendit le plus vite possible sur le lieu du sinistre, et trouva ces braves gens en lutte avec les flammes dévorantes, sans pouvoir se rendre maîtres du feu. Le bon recteur demanda un peu de lait, dont il aspergea les toits brûlants. Aussitôt le feu s'arrêta par le plus grand des miracles. Plus tard ce village reconnaissant a voulu porter le nom du bienheureux, sous lequel il est encore connu aujourd'hui.

La renommée porta au loin le bruit de ce prodige, et de tout côté on ne parlait que de la sainteté du recteur de Louannec. Dès qu'on le voyait, on se sentait comme rassuré contre tous les malheurs. A une lieue de Tréguier, la route de Lannion traverse la belle vallée du Guindy. Un pont servait à passer la rivière assez rapide en cet endroit. Ce pont, brûlé dans un incendie, fut appelé depuis Pont-Ars ou pont Losquet. Un charpentier de Langoat, nommé Yves de Kerguézennec, avait fait marché de le reconstruire. Les ouvriers ayant mal pris leurs mesures, coupèrent les poutres beaucoup trop court, et il fut impossible de les mettre en place. Le maître, désolé, mesura et remesura plusieurs fois. C'était en vain. Il fallait abattre d'autres arbres et reprendre tout le travail. Tout-à-coup, on vit arriver le recteur de Louannec, qui se rendait à Kermartin. La confiance commença à revenir. Yves de Kerguézennec lui exposa son embarras en versant des larmes. « Vous n'avez peut-être pas bien mesuré, lui dit le saint prêtre, donnez-moi votre ligne que je mesure moi-même ». Il le fit et trouva les poutres beaucoup trop longues. Peu s'en fallut qu'on ne fût obligé de les diminuer. Les ouvriers ne purent s'empêcher de voir là un miracle éclatant ; ils se jetérent aux pieds de celui qu'ils appelaient déjà un saint, et le remercièrent avec effusion. Yves se contenta de leur dire de vivre en bons chrétiens et continua sa route. C'est le fils même de l'entrepreneur, alors recteur de Mantallot, qui atteste ce prodige comme l'ayant entendu répéter souvent par son père. Ce pont a sans doute été fait et refait plusieurs fois depuis ; mais le souvenir de l'intervention divine à la prière de saint Yves y restera toujours attaché, qu'il soit en bois, en pierre ou en fer, comme maintenant, et nul ne le passera sans invoquer le bienheureux !

§ IX. — Saint Yves dans le ministère paroissial.

Dans l'Office primitif qu'on a imprimé à la fin des Monuments Originaux, il est dit qu'Yves de Kermartin, après avoir été avocat et official, devint prêtre, puis curé, montrant avec soin, par ses prédications, le chemin du ciel aux paroissiens qui lui furent confiés. Le ministère paroissial comprend, sans doute, l'administration des Sacrements de l'Eglise, comme aussi le soin et la visite des malades, et nous savons bien que notre Bienheureux ne manqua jamais de remplir ces devoirs de pasteur avec une fidélité et un zèle admirables. Peut-être que les confessions et les communions étaient moins fréquentes à cette époque. Saint Thomas d'Aquin nous dit, en effet, dans un de ses sermons, que l'institution de la Fête-Dieu fut, pour les fidèles, comme le point de départ de la fréquentation de la divine Eucharistie : In eodem tempore cœpit hoc sacramentum a fidelibus frequentari. Le pieux recteur de Louannec ne fut pas le dernier sans doute à inspirer à ses paroissiens la dévotion au Saint-Sacrement de l'autel. De peur même que les malades n'en fussent privés, il le portait, comme nous l'avons dit, constamment sur lui pour le leur distribuer en cas de danger de mort. Comme le raconte l'abrégé de sa vie, écrit quelques années après sa canonisation, il était toujours prêt à écouter les confessions de ses paroissiens et il leur distribuait la sainte communion avec une grande dévotion. « Souvent, dit un témoin dans l'Enquête, je l'ai vu verser des larmes sur les péchés de ses pénitents, ce qui les portait eux-mêmes à pleurer de leur côté et à se confondre en repentir et en contrition. Ceux qui lui ouvraient leurs consciences ne voulaient plus le quitter, tant ils avaient trouvé de componction et de bonheur dans ses saintes exhortations ».

Un jour, on vit arriver à Louannec un inconnu bien étranger au pays, qui se disait attiré par la réputation du saint. Il venait uniquement pour le voir, l'entendre et se confesser à lui. Après sa confession, il sentit, comme il l'a affirmé lui-même, son cœur pénétré d'une dévotion extraordinaire, et d'un repentir dont il n'aurait jamais soupçonné la douceur. Il se prit à pleurer amèrement ses péchés, et résolut de ne plus se séparer du saint prêtre, mais de rester toujours dans sa compagnie et de vivre comme lui. Pendant deux ans, il fut fidèle à venir le visiter souvent à Louannec et à Kermartin, et au bout de ce temps, il demanda à son saint directeur un conseil pour vivre dans la grâce de Dieu, et se sauver plus sûrement. Yves l'engagea à entrer dans l'ordre des Frères-Mineurs, ce qu'il fit aussitôt.

Les malades, le saint pasteur les aimait à l'égal des pauvres. Dès qu'il apprenait que quelqu'un de ses paroissiens était alité, il s'empressait d'aller le voir, et après l'avoir amené, par ses pieuses exhortations, à se confesser, il lui administrait le saint viatique, ainsi que l'Extrême-Onction, ajoutant que muni des sacrements de l'Eglise, le pauvre malade n'avait plus rien à craindre pour le salut de son âme et pouvait envisager la mort avec courage et sans aucune inquiétude. Il ne manquait jamais de joindre une aumône à ses pieuses prédications, excitant même chacun à lui exposer ses besoins, avec promesse de les soulager de tout son pouvoir. Dieu lui révélait, sans qu'il fût averti, s'il y avait des malades dans les villages où il passait. « Un jour, dit un témoin, je l'accompagnais pour un petit voyage. Un homme sortit sur son passage, dans la rue des Perdrix, à Tréguier, et vint lui dire en toute hâte : Dom Yves, venez au plus vite confesser un pauvre malade qui se meurt. Le saint prêtre me dit de continuer seul mon chemin, que pour lui il avait besoin de rester auprès du malade qu'il savait en danger de mort ».

« Les successeurs de saint Yves, dit avec raison M. Ropartz, reproduisent chaque jour, dans nos campagnes, le zèle du pieux recteur de Louannec. Quel est le voyageur attardé qui n'a pas entendu dans la vaste solitude des champs, le tintement monotone et régulier d'une petite clochette, et qui n'a pas vu la clarté douteuse d'une lanterne glisser le long des haies et des talus ? C'est le recteur qui accourt au premier appel, au milieu de la nuit, malgré la pluie ou la neige, par les chemins impraticables, porter dans la pyxide d'argent, le pain du dernier voyage à quelque chaumière isolée et perdue derrière les landes et les bois, à une lieue ou deux du clocher de la paroisse ».

C'est par la prédication surtout qu'un pasteur peut exercer une influence salutaire, souvent irrésistible, sur ses paroissiens. L'ignorance est un voile qui dérobe aux âmes les attraits de la vérité et une chaire bien lourde qui les tient captives. La parole de Dieu sur les lèvres du prêtre, qu'il soit éloquent comme saint Ambroise, ou simple comme saint Vincent de Paul, déchire ce voile, brise ces chaînes et rend à l'âme la liberté et la vie. Aussi voyons-nous, sans que nous puissions bien nous en rendre compte, le peuple s'attrouper, s'arrêter de longues heures autour de celui, qui lui parle de Dieu et de sa religion sainte. Les Galiléens suivaient Notre Seigneur, oubliant le boire et le manger, tant ils étaient avides d'entendre sa parole. C'était le Maître, il est vrai, mais Jésus-Christ n'a-t-il pas dit aux pasteurs qu'il envoie continuer sa mission : Qui vous écoute, m'écoute moi-même ! Yves, en véritable apôtre, prêchait toutes les fois qu'il en trouvait l'occasion. D'après les Monuments Originaux, il n'aurait su que la langue bretonne avant d'aller compléter ses études à Paris et à Orléans ; mais dans ces deux villes il apprit si bien le latin et le français, qu'il parlait indifféremment dans chacune de ces trois langues. C'est en breton, néanmoins, qu'il avait le plus souvent occasion d'exercer le ministère de la parole sacrée. On le voyait souvent s'arrêter dans les champs, au milieu des laboureurs, avec les artisans, sur le bord des routes, et il trouvait toujours dans son cœur quelques bonnes paroles à leur dire, ou dans sa mémoire un trait quelconque de la vie des Saints à leur raconter. Parfois même, se trouvant, en présence de quelques bonnes gens complètement ignorants, il s'arrêtait une partie de la journée à leur enseigner le Pater ou Oraison dominicale, et leur recommandait de réciter souvent cette sainte prière. Il n'était pas même nécessaire qu'il y eût un grand rasemblement : il prêchait aussi bien à une bonne femme qu'il rencontrait, pleurant une perte bien sensible, qu'à un auditoire nombreux, et savait laisser de côté l'éloquence et les sciences dans lesquelles il brillait cependant, pour parler sans recherche à ces hommes simples, se mettant toujours à la portée des humbles et des petits, et faisant du bien à tous.

Il parlait avec force contre les péchés de la chair, et s'appliquait, dit un auteur, par ses discours et son exemple, à élever la sainte vertu de chasteté au-dessus de toutes les autres vertus : Castitatem præ cæteris virtutibus commendabat. Aussi les conversions qu'il opérait étaient-elles nombreuses et souvent bien inattendues. Il y avait alors à Tréguier, dit Hamon de Kérousy, deux pauvres filles perdues de mœurs, Alice, fille de Hamon Déote, et Raudaline. Elles suivirent longtemps les sermons du saint prêtre et finirent par se sentir tellement touchées qu'elles lui firent une confession générale de leurs crimes et de leurs désordres, et se convertirent sincèrement. Elles donnèrent dans la ville qu'elles avaient scandalisée si longtemps, l'exemple d'une grande piété et d'une modestie extraordinaire. Leur attachement au zélé pasteur fut tel que, dans la suite, on les appela les sœurs de saint Yves.

Plusieurs filles de bonnes maisons et de noble race, pénétrées par la vertu de sa parole, se consacrèrent entièrement à Dieu.

On cite, entre autres, Alice, sœur du seigneur de Mûr, qui, après avoir entendu un sermon du saint sur la virginité, renonça aux plus riches établissements pour conserver cette belle vertu. Alain Thomas affirme lui-mêne que, gagnés par les discours du saint recteur, son épouse et lui avaient vécu pendant plus de vingt-cinq ans dans la continence la plus parfaite.

Yves, dit un témoin, était le prédicateur le plus populaire et le plus suivi de son temps. On quittait l'évêque pour aller écouter le recteur de Louannec ! Né éloquent, dit Dom Lobineau, ce saint prêtre possédait toutes les qualités qui font les bons prédicateurs. Il avait, par son application à l'étude, cultivé et développé au plus haut point ses dispositions naturelles. A la noblesse de la maison, qui lui donnait plus d'autorité pour parler au peuple, il joignait de l'extérieur et une taille élevée. Son air était imposant, et le feu qui brillait dans ses yeux indiquait la pureté de son âme et prévenait l'auditoire en sa faveur.

Quand Geoffroy de Tournemine, alors évêque de Tréguier, visitait les paroisses de son diocèse, il se faisait accompagner de Dom Yves, comme on se plaisait à l'appeler, pour prêcher au peuple la parole de Dieu en sa présence. C'est à pied que le saint prêtre faisait ces courses pastorales, bien qu'il eût pu se permettre lui-même d'avoir un bon cheval. Quand l'évêque lui en envoyait un, il le gardait pour ne pas déplaire au prélat ; mais il le faisait monter par son clerc, et marchait à côté de lui pour pouvoir prêcher tout le long de la route. D. Yvo post eum incedebat prœdicando. Il y avait en effet tant de charme dans sa parole, que la foule qui l’avait entendu un jour, le suivait encore le lendemain et le jour après, pour l'entendre de nouveau. Dans un de ces pardons que l'on voit au pays de Tréguier, le saint prédicateur ayant cédé la parole, comme il le faisait toujours, à un Frère Prêcheur qui se trouva là par hasard, les assistants faillirent se révolter, et il fallut tout l'ascendant du bon prêtre pour les déterminer à écouter tranquillement le sermon du dominicain.

Avant de commencer sa prédication, Yves priait à genoux avec une grande ferveur et les mains jointes. Quelquefois même il ne se relevait que baigné de larmes ! Souvent ses pleurs éclataient au milieu de son discours et l'auditoire subjugué y répondait par des sanglots. Prédicateur infatigable, il se faisait entendre le même jour dans plusieurs paroisses éloignées l'une de l'autre par de grandes distances. Il allait ainsi toujours à pied, dit Albert-le-Grand, souvent à jeûn, bien que plusieurs briguassent l'honneur de le recevoir à leur table, et s'adonnait tellement à ce saint ministère, qu'il en oubliait le boire et le manger. De retour le soir au logis, après avoir prêché tout le jour, il ne pouvait, dit-il, tenir sur bout, tant il estait faible. Quelquefois, partant le matin de Kermartin, il prêchait le même jour à la cathédrale de Tréguier, à Trédarzec et à Pleumeur-Gauthier. Enfin un jour de Vendredi-Saint, comme il racontait la douloureuse Passion de Notre Seigneur Jésus-Christ, dans l'église de Pleubian, la foule disait que c'était la septième église où il prêchait ce jour-là. Après ce sermon, il se trouva tellement brisé par la fatigue, qu'il ne put regagner son manoir qu'appuyé sur le bras de son ancien condisciple, Yves de Troézel, qui était venu l'entendre. Aucun des sermons de saint Yves n'est parvenu jusqu'à nous, mais le fruit de ses prédications et de son zèle apostolique n'a pas été perdu au pays de Tréguier. On a toujours conservé, dans ces campagnes évangélisées par le saint prêtre, l'amour de la religion, un grand fond de piété et des habitudes de mœurs pures qui distinguent en général la jeunesse du pays.

§ X. — Saint Yves dans sa vie intérieure.

« Les ermites fleurissent dans le désert, loin de toutes les tempêtes humaines, dit saint Antoine de Padoue ; les moines fleurissent dans le jardin du cloître, à l'abri des chaleurs dévorantes ; mais l'homme voué à la pénitence fleurit avec gloire dans le champ du monde ». Yves revêtu de son long manteau de bure blanche, pratiquant la pénitence à un degré qui nous effraie, fleurissant dans le monde, sans la protection du désert, sans l'abri du cloître, c'est bien, semble-t-il, l'idéal de la perfection à laquelle on ne parvient pas sans gloire ; mais cette gloire revient à Dieu principalement, car en couronnant les bonnes œuvres de ses serviteurs, ce sont ses propres dons qu'il couronne, comme on le chantait autrefois dans une ancienne préface qui a disparu de notre liturgie. Nous ne reviendrons pas sur les mortifications de notre bienheureux, dont nous avons parlé à mesure que nous les avons rencontrées dans sa vie. Nous les compléterons seulement, car elles ont augmenté par gradation, avec le nombre de ses années. « Il ne pouvait pas, dit l'abbé de L'Œuvre, être martyrisé par les Juifs, comme les premiers martyrs; ni par les payens, comme les seconds ; ni par les hérétiques, comme les troisièmes ; mais il fut le martyr de la pénitence où il n'eut pas d'autre persécuteur que lui-même, et au lieu que les supplices des autres martyrs ne duraient que peu de temps, et qu'ils avaient parfois quelque relâche, ceux de saint Yves durèrent toute sa vie ». Sa chemise était de grosse toile d'étoupes, rude comme un cilice de crins ; quand elle était devenue trop douce par un long usage, il la donnait à un pauvre pour en prendre une autre plus dure encore. Il se la jetait sur le corps toute mouillée, sans craindre le froid de la nuit. Sur sa poitrine, il portait un véritable cilice qu'il dérobait soigneusement aux regards. Obligé de le quitter quelques jours avant sa mort, il le remit secrètement à un de ses domestiques, pour être porté à un reclus près de la Roche-Derrien, qui l'avait vivement sollicité. Comme si ce n'était point encore assez pour tourmenter son corps, Yves se laissait dévorer par la vermine qui formait comme un cilice vivant autour de ses membres amaigris, et il les cachait ces insectes qui le dévoraient vivant, avec plus de soin encore que ses autres instruments de pénitence !

Yves dormait peu. Le jour ne lui suffisant pas, il passait une grande partie de la nuit à prier, à lire ou à étudier, et quand il était vaincu par la fatigue, il appuyait sa tête sur ses livres et dormait dans quelque coin de la chambre, les bras croisés sur sa poitrine. Quelquefois il se couchait sur une claie ou un peu de paille, enveloppé d'une mauvaise couverture, sans se déshabiller et ne se déchaussant que bien rarement. Son lit de Kermartin ne lui a peut-être jamais servi. A Louannec il s'étendait sur un rocher à la porte de l'église, afin d'être le plus longtemps possible devant le Saint-Sacrement. Hervé de Coatrevan entre à ce sujet dans de minutieux détails qui montrent tout le soin qu'il mettait à dissimuler ses austérités. Dans les presbytères où il était toujours reçu avec une profonde vénération, le saint prêtre se contentait de défaire le lit qui lui était préparé, puis ses longues prières terminées, il s'étendait sur le plancher de la chambre, pour prendre un peu de repos. « Son abstinence et ses jeûnes étaient admirables », dit l'abbé de L'CEuvre., Ce qu'un illustre prélat de nos jours a dit des religieux de la Grande Chartreuse, que ce n'était pas tant pour vivre que pour ne pas mourir qu'ils mangeaient, est très vrai de ce saint curé. A Paris, âgé de quatorze ans, il donnait aux pauvres la portion de viande qu'on lui servait. A l'âge de vingt-quatre ans, il renonça tout-à-fait au vin et à la viande et commença à jeûner tous les vendredis. Mais ce n'étaient là que des coups d'essais de l'austérité extraordinaire où il vécut et où il mourut.

Douze ans avant sa mort, Yves commença à jeûner au pain et à l'eau, le carême, l'avent, et tous les jours commandés par l’Eglise ; de plus, trois jours par semaine. Le reste du temps, il ne faisait qu'un seul repas de gros pain, avec quelques légumes cuits à l'eau, sans autre assaisonnement qu'un peu de sel, encore fallut-il plus d'une fois le forcer à prendre cet adoucissement. Ce régime de rigoureuse pénitence, il l'observait partout, fût-il chez l'Evêque ou quelque autre seigneur dont il était parfois obligé d'accepter l'invitation ; et s'il lui arrivait, de prendre un peu de vin, pour rougir son eau, il en mettait aussi peu que le prêtre verse d'eau dans le vin pour la célébration de la messe. C'est la comparaison dont se sert le sieur de Pestivien qui l'avait reçu assez souvent à sa table. A son exemple, quelques dames de distinction, entre autres, Madame Constance de Pestivien, résolurent de faire maigre tous les mercredis de l'année, ainsi qu'il l'est prescrit depuis aux associés du Tiers-Ordre des Minimes.

Dieu approuva par des miracles cette abstinence de son zélé serviteur. Ainsi au château de Botloy, Jeanne de Tournemine, depuis longtemps malade, ayant reçu du Saint un morceau de pain trempé dans l'eau qu'il buvait, fut subitement guérie et vécut plus de vingt ans après, racontant volontiers qu'elle devait la vie à Yves de Kermartin.

Un autre jour, dit Le Flem, de Louannec, le saint m'ayant envoyé chercher un pain chez le boulanger, je lui apportai le seul convenable que je pus trouver dans la maison. « C'est trop beau, me dit le recteur, est-ce qu'il n'y en avait pas d'autre plus grossier ? — Oui, mais un pain de son seulement que les hommes ne mangent pas. — C'est celui-là qu'il me faut. Allez me le chercher au plus vite ». Yves fit asseoir tous les pauvres autour de sa table, et tout-à-coup un petit oiseau entra par la fenêtre et vint se poser sur son épaule. Le saint prêtre le prit dans sa main, et l'ayant considéré longtemps, il le renvoya en lui disant : « Va-t-en au nom du bon Dieu ». L'oiseau s'envola et tous les assistants furent convaincus que c'était un oiseau miraculeux, car jamais personne n'en avait vu d'aussi beau dans le pays. Numquam in partibus illis vidit avem similem illi.

Pour résumer, en un mot, toute l'austérité de sa vie, Yves faisait tant d'abstinences, dit Alain Bouchard, que son pauvre corps pouvait à peine les porter. La prière le soutenait et jamais il n'omit de réciter dévotement son bréviaire, bien qu'il fût accablé par les travaux de son ministère. Ce compagnon de sa vie, qu'il portait constamment avec un exemplaire des Saintes-Ecritures, on en conserve, nous l'avons dit, quelque débris au presbytère du Minihy. Nous ne pouvons omettre d'en faire la description, d'après M. Sigismond Ropartz, l'éloquent historien de saint Yves, auquel nous avons fait plus d'un emprunt, dans ce chapitre surtout. « Le volume de petit format manuscrit est sur vélin. Il porte le cachet du XIIIème siècle, les majuscules initiales des rubriques sont enluminées avec une grande simplicité. Les gaufrures de la reliure forment une mosaïque régulière, où s'alternent un agneau crucifère, une rose à cinq lobes et une fleur de lys, ce qui semble indiquer que ce manuscrit a été fait en France et peut-être à Rouen ; le fermoir est en cuivre. Il n'est pas possible de trouver un bréviaire du XIIIème siècle plus modeste, plus simple, plus conforme à la pauvreté volontaire et à l'humilité admirable du bienheureux prêtre qui l'a sanctifié ».

« Chaque jour, continue notre historien, en traduisant avec élégance l'abrégé de la Vie du Bienheureux par le P. Maurice, chaque jour, à moins d'empêchements graves, Yves célébrait le saint sacrifice de la Messe. Avant de se vêtir des ornements sacrés, il se prosternait au pied de l'autel, les bras en croix, le front baissé et recouvert de son capuchon, et il priait longtemps. On entendait ses sanglots ; les larmes coulaient le long de ses joues amaigries, jusque sur ses vêtements, et il répétait sans cesse : « O Jésus, fils de Dieu, créez en moi un cœur pur, et faites pénétrer jusque dans mes entrailles l'esprit de votre justice ». Il versait d'abondantes larmes en récitant le Confiteor, et ces larmes redoublaient pendant le saint Canon. Aux élévations, c'étaient des transports inexprimables d'amour, qui se traduisaient par des effusions et des sanglots. En vain cherchait-il à les dissimuler, les assistants en étaient profondément touchés, et mêlaient souvent leurs larmes à celles du saint prêtre. Un jour même, pendant la consécration, on vit un éclair instantané illuminer le calice et l'entourer d'une auréole éblouissante qui s'évanouit aussitôt après l'élévation.

Un autre jour, Olivier de Lanmeur étant entré de grand matin dans la cathédrale de Tréguier, où Yves avait passé la nuit, il vit une colombe lumineuse sortir de la sacristie et s'avancer vers l'autel où le bienheureux était prosterné dans l'extase de la prière. Cette lumière remplit tout l'édifice d'un éclat merveilleux, et le sacristain, ayant quitté ses cloches, pour voir ce phénomène de plus près, fut vivement réprimandé par le saint, pour n'avoir pas tinté aussi longtemps que de coutume. « Gardez-vous bien, ajouta-t-il, de parler à qui que ce soit de ce que vous avéz vu aujourd'hui ».

L'oraison du saint prêtre était continuelle. Il parlait peu, si ce n'est de Dieu et de ce qui a rapport au salut des âmes. Quelquefois même il s'enfermait dans sa chambre pour y faire comme une retraite, pendant laquelle il ne buvait ni ne mangeait. Une de ces retraites dura cinq jours, et une autre toute la semaine. Cathovad et les autres gens de la maison ne le voyant pas sortir, s'en furent avertir l'Evêque et quelques chanoines. Comme ils ne purent entrer, on appela Conan, son beau-frère, qui, ayant brisé la fenêtre, pénétra dans sa chambre. « J'aurais voulu, dit le saint troublé dans son oraison, que le ciel vous eùt envoyé une bonne maladie, pour vous empêcher de venir céans ».

Bien que la plus grande partie de son temps fût prise par la prière et le ministère paroissial, Yves en trouvait encore assez pour s'occuper d'études sérieuses. Il aimait surtout à étudier la vie des Saints et en recueillait des traits pour ses sermons et ses instructions familières. Il s'appliquait aussi à imiter dans chacun sa vertu favorite ; ainsi dans saint Martin il admirait la charité envers les pauvres, et il porta lui-même cette charité plus loin encore que le saint Evêque de Tours, car il ne se contentait pas de partager son manteau avec les pauvres, mais il le donnait tout entier, jusqu'à être obligé parfois de se couvrir de la méchante courte-pointe de son pauvre grabat, en attendant qu'on lui eût fait d'autres habits.

Dans les autres saints, saint Augustin en particulier, Yves ne voyait que leur grand amour pour Dieu, et nul ne porta cette vertu à un plus haut degré que lui. Pierre, abbé de Bégard, nous apprend qu'il avait même écrit de sa main un abrégé de la vie des saints les plus illustres et que ce travail portait le nom de Fleurs de la Vie des Saints, œuvre dont la perte ne peut être attribuée qu'à la négligence de ce siècle oublieux, comme dit Tacite, des faits de nature à le faire briller de quelque éclat. Les vertus de ces Saints que le pieux recteur avait consignées dans son ouvrage, nous ont du moins été conservées, dit un auteur, par celles dont il nous a donné un si brillant exemple, et c'est notre seule et suprême consolation !

Ce n'est pas pour son seul profit spirituel que le savant curé breton étudiait la Sainte-Ecriture et la vie des Saints, il aimait encore à en instruire les autres. C'est ainsi, comme nous l'apprend Lanno, recteur de la Roche-Derrien, que Geffroy Kernabat, procureur de l'église de Tréguier, et lui se rendaient tous les jours, le samedi et le dimanche exceptés, au manoir de Kermartin, pour entendre de la bouche du Saint, l'explication d'un chapitre de l'Ecriture-Sainte, ou un trait de la vie de quelque bienheureux serviteur de Dieu. Ils furent fidèles à ce pieux rendez-vous, pendant les trois ans qui précédèrent sa mort. Comme il disait la messe de grand matin dans sa chapelle, il avait le temps de faire ses pieuses conférences à ses deux grands élèves avant l'arrivée des pauvres. Il prêchait ensuite à ces, derniers et leur distribuait les aumônes accoutumées. A midi, il retenait les deux prêtres à diner, partageait avec eux son maigre repas, puis priait et étudiait jusqu'à l'heure des vêpres qu'ils récitaient ensemble. Il s'entretenait ensuite avec eux de quelques sujets de piété et leur faisait la conduite, tantôt vers la Roche, tantôt vers Tréguier, pour recommencer le lendemain. On ne sait ce qu'il faut le plus admirer dans ces scènes d'un âge déjà bien éloigné de nous, ou le zèle du saint prêtre ou l'ardeur de ses deux pieux amis, qui avaient compris tout ce qu'ils pouvaient tirer de profit des leçons et des vertus du grand apôtre breton.

§ XI. — Saint Yves restaure la cathédrale de Tréguier.

Quand le jeune Yves de Kermartin reçut le baptême dans la cathédrale de Tréguier, on ne pouvait guère prévoir que cet enfant était destiné par la Providence à restaurer ce vieil édifice. Nous aurions hésité à introduire ce fait dans notre modeste récit, si nous n'avions été encouragé à le faire par l'autorité du P. Maurice Geffroy qui écrivait vers la fin du XVème siècle, sur lequel s'est appuyé le P. Albert le Grand, autre dominicain, deux siècles plus tard. L'Enquête ne parlant pas de cette restauration, leur témoignage n'est devenu sérieux que depuis la découverte, par M. A. de la Borderie, de la Vie originale de notre Saint, dans un Lectionnaire de la cathédrale de Tréguier écrit au XIVème siècle. En cela il n'y a rien qui doive nous étonner. Les recteurs de nos pauvres campagnes sont chaque année appelés eux aussi à restaurer leurs églises, sans ressources le plus souvent, et ils parviennent par autant de miracles moins éclatants sans doute, mais réels toutefois.

Les premiers successeurs de saint Tugdual, ou au moins de saint Ruellin, qui avait son siège à Tréguier, ont dû songer à bâtir une église convenable pour la dignité du culte. Cette construction n'aura pas sans doute été achevée en un siècle ni deux, mais peu à peu, à mesure que les ressources sont venues ou que le besoin s'en est fait sentir. C'est probablement cette partie achevée en dernier lieu, qui aura été conservée comme un souvenir précieux de l'ancienne cathédrale. On l'a nommée, on ne sait trop pourquoi, la tour d'Hastings. Au rapport du P. Maurice Geffroy, cette vieille cathédrale, fort caduque, petite, bâtie à l'antique, mal percée, obscure et doublée de simples lambris, portait tous les caractères du style roman primitif. Le bon Père, épris des merveilleuses églises ogivales qu'il avait sous les yeux, montrait peu d'estime pour ces sortes d'édifices faits à l'antique. Yves résolut donc, avec l'aide de Dieu, de restaurer cette église vénérée qui avait abrité nos premiers évêques, et sans s'arrêter aux plaisanteries de ceux qui lui prédisaient un échec complet, il se mit en quête de secours. Le duc, la duchesse, les seigneurs de la cour, les barons et gentilshommes du pays, il les visita tous en leur tendant la main. Le peuple donna son obole, la communauté de la ville ses économies, l'évêque, le chapitre et le clergé du diocèse ouvrirent leurs bourses, et il n'y eut personne qui ne contribuât avec joie à cette œuvre, tout à la fois pieuse et nationale. En peu de temps, les matériaux furent sur place et les ouvriers à leurs chantiers. Dieu fit connaître par un prodige combien cette entreprise lui était agréable. Yves, en effet, ayant appris que le seigneur Pierre de Rostrenen avait de beaux arbres dans sa forêt, lui en demanda quelques-uns pour faire la charpente de la nouvelle cathédrale. Pierre accueillit favorablement la demande du saint prêtre ; il lui permit de faire abattre autant d'arbres qu'il lui en faudrait et à son choix. Yves ne se le fit par dire deux fois. Après avoir remercié le seigneur, il fit marquer et couper les plus beaux troncs d'arbres.

Les familiers du château dénaturèrent les intentions du zélé recteur, et le dénoncèrent à leur maître, comme voulant détruire tout son bois, sous prétexte de restaurer son église. Pierre trop crédule se mit en colère et renvoya avec force injures le bon prêtre qui était venu lui témoigner sa reconnaissance, au nom de saint Tugdual. « Le Dieu pour lequel je travaille, répondit Yves avec douceur, récompense au centuple tous les sacrifices que l'on fait pour lui. Vous pouvez vous en convaincre vous-même. Allez demain dans votre forêt et vous serez témoin de la vérité de mes paroles ». Le seigneur fut désarmé par cette contenance du Saint. Le lendemain donc, Yves ayant dit la messe dans la chapelle du château, tous, seigneur et valets entrèrent dans le bois et furent merveilleusement surpris, en voyant, par le plus grand des miracles, sur chaque tronc coupé la veille, s'élever trois autres arbres beaucoup plus grands et plus majestueux. Le seigneur de Rostrenen, à la vue d'un tel prodige, se jeta aux pieds de dom Yves, lui demanda pardon de ses injures et lui permit de continuer de couper autant d'arbres qu'il lui en faudrait pour achever son œuvre.

Quand le bois fut arrivé à Tréguier et travaillé pour être mis en place, le charpentier s'apercut que toutes ses poutres étaient trop courtes de deux pieds. Il en fut si humilié que, dans un accès de désespoir, il voulait se pendre. On eut mille peines à l'en empêcher. Dans sa détresse il alla trouver dom Yves, mesura devant lui et le convainquit du fait. Le saint prêtre le consola de son mieux, puis se mit en prière, et s'étant levé lui dit avec beaucoup de douceur : « Mon ami, prenez votre ligne et mesurez encore, vous vous serez peut-être trompé ». Le charpentier obéit et trouva toutes les pièces de bois trop longues de plus de deux pieds. Tous les ouvriers, témoins du prodige, furent dans la plus grande admiration, et pleins de confiance en celui que Dieu montrait si puissant, ils travaillèrent avec la plus ardente activité, de sorte que les travaux furent achevés en fort peu de temps.

Il est fort possible que la nef et les collatéraux de la cathédrale actuelle datent de cette restauration, et que la charpente qui est si belle, provienne de ces beaux arbres multipliés miraculeusement dans la forêt du seigneur de Rostrenen. Cette forêt existait probablement dans un de ses domaines, aux environs de Tréguier, où le bois a cessé de croître depuis bien des années. Vers la fin du XIVème siècle, une nouvelle restauration est devenue nécessaire, sans que l'on sache au juste dans laquelle des parties, et l'édifice, tel que nous l'avons aujourd'hui, faisant une équerre avec l'ancienne cathédrale, n'a été achevé que vers le milieu du XVIème siècle. Quoique petite, c'est pour l'élégance du style, pour les proportions et la pureté de la ligne, une de nos plus jolies cathédrales. Saint Yves, qui l'a presque rebâtie pendant sa vie, sera assez puissant, aujourd'hui qu'on lui élève un magnifique tombeau dans cette église, pour donner les moyens de l'embellir autant qu'elle le comporte, afin qu'elle soit digne de Dieu et de ses glorieux patrons, saint Tugdual et saint Yves, protecteurs de la ville et du pays de Tréguier !

Olivier de Lanmeur, le sacristain dont nous avons déjà parlé, parce qu'il avait été témoin de la lumière éblouissante qui entourait la tête du bienheureux pendant son oraison, ajoute qu'il vit un personnage inconnu s'entretenir avec lui et qu'il croyait bien être saint Tugdual, car cette belle vision disparut à peu près à l'endroit où sont conservées les reliques de ce saint. Que se passa-t-il dans cette conversation de deux saintes âmes, dont l'une était déjà dans la gloire ? Nul ne l'a révélé ; mais il se peut que saint Tugdual recommandât, ce jour-là même, au bienheureux Yves de Kermartin, de lui rebâtir sa cathédrale et que ce soit pour obéir à cette voix du ciel que le saint prêtre ait entrepris, sans se décourager, une œuvre qu'il termina si heureusement.

Saint André et saint Tugdual étaient honorés comme les patrons de cette première église. Rien que le fait d'avoir été placée sous le patronage d'un apôtre, dénote une très haute antiquité à cette cathédrale. L'église, dédiée primitivennent à ce saint, se trouvait à une centaine de pas plus près de la rivière. On, n'y voit aujourd'hui qu'une esplanade, et sur un des murs la statue du saint crucifié, avec une inscription du XIVème siècle. Dans la cathédrale on a rélégué son image au fond d'une chapelle absidale, et saint Yves a pris sa place à côté de saint Tugdual, comme patron de l'église et du diocèse.

Le charmant cloître qui est annexé à la cathédrale ne fut bâti qu'un siècle plus tard, par Christophe du Chastel, neveu du Cardinal d'Avignon. Ce travail dura sept ans et fut béni l'an 1648, par l'évêque de Sinope, qui se trouvait alors à Tréguier.

§ XII. — Physionomie de saint Yves, son caractère, ses statues.

Le caractère breton est, en général, empreint d'une sorte de tristesse indéfinissable. Cela tient-il au bruit de la mer qui bat êternellement les rochers de nos côtes, où tant de navires se brisent chaque hiver ! Est-ce un effet de notre langue, ce débris du langage primitif que le breton seul peut parler ! Faut-il l'attribuer à la stérilité d'une grande partie de nos landes, ou à l'ingratitude du sol qui se laisse péniblement arroser par la sueur de nos robustes cultivateurs ? Peut-être doit-on y voir un douloureux souvenir de ces guerres sans fin qui, pendant tant de siècles ont désolé nos campagnes, détruit nos villes et fait couler à grands flots le sang de nos pères. Il se peut que le sentiment religieux si fortement gravé dans les cœurs, nous ait inspiré cette tristesse de l'exil qui faisait gémir les Hébreux sur les bords de l'Euphrate, au souvenir de la patrie absente ! Pour le breton, cette patrie est le ciel d'où il lui sera permis de voir encore sa chère Bretagne. Pénétré de cette grande pensée, il voit venir la mort sans crainte et sans horreur, soit qu'il expire au milieu des siens ou sur le champ de bataille où il est toujours prodigue de sa vie.

En Bretagne, le chant, la musique, la poésie, ces manifestations sublimes des sentiments de l'âme, sont comme l'écho de quelque chose qui manque ici-bas. Le poète breton pleure ; son chant est triste, un peu monotone, comme la voix qui l'exprime, et cependant on ne se lasse ni de l'entendre ni de le lire. Le théâtre, chez nous, se borne à quelques tragédies ou à la vie d'un personnage malheureux : on aime à pleurer au spectacle. Les Barzas-Breiz, ces délicieuses poésies d'un autre âge, glanéés par M. de la Villemarqué dans nos landes fleuries, Chateaubriand, Brizeux, pour ne rappeler que les plus brillants de nos poètes, ont touché vivement cette corde si sensible de l'âme humaine, la douleur ! Ils pleurent, ils gémissent, et ceux qui apprennent leurs beaux vers pour les chanter le soir à la veillée, ou bien le lendemain, sur le versant de la montagne, semblent pleurer comme eux. Les instruments de musique vraiment bretons, sont bien primitifs ; mais la corde sensible y domine toujours ; soit qu'ils fassent danser les jeunes gens, aux pardons du bourg et aux noces du village, on croit entendre des pleurs dans leurs cordes humides !

On ne se croit pas cependant malheureux en Bretagne : on s'y plaît, on s'en éloigne le cœur serré et seulement quand il le faut. Nul plus que le breton n'est sujet à ce terrible mal du pays qu'il appelle aussi : Kleved ar ger, et contre lequel il n'y a qu'un remède, le retour. Oui, il y revient avec bonheur ! La vue de son clocher, l'angélus du soir, le chant des oiseaux à la tombée de la nuit, cela suffit pour consoler le pauvre voyageur qui regagne son pays et le délasser de toutes ses fatigues. Quelqu'un dira peut-être qu'il n'en est plus de même aujourd'hui. Je n'en crois rien, et, si un jour ce devrait être une vérité, je dirais à mon tour, avec le moine Gildas : C'en est fait de la Bretagne : Finis Britanniœ.

Cette digression un peu longue m'est inspirée par la vue du portrait de notre Bienheureux, pris des Grandes Chroniques d'Alain Bouchard et placé en tête des Monuments Originaux. L'on se représente difficilement saint Yves sous ces traits d'une rudesse exagérée. Il n'y a rien de moins breton, si ce n'est le petit nain qui l'accompagne et qui lui arrive à peine aux genoux. L'artiste avait sans doute bonne intention : il a voulu peindre la pénitence, mais on ne défigure pas les personnes pour cela. Ce ne doit pas être le portrait de saint Yves : il n'y a ni la coupe de la figure qu'on peut prendre sur son chef vénéré Tréguier, ni le menton saillant, ni les pommettes osseuses, ni les méplats qu'on se figure aisément. Qu'on cherche les moyens de représenter, sur ses traits, l'austérité de la pénitence et des mortifications, rien de mieux ; mais la beauté de la figure doit toujours se traduire à travers ces ombres.

Saint Yves, après tout, n'était pas toujours plongé dans cette tristesse qui est au fond du caractère breton. Dans une des hymnes de son office, il est dit qu'il conservait toujours la même gaîté sur ses traits, et la même tenacité dans ses desseins, sans jamais s'abandonner à une joie immodérée, ni se laisser abattre par les difficultés : Una vultûs hilaritas, etc. Il plaisantait volontiers avec ses pauvres, tout en graissant de ses mains les souliers d'un pèlerin de saint Jacques, se moquant gracieusement de l'un d'eux qui apportait un pain trop beau, puis d'un autre qu'il venait d'habiller de sa propre soutane. Il recevait avec une grande cordialité les moines mendiants qui descendaient chez lui, et les obligeait à prêcher quand l'occasion se présentait. A Rennes, il a dû passer de bonnes soirées avec ses chers compatriotes de la Roche-Derrien et de Pommerit-Jaudy, sans compter les pauvres qui accouraient chez l'archidiacre, pour causer avec le Saint et recevoir de lui l'aumône de la charité. D'ailleurs, dit une leçon de son office, il y avait quelque chose de séduisant dans sa personne, et lorsqu'on avait fait sa connaissance, on ne pouvait plus s'en séparer. Il y a toujours, dans la physionomie d'un saint, un certain reflet qui révèle ses vertus et les qualités de son âme. Les payens eux-mêmes pensaient qu'il devait en être ainsi de leurs divinités, et Enée, jeté par une tempête sur les côtes de la Lybie, y rencontra la déesse sa mère, sous la forme d'une princesse ; mais à son maintien, à sa démarche, il reconnut bien en elle une déesse de l'Olympe : Et incessu patuit dea !

Si l'on veut faire une représentation des traits de saint Yves, il faut avoir égard à ces considérations, ainsi qu'à l'époque de sa vie que l'on aura en vue. Avocat, il était encore jeune, une trentaine d'années au plus. Official ou recteur, on doit lui donner une figure un peu plus âgée, mais jamais décrépite. A cinquante ans les bretons sont encore pleins de vigueur, et les macérations ne défigurent pas en général. Daniel et ses compagnons avaient aussi bonne mine dans le palais du roi de Perse que les jeunes gens de leur âge, élevés dans le raffinement du luxe et de la bonne chère.

Ces différences de physionomie de saint Yves, nous les trouvons dans les nombreuses statues qui le représentent sur nos autels, dans nos chapelles et les moindres oratoires élevés en son honneur. Toutes ne sont pas sans doute également bien réussies, mais on aime à voir cette variété et les efforts de nos modestes artistes, pour atteindre à la perfection dont ils voyaient l'idéal. La plastique nous a privés de cette étude intéressante à tous les points de vue. Un type unique a été adopté, puis modelé et distribué partout. Avec un riche polychromage, ces statues plaisent assez aux yeux : elles coûtent relativement peu, et les vieilles statues de saint Yves sont condamnées au feu pour leur faire place dans nos églises !

On a fait une collection bien intéressante, quoique peu complète, des estampes reproduisant les traits de notre Bienheureux ; il serait facile d'en faire autant pour ses statues en les reproduisant par la photographie. Tout cela ne nous donnerait pas encore le vrai type de saint Yves, mais nous pourrions au moins nous mettre ainsi en communication d'idées avec tous ceux qui ont honoré avant nous l'illustre saint qui fait la gloire de notre pays. Il y a certaines choses qu'il ne faut jamais omettre, sous peine de n'être pas compris : sa liasse de papier, son bréviaire pendu au bras, la bourse de ses aumônes et sa barette à quatre angles. Avec ces signes caractéristiques, le paysan breton comprendra toujours saint-Yves. Les savants préféreraient l'aumuse, le grand manteau à fourrures, et cependant nous avons vu le peu de cas qu'en faisait le saint durant sa vie. Faut-il cependant, par je ne sais quel esprit de réalisme qui travaille notre époque, représenter le saint en haillons, nu-pieds, la tête découverte ? Non. Il y a quelque chose de divin qui doit rejaillir jusque sur les traits d'un bienheureux. En peinture cette pensée se traduit par une nimbe ou auréole ; en sculpture, on lui donne des vêtements qui sentent un peu la transfiguration. Au moyen-âge, la dévotion du peuple allait jusqu'à habiller ces statues des étoffes les plus précieuses, et nous nous rappelons avec bonheur ces strophes que chantaient les Bretons en marchant contre les Anglais, au fameux combat des Trente :

Mar deomp d’ar ger var hor c’hiz,
N'im a roïo d'ac'h hu ar gouriz,
Hag ar chupen aour hag ar clenv,
Hag ar vantel glaz liou an env ;
Ma laro an dud o sellet,
Aotro San Kado beniget :
Koulz ar baros ag an douar,
San Kado na n'eusqet e bar.

« Si nous revenons du combat, nous vous ferons don d'une ceinture et d'une cotte d'or et d'une épée et d'un manteau bleu comme le ciel. Et tout le monde dira en vous regardant, oh Seigneur saint Cado béni : Au paradis, comme sur terre, saint Cado n'a pas son pareil ! ». C'est naïf si l'on veut, mais c'est touchant, et cette piété de nos pères remue toutes les fibres de notre âme. Que faut-il davantage ! C'est toute une poésie d'un autre âge que nous sommes heureux de rencontrer de temps en temps, pour nous remettre des tristesses du nôtre.

§ XIII. — Dernières années de saint Yves. Sa mort.

Le saint recteur de Louannec continuait, au milieu de fatigues sans nombre, sa vie de mortification et de zèle sacerdotal. La renommée portait au loin les prodiges qu'il opérait, chaque jour, par ses prières et ses prédications. Il n'était pas une paroisse qui ne désirât l'entendre prêcher, et pour répondre à toutes les instances, il était obligé de se multiplier au-delà de toutes les mesures de la prudence humaine. Dieu seul pourrait nous dire toutes les conversions qu'il opérait. Les auditeurs le suivaient d'une paroisse à l'autre, et les démons, tremblant à sa voix, sortaient des malheureux qu'ils possédaient, pour rentrer dans leur affreux séjour. « Un jour, dit Yves L'Hauspice ou L'Hostis, j'entendis parler de quelqu'un qui était possédé du démon. Je l'amenai au recteur de Louannec, et il me suivit sans difficulté. Yves l'interrogea et lui demanda s'il était vrai que le diable le possédait. — Oui, répondit ce malheureux, et très souvent il me tourmente en me faisant entendre sa voix. — Commencez, lui dit le saint, par confesser tous vos péchés. — Après sa confession, continue le témoin, interrogé de nouveau, il répondit : Je sens la présence du démon, il me menace de toutes sortes de tourments et me demande pourquoi je l'ai conduit ici, promettant de me faire bien expier ma faute, la nuit prochaine. — Il en a menti, dit le saint ; vous resterez ici, vous mangerez et dormirez chez moi, et l'on verra si le démon ose encore vous attaquer. — Ce malheureux prit donc l'hospitalité chez le bon recteur ; Yves bénit le lit où il le fit coucher et veilla toute la nuit dans l'étude et la prière. Le possédé dormit très bien, ce qui ne lui était pas arrivé depuis trois ans, et se trouva complètement guéri. - Rendez grâce à Dieu, dit le saint prêtre, et de mon côté j'en ferai autant. Retournez ensuite chez vous, aimez à entendre la messe et les sermons et faites l'aumône autant que vous le pourrez. Priez Dieu et observez ses commandements, afin que le démon n'ait plus recours sur vous ». Ce possédé s'appelait Alain de Tresleveur, du diocèse de Tréguier. Plusieurs témoins ont attesté ce prodige, entre autres Hamon Le Flem, reclus de la paroisse, de Louannec, et Guillaume, le propre fils du possédé, qui entre dans les détails les plus affreux sur les souffrances que son père endurait de la part du démon. Cette guérison ne fut pas sans doute la seule opérée par le saint prêtre, mais c'est celle dont les circonstances ont été relatées avec le plus de développements par un témoin oculaire.

Yves pressentait que sa fin approchait, et dans l'ardeur de son zèle il se livrait avec plus de force encore au ministère de la parole et au soin des âmes. Il interrompit cependant un instant ses travaux pour faire son testament et disposer en œuvres pies des biens dont il avait hérité de sis parents. Voici l'abrégé de ce testament. « Moi, Yves Héloury, je lègue par ce testament à la chapelle que j'ai fondée en l'honneur de Notre Seigneur Jésus-Christ, de sa très sainte Mère, du bienheureux saint Tugdual, son confesseur, avec la maison qui y est contiguë, bâtie par moi, de mon propre bien et de la part d'héritage qui m'est échue de mon père Héloury et de ma mère, située dans les limites du Minihy, autant que me le permettent les usages et coutumes, avec l'autorisation d'Alain de Bruc, évêque de Tréguier, savoir trente livres à prélever sur les dîmes du Quenquis et les biens échangés, tels qu'ils existent maintenant, pour venir en aide à la dite chapelle et aux prêtres qui la desservent et devront y célébrer l'office divin à perpétuité, avec l'agrément du seigneur évêque. Mes autres biens, s'il s'en trouve après ma mort, ce que je n'espère guère, à part quelques livres dont je me sers pour les fidèles, je les lègue encore aux prêtres qui desserviront ma chapelle et devront y résider continuellement. Que Dieu me soit en aide et accorde la vie éternelle à mes successeurs. Ainsi soit-il. Fait le vendredi après la fête de saint Pierre-aux-liens, l'an mil deux cent quatre vingt dix-sept ».

Nous ne rapportons que le sens de ce document, la seule chose qui restait de la main de saint Yves et qui a été brûlée pendant la révolution avec d'autres manuscrits précieux. Nous voyons par la phrase qui suit le texte du testament, que cette chapellenie avait été fondée trois ou quatre ans auparavant, en 1293. M. Ropartz fait remarquer cependant avec raison que c'est une faute de copiste, et que la chapelle de Kermartin ayant été dotée du temps d'Alain de Bruc, il faut lire 1283 pour date certaine. Cette rectification explique le passage où le bienheureux déclare posséder ce patrimoine, avec l'autorisation du seigneur évêque de Tréguier. Saint Yves n'a rien légué aux pauvres, parce qu'il espère bien leur donner toute sa fortune avant de mourir, et ne garder que le stricte nécessaire pour la desserte de sa chapellenie.

Nous croyons devoir placer ici un extrait d'un aveu de 1601, dans lequel on énumère tous les biens attenants à cette fondation. « Vénérable et discret Barthélémy Mathurin, chanoine et trésorier de Tréguier et chapelain de la chapellenie de saint Yves de Kermartin, tient sous la dite seigneurie de Kermartin, à cause d'icelle chapellenie : tous et chacun des héritages et terres qui appartiennent à la dite chapellenie, lesquelles ont été données à la dite chapelle, par le dit saint Yves, et lesquelles il avait eu de partage, pour son droit avenant de la dite maison de Kermartin, de laquelle il était fils et juveigneur, lorsque augmentant la fondation qui était auparavant en icelle chapelle, il y donna pour plus ample dotation et fondation, tout ce qui lui comptait de droit avenant de la succession de ses père et mère, réservant à ses successeurs, concurremment avec le dit seigneur, évêque de Tréguier, le droit de patronage et de présentation de chapelain au dit saint Yves, lorsque le cas y échoit. De quoi sont les successeurs seigneurs de Kermartin en bonne et valable possession immémoriale, jusqu'à présent. Desquelles terres la déclaration en suit : les maisons, portes, galerie, étables, jardins, vergers, colombier, bois de haute futaie et une pièce de terre de jouxte, en laquelle est situé le dit colombier, joignant et s'entretenant ensemble et d'un endroit sur la dite chapelle, d'autre sur le chemin menant du dit lieu de Kermartin à la fontaine saint Yves, d'autre sur autre chemin menant de la dite fontaine à la dite chapelle. Item, une autre maison, porte, aire, jardin et courtil de jouxte, où demeurait jadis Jean Hervé, avec une pièce de terre illec adjacente appelée.... joignant et s'entre-laçant ensemble, et d'un endroit sur terre Geffroy le Lagadec, et d'autre endroit, sur le chemin menant de la dite chapelle à la fontaine de Monsieur saint Yves, quitte de rente et de chefs rentes ». Suit un autre extrait détaillant les biens des seigneurs de Kermartin, où l'on voit qu'ils partageaient avec les seigneurs de Coatmen, de Pommerit et du Verger, l'honneur de porter l'Evêque de Tréguier, pour son installation, depuis la cathédrale jusqu'à l'église de Notre-Dame de Coatcolvezou, et de là au palais épiscopal, avec le droit de partager avec eux tout ce qui restait du souper de l'évêque, y compris linge et vaisselle.

C'est peut-être aussi le moment de répondre à une demande que l'on se fait souvent en visitant l'église paroissiale de Minihy-Tréguier : à savoir si c'est la chapelle bâtie par saint Yves, et dont il est parlé dans son testament. Si ce n'est pas l'église actuelle, où était donc cette chapelle primitive, avec la maison contiguë ? Nous croyions avoir trouvé dans cette construction, tous les caractères des monuments du XIIIème siècle : fenêtres assez élancées, magnifique chevet avec une belle verrière, le tout ressemblant à une chapelle absidale d'une église non achevée, qu'un bon recteur a terminée au commencement de ce siècle, par une tour en plein ceintre avec une flèche ogivale, qui semble avoir été prise à une construction bien antérieure. Les archéologues ont cru devoir la classer parmi les monuments du XVème siècle. Nous nous rendrons volontiers à leur avis, en maintenant toutefois, qu'à cette époque l'église primitive a subi des modifications dans le style de ce siècle, mais qu'au fond la chapelle actuelle est bien celle qui fut bâti par saint Yves. Il est facile de voir qu'il y a eu une réédification à partir de la base des fenêtres, par les parties de murailles conservées et qui sont terminées en retrait ; particulièrement à l'endroit où est adossée la toile du testament de saint Yves, due aux soins de Mlle de Parthenaye.

Ce testament était jusqu'au XVIIIème siècle tracé sur l'enduit du mur, et les anciens se souviennent encore d'en avoir vu les caractères à moitié effacés.

Une avenue de hautes futaies faisait communiquer cette chapelle avec le manoir de Kermartin, et la maison contiguë a été remplacée au XVIème siècle par la belle construction qui n'en est séparée que par le chemin, et qu'on appelle toujours la maison du chapelain : ty ar chapalan. Elle est précédée d'une cour spacieuse où l'on entre par deux portes en ogives, l'une pour les voitures et l'autre pour les piétons. Quatre tourelles la flanquaient aux quatre angles, et l'une d'elles donnait entrée sur le grand courtil, où l'on voit toujours le pigeonnier, avec le chemin de la fontaine, une des plus belles sources du pays.

Au côte nord de la chapelle et presque au chevet, on distingue les armes de Coetquis ; aux clefs de voûtes, quatre autres écussons, dont deux entièrement frustes. Les deux autres sont de Lantillac et de Traouwas. Ce sont sans doute les seigneurs qui ont fourni aux dépenses nécessaires pour la restauration de 1480. Jean de Coetquis était évêque de Tréguier, et de Lantillac chanoine de la cathédrale. Les armes de ce dernier se voient encore sur un enfeu de la cathédrale, près de la chaire, et dans l'intérieur du cloître. L'Evêque de Tréguier ayant été constitué par saint Yves comme patron de la chapellenie de Kermartin, c'est à lui que revenait le droit de nommer les chapelains et de les mettre en possession des biens légués par le saint prêtre. En 1601, Guillaume du Halegoët, alors évêque, en fit le recolement que nous avons donné plus haut et qui nous a été fourni gracieusement par le propriétaire actuel, M. Guillerm. Le bénéfice était peu considérable, mais il suffisait à l'entretien du modeste chapelain.

Depuis la fondation de sa chapellenie, Yves venait encore plus souvent à Kermartin. Il avait présidé à la construction de la chapelle et maintenant il voulait s'assurer par lui-même de tous les détails du service religieux. Il l'avait dédiée à la sainte Vierge, en souvenir de sa consécration à cette bonne Mère, dans l'église de Notre-Dame de Coatcolvezou. Trois jours avant sa mort, il y dit sa dernière messe, car, par une faveur toute spéciale, Dieu lui avait révélé ce jour, quelques semaines auparavant. Il confia ce secret à Typhaine de Pestivien : « Je pressens, lui dit il, par la faiblesse de mon corps, que le terme de ma vie approche, et c'est pour moi un grand sujet de joie. Et s'il plaisait à Dieu de hâter ce moment, je m'en réjouirais encore davantage ; mon plus grand désir est de voir ce corps se dissoudre et mon âme s'envoler vers le ciel ! ». Ces paroles jetèrent cette pieuse dame dans des transports de tristesse inexprimables.

« Père bien aimé, s'écriait-elle dans sa douleur, demandez donc au Seigneur de retarder encore ce moment terrible, à cause de nous et de tous ceux qui vous aiment ! Cruelle mort, c'est ainsi que tu viens nous séparer ! Que je suis malheureuse ! Pourquoi me quittez-vous, et à qui m'abandonnez-vous dans ma désolation ! Ce n'est pas seulement à cause de moi, mais pour ce peuple qui ne vit que de vos paroles et de vos bienfaits ! Je vous en supplie, restez encore quelque temps au milieu de nous ! Saint Martin, au moins, ne refusait pas de vivre plus longtemps si c'était nécessaire pour le bien de son peuple ! ». Le saint prêtre lui répondit : « Si vous m'aviez vu, moi ou quelqu'autre, revenir victorieux d'un combat, vous vous réjouiriez avec moi, et maintenant que Dieu, se contentant du peu que j'ai fait pour lui, veut bien me donner le prix de mon travail, vous versez des larmes et vous vous laissez aller à la douleur ! Jugez vous-même si c'est raisonnable ! ». Ces jours d'angoisse se passaient dans des adieux touchants sans que le saint prêtre, qui se voyait mourir, ralentit en rien ses exercices de piété ou ses devoirs de pasteur.

La semaine où il mourut, bien que son corps fut broyé par la douleur et la maladie, il ne cessa pas de célébrer la messe ni d'entendre les confessions. Il continua même ses prédications comme à l'ordinaire, et le mercredi, nous dit le P. Maurice Geffroy, il célébra avec ferveur et une plus grande dévotion encore sa dernière messe, dans sa chapelle de Kermartin. Pendant le Saint Sacrifice, il versa des larmes abondantes et fit entendre des soupirs et des gémissements qui durèrent longtemps. Il était si faible qu'il fallut lui aider à revêtir les ornements de la messe, le soutenir à l'autel et empêcher ses bras de tomber pendant l'élévation de l'hostie ou du calice. Ce furent les abbés de Beauport et de Bégard, avec le seigneur de Kerimel, archidiacre de Tréguier, qui lui rendirent ce dernier service. Cet affaissement extrême ne l'empêcha pas d'aller aussitôt après la messe confesser les quelques personnes qui sollicitaient de lui cette grâce suprême.

Le jeudi, ne pouvant plus ni célébrer ni tenir debout ou assis, Yves se coucha sur son pauvre grabat et força longtemps ses lèvres défaillantes à prononcer les prières qui lui étaient habituelles. Bien plus, à mesure que ses membres s'affaiblissaient, il semblait que son esprit, se dégageant peu à peu de sa prison, avait des élans de ferveur plus forts et plus touchants. Il montrait le ciel à ceux qui l'assistaient dans ses souffrances, les consolait par ses paroles édifiantes, et leur prêchait encore le royaume de Dieu. L'Evêque de Tréguier, Mgr Geffroy de Tournemine, s'empressa d'aller bénir le pieux mourant. Quelques membres de l’officialité et des chanoines de la cathédrale vinrent aussi le visiter, et firent tous leurs efforts pour le décider à laisser mettre un peu de paille, au moins, dans son lit et sur la pierre où reposait sa tête. « Non, leur répondit-il, je ne mérite pas cet adoucissement, et j'ai tout ce qu'il me faut ». Les mains jointes, et les yeux fixés sur un crucifix peint sur le mur, il continua ainsi de prier avec la plus grande ferveur.

Le lendemain, ses paroissiens et ses amis, ayant appris que leur bon pasteur n'avait plus que quelques instants à vivre, accouraient en foule pour le voir une dernière fois, en faisant entendre partout leurs cris de désolation. Cette démarche le toucha vivement, mais il leur fit dire de ne pas se donner la peine de venir ; bien plus, de se consoler parce qu'il était dans l'état où il voulait être depuis longtemps, et qu'il avait demandé au bon Dieu de mourir ! Le samedi, à l'approche de la nuit, se sentant de plus en plus défaillir, le saint prêtre se confessa à Geffroy de Lanno, recteur de la Roche-Derrien, et supplia de ne pas tarder davantage à lui donner la communion du corps de son Sauveur. Après avoir reçu le Saint-Viatique avec la piété la plus édifiante, il demanda aussi à recevoir l'Extrême-Onction. Ce dernier sacrement, qui console et qui purifie, lui fut administré, avec une grande solennité, par Hamon Gorrec, vicaire de Tréguier, en présence de l'officialité, des chanoines et des prêtres de la ville, aussi bien que d'un nombre considérable de fidèles accourus de tous les côtés. Il répondit aux psaumes et à toutes les prières liturgiques avec une touchante dévotion, sans perdre de vue un instant le crucifix placé en face de son lit. Après la dernière onction il perdit la parole, mais ses lèvres baisaient toujours amoureusement la croix, et il en fit le signe plusieurs fois sur lui-même durant la nuit. Quand le jour commença à poindre, ses regards se tournèrent vers le ciel et il rendit son âme à Dieu à l'âge de cinquante ans. C'était le dimanche dans l'octave de l'Ascension, le 19 mai, l'an 1303, jour désormais célèbre et cher aux Bretons. La mort, en frappant le saint pasteur, n'avait pas laissé son empreinte sur ses traits vénérés. Sa figure était radieuse., quelque chose de divin se réflétait sur son front, et jamais il n'avait paru aussi beau. On aurait pu douter de sa mort, tant son visage semblait sourire !.

Ce ne fut qu'un cri de douleur dans tout le pays, quand on apprit cette fatale nouvelle. On se répétait à travers les sanglots : Dom Yves est mort ! C'est un saint ! Oui, un saint !

§ XIV. — Funérailles de saint Yves. Miracles sur son tombeau.

Pendant les deux jours que le corps du Bienheureux fut exposé, le manoir de Kermartin ne se désemplit pas un instant. De tout côté on se pressait pour contempler une dernière fois ces traits vénérés, où brillait déjà comme l'auréole de la gloire du ciel. Chacun voulait lui baiser les mains et y toucher quelque objet de piété ; ses paroissiens versaient des larmes de désolation, et les pauvres faisaient entendre des cris déchirants !

Pendant ce temps, ses funérailles se préparaient. Yves aurait voulu être enterré près de sa chapelle, dans le tombeau de ses parents ; mais l'évêque donna l'ordre de lui préparer une tombe dans sa cathédrale. Le lieu de sa sépulture dut être un de ces enfeus creusés dans les murs de nos vieilles églises. Ce mur ayant été détruit par le Duc Jean V, pour la construction de sa chapelle, le tombeau du saint aura été reculé jusqu'au milieu de la nef latérale, où Mgr Bouché, successeur de Geffroy de Tournemine lui érige un superbe monument.

Tous les chemins qui menaient à Kermartin se couvrirent bientôt d'une foule immense : tous voulaient assister à l'enterrement du saint prêtre. C'est à peine si le cortège pouvait avancer : il fallait s'arrêter à chaque instant pour laisser les fidèles toucher le cercueil et donner cours à leurs sanglots. L'évêque, entouré de son clergé et d'une foule de seigneurs, vint recevoir le corps à la porte de sa cathédrale, et après la cérémonie funèbre, souvent interrompue par les cris de douleur, l'humble prêtre fut déposé dans ce sépulcre, que tant de prodiges devaient bientôt rendre si glorieux ! On chanta pour lui une octave de services, selon les prescriptions de l'Église, bien que chacun fût convaincu, que son âme si pure et si belle était déjà dans la gloire !

Le silence ne se fit pas longtemps autour de ce tombeau. Avant la fin de l'octave, le chevalier Alain de Keranrais, passant par la cathédrale, aperçut un jeune homme couché sur la tombe du bon curé. La terre était fraîchement remuée et aucune pierre ne le couvrait encore. « Que faites-vous là, dans cette posture, lui demanda le chevalier ? — Seigneur, répondit-il, je remercie le saint prêtre qu'on a enterré ici il y a sept jours. J'étais aveugle et il m'a rendu la vue ». Le bruit du miracle fit en peu d'instants le tour de la ville. Le jeune homme était du village de Coat-ar-groas, en la paroisse de Langoat. Il s'appelait Guyon, fils de Hamon ou Omnès. Tout le monde le savait aveugle, et après sa guérison il fut interrogé presque avec autant de curiosité que l'aveugle-né de l'Evangile. Bientôt une foule d'aveugles et d'autres malades vinrent prier sur le tombeau du bienheureux Yves de Kermartin.

Un aveugle de Rocamadour, qu'on voyait tous les jours dans la ville mendier de porte en porte, conduit par un petit chien, alla lui-même s'y prosterner plein de confiance dans la puissance du saint prêtre, et le soir même on le vit se promener complètement guéri ! Ce miracle, dit Typhaine de Pestivien, causa une joie inexprimable dans toute la ville !

Margille, fille de Pierre, seigneur de Lanmeur, avait sur l'œil droit une tache de la grosseur d'un pois. Sa mère ayant entendu parler des miracles qui s'opéraient sur le tombeau du Bienheureux, la voua à celui qu'on vénérait déjà comme un saint, et promit, si sa fille était guérie, de venir nu-pieds jusqu'à Tréguier pour lui rendre grâces. Le lendemain, la taie était disparue et la pieuse mère fit son pèlerinage comme elle l'avait dit, ne cessant d'exalter partout la puissance et la bonté du saint prêtre ! Deux autres guérisons de la vue, moins importantes sans doute, mais non moins miraculeuses, furent obtenues par la même protection, pour Théophane, fille de Derien, pauvre mendiant de Prat, et Pétronille, épouse de Guillaume Arvarec, de la paroisse de Trégrom.

Even, fils de Eude Donval, de la paroisse de Plounévez, atteste sur la foi du serment, qu'à l'âge de dix ans environ, se trouvant près du moulin des Moines de Bégard ; sur la grande rivière, il fut accroché par la roue et entraîné sous le tournant. Une femme qui était là par hasard, le voua à saint Yves. Aussitôt le moulin s'arrêta par miracle. On retira le pauvre enfant qui avait une horrible blessure à la tête, et l'œil arraché de son orbite. Le vœu fut renouvelé et Even fut immédiatement guéri, sans qu'il restât d'autre trace qu'une petite lésion au front. Quelques guérisons se sont fait attendre quelquefois plus longtemps. Alors les habitants aussi familiers avec leur saint compatriote, que les Napolitains à l'égard de saint Janvier, ne lui ont pas épargné les reproches : « Ah ! bienheureux saint Yves, s'écriait une pauvre fille qui demandait, depuis plusieurs mois, la vue pour sa mère, on dit que vous faites beaucoup de miracles, mais cela ne paraît guère pour moi, qui vous demande depuis si longtemps la guérison de ma pauvre mère ! ». Elle s'éloignait tristement de Tréguier quand sa mère s'écria : Mais je vois très bien ! et, sans attendre sa fille qui pleurait de joie et de reconnaissance, elle courut toute seule jusqu'à l'église, et se prosterna sur la tombe du saint pour le remercier. C'est Auffret, abbé de Bon-Repos, qui atteste ce miracle passé sous ses yeux.

Lavinie, veuve de Hervé le Clerc, de la paroisse de Coatréven, voyant sa fille Julie, âgée seulement de douze ans, complètement aveugle depuis deux mois, promit au saint thaumaturge une rente à payer tous les ans sur son tombeau, s'il voulait la guérir par la vie ou la délivrer par la mort : per mortem aut per vitam. Le bon saint Yves, excusant sans doute cette demande insensée d'une mère affolée par la douleur, rendit la vue à la pauvre enfant, qui vint sur sa tombe le remercier de cette faveur signalée.

Il serait trop long d'entrer dans les détails de toutes les guérisons obtenues par les aveugles, grâce à l'intercession du saint prêtre. Notre intention n'est que de rapporter quelques-uns des miracles de tous genres opérés sur son tombeau, et que nous avons relevés dans le procès de canonisation. Voici les plus connus de ces miracles :

Raimond, fils d'Alain le Roux, de la paroisse de Bourbriac, était tombé sous le moulin de Henri Duaut. Quand il en fut retiré il avait céssé de respirer et son corps n'était qu'une plaie. Geffroy Morvan le voua à saint Yves et promit, si l'enfant revenait à la vie, de déposer un cierge de la grosseur de son corps sur le tombeau du bienheureux. Aussitôt l'enfant commença à respirer et fut complètement guéri, sous les yeux d'un grand nombre de témoins qui ont attesté ce miracle devant les juges enquêteurs.

Azénor, veuve de Guyon, de la paroisse de Prat, promit de jeûner trois jours par semaine, si le saint voulait rendre la vie à son fils Alain, qui venait de mourir dans la nuit. L'enfant fut ressuscité et vécut encore douze ans, n'ayant qu'une légère infirmité à l'une des narines. La mère et les sœurs ont attesté ce miracle qui fit une impression profonde sur toute la contrée.

Aymar, fils de Hamon de Kerguézai, se baignant dans la rivière qui passe à Lannion, tomba au fond de l'eau et y resta deux heures. On venait de l'en retirer et il était couché sans vie sur le rivage, quand ses parents arrivèrent en courant : « Grand saint Yves, s'écria la mère, rendez-moi mon fils et il sera à vous toute sa vie ! ». Aussitôt l'enfant ouvre un œil, puis l'autre, lève les mains comme s'il fut sorti d'un long sommeil et appelle sa mère ! C'est elle-même qui atteste ce miracle, ainsi qu'une de ses tantes, et Hervé son camarade qui se baignait avec lui.

Yves, fils de Savine, veuve Rivoalan, de la paroisse de Plouguiel, mourut le Jeudi-Saint à l'âge de cinq ans. On se préparait à l'enterrer le dimanche de Pâques, quand la mère s'écria : « O saint Yves, rendez-moi mon fils et il vous sera voué toute sa vie. Je promets de plus de déposer sur votre tombe bénie, un cierge de la longueur et de la grosseur de son corps ! ». Aussitôt elle commença à prendre la mesure de l'enfant qui revint à lui et ne retourna au Ciel qu'à la fête de Noël. Lorsque les prêtres arrivèrent quelques instants après pour procéder à la cérémonie funèbre, ils furent merveilleusement surpris de voir le jeune ressuscité venir lui-même au devant d'eux, et les prier de remercier avec lui le grand saint Yves qui l'avait rappelé à la vie !

Alain, fils d'Yves Cadiou, de la paroisse de Pleubian, était tombé, à l'âge de dix-huit mois, dans une fosse pleine d'eau. Il en fut retiré glacé par la mort et porté chez ses parents un bon quart de lieue de là. Sa mère, le voyant mort, se hâta de le vouer à saint Yves et l'enfant revint à la vie. Il est venu lui-même témoigner de ce prodige, dont tout le monde du voisinage l'avait instruit, et la maison où il habitait a toujours une statue du bienheureux sur sa façade : elle porte le nom de Toul-ar-voen.

Pareil miracle fut opéré pour Jean, fils de Pierre le Corre, de Lanmeur, qui était tombé sous la roue d'un moulin, à Morlaix ; pour Jean, fils de Jeanne le Vau, de la paroisse de Pleubian, qui s'était noyé dans une fontaine, et un autre enfant tué d'un coup de pied de cheval. Ils furent ressuscités par la protection de saint Yves, ainsi que six autres dont il est question dans l'enquête de canonisation, sans parler d'une dizaine de pauvres femmes qui n'ont dû qu'à l'intercession du saint prêtre, de conserver et de mettre au monde en vie, les enfants morts dans leurs seins. Nous allons continuer de rapporter, en abrégé, quelques autres miracles encore opérés sur le tombeau du bienheureux.

Une femme, de la paroisse de Plestin, avait été frappée d'une paralysie complète. On la porta sur le tombeau du saint où elle passa sept semaines à prier avec beaucoup de ferveur. Comme elle n'obtenait pas cependant sa guérison, malgré ses supplications et ses larmes, on l'attacha de nouveau sur son cheval, et elle s'éloignait dans la plus grande tristesse. Avant de perdre de vue le clocher de Tréguier, elle voulut jeter encore une dernière fois les yeux sur cette église bénie où reposait le corps de celui qu'elle avait invoqué en vain. « Grand saint Yves, s'écria-t-elle, sera-t-il donc dit, que vous n'ayez pas pu guérir une pauvre femme comme moi ! Que dirai-je dans mon pays quand on parlera de votre puissance. Oh ! que je voudrais vous devoir ma guérison ! ». Comme elle disait ces mots, elle se vit environnée d'une grande lumière ; une chaleur bienfaisante se répandit dans ses membres engourdis : c'était la guérison. La pauvre femme descendit seule de cheval et retourna à pied de Pontlosquet à Tréguier, pour rendre grâces au bienheureux et prier sur son tombeau. Elle est venue elle-même, avec les personnes qui l'accompagnaient, attester ce prodige devant les commissaires de l'enquête. Pareille grâce fut obtenue par un homme de Guérande, qui priait depuis cinq semaines dans l'église de Tréguier et était perclus des deux jambes.

Un noble Espagnol de Fontarabie, nommé Don Miguel, ayant au craché dans la main d'un pauvre qui lui demandait l'aumône au nom de Dieu et de saint Yves, fut saisi d'une furer telle que personne ne pouvait le retenir. Il voyait, dit-il, un homme vêtu de blanc qui le frappait et allait le tuer. Deux matelots le lièrent et le transportèrent sur son navire, dans le quai, à Tréguier ; mais sa fureur ne devint que plus violente. Le capitaine le voua à saint Yves, le fit descendre pour être porté sur le tombeau du saint et fit dire des messes et donner d'abondantes aumônes aux pauvres en son nom. Deux jours après, il fut parfaitement guéri. Laurent le Saint qui a rapporté ce miracle, en relate un autre plus merveilleux encore. Il s'agit d'un homme de Niort qui a été pendu trois fois le même jour. Il avait invoqué saint Yves et la corde cassa autant de fois. C'est lui-même qui est venu, à pied, remercier le grand saint de l'avoir sauvé de la mort. Il était nu-pieds, en chemise et la corde au cou, excitant par ses larmes de reconnaissance l'admiration de tout le monde.

Nous passons, dit Dom Lobineau, un nombre prodigieux d'autres miracles, d'hydropiques guéris, de tempêtes apaisées, d'incendies éteints, de personnes délivrées qui étaient sur le point de périr dans des naufrages. Le peu que nous avons rapportés suffisent pour faire voir combien était grand, auprès de Dieu, le crédit du saint prêtre, puisqu'il daignait pour le glorifier suspendre ainsi les lois de la nature.

Tant de merveilles avaient porté au loin le nom et la gloire d'Yves de Kermartin. La France entière et les nations voisines étaient remplies du bruit des miracles de premier ordre opérés par son intercession. Aussi Jean III, duc de Bretagne, s'empressa-t-il de se rendre à Avignon, auprès de Clément V, pour demander la béatification d'un homme dont Dieu avait si hautement manifesté la sainteté, les mérites et la gloire. Beaucoup d'autres princes se joignirent au duc pour obtenir du Saint-Siège cette grâce et cette faveur.

Sur ces entrefaites, Clément V vint à mourir. Les mêmes démarches furent recommencées, auprès de Jean XXII son successeur. Le roi de France Philippe de Valois, et la reine Jeanne, sa femme, s'associèrent à la demande du duc de Bretagne, et Yves de Boisboissel, évêque de Tréguier, fut chargé de présenter la requête au Souverain Pontife. Il fut accompagné par le frère du duc, Guy comte de Penthièvre et de Goëllo et plusieurs autres gentilshommes bretons. Les évêques de la province et plusieurs autres prélats, ainsi que l'Université de Paris, joignirent leurs instances aux prières des Bretons. Jean XXII reçut avec bienveillance les envoyés du duc, à Avignon, et résolut de procéder à l'enquête canonique, sur les vertus et les miracles du saint prêtre breton, Yves Héloury de Kermartin.

§ XV. Enquête pour la Canonisation de saint Yves.

Les commissaires nommés par le Souverain Pontife pour examiner la cause du bienheureux Yves de Kermartin furent : Roger, évêque de Limoges, prélat d'une grande sainteté et neveu du cardinal Pierre de la Chapelle, qui avait été le digne maître du jeune étudiant à Orléans ; évêque d'Angoulême, neveu, de Guillaume de Blaye, un autre de ses maîtres et Aimery, abbé de Saint-Martin de Troan, près de Caën. Ils s'étaient adjoint le R. P. Maurice, abbé de Sainte-Croix de Guingamp ; Maître Pierre du Closeau, d'Angoulême ; Barthélémy, prieur de l'église des Granges au diocèse de Bourges ; Guillaume, chanoine du Mans et d'Autun ; Jacques, chanoine d'Angoulême ; Raoul, archiprêtre de Tiroza, de Limoges ; Jacques, recteur d'Asso en Languedoc et Jean d'Allemand, de Limoges, notaires apostoliques, et Roger Polin, du diocèse de Bayeux, notaire impérial. Comme interprètes de la langue bretonne, ils avaient choisi : Auffray, abbé de Bonrepos, en Cornouailles ; Hervé de Ploermet, chanoine de Saint-Brieuc et de Vannes ; Olivier de la Cour, clerc, et Jacques, recteur de Mesquer, au diocèse de Nantes, tous notaires apostoliques, à l'exception du vénérable abbé de Sainte-Croix. C'était le seul enquêteur du diocèse de Tréguier, comme simple représentant et porte-voix des trois cents témoins, qui avaient paru dès le commencement devant la commission. Le 23ème jour de juin, ils jurèrent, par l'organe de cet Abbé, les mains levées vers la cathédrale de Tréguier, que Yves Héloury avait été bon et fidèle catholique, homme d'une grande vertu, que pendant sa vie et après sa mort, Dieu avait par son intercession opéré les plus grands miracles !

Cette première enquête fut achevée le 4 août 1330. Elle s'était ouverte solennellement la veille de la Saint-Jean, dans la maison de l'ancien trésorier de la cathédrale, Geffroy de Tournemine. L'évêque de Tréguier leur présenta les lettres de commission du Pape et ses lettres de procuration. Après les premiers témoins produits par l'évêque, Mgr de Boisboissel, il s'en présenta plus de cinq cents autres de toutes les parties de la Bretagne et de différentes provinces de la France. Ils se rendirent tous à l'église cathédrale, et virent le tombeau du bienheureux entouré d'un grand nombre de pèlerins, d'aveugles, de paralytiques, de furieux, de malades de toutes sortes qui faisaient des vœux et des prières pour obtenir leur guérison. Ils comptèrent 27 batelets d'argent suspendus ; de plus une grande quantité de figures en cire, représentant des yeux, des mains, des bras, des jambes avec des suaires, des potences en bois et autres souvenirs de reconnaissance des miracles opérés sur ce tombeau. Ils furent même témoins d'un miracle tout récent, attesté avec serment par tous les habitants : le tombeau du saint, surmonté de sa statue couchée, s'était élevé depuis le commencement de l'enquête, de plus de deux pouces au dessus du niveau du pavé. Un autre miracle plus éclatant se serait passé d'après la tradition du pays, le jour même de l'arrivée des commissaires à Tréguier. Leur voiture aurait écrasé un enfant à l'entrée de la place, et les parents l'ayant porté sur le tombeau du saint, il fut guéri à l'instant. Pendant longtemps, une statue de saint Yves, placée dans une niche, à l'encoignure d'une maison, indiquait l'endroit où cet enfant aurait été tué. Depuis plusieurs années, elle a été transportée dans la cathédrale, contre un pilier où on la voit encore toujours entourée de fleurs. Un tableau dans l'église de Guénézan, en Bégard, représente ce miracle.

La déposition des témoins, écrite par les notaires, fut scellée par les commissaires et présentée en plein consistoire par l'évêque de Limoges, à la cour d'Avignon. Le pape nomma, séance tenante, le 4 juin 1331, trois cardinaux pour en prendre connaissance et en faire un résumé exact, mais plus succinct. Ce furent Jean, cardinal-évêque de Porto ; Jacques, cardinal-prêtre de Saint-Prisce, et Luc, cardinal-diacre de Sainte-Marie in viâ lata. Le 11 du même mois, ils firent leur rapport au consistoire, et la cause du saint prêtre marchait à grands pas, quand le pape Jean XXII, qui l'avait entreprise, vint à mourir. Le duc de Bretagne lui-même qui avait été si bon et si pacifique, ne put conjurer la guerre qui, à sa mort, allait couvrir sa province de sang et de ruines. Son frère Jean, comte de Montfort, semblait devoir lui succéder ; mais sa nièce qu'il avait mariée à Charles de Blois, revendiquait la couronne de son côté. De là cette terrible guerre de la succession, pendant laquelle on songeait à autre chose qu'à la canonisation de saint Yves.

Yves de Boisboissel, le pieux évêque de Tréguier, si dévoué à cette cause, fut bien
contrarié de cette interruption qui affligeait vivement les Bretons. Il convoqua tous les curés de son diocèse en un grand synode, et ordonna un jeûne solennel pour le mercredi de la Trinité, avec une messe du Saint-Esprit dans toutes les églises, pour demander à Dieu de produire quelques nouveaux miracles par l'intercession de Monseigneur Yves, fils d'Hélor. Mais il quitta lui-même le siège de Tréguier et mourut avant d'avoir vu réaliser cette canonisation, pour laquelle il avait tant travaillé. Son successeur, Alain Héloury, n'attendit pas la décision du pape qui tardait tant, au gré des Bretons ; il permit de rendre un culte public à saint Yves, dans toutes les paroisses de son diocèse. Au synode de 1354, il ordonna d'en faire l'office solennel, tous les lundis de l'année, quand la rubrique ne s'y opposerait pas. Ce culte que les Bretons purent ainsi rendre à leur illustre compatriote, les combla de bonheur, et ils se résignèrent à attendre avec patience le moment où l'Église prononcerait elle-même sur la sainteté de celui que tant de mirales signalaient à la vénération des fidèles.

Benoît XII, de douce et sainte mémoire, passa très peu de temps sur le siège apostolique, et la guerre de Bretagne, avec ses alternatives de succès et de revers, divisant de plus en plus les esprits, la cause de saint Yves parut encore oubliée. Cépendant, au milieu d'une trêve, les Bretons crurent que la protection de leur saint compatriote pourrait mettre fin à tant de calamités. Pour cela il fallait poursuivre le procès de sa canonisation. Il n'était que temps d'y songer. Les Anglais avaient en effet ravagé Tréguier, mais ils avaient respecté le tombeau de saint Yves et tous les ex-voto qui y étaient déposés. Lannion fut sauvé par le courage de Geffroy de Pontblanc, mais la Roche-Derrien avait été tour à tour prise et reprise par Charles de Blois et Jeanne de Montfort.

Charles de Blois, le duc régnant dont parle le Souverain Pontife, profita d'un moment de paix pour se rendre à Avignon, en 1344, et solliciter lui-même la conclusion de cette cause, toujours vivement réclamée par les Bretons. A l'appui de sa demande, il rendit publiquement témoignage, au consistoire d'Avignon, de deux nouveaux miracles opérés par l'intercession du bienheureux. Le premier avait rapport à sa personne. Il s'était trouvé tellement malade pendant plusieurs jours que les médecins l'avaient comme abandonné. C'est alors qu'il eut la pensée de s'adresser à saint Yves, car le peuple ne lui donnait plus d'autre nom, et il fut si complètement guéri par la protection du saint que trois jours après il put se rendre à pied jusqu'à la cathédrale de Tréguier pour prier sur son tombeau. Tous les barons qui l'accompagnaient jurèrent que tout cela était vrai, ayant été eux-mêmes témoins du miracle. Le second se rapportait au sauvetage d'un navire espagnol. Ce navire, chargé de fourrures, ayant coulé bas, resta trois jours sous l'eau. Les marchands qui y avaient leur fortune le vouèrent à saint Yves et il put être relevé miraculeusement, sans perte ni dommage pour les marchandises, qui ne furent même pas mouillées ! Clément VI écouta avec beaucoup d'attention le récit de ces merveilles. Il venait de succéder à Benoît XII et avait, comme lui, un ardent amour pour les intérêts de l'Eglise. A peine monté sur le siège apostolique, saint Yves lui était apparu et lui avait reproché la lenteur avec laquelle on procédait à sa canonisation.

Le Pontife fit reviser toutes les pièces de la procédure qui dormaient depuis dix-sept ans dans les archives. L'honneur de terminer cette affaire lui tenait à cœur pour deux raisons. La première, c'est qu'il pouvait se considérer comme breton, étant du pays de Limoges qui était tombé par alliance dans la Maison de Bretagne ; la seconde était tirée de son élection au pontificat, le 19 mai, à l'âge de cinquante ans, comme saint Yves avait été couronné dans le ciel le même jour et au même âge que lui. Il convoqua donc un consistoire pour le 19 mai de l'année 1347.

§ XVI. Canonisation de saint Yves.

Les deux cardinaux, Pierre, évêque de Sabine, cardinal-prêtre du titre de sainte Anastasie, et Galhard, cardinal-diacre de sainte Lucie, furent chargés par Clément VI de revoir toutes les pièces du procès de canonisation du bienheureux Yves de Kermartin. Ils y mirent la plus grande diligence et leur rapport fut prêt pour le consistoire du 19 mai, convoqué par le Souverain Pontife. Après en avoir entendu la lecture, le Pape prononça un discours resté célèbre, en forme de préliminaire. Il demanda ensuite l'avis de tous les prélats qui étaient à la suite de la cour et au consistoire, et donna la parole à ceux de ces prélats qui voulurent bien la prendre.

La première conférence fut faite par Maurice Héluy, procureur de saint Yves, chargé de solliciter sa canonisation. Ii prit pour texte ces paroles de l'Apocalypse : Qui sanctus est sanctificetur adhuc. Que celui qui est saint soit encore plus sanctifié. Le second discours fut prononcé par le patriarche d'Antioche, sur ce texte du Livre des Rois : Animadverto quod vir Dei sanctus est iste. Je reconnais que cet homme là est un saint. L'archevêque de Narbonne, Pierre le Juge, devait parler ensuite sur ce texte de l'Ecclésiastique qu'il appliquait à saint Yves : Glorificantes Dominum quantum potueritis, superabit enim adhuc. Glorifiez-le autant que vous le pourrez, il est encore au-dessus de tous vos éloges. Tombé malade, il ne put prononcer son discours et fut remplacé par Amanieu, archevêque de Bordeaux, qui prit pour texte ces paroles : Et homo iste justus. Cet homme-là était véritablement juste. L'évêque de Nantes, Olivier Saladin, parla après sur ce texte : Laudans invocabo Dominum. Je louerai le Seigneur et je l'invoquerai. L'évêque de Mirepoix vint ensuite et prit pour sujet de son discours ces paroles du Livre des Nombres : Quemcumque eligerit, ipse erit sanctus. Celui que le Seigneur aura choisi, celui-là sera un saint. L'évêque de Sagonte développa à son tour ces paroles de saint Luc, appliquées à notre Bienheureux : Dignus est ut hoc illi prœstes. Il est digne que vous fassiez cela pour lui. Jourdain le Court, de l'ordre de Saint-François, évêque de Trivento, dans l'Abruzze, commente ces paroles de la première Epitre de saint Pierre : Ut in omnibus honorificetur Deus. Que Dieu soit honoré en tout. Le prédicateur, comme c'était assez l'usage à cette époque, applique le mot Deus, en hébreu Eloï, au nom de saint Yves, Hélory, se croyant sans doute autorisé par saint Pierre à demander que saint Yves fut honoré par tout le monde. Enfin, pour clore cette serie de discours, un Ermite de saint Augustin, Geffroy, évêque de Ferns, en Irlande, prit la parole pour appliquer à saint Yves cette parole de Notre-Seigneur dans saint Jean : Pater, venit bora, clarifica filium tuum. Père, le temps est venu de glorifier votre fils. On voit que le but de ces différents orateurs était d'engager le Pape à passer outre et à prononcer la canonisation de saint Yves.

Le Souverain Pontife, répondant à ces pressantes invitations, se lève et commente solennellement ces paroles du prophète Isaïe : Exulta et lauda, habitatio Sion, quia magnus in medio tui sanctus Israël. Réjouis-toi et chante des louanges, demeure de Sion, parce que le Saint d'Israël qui est au milieu de toi, est grand ! Après ce discours on chanta le Veni Creator, pour implorer les lumières du Saint-Esprit, puis le Pontife infaillible prononça son jugement en ces termes : Au nom et par l'autorité de Dieu, des saints Apôtres Pierre et Paul et la Nôtre, de l'avis unanime de Nos frères, Nous Clément, Evêque, Serviteur des serviteurs de Dieu, Décrétons et Ordonnons, que Dom Yves, fils d'Hélory, de bonne mémoire, jadis prêtre du diocèse de Tréguier et avocat des pauvres, soit inscrit au catalogue des Saints et honoré comme tel par tout le monde ; que sa fête soit célébrée tous les ans par l'Eglise universelle, le 19ème jour de mai qui est, le jour de sa mort, et qu'on fasse son office avec solennité comme d'un confesseur non pontife…

Viennent ensuite les indulgences que le Souverain Pontife accorde à tous ceux qui assisteront à l'élévation de son corps et au premier office qu'on fera de lui dans la cathédrale de Tréguier. Cette bulle, dont nous ne donnons qu'un petit abrégé, fut envoyée à Tréguier et reçue avec une explosion de joie facile à comprendre. Un grand nombre de ceux qui avaient assisté à l'enquête étaient déjà morts. Alain Héloury, évêque de Tréguier, avait suivi au tombeau Yves de Boisboissel, transféré à Saint-Malo, et Richard du Poirrier avait pris sa succession depuis neuf ans. C'est lui qui a construit ou du moins commencé la cathédrale de Tréguier telle que nous la voyons maintenant. C'est à lui aussi que Dieu avait réservé l'honneur de voir canoniser saint Yves, le modèle du clergé et la gloire de son diocèse.

En même temps que le Souverain Pontife envoyait à l'évêque de Tréguier la Bulle de canonisation de saint Yves, qui y est encore conservée, il notifiait aussi ce qui venait de se passer par une autre bulle adressée à Philippe de Valois, roi de France :

« Afin de contribuer à votre joie spirituelle, y est-il dit, et d'augmenter vos consolations, nous voulons faire connaître à votre Excellence royale, par ces présentes, la canonisation du saint confesseur Yves, jadis prêtre au diocèse de Tréguier, pour laquelle vous nous avez vous-même adressé d'instantes prières. Procédant au nom du Seigneur, après un long examen, de grandes précautions et une mûre délibération, tels que l'exige la difficulté d'une affaire de cette importance, il Nous a paru, par des preuves certaines, que cet homme a mené une vie toute sainte et pleine de bonnes œuvres, en châtiant sa chair et en la soumettant pendant toute la durée de sa vie, ce qu'il n'a pu atteindre que par de grandes et innombrables austérités. Il Nous a paru encore qu'il a opéré des miracles éclatants pendant sa vie et après sa mort.

Donc en présence d'une grande multitude de personnes tant du clergé que du peuple, et après avoir observé toutes les solennités accoutumées en pareilles occurrences, ayant en vue la gloire de Dieu et la consolation des fidèles, principalement de votre royaume dont Yves était originaire, votre gloire et celle de votre Etat, de l'avis de Nos frères, Nous l'avons canonisé et ordonné de l'inscrire au catalogue des Saints ; qu'il y sera inscrit et honoré à l'avenir comme saint ; que sa fête sera célébrée chaque année le 19ème jour du mois de mai, jour auquel son âme déchargée du fardeau de son corps est allée, par l'échelle de la gloire, se joindre dans le ciel aux habitants du Paradis.

Et comme les habitants-de ce pays ont une grande dévotion à ce saint, et que déjà un grand nombre de personnes ont recours à son intercession, lui font des vœux et reçoivent sans cesse de lui, la guérison de leurs maux par leurs ardentes prières, votre joie spirituelle, mon cher fils, doit augmenter et cela vous porte à vous élever de plus en plus vers Dieu pour le remercier de vous avoir donné, dans sa cour céleste, un tel patron et un tel intercesseur. (Trad. de M. Ropartz) ».

Enfin une troisième bulle, également datée d'Avignon, prescrivait à l'évêque de Tréguier de relever le corps de saint Yves et de l'exposer dans un endroit convenable pour être vénéré par les fidèles :

« C'est, dit le Souverain Pontife, un usage très louable, déjà ancien dans l'Église et qu'on ne saurait trop imiter, de solenniser le jour où les corps des Saints sont relevés de leurs sépulcres, afin que leurs os, ayant fleuri dans leurs tombes, produisent comme le bon grain une abondante moisson. Ces bienheureux étaient en effet comme des semences de bonnes œuvres, déposés dans la terre, mais entourés de grâces abondantes, ils ont trouvé dans la patrie du ciel, la récompense des angoisses de cette vie. Non seulement leurs âmes sont en possesion de la lumière et de la gloire éternelle, mais leurs corps, quoique encore dans la terre, sont élevés de l'humilité de la tombe au faite de la vénération publique. Leur translation est figurée par la recommandation du patriarche Joseph à ses enfants, de ne pas laisser ses os en Egypte, mais de les transporter dans la terre promise.

Nous aussi voulant célébrer solennellement la translation du corps du bienheureux Yves, prêtre du diocèse de Tréguier, le nouveau Saint que Nous venons de canoniser et qui a une place d'honneur parmi les Saints du Ciel, grâce à ses mérites manifestés par les grands miracles de sa vie, Nous accordons, de Notre propre autorité, de relever de sa tombe, le jour convenable, en présence du clergé et du peuple, le corps de saint Yves et de le placer dans un lieu honorable.

La fête de la translation sera célébrée désormais avec une grande solennité, et, pour qu'il y ait un plus grand concours à cette fête, Nous accordons, par les mérites de ce Saint, par la miséricorde de Dieu et l'autorité des saints Apôtres, à tous ceux qui, le cœur vraiment pénitent, visiteront ses reliques ce jour-là, une indulgence de sept ans et sept quarantaines ; à ceux qui s'y rendront chaque année, le jour anniversaire de cette fête, une indulgence d'un an et une quarantaine ; enfin, une indulgence de cent jours à tous ceux qui feront cette visite un des jours de l'octave. ».

Le Pape Clement VI, en terminant son beau discours sur saint Yves, avait dit : « Ayant donc à canoniser ce Saint, Nous le prierons ainsi : Saint Yves, que la solennité que Nous préparons à vos vertus, Nous puisse, par vos mérites, apporter ce fruit ! Que nous ayons les miettes des grâces que le Saint-Esprit vous a départies ! Votre vie est une règle de bonnes mœurs, et votre mort est la porte de la vie. Faites-nous participants de ces dons, et obtenez de Dieu qu'il éloigne de nos cœurs les ténèbres des erreurs et des vices, afin qu'en quittant cette vie, nous soyons admis dans la compagnie des bienheureux avec lesquels nous vous honorons et bénissons. ».

Dès que l'évêque de Tréguier, Richard du Poirrier, eut reçu la bulle du Souverain Pontife pour la translation des reliques de saint Yves, voulant joindre sa prière à celle du Pontife suprême, il convoqua le clergé et le peuple, pour donner à cette cérémonie tout l'éclat demandé par le Saint-Siège. La cérémonie fut fixée au vingt-neuf octobre de cette même année 1347. Le peuple s'y rendit en foule, tant on était pressé de voir le corps vénéré de celui qu'on invoquait déjà depuis si longtemps avec tant de confiance et de succès. La pierre sépulcrale ayant été enlevée et la terre écartée, on découvrit les ossements du bienheureux tous les yeux se remplirent de larmes de joie et de tous côtés éclatèrent des chants et des hymnes en son honneur. Ce fut le premier pardon de saint Yves, comme on le dit au pays de Tréguier, et une fête magnifique pour la Bretagne. Saint Yves allait désormais être pour elle, ce qu'était le roi Arthur pour nos ancêtres, le protecteur et l'espoir du peuple et la gloire éternelle de la nation.

Le corps du saint avait payé son tribut à la nature : il était retourné en poussière à l'exception des ossements qui étaient parfaitement conservés. On les exposa pendant plusieurs jours à la vénération des fidèles et l'on fut témoin, dit le Propre de Tréguier, de plusieurs prodiges merveilleux : une vertu miraculeuse sortait du corps du saint et plusieurs malades furent guéris ! Le concours du peuple fut immense pendant les huit jours que dura l'exposition des reliques. Malgré la guerre qui avait repris avec plus de fureur que jamais, et qui avait amené pour Charles de Blois le désastre de la Roche-Derrien, les parties belligérantes déposèrent les armes d'un commun accord, pour assister à cette fête vraiment nationale. Charles de Blois, fait prisonnier quelques mois auparavant, obtint lui-même la permission de s'y rendre un jour. Il quitta nu-pieds la Roche-Derrien, par un froid rigoureux, selon le vœu qu'il en avait fait. Les habitants qui le voyaient passer, les pieds ensanglantés, pleuraient de pitié et jetaient sur la voie, de la paille et même leurs habits, mais le duc les écartait pour marcher sur les pierres les plus dures, et parvint ainsi, après avoir fait une grande lieue, jusqu'à la porte de la cathédrale. Il descendit, à genoux, les six marches du porche de la nef, et se traîna, dans cette posture d'humiliation, jusqu'au tombeau de saint Yves pour lui rendre ses devoirs.

Cette fête si populaire, appelée par le peuple la Saint-Yves d'hiver, fut célébrée avec beaucoup de dévotion pendant plusieurs siècles. Cependant elle disparut de notre calendrier, depuis la suppression du diocèse de Tréguier où le culte de saint Yves fut réduit à sa plus simple expression. Son office était seulement du rite double avec trois leçons, le 19 mai. Mgr David, de douce mémoire, a relevé le pardon de saint Yves et fait approuver à Rome un nouvel office, double de première classe avec octave, et la fête de la Translation a reparu dans la liturgie diocésaine et se célèbre à Tréguier presque avec autant d'éclat qu'au 29 octobre 1347. C'est le commencement de la réparation due à la mémoire du plus grand saint de la Bretagne, réléguée, par une négligence que rien n'explique, au rang des saints les plus étrangers à notre pays.

Après les fêtes de la translation des reliques de saint Yves, on sépara le chef du bienheureux que l'on mit dans le trésor de la cathédrale. Il y fut enchassé en un reliquaire d'argent doré, soutenu par quatre lionceaux de même métal et entouré d'une magnifique étole d'or où étincelaient les pierres précieuses. Les autres parties du corps du saint furent renfermées dans d'autres reliquaires, après qu'on en eût distribué aux Princes et aux Evêques qui en avaient demandé pour leurs diocèses. Charles de Blois si dévot à saint Yves, après avoir été définitivement délivré de sa prison, refit le pèlerinage de son tombeau, encore nu-pieds comme la première fois. C'était un an avant la bataille d'Auray où il perdit la vie. Mgr Even de Bégaignon, qui était alors évêque de Tréguier, lui donna généreusement de grandes parcelles des reliques de saint Yves, dont le prince envoya une partie à son cousin Hugues de Lusignan, roi de Chypre, qui en avait demandé, en reconnaissance d'un miracle opéré en sa faveur, par la protection du Saint breton. Charles distribua le reste de son présent entre plusieurs églises de Bretagne, et lui-même voulut porter nu-pieds ces reliques avec une grande solennité et un pieux respect, jusqu'au sommet du rocher où est bâtie Notre-Dame de Lamballe, et aux Augustins de la même ville. A Rennes, il plaça avec la même dévotion, à trois jours consécutifs, suivant encore la procession nu-pieds, des esquilles des reliques de saint Yves à l'église cathédrale, dans laquelle il avait déjà bâti une chapelle à ce saint, dotée de trente livres de rentes ; puis à l'abbaye de Saint-Georges et celle de Saint-Melaine. Chaque procession, continue M. Ropartz, partant de la cité, parcourait la plus grande partie de la ville, et le peuple, suivant les traces ensanglantées du duc, était ravi en admiration par la piété et la dévotion de l'humble prince et s'écriait que, comme Yves, Charles était aussi un grand saint. Ce sont deux Saints du Paradis, disait-on de tous côtés. Duguesclin, le grand connétable, les confondant dans la même dévotion, avait ordonné par son testament « qu'un pèlerin fût pour lui envéé en véage à saint Charles et à saint Yves en Bretaigne, et à chacun d'iceux cinq cents livres de cire ». D'autres églises, en France et à l'étranger reçurent des parties des reliques du saint confesseur et bientôt son culte se répandit dans tous les pays.

§ XVII. — Culte de saint Yves.

Dès l'année qui suivit la canonisation, quelques Bretons qui étaient à Paris résolurent d'ériger une confrérie en l'honneur de saint Yves, de bâtir une chapelle en son nom et d'y fonder quelques bénéfices. Ils en demandèrent la permission à Foulques, évêque de Paris, qui l'accorda volontiers, comme on le voit par ses lettres du lundi après l'Assomption de l'an 1348. Cette chapelle ou collégiale a subsisté jusqu'en 1823. Elle était située dans la rue Saint-Jacques et faisait le coin de la rue des Noyers. Elle avait même un cimetière où quelques Bretons se sont fait un honneur de recevoir la sépulture. C'est dans cette chapelle que se trouvait la confrérie du saint, fondée pour rappeler aux étudiants les vertus de celui qu'ils avaient choisi pour patron. Ordinairement elle était composée de ces jeunes gens studieux et des avocats tant de Paris que de la province. Après Paris, ce furent les villes de Rennes et de Nantes qui donnèrent l'exemple de leur dévotion à saint Yves. Dans la première de ces villes, on bâtit en l'honneur du saint, une très belle chapelle qui a échappé, comme par miracle, à l'incendie de 1720. C'est un des rares monuments qui nous restent du vieux Rennes et il porte tous les caractères du XIVème siècle. A côté existait un beau cimetière, puis un hôpital non seulement pour les malades, mais aussi pour les pauvres en souvenir de la grande charité de saint Yves pour ces malheureux. Nantes, ayant une Université, s'empressa de la mettre sous la protection de saint Yves, et l'on érigea en son honneur une très jolie chapelle au haut de la rue des Halles. On y voyait les armes de Bretagne au chevet, et comme au XVIIIème siècle elle tombait en ruines, on l'a relevée sur un plan très élégant mais avec changement de style. De ces deux villes, la dévotion à saint Yves s'étendit dans toutes les campagnes environnantes. Ainsi la même année où s'élevait la chapelle de saint Yves à Nantes, François II ayant fondé à Guérande un couvent de l'Ordre des Frères-Prêcheurs, voulut que l'église de ce couvent fut dédiée à saint Yves. C'est Guillaume de Malestroit, évêque de Nantes, qui en fit la dédicace le 16 septembre 1441.

A Guingamp, l'ancienne cellule du pieux reclus Auspice ou Hostis, fut remplacée par une chapelle dédiée à saint Yves ; sur les bords du Trieux. Les Carmélites ayant obtenu d'occuper ce terrain y ont bâti un monastère, mais la chapelle a toujours conservé saint Yves pour patron ; et aujourd'hui que tout a disparu, monastère et chapelle, le quartier a retenu le nom de notre bienheureux. Dans les temps derniers, en 1852, une association ouvrière s'étant établie dans cette ville ; elle a voulu rendre hommage à la charité bien connue du saint breton, et c'est le nom de saint Yves que porte cette pieuse confrérie.

Avant d'aller plus loin dans la diffusion du culte de saint Yves, nous devons dire un mot de la belle verrière de Moncontour, don probablement de la dévotion des fidèles à ce grand saint, exécutée avec beaucoup de talent par un pieux artiste du XVIème siècle. Toute la vie du saint s'y déroule en six tableaux : Au premier il est représenté servant la messe et écoutant un sermon ; au second il rend la justice et plaide pour la veuve de Tours ; au troisième, il célèbre la sainte-messe et est entouré d'une nimbe dont le Saint-Esprit, sous la forme d'une colombe, occupe le centre ; au fond, on le voit distribuant du blé à plein boisseau ; au quatrième, c'est la scène des pauvres : il est au milieu de ces bons amis du bon Dieu, lave les mains à l'un, est insulté par les autres, sans rien perdre de son inaltérable douceur ; au cinquième, il soigne les malades dans un hôpital et ensevelit les morts ; au sixième enfin, il meurt lui-même assisté par les anges qui attendent la sortie de son âme pour la porter au ciel. Un dernier tableau résume cette vie admirable : saint Yves est au milieu de la campagne bretonne parsemée de menhirs, assis entre le riche et le pauvre et se penche naturellement vers ce dernier qui attend sa sentence avec une anxiété facile à comprendre, pour un temps où le pauvre était si peu de chose !

Partout où il y avait des Bretons, le culte de saint Yves semblait les suivre. Dix ans après la canonisation du saint, les papes exilés à Avignon étaient de retour à Rome. Un grand nombre de jeunes Bretons y avaient suivi la cour pontificale et les pèlerinages aux tombeaux des apôtres devenaient de jour en jour plus fréquents. Au XVème siècle, quelques-uns des seigneurs qui y résidaient eurent la pensée de construire en l'honneur de leur saint compatriote, une église au milieu même de la ville de Rome. Elle fut nommée Saint-Yves-des-Bretons et avait le titre de paroisse. Ce titre, supprimé par Grégoire XIII, puis rétabli, s'est converti en celui de chapellenie, avec un titulaire jusqu'en 1826. On lisait sur la porte d'entrée cette inscription : Divo Yvoni trecorensi, pauperum et viduarum advocato, natio Britaniœ œdem hanc jampridem consecratam, restauravit 1578. Cette église, depuis longtemps consacrée à saint Yves de Tréguier, avocat des pauvres et des orphelins, a été restaurée par la nation bretonne en 1578. Le pavé était formé de dalles recouvrant des tombes de familles bretonnes, avec des inscriptions touchantes qui rappelaient que, quoique éloignés de leur pays, leurs corps n'étaient point exilés puisqu'ils étaient sous la garde de saint Yves. Les revenus de cette chapelle ont toujours fait partie du fonds de l'ambassade française qui est chargée de l'entretenir. L'agrandissement d'une place ayant forcé de reculer un peu les murs de l'édifice, il a fallu rebâtir presque complètement l'église de Saint-Yves, mais on l'a fait avec beaucoup de goût et une richesse d'ornementation qui fera plaisir aux Bretons. Au haut de l'abside trois mosaïques à fond d'or représentent saint Yves entre Clovis et Jeanne d'Arc, le fondateur et la libératrice de la France chrétienne.

A Angers, le culte de saint Yves s'établit bien peu de temps après sa canonisation, puisque déjà, en 1364, on y célébrait une fête pour la réception de la côte de saint Yves, avec une grande solennité dont la Semaine religieuse donne les plus intéressants détails, dans le n° du 2 septembre de l'année 1886. Il y avait même, antérieurement à cette époque, un autel dédié à notre saint compatriote, dans la cathédrale même de cette ville. L'Université d'Angers ayant été fondée en 1396, prit aussi saint Yves pour patron, et les Bretons y fondèrent à perpétuité la fête de ce saint, avec premières et secondes vêpres solennelles, moyennant deux cents francs d'or. Toute la ville était en fête ce jour-là, et les professeurs, accompagnés des étudiants, se rendaient en grande pompe à la porte de l'église pour recevoir l'évêque et le clergé. Les églises de Chartres et d'Evreux honoraient aussi saint Yves ; et même dans le diocèse de Noyon plusieurs paroisses l'ont adopté pour patron. La Sainte-Chapelle de Dijon possédait de lui une très belle statue de marbre, le représentant entre le riche et le pauvre ; ce dernier arrivait à peine aux genoux du saint, les artistes ayant l'habitude, à cette époque, de donner aux personnages une taille correspondant à leur degré d'importance. Orléans, se rappelant que saint Yves y avait étudié le Droit, l'honorait comme le protecteur de son Université. A Pau, le parlement célébrait sa fête avec une magnificence incroyable il faisait une procession en robes rouges, précédé de deux chœurs de musique, de voix et de toutes sortes d'instruments.

Anvers ayant revu trois fragments notables des ossements de notre saint, qui avaient passé des mains de l'évêque du Mans entre celles de François Ier et de plusieurs princes de Portugal et d'Espagne, les religieux de l'abbaye de Saint-Sauveur les exposèrent à la vénération des fidèles, et l'inauguration s'en fit le 7 août 1672 avec une solennité dont la Belgique n'a pas encore perdu la tradition. Neuf chars de triomphe, entourés d'étendards et de drapeaux où l'on avait peint les images des Saints, précédaient les ossements sacrés que des prêtres portaient sur leurs épaules. Le clergé, les magistrats, toute la ville accompagnaient la procession. Cette cérémonie rendit célèbres les reliques de notre saint. L'abbé de Saint-Sauveur fut accablé de demandes et de prières, tout le monde voulait en posséder une parcelle ; et à la demande de l'évêque, on en donna une partie au sénateur de Broukhoven qui bâtit un magnifique oratoire pour les recevoir. Il y exposa son riche trésor et en distribua de petites quantités à la plupart des cours de justice des Pays-Bas. Les membres de la cour d'Anvers, qui assistaient à une messe dans leur chapelle, les jours d'audience, avaient l'habitude de baiser les reliques de saint Yves enchâssées dans l’irénophore, comme pour se rappeler, qu'à l'exemple de leur patron, ils devaient savoir unir, dans leurs jugements, la justice et la miséricorde.

La ville de Gand vit se former, deux ans après, une confrérie de magistrats, de jurisconsultes et autres gens de justice, sous le patronage du saint breton. Le Souverain Pontife l'ayant approuvé, ils dédièrent à saint Yves un autel, dans l'église de Saint-Michel, et s'adressèrent au sénateur de Broukhoven devenu ecclésiastique, pour avoir de ses reliques. Ils obtinrent de lui une esquille qui fut solennellement transférée d'Anvers à Gand, le 19 mai de l'année 1677. La confrérie se réunissait le jour de la fête de son patron, qu'elle célébrait par un office très solennel et par un discours latin ; de plus, le premier dimanche de chaque mois, pour entendre la messe et délibérer sur les procès des pauvres que la Société prenait sous son patronage, en mémoire du bienheureux saint Yves.

Malines ne voulut pas rester en arrière, et, pour témoigner sa dévotion saint Yves, le conseil écrivit à l'abbé de Saint-Sauveur d'Anvers pour demander de ses reliques. Elles furent placées dans l'oratoire des Jésuites où la confrérie de Malines tenait déjà ses séances. La translation en fut célébrée, le 19 mai 1670, avec une pompe extraordinaire. Le reliquaire fut placé au milieu du sanctuaire, porté par deux statues de la Religion et de la Justice. Les têtes durèrent huit jours et furent terminées par une magnifique procession qui parcourut les principales rues de la ville, escortée de tous les magistrats et gens de justice en grande tenue. L'Université de Louvain s'était mise depuis longtemps déjà sous la protection de saint Yves. Elle avait fait peindre, par Rubens, un tableau du saint qui fut placé solennellement dans la chapelle des Jésuites dès 1621. Il y est représenté en robe rouge et en chaperon, remettant une sentence à une pauvre femme qui se tient à ses pieds, accompagnée de deux petits enfants, l'un dans ses bras et l'autre accroché à ses vêtements, semblant implorer la charité du saint juge. Le collège des bacheliers en droit lui érigea dans la même ville, quelques années après, une superbe statue d'argent de cinq pieds de haut, et obtint aussi une parcelle de relique qui fut déposée, avec des cérémonies imposantes, dans la collégiale de Saint-Pierre, le 19 mai 1682.

La ville de Naples elle-même avait, à l'hospice de Sainte-Marie de la Porte-Neuve, une chapelle dédiée à notre saint Yves. Cet oratoire était encore, il n'y a pas longtemps, desservi par les clercs réguliers de Saint-Paul qui, au XVIIème siècle, adressèrent au cardinal Caraffa une vie un peu diffuse du saint breton. Et, pour compléter ce que nous avons à dire sur le culte de saint Yves, en Italie, nous ajouterons qu'on a découvert dernièrement, dans le prétoire de San-Giminiano, près de Pérouse, une très belle fresque représentant notre saint distribuant des consultations gratuitement ou bien des jugements, à des pauvres, des femmes et des enfants, pendant que dans le vestibule, des riches et des seigneurs, portant de l'or et des étoffes précieuses, frappent en vain à la porte de sa chambre. Cette fresque, peinte par Baccio de la Porta, restaurée par Massiniano, a été gravée et répandue au pays de saint Yves. Elle montre assez que la cour de justice de San-Giminiano invoquait comme patron, dès le XVIème siècle, le grand et saint avocat breton.

Après avoir résumé ainsi ce que M. Ropartz a réuni de documents sur le culte de saint Yves en pays étrangers, documents fournis en grande partie par l'abbé de L'OEuvre, le zélé chapelain de l'église qui lui était consacrée à Paris, nous allons revenir à notre pays de Bretagne où la dévotion pour notre bienheureux compatriote est plus vive et plus universelle encore.

(France).

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