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OBSERVATIONS SUR LA LÉGENDE DE SAINTE ODILE

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Une récente visite faite au Mont-Sainte-Odile, site vénérable et ravissant [Note : Une description fort belle et vivement sentie en a été donnée par M. Henri Welschinger dans l'Introduction de son volume intitulé : Sainte Odile, patronne de l'Alsace. Paris, Victor Lecoffre, 1901, in-12. Collection « les Saints ». Nos conclusions critiques diffèrent d'ailleurs assez sensiblement de celles de l'auteur] qui est, à quelques égards, pour l'Alsace ce qu'est pour la France le Mont-Saint-Michel, a naturellement appelé notre attention sur les origines historiques du monastère, qui conserve encore, après tant de vicissitudes et de transformations, le souvenir présent, le culte et les reliques de sa fondatrice mérovingienne. En outre, une obligation courante de critique professionnelle nous a induit, de fil en aiguille, à examiner de près, à étudier le document dans lequel est principalement fixée pour nous par écrit la tradition relative à ces origines, c'est-à-dire l'ancienne biographie latine de la sainte abbesse, dont le nom est inséparablement attaché à cette cime imposante de Hohenbourg, consacrée par ses vertus et sa fondation monastique ; de la vierge ducale en qui l'Alsace se plaît à saluer et à vénérer sa patronne. C'est le résultat de cet examen, de cette étude que nous nous proposons de soumettre aujourd'hui à l'appréciation des lecteurs de ce recueil, auprès de qui nous espérons retrouver en cette occasion la bienveillance témoignée aux essais que nous y avons publiés naguère.

 

I.

La Vita sanctæ Otiliæ virginis a été intégralement publiée pour la première fois par Mabillon dans ses Acta sanctorum Ordinis sancti Benedicti (Sœc. III, pars II, p. 486). M. Chrétien Pfister, professeur à la Faculté des lettres de Nancy, en a donné une nouvelle édition dans le tome XIII des Analecta bollandiana (Bruxelles, 1894, p. 5). Tout en recueillant et notant les variantes d'un grand nombre de manuscrits, le savant éditeur s'est principalement appuyé sur le plus ancien de tous, qui appartient à la bibliothèque du chapitre de Saint-Gall. « Ce manuscrit, dit-il, remonte au plus tard à la fin du Xème siècle ». C'est dire que la composition du texte même a eu lieu à une date antérieure, d'autant plus que le manuscrit est un « recueil ». Dans son remarquable ouvrage : le Duché mérovingien d'Alsace et la légende de sainte Odile (Paris et Nancy, Berger-Levrault, 1892, in-8°, p. 46), M. Pfister la plaçait « entre 900 et 950 ». Il paraît la croire aujourd'hui sensiblement moins ancienne. En adoptant la donnée générale que la Vita du manuscrit de Saint-Gall a été rédigée dans la seconde moitié du Xème siècle, on ne s'exposera pas, croyons-nous, à s'écarter trop de la vérité.

« La Vita Otiliæ, dit M. Pfister, n'est point partagée en chapitres dans les anciens manuscrits ; dans les manuscrits récents seulement, elle est divisée en une série de lectiones, séparées souvent les unes des autres par des antiennes et des répons rythmés. Mais ces divisions varient beaucoup. Aussi, pour plus de commodité, nous avons conservé les paragraphes tels que Mabillon les avait établis ».

A priori, la distance d'environ deux siècles et demi qui sépare la composition de cette biographie de la mort de la sainte abbesse ne permet pas de lui attribuer une autorité historique irréfragable. Ce n'est certainement pas un de ces documents dont on peut dire qu'ils se soutiennent et s'imposent « mole sua ». Pour tâcher d'en déterminer le mieux possible le caractère et la valeur, il est bon d'essayer, par une analyse du texte aussi exacte et aussi probable qu'elle le peut être, de retrouver et de reconstituer les documents ou les éléments plus anciens dont l'auteur a fait usage. Disons tout de suite que l'opinion de M. Pfister, à savoir que cet auteur « est, selon toute apparence, un prêtre qui a connu le monastère de Hohenbourg », nous paraît très bien fondée.

Le simple rapprochement, c'est-à-dire la lecture attentive et réfléchie des deux premiers paragraphes de la Vita, nous paraît suffire à rendre très vraisemblable l'hypothèse suivante, à savoir que le biographe a eu à sa disposition et amalgamé ensemble au moins deux documents plus anciens, très différents l'un de l'autre. Voici les paragraphes dont il s'agit. Nous suivons l'édition de M. Pfister, mais en adoptant l'orthographe usuelle :

I. — Temporibus Hilderici imperatoris erat quidam dux illustris, nomine Adalricus, qui etiam alio nomine Etih dicebatur, ex nobilissimis parentibus generis originem sortiens, Galliensium territorio oriundus. Pater vero illius, nomine Liuthericus, in palatio prædicti imperatoris honore majoris domus sublimatus erat. Filius autem ejus, cum esset Justus vitamque religiosam, in laico habitu quamvis positus, ducere cupiens, Dei inspirante gratia, cogitare cœpit ut aliquem locum habilem ad Domini ministerium implendum præpararet, ac arcanum sui cordis fidelibus suis pandere cœpit. Qui jam consilium sui domini cognoscentes ac voluntati suae libenter satisfacientes, et secretum tenuerunt, et tandem locum diu desideratum requisitumque manifestarunt, dicentes venatores ipsius quemdam reperisse locum, in præcelsis montibus situm, cui nomen ob altitudinem urbium Hoenburc erat, qui sibi aptus videretur fore ad explendum desiderium suæ voluntatis, si ipsius venerabili paternitati placeret. Qui eliam olim propter firmitatem atque defensionem ingruentium bellorum constructus tempore Marcelliani regis fertur esse. Præclarus igitur vir Dei, eorum manifestationi consensum præbens, concite ipsum peragrans locum diligenterque investigans, Deo gratias referre cœpit, quod sibi talem dignaretur manifestare mansionem, quæ tam competens aptaque esset ad explendum propositum sui desiderii, moxque inibi ecclesiam ac cetera ædificia, quæ militantibus Christo necessaria sunt, ædiflcari ordinavit.

II. — Hujus ergo thalamis venerabilis conjux adhærebat, ex nobilissimis progenitoribus orta, nomine Persinda ; sicuti assertione plurimorum didicimus, affinitate sancti Leodegarii redimita. Quæ, quanquam lege conjugali ligata foret, tamen eleemosynis et ceteris justitiæ operibus dedita, necnon sanctarum paginas Scripturarum libenter audiens, Deo studebat illibatum exhibere servitium, memor illius apostolici quo dicilur : Qui habent uxores, tamquam non habentes et reliqua. Judicio autem Dei veniente, contigit ut ex eis nata esset filiaa nativitate cæca. Pater autem, ut audivit quia cæca nata erat, turbatus est in seipso, dicens quia pro aliquo delicto ejus hoc ei evenisset, et cogitabat ut eam occidere præcepisset. Dixitque ad conjugem suam : Nunc cognosco quia in aliquo Deum iratum habeo, quia mihi hoc evenit, quod ante hæc nulli ex genere meo contigit ; jussitque ut occideretur. Mater vero ejusdem filiæ respondit ; dicens : Domine mi, noli esse tristis ; cognosco quia judicium Dei manifestum est, quia ipse Christus respondebat discipulis suis de cœco nato inierrogantibus, dicens : Neque hic peccavit neque parentes ejus, sed ut manifestentur opera Dei in illo. Ipse vero nolebat per hæc verba consolari, sed magis ac magis in corde suo dolebat, quod hæc eadem puellula viva erat. Dixitque iterum ad conjugem suam magnam sibi verecundiam esse ; quod filia ejus visu Oculorum frustrata esset ; et idcirco præcepit ei ut aliquem sibi familiärem satageret quærere, per quem ipsa puella occideretur aut in eum duceretur locum ubi nusquam manifestaretur.

Comme on le voit, d'un paragraphe à l'autre, ou, pour parler plus exactement, à la distance de quelques lignes, le duc Adalric se présente à nous sous deux aspects bien différents et que l'on peut presque appeler contradictoires. C'est d'abord non seulement un bon chrétien, mais un juste, ou, du moins, un homme pieux, « Justus », appelé aux exercices de la vie ascétique et aux élévations de la vie contemplative, et qui se préoccupe même de fonder un monastère à cet effet. Puis voici tout à coup, sans transition, ce saint homme qui revêt la figure et l'humeur farouches d'un chef de tribu barbare, d'un guerrier païen des forêts de la vieille Germanie. Il ne peut supporter qu'il lui naisse une fille aveugle et, comme une chose toute naturelle, il commande le meurtre de cette enfant. Au cours de la Vita sanctœ Otiliœ on peut noter un certain nombre d'incohérences plus ou moins sensibles. Mais celle-ci, dès le début, est vraiment brutale. Le biographe, qui ne semble pas avoir été dépourvu d'un certain talent, aurait, on peut le croire, tenté de l'atténuer, s'il ne s'était trouvé en présence de deux assertions formelles, de deux textes en cela opposés, mais dont il n'a voulu sacrifier ni l'un ni l'autre. En tout cas, si cette bizarre antithèse ne résout pas la question, il n'est guère douteux qu'elle la pose et nous invite à tenter de l'éclaircir.

 

II.

Pour le texte où Adalric était présenté, sous l'habit du guerrier franc, comme un moine en voie de conquérir la sainteté, l'opinion, selon nous, la plus vraisemblable est d'y reconnaître une Vita sanctœ Otiliœ antérieure à la légende recueillie dans le manuscrit de Saint-Gall, mais déjà notablement postérieure à la mort de la sainte abbesse. Elle a dû être composée à une époque où la mémoire du père de la fondatrice, fondateur lui-même de l'abbaye de Hohenbourg (son nom, par conséquent, y était demeuré en vénération), avait profité de l'idéalisation produite par la gratitude des religieuses, sans être encore exposée à certains retours d'autres impressions du passé, demeurées dans la tradition populaire, et que le temps écoulé permit plus tard de réintroduire, même dans la légende ecclésiastique. Nous daterions volontiers du IXème siècle, sans préciser davantage, cette Vita prior, d'où serait issue en très grande partie la biographie que nous possédons. A cette époque, comme nous l'apprend M. Pfister, « le monastère de Hohenbourg, qu'avait fondé sainte Odile, était devenu célèbre... Charlemagne lui avait donné l'immunité. Le 19 octobre 831, Louis le Pieux, à la prière de l'impératrice Judith et du sénéchal Adalard, l'un de ses plus intimes conseillers, accorda quatorze esclaves à l'abbesse Ruthrude, qui dirigeait alors la maison. Quelques années plus tard, le 9 mars 837, il renouvela le privilège d'immunité concédé par son père et il prit l'abbaye sous son mundebour, l'assimilant ainsi à une abbaye royale » (Le Duché mérovingien d'Alsace, etc., p. 36-37).

La critique interne de la biographie du Xème siècle nous paraît conclure à l'existence de cette Vita prior. Mais nous n'en sommes pas réduits à cet instrument, toujours un peu périlleux. Il est question de sainte Odile et de ses parents dans la biographie d'un autre saint de l'époque mérovingienne, dans la Vita Hildulfi. Selon M. Pfister, qui a consacré une étude spéciale à cette légende, ses auteurs « n'écrivirent qu'au milieu du Xème siècle, mais ils avaient sous les yeux une biographie plus ancienne, remontant, selon toute apparence, à cent années plus haut » (Ouvr. cit., p. 3). Il nous paraît probable que c'est dans la composition du Xème siècle qu'a été introduit le passage relatif à sainte Odile. Le voici, d'après l'édition des Bollandistes (Boll., julii, t. III, p. 223, col. 1, § 1) :

Quum ... e diversis partibus multi ad virum Dei venirent... Hairardus, vita æque sanctissimus, carne quidem beato Hildulfo germanus, ordine coepiscopus, nomine hujus excitatus occurrit. Per dies igitur aliquot secum manentes, æternæ vitœ vicissim monitis resonabant. Ad amborum vero mérita ostendenda, renovantur a Domino stupenda miracula. Heticonis enim ducis fllia, cæca nata, ad viros Dei defertur, utque ejus misereantur a mæstis parentibus humili prece poscuntur, quam quum adhuc gentilem esse rescissent, more ecclesiastico catechizaverunt, atque ad orationem prostrati pro salute puellæ clementiam Domini precabantur. Monitis itaque catholicæ fidei edoctam sanctus Hildulfus baptizavit, eamque de sacro fonte, mente et carne illuminatam, beatus Hairardus excepit, et dato nomine Othiliam vocavit.

Cette version du baptême et de la guérison de sainte Odile est notablement différente de celle que nous trouvons dans la Vita sanctœ Otiliœ du Xème siècle. Dans la Vita Hildulfi le lieu de la scène est placé à Moyenmoutier, dont Hidulphe était abbé, ce qui peut être une induction du légendaire à lui suggérée par la parenté d'Hidulphe et d'Erhard. Mais, ce qui est plus caractéristique, c'est le rôle joué en cette circonstance par les parents d'Odile et notamment par le duc, son père. Celui-ci agit tout autrement, selon le biographe de l'abbesse de Hohenbourg. Comme Adalric, nous raconte-t-il, persistait dans l'intention de supprimer l'existence de sa fille, la mère la confia secrètement à l'une de ses anciennes servantes, qui s'était mariée, et qui se chargea de nourrir et d'élever l'enfant aveugle. Ici nous laissons la parole à l'auteur lui-même :

Tunc ipsa, gratulanter accepta puella, remeavit in domum suam et nutrivit eam fere annum integrum, usque dum ipsi vicini sermocinarentur, cujus hæc filia esset quam ipsa tam honorabiliter nutriret. Nutrix autem, eorum agnitione percepta verborum, magno timoré perculsa, quia hoc palam fieri timebat quod occultare cupiebat, misit nuntium et intimavit dominæ suæ qualiter vicini ejus loquerentur. Ipsa autem ei remandavit ut latenter properaret transfugere in alium locum, qui Palma vocabatur [Note : Ce lieu est identifié par M. Pfister avec l'abbaye de Baume-les-Dames, aujourd'hui chef-lieu d'arrondissement dans le département du Doubs] ibique se cum ipsa puella occultaret, asserens se ibi habere quamdam amicam, quæ illi necessaria quibus indigeret largiretur. Tunc jussionibus ejus libenter obtemperans, ad consignatum pervenit locum, et in eodem cænobio ipsam educavit puellam, donec cuidam episcopo nomine Erhardo de partibus Baiariorum Dominus in visione mandavit dicens : Vade ad quoddam monasterium quod dicitur Palma, et ibi invenies puellam a nativitate cœcam. Accipe eam et baptiza in nomine trinæ Majestatis, imponens ei nomen Otilia, et continuo post baptismum visum recipiet. Ipse ergo, hilariter præceptum sibi injunctum implere festinans, propere ad prœfatum pervenit locum, ac omnia sicut ei ostensa fuerant invenit. Tunc accepit ipsam puellam et secundum mandatum sibi datum eam in fontem sanctificatum immersit. Et quum eam a fonte sancto elevaret et oculos ipsius chrismate liniret, ilico ligaturis oculorum laxatis, clare intendebat in antistitis faciem. Sanctus vero Dei famulus, ingenti gaudio repletus, Deo dignis laudibus gratias retulit, et eidem congregationi quomodo in visione ei omnia ostensa sunt patefecit, admonens et exhortans sacras ancillas Christi ut strenue diligenterque curam virginis Christo sacratæ niterentur habere, et deinde osculum pacis filiolæ porrexit suæ dicens : In regno æterno, superna concedente clementia, liceat nobis denuo nostros mutuo contemplari vultus. Ac his omnibus finetenus expletis, ad patriam repedavit propriam...

Patri autem ejus cælitus ostensum est quod filia sua, quam interimere decrevit, superesset, et quomodo per episcopum sacro fonte abluta visum recepisset. Antistes autem ignorans quod patri illius hæc omnia revelata fuerant, dum in patriam rediret, misso nuntio ad prædictum ducem, ei omnia quæ gesta erant intimavit, obsecrans enixe ut dissensionem quæ inter se et filiam ejus, diabolo incitante, erat, Deo opitulante disrumpere et in concordiam redire festinaret (Vita sanctæ Otiliæ, §§ 4 et 6).

L'opposition de ces deux versions sur le baptême de sainte Odile est si manifeste qu'elle n'a pas laissé de rendre un peu perplexe le moine bavarois du nom de Paul qui, à la fin du XIème ou au commencement du XIIème siècle, se chargea, sur la prière de l'abbesse Heilika, de composer une biographie d'Erhard, évêque de Ratisbonne. Il a préféré la version de la Vita sanctæ Otilioæ, mais, avec un louable scrupule, il a prévenu ses lecteurs qu'il en existait une autre. Après avoir raconté le baptême d'Odile par Erhard, il ajoute en effet :

Sed quia in B. Hildolphi vita scriptum est, ipsum eam baptizasse, istumque sanctum virum eam de fonte levasse, negligenter hunc locum relinquere visum non est, sed admonere, quid horum verius sit, de sanctæ Ottsiliæ vita quærendum. Ita enim de sanctorum meritis virorum scribendum videtur meæ parvitati, ut laus Dei ex eorum prædicetur meritis, et non ex nobis, non, inquam, ex mendacio scribentis, sed ex virtute promerentis (Boll., januar., t. I, p. 536, col. 2. — Cf. Pfister, ouvr. cit., p. 85-86).

La différence caractéristique entre les deux versions n'est pas, pour nous, celle qui semble avoir surtout embarrassé le moine bavarois, c'est-à-dire le rôle joué ou non par saint Hildulphe dans le baptême de sainte Odile, c'est, répétons-le, celui d'Adalric en cette circonstance. Nous essaierons de découvrir tout à l'heure quelle est la source où a puisé sur ce sujet l'auteur de la Vita sanctæ Otiliæ du Xème siècle ; quant à la source de l'auteur de la Vita Hildulfi, c'est, croyons-nous, au moins médiatement, cette Vita prior dont l'existence nous semblait déjà indiquée par la critique interne de la légende du manuscrit de Saint-Gall.

C'est la version de la Vita Hildulfi qui a été adoptée par l'auteur ou peut-être le reviseur d'une courte notice sur sainte Odile, d'un caractère liturgique, contenue dans le manuscrit, n° 47 de la bibliothèque de Berne (collection -Bongars), lequel provient de la bibliothèque du chapitre de Strasbourg. M. Pfister, d'après le catalogue de Hagen, l'avait d'abord daté du IXème siècle ; mais, sur les observations de M. Wiegand, il a reconnu depuis que ce manuscrit « ne remonte pas, en réalité, au delà de la fin du Xème siècle, et appartient, en réalité, au XIème » (Analecta bollandiana, t. XIII, p. 9. — Cf. Welschinger, ouvr. cit., p. 98). C'est un recueil où la notice de sainte Odile suit immédiatement celle de sainte Lucie, dont la fête est le 13 décembre. Voici ce texte :

Idibus decembris. Hodie quoque sanctæ Odiliæ virginis celebratur natalis. Hujus pater Adalricus sive Aticus, mater vero Berhtsuindis vocabatur, ex nobilissimo Francorum genere orti. Aticus enim totius Burgundiæ sive Alsatiæ sub Hilderico rege principatum habebat, cujus etiam finibus monasterium sanctimonialium in honore sanetæ Mariæ semper virginis in summitate montis qui vocatur Hoemburg ad Dei servitium peragendum maximo sumptu et ornatu construxit. Beata autem Odilia ex utero matris cæca nata est. Sed quum a beatis episcopis Hildolfo, Treverensi episcopo, et Herhardo, fratre ejus, Radesponensi episcopo, secundum divinam admonitionem baptizata fuisset, in baptismo visum percepit. Hæc ab infantia se Dei servitio subdidit, vigiliis et orationibus, jejuniis et eleemosynis die noctuque insistens. Confluebant ergo ad eam virgines nobiles non paucæ, quarum spiritualis mater effecta in supradicto monasterio ad exemplum sui Deo servire instituit. Invitavit angelos precibuset quidquid a Deo postulavit sine mora percipere meruit.

Unde et patrem proprium de pœnalibus locis reduxit et ut patriarcharum choris intéresse mereretur oratione obtinuit. Huic Dei ancillæ Baptista Johannes in visu apparuit sibique oratorium fieri præcepit, et idem oratorium quantæ longitudinis quantæque latitudinis fieri deberet metiendo instituit et constructum ipsemet dedicavit. In hoc etiam oratorio ipsa Dei virgo Odilia corpore quiescit, ubi florent orationes ejus usque in hodiernum diem [Note : Nous empruntons ce texte à l'ouvrage de M. Pfister : le Duché mérovingien d'Alsace, etc., p. 41, n. 1].

L'auteur de cette notice, en adoptant la version de la Vita Hildulfi, s'abstient toutefois de marquer d'une façon précise le lieu du baptême de sainte Odile. Il passe absolument sous silence, soit qu'il l'ait connue ou non, la légende relative à la persécution de la sainte par son père. Il ne fait pas non plus de celui-ci un ascète bâtissant à son propre usage le monastère de Hohenbourg avant de le céder à sa fille pour la fondation d'un couvent de religieuses. Son récit d'ailleurs, à partir des mots : « Hæc ab infantia », se rattache par un lien manifeste de parenté à celui de la Vita du Xème siècle. Cependant, il y a une légère différence en deux points de détail. Selon le texte de Berne, c'est saint Jean-Baptiste qui a demandé la construction de l'oratoire à lui consacré par sainte Odile, au lieu que dans la Vita celle-ci en avait conçu le projet avant l'apparition du Précurseur. En outre, dans cette même Vita, on ne trouve pas trace de la dédicace miraculeuse de cet oratoire par le saint lui-même. Il n'est pas impossible que cette parenté, d'une part, et ces différences, de l'autre, tiennent à ce que l'auteur du texte de Berne a fait usage, outre la Vita Hildulfi, de la Vita prior sanctœ Otiliœ et non de la Vita du Xème siècle, dont l'auteur avait pu modifier sur certains points le récit de son modèle. Une dernière remarque, assez importante, sur la notice en question, c'est la forme antique et correcte conservée par l'auteur aux noms francs du père et surtout de la mère de sainte Odile : « Hujus pater Adalricus sive Aticus, mater vero Berhtsuindis », et le caractère de précision historique des premières lignes de ce même texte. Pour notre part, afin de concilier et d'expliquer les observations qui précèdent, nous ne serions pas éloigné de considérer la notice du manuscrit de Berne comme le résultat du remaniement, à l'aide de la Vita Hildulfi et de la Vita sanctœ Otiliœ, soit du IXème, soit du Xème siècle, d'une notice ou brève légende primitive, reproduisant ou plutôt abrégeant un texte rédigé à Hohenbourg au VIIIème siècle, peu après la mort de la sainte abbesse, et que nous qualifierions de Vita primitiva.

Ce qui nous induit à cette conjecture, ce ne sont pas seulement les premières lignes du texte de Berne. L'examen de la Vita sanctœ Otiliœ du Xème siècle nous y a décelé quelques vestiges d'une biographie de la fondatrice de Hohenbourg antérieure même à la Vita prior supposée par nous, dont l'auteur de celle-ci avait profité et dont il a, dans son texte, transmis ces vestiges à son successeur. Tel nous paraît être, notamment, le passage du paragraphe 9 où nous voyons la jeune Odile confiée par son père à la tutelle d'une religieuse originaire de la Grande-Bretagne : « Tradidit eam cuidam sanctimoniali, quæ de Britannico territorio erat ». Tel encore ce début du paragraphe 16 : « Erat etiam ei (Otiliæ) consuetudo peregrinas ad sanctam conversationem suscipere feminas, tam de Scotia quam etiam de Britannia ». Ces passages nous semblent avoir une saveur toute mérovingienne et nous reporter aux conséquences de l'apostolat de saint Colomban. L'histoire locale d'Alsace vient à l'appui de cette conjecture. Nous apprenons, en effet, de M. Pfister, que le duc Adalbert, fils et successeur d'Adalric et frère de sainte Odile, « livra des biens assez considérables à Honau. Cette célèbre abbaye venait d'être créée sur une terre du fisc, dans une île située à deux lieues au-dessous de Strasbourg et que plus tard engloutirent les eaux du Rhin. Un évêque-abbé, venu de l'Irlande et nommé Benoît, en avait été le fondateur : c'est à lui qu'au mois de juin 722 Adalbert accorda les terres qu'il possédait dans l'île » . Quelque temps après, Benoît demanda au roi Thierry IV de lui adjoindre pour le gouvernement de son abbaye le moine Tuban, dont le nom seul signale l'origine irlandaise (Pfister, ouvr. cit., p. 19, 21).

Parmi les vestiges, encore aujourd'hui reconnaissables, de cette Vita Otiliœ primitiva, peut-être faut-il compter encore le paragraphe 19 de la Vita du Xème siècle, relatif aux trois filles d'Adalbert, nièces de sainte Odile, qui vinrent se placer sous sa direction à Hohenbourg, et le curieux passage du 22ème et dernier paragraphe, où l'on voit la sainte abbesse se donner de ses propres mains la dernière communion. Rédigée dans la première moitié du VIIIème siècle, c'est-à-dire avant la renaissance carolingienne, cette Vita primitiva (si l'on en admet l'existence) était probablement écrite dans un latin assez peu classique. Il faudrait donc bien se garder de la confondre avec l'élucubration trop cicéronienne, malgré quelques légères touches de couleur barbare, que Jérôme Vignier avait réussi à faire accepter comme des fragments d'une biographie de sainte Odile écrite par un contemporain, mais dont Julien Havet a naguère fait ici même une justice qui demeure [Note : Bibliothèque de l’École des chartes, t. XLVI (1885), p. 261. — Cf. Pfister, ouvr. cit., p. 137 et suiv].

Un autre texte, celui-là bien authentique et mérovingien, aurait, selon M. Pfister, exercé une influence considérable sur le sujet que nous étudions. « Le fond de la légende de sainte Odile fut, dit-il, emprunté à la biographie d'une autre abbesse, qui avait fondé dans Laon le monastère de Saint-Jean, sainte Salaberge. Salaberge, disait-on, était aveugle de naissance ; mais elle fut guérie par Eustase, abbé de Luxeuil, au retour d'un voyage qu'il avait fait en Bavière. On raconta de même que l'abbesse de Hohenbourg, privée de la vue, la recouvra par l'intercession d'un prélat venu de Bavière. Les auteurs de la Vita Hildulfi s'emparèrent de ce premier récit et le firent tourner à la gloire de leur héros, etc.. » (Pfister, ouvr. cit., p. 37). — Voici le passage de la Vita sanctœ Salabergœ sur lequel s'appuie l'opinion ainsi exposée par M. Pfister :

Denique remeans ex Baïcariis vir egregius (Eustasius), post Germaniæ Belgicæque laboriosum callem, tandem pervenit ad quemdam virum illustrissimum, opibus et divitiis opulentum, famaque secundum seculi dignitatem præclarum, et aulicis rebus aptum, nomine Gundoïnum [Note : Ce nom fut aussi celui du premier duc d'Alsace, prédécesseur, mais non pas immédiat, d'Adalric. M. Pfister (ouvr. cit., p. 13, n. 4) ne pense pas que l'on soit autorisé à confondre ces deux Gondoin], qui eo tempore manens apud villam, Mosam nomine, ob amnem in eo loco defluentem sic appellatam, qui amnis ex Lingonicis finibus fontem sumens, post multos anfractus crebrosque terræ circuitus, Rheni velocissimi fluminis in se fluenta ex parte recipiens, oceanum barbaricum late ingreditur.

Viso igitur Gundoïnus venerabili viro, velut gratissimum munus suscepit. Porro, ut assolet et res se habent humanæ, inter salubria adhortationis verba, colloquio virorum fidelium animus crescebat piorum. Cœpit isdem vir Dei sciscitari, utrum eidem viro illustri, Francorum orto natalibus, soboles adesset : cernebat quippe, ut opinor, vir Dei, a Deo fore præscitam prolem, quam postea rei probavit eventus. Tunc vir illustris Gundoïnus cum conjuge sua Saretrude, eleganti forma et nobili femina, duos bonæ indolis adolescentulos, ob benedictionis percepturam gratiam præsentavit ; quorum senior Leuduinus, cognomento Bodo, junior vero Fulculfus, qui et ipse alio vocabulo Bodo dicebatur. Sciscitalur denuo vir Dei. si adhuc proles superesset. Ad quem illi fatentur se habere puellam germanam, licet ætate præferentem, sed dudura luminibus orbatam. Ad quos vir Dei plenus aït : « Veniat, quæso, ipsa, et nostris præsentetur obtutibus : senserat enim, ut reor, in spiritu, ei a Domino sanitatem fore collaturum. Triduano igitur a semetipso exacto jejunio, super oculos puellæ oleum benedictionis vir Dei effudit. Mirum dictu ! Mox puella sanitatem pristinam, Christi gratia opitulante, perfectissime consecuta est » [Note : Boll., septembr., t. VI, p. 521-522, cap. I, §§ 4, 5].

Les rapports de ce texte avec la légende de sainte Odile ne nous semblent pas très frappants. D'abord, c'est par distraction que M. Pfister s'est représenté Salaberge comme aveugle de naissance. Son biographe ne le dit pas et dit même le contraire : « Licet ætate præferentem, sed dudum luminibus orbatam... sanitatem pristinam... consecuta est ». Remarquons surtout qu'aucun lien n'apparaît ici entre sa guerison et son baptême, accompli déjà sans aucun doute et dont il n'est nullement question. Or, ce lien est le trait caractéristique de la guérison de sainte Odile. Il est, en outre, bien singulier que la scène, si naturelle, de la présentation de Salaberge au saint homme qui vient visiter son père n'ait pas été transportée dans la légende formée à l'imitation de la sienne. En somme, les deux seuls traits communs sont la guérison miraculeuse de la cécité des deux saintes par deux personnages, d'ailleurs très différents, mais qui tous deux venaient de Bavière. Venir de Bavière est un fait qui a pu se reproduire assez souvent à cette époque [Note : Pour notre part, ce rapprochement nous touche d'autant moins que nous inclinons à penser que c'est par suite d'une confusion de noms que le saint homme qui baptisa sainte Odile a été identifié avec Erhard, évéque de Ratisbonne, en Bavière]. Quant à la double guérison, ne serait-ce point ici le cas de rappeler la judicieuse observation de M. l'abbé Duchesne dans son étude sur la Vie de sainte Geneviève, dont l'auteur, selon M. Krusch, aurait copié dans une Vie de sainte Gertrude le miracle d'un enfant noyé, sauvé par les prières de la sainte : « Si toutes les vies de saints où l'on voit sauver des enfants tombés à l'eau devaient être placées dans la dépendance les unes des autres, on arriverait à des classifications étonnantes » [Note : Bibliothèque de l'École des chartes, t. LIV (1893), p. 212]. On peut dire la même chose pour les cas de cécité guérie. Nous lisons, par exemple, au début du chapitre X de l'intéressant ouvrage de notre confrère Ch. de la Roncière sur Saint Yves :

« Yves reposait depuis six jours de l'éternel sommeil, quand il plut à Dieu de faire éclater la puissance de son serviteur. Le 25 mai (1303), durant la messe, un jeune aveugle de Coatgroas en Langoat, Guy Hamon, dont on guidait les pas, s'agenouillait près du tombeau. « Si tu veux guérir, suggéra une voix, mets ta tête sur la tombe. ». A peine l'avait-il fait, qu'il se relevait les yeux brillants. Il voyait. Aussitôt, avec un sens critique beaucoup plus fréquent au moyen âge qu'on ne l'imagine, on procédait à une enquête minutieuse parmi les gens de Langoat qui avaient accompagné l'aveugle. Tous déclarèrent qu'il était aveugle depuis longtemps : non point toutefois aveugle-né. Un gentilhomme s'en assura en mettant sous les yeux d'Hamon des étoffes de différentes couleurs que celui-ci distingua parfaitement » [Note : Saint Yves (1253-1303), par Ch. de la Roncière. Paris, Victor Lecoffre, 1901, in-12, p. 102-103. Collection « les Saints »].

Pour l'attestation du fait ainsi rapporté, notre confrère renvoie aux témoins 148, 157, 159 et 160 du procès de canonisation de saint Yves, instruit une trentaine d'années après la mort du bienheureux. Faudra-t-il croire que ces témoins ont été influencés, eux aussi, par la légende de sainte Salaberge ? En ce qui concerne sainte Odile, le culte, tout particulier, rendu à saint Jean-Baptiste dans l'abbaye de Hohenbourg et cette circonstance qu'Odile a été inhumée dans la chapelle dédiée d'abord au Précurseur et qui prit depuis le nom de la sainte abbesse [Note : La dédicace à saint Martin de l'église de Niedermunster, vocable qui disparut plus tard pour faire place à celui de saint Nicolas ou de Notre-Dame, ne serait-elle pas aussi un trait mérovingien à nous transmis par la légende du Xème siècle ? — Cf. Pfister, ouvr. cit., p. 56 et n. 2], paraît bien indiquer le souvenir d'un fait spécial et frappant, lié aux circonstances de son baptême. Or, il n'est nullement démontré que ce souvenir soit le résultat de la légende au lieu d'en être l'un des germes. L'excès de préoccupation négative, en pareille matière, ne nous semble pas plus conforme que l'excès contraire aux règles d'une saine critique.

Jusqu'à nouvel ordre, nous ne compterons donc pas la Vita sanctœ Salabergœ au nombre des sources de la légende de sainte Odile. Nous sommes, en revanche, porté à croire que soit l'auteur de la Vita prior, supposée par nous, soit celui de la Vita du Xème siècle, soit successivement l'un et l'autre ont puisé quelques-uns des faits qu'ils racontent dans la tradition orale de l'abbaye de Hohenbourg et aussi dans des notes écrites, consignées, par exemple, sur un espace demeuré libre du calendrier ou du psautier de cette abbaye. De là, entre autres choses, proviendrait (tradition orale) la gracieuse, mais peu vraisemblable anecdote des trois tilleuls (paragraphe 15). De là encore (note écrite, mais sans la date de Tannée), le paragraphe 16 concernant la substitution à la règle primitive de l'abbaye, qui était proprement monastique (tenant sans doute de la règle de saint Benoît et de celle de saint Colomban), d'une règle nouvelle, analogue à celle des chanoines réguliers. Cette substitution n'a pu guère s'accomplir, comme le fait remarquer M. Pfister après Mabillon, avant l'année 816. C'est donc par anachronisme que, recueillant et amplifiant ce renseignement positif, mais non daté, le biographe du IXème ou celui du Xème siècle attribue cette substitution à sainte Odile elle-même [Note : « Dans le royaume mérovingien, dit M. Pfister, s'étaient élevés quelques couvents de femmes ; nous citerons, dans nos contrées, Remiremont, Sainte-Glossinde de Metz, Baume-les-Dames. Ces monastères avaient leurs lois particulières ou bien suivaient la règle bénédictine. Plus tard, à l'époque de Louis le Pieux, dans une assemblée tenue à Aix-la-Chapelle en 816, on rédigea pour les chanoines. A partir de cette date, il y eut des chanoinesses et la règle canonicale s'opposa à la règle bénédictine » (Ouvr. cit., p. 43-44)].

Voilà nos observations sur les sources historiques ou quasi-historiques de la Vita sanctæ Otiliæ du manuscrit de Saint Gall. Nous allons maintenant y retrouver (si nous ne nous abusons) la trace de documents d'une autre nature.

 

III.

Un érudit aussi attentif que M. Pfister ne pouvait manquer d'être frappé du caractère spécial d'une partie notable de la biographie de sainte Odile, rédigée au Xème siècle. « La Vita Otiliœ, dit-il, se distingue des autres œuvres de ce genre par un tour romanesque tout à fait singulier » [Note : Ouvr. cit., p. 61]. En remplaçant le mot romanesque par le mot poétique et en cherchant la cause de ce trait particulier, non dans l'imagination du biographe, mais dans le caractère de l'un des documents qu'il a mis en œuvre, nous en venons tout naturellement à l'hypothèse que nous exprimerons en ces termes : « L'auteur de la Vita Otiliæ s'est servi ou inspiré pour la composition de son œuvre d'un poème épico-religieux sur sainte Odile, et ce poème était en langue vulgaire d'Alsace, c'est-à-dire en dialecte alémanique ».

L'époque de la composition de ce poème ne doit pas être très éloignée de celle de la Vita prior, c'est-à-dire qu'elle doit probablement être placée dans le courant du IXème siècle, temps où le culte de sainte Odile était, comme nous l'avons vu par les faveurs accordées à l'abbaye de Hohenbourg, fort agréable en haut lieu et aussi, ce n'est guère douteux, le pèlerinage à ses reliques très populaire dans la région. Cette époque est précisément celle de l'éclosion si remarquable d'une poésie à la fois nationale, épique et chrétienne dans la littérature germanique : résultat des efforts de Charlemagne et de Louis le Pieux pour substituer aux mœurs, aux traditions, aux habitudes d'esprit du paganisme barbare une culture conforme aux principes de l'Évangile. Parmi les monuments de cet effort intellectuel qui sont parvenus jusqu'à nous figure au premier rang, à côté de l'épopée biblique de Heliand en vieux saxon, le poème du Christ du moine Otfried, composé, vers 870, dans l'idiome appelé ancien-haut-allemand, auquel se rattache l'alémanique. Or, le moine Otfried, disciple du célèbre Raban Maur, abbé de Fulda, puis archevêque de Mayence, était l'un des religieux de l'abbaye de Wissembourg [Note : Cf. Abriss der Geschichte der deutschen National-Litteratur, nach G. Brugier, von E.-M. Harms. 2ème édition, Fribourg-en-Brisgau, Herder, 1897, in-8°, p. 6-7], et cette abbaye était l'un des centres monastiques de la région où avait dominé la dynastie ducale issue d'Adalric, père de sainte Odile. Le duc Liutfrid, neveu de la sainte abbesse et petit-fils d'Adalric, avait été avec ce monastère en relations habituelles. Cela résulte des belles et solides recherches de M. Pfister [Note : « Le 22 décembre 733, le même duc (Liutfrid) cède à l'abbaye de Wissembourg et à l'abbé Erloald les biens que son père en mourant lui a laissés au village de Beinheim et qui lui ont été attribués lors du partage avec son frère Eberhard. Le 5 février 737, il vend à un moine de Wissembourg, nommé Rantwig, pour une somme de vingt livres, les biens qu'une certaine Ingina a jadis cédés à son père, et situés dans une localité inconnue, Aunulfovillare, d'autres terres à Soulz, enfin des propriétés qui avaient appartenu à Adalbert, à Altbronn et à Schwindratzheim. Le 27 mai 742, Rantwig livra ces domaines avec tous les droits y afférents à l'abbaye de Wissembourg. Le 16 mars 739, le duc Liutfrid et la duchesse Hiltrude vendent pour cinquante-quatre livres au même monastère des biens au village de Burgheim ; le même jour, le duc, avec le consentement de sa femme, fait don au couvent de certaines possessions sises dans cette même villa et provenant de son père Adalbert. A une date inconnue, mais pendant qu'Erloald dirigeait le monastère de Wissembourg (730-739), Liutfrid eut une entrevue avec cet abbé dans une forêt royale ; il promit, avec la permission de Hiltrude, de laisser au monastère neuf hommes habitant à Gœrsdorf et à Printzheim ; comme déjà son père Adalbert l'avait décidé, ces hommes paieraient à l'avenir aux moines les redevances auxquelles ils étaient astreints, droits de justice, cens, contributions pour la guerre (freta, stuafu, haribannum) » (Pfister, ouvr. cit., p. 21-22)].

Il ne suit aucunement de là, bien entendu, que nous voulions attribuer au bon Otfried la paternité de notre poème épico-religieux sur sainte Odile. Il nous semble seulement que ces circonstances concourent à en rendre l'existence vraisemblable. Le meilleur indice de cette existence ce sont, d'ailleurs, les parties de la Vita Otiliœ qui la reflètent, c'est-à-dire, selon nous, les paragraphes 2, 3, 4, 6, 1, 8, 9 et 11 du texte édité par Mabillon, puis par M. Pfister, d'après le manuscrit de Saint-Gall. Les paragraphes 7 et 8 en ont surtout conservé fortement l'empreinte. Lisez plutôt :

VII — Eximia ergo Otilia in monasterio posita Deo studebat con suetum impendere famulatum. Qua de reaccidit ut, omnium malorum, incentore instigante, quædam feminæ in ipso habitu positæ, sicut semper malorum est bonorum invidere actibus, eam odio habere inciperent et multa ei contraria irrogarent. Ipsa vero, nihil horum curans, sed omnia pro Dei amore sponte amplectens convicia, in Domini servitio quotidie augebatur. Habebat etiam fratrem decorum in domo patris sui, optime edoctum, quem et ipse pater valde diligebat. Illa autem eum in collocutione et contemplatione incognitum habebat. Tunc ergo scripsit epistolam, eamque globo coccineo involutam eidem germano per quemdam peregrinum transmisit, implorando ejus fraternitatem ut propter Dei amorem, quo non solum propinquos et amicos, sed etiam inimicos diligere jubemur, recordari sui dignaretur. Frater autem litteras a dilecta sorore destinatas non modo suscepit, verum etiam intente perlegit, et deinde patrem suum allocutus est, dicens : Domine mi carissime, præbeto pium auditum suasionibus famuli tui, clementiam tuam supplicantis. Pater autem respondit dicens : Si ea quœ ad rem non pertinent postulaveris, incongruum est ut tibi consensus præbeatur. Ille respondit : Congruum esse poterit, si vestræ placuerit paternitati, quia nihil aliud postulo nisi ut filiam vestram, quæ nunc in extera gente omnium suorum destituta parentum consistit solatio, revocare et vestæ prœsentiæ repræsentari faciatis. Pater vero ei imperavit ut de hac re omnino reticeret. Bonæ autem indolis adolescens, dolori sororis compatiens, patre ignorante, misso curru et ceteris quæ iter facientibus necessaria erant, fecit eam in proprium reverti locum.

VIII. — Eodem duce una cum fllio et ceteris suis hominibus considente in editiore ejusdem urbis loco, qui ob etymologiam ipsius nominis Hoenburc dicitur, contigit ut Otilia, sponsa Christi, in curru sedens, sicut illis temporibus mos erat eundi, cum turba copiosa adveniret, sicut ei frater suus disposuerat. Ipse vero, elevatis suis obtutibus, cernens multitudinem illam, percontatus est quid hoc esset. Tunc adolescens respondit quod filia ejus Otilia esset. Et ipse inquit : Quis tam stolidus et temerarius eam revocare præsumpsit sine meo jussu ? Puer autem, animadvertens quod jam latitare non potuisset hoc quod fecerat, patri respondit : Ego famulus tuus, arbitrans quod in opprobrium nobis perveniret, si in tanta paupertate permaneret, multumque afflictioni ejus compassus, cam revocavi. Sed nunc, pater, mihi hoc indulge, quia scio me nimis stulte egisse, quod eam sine tuo revocare præsumpsi imperio. Sed ipse, heu ! male iracundia devictus, baculo quem manu gestabat, puerum percussit durius quam sibi voluntati esset. Tunc adolescens ex eodem ictu in ægritudinem decidit vitamque finivit. Pater vero immanitatem reatus sui considerans, et semetipsum in lamentatione et abstinentia affligere studuit et longa suspiria trahendo dixit : Væ mihi misero, quia filium meum interimendo superni iram judicis multum incurri. Ac deinceps usque ad obitum suum in monasterio perseverans, Deum sibi placare nitebatur dignis pænitentiæ fructibus, et sanctorum limina frequentando spiritu contrito et corpore macerato, eorum intercessionem sedulus implorabat.

S'il ne s'agissait pas, dans notre conjecture, d'un poème en dialecte alémanique, ne pourrait-on pas dire que nous venons d'avoir sous les yeux, dans la citation qui précède, de vraies scènes de chanson de geste ? Pour nous, le caractère épique du voyage de sainte Odile de Palma vers Hohenbourg, de la contestation du duc Adalric avec son fils et de l'acte violent qui la termine, est si frappant, que nous n'hésitons pas à pousser encore plus avant notre hypothèse et à nous demander à quelles sources antérieures a pu puiser lui-même le poète du IXème siècle, qui a fourni au biographe latin du Xème les récits de cette nature, dont celui-ci s'est plu à enrichir sa légende.

Ce poète, croyons-nous, prêtre ou religieux sans doute, a pu connaître, au moins indirectement, la Vita Otiliœ primitiva. Mais, versé dans la connaissance de la poésie féodale et populaire, il a aussi mis en œuvre des chants plus anciens, remontant à l'époque même de sainte Odile et d'Adalric, et dont plusieurs n'étaient que la transformation de chants plus anciens encore, composés aux temps païens dans les forêts germaniques. L'existence de cette poésie barbare et mérovingienne a été mise hors de doute par les beaux travaux de MM. Pio Rajna et Godefroid Kurth [Note : 1. Pio Rajna, le Origini dell' epopea francese. Florence, Sansoni, 1884, in-8°. Cf. la belle analyse critique de cet ouvrage par Gaston Paris dans la Romania, t. XIII (1884), p. 598 et suiv. — Godefroid Kurth, Histoire poétique des Mérovingiens. Paris, Alphonse Picard, 1893, in-8°. Il ne sera pas inutile de noter ici la remarque suivante de M. Kurth (p. 54) : « Les rois n'étaient pas les seuls que glorifiait la poésie épique ; elle redisait également les exploits des grands, et nous apprenons, par un contemporain, que tel duc, célébré par les poètes classiques dans d'élégants hexamètres, recevait aussi les hommages des poètes germaniques sous forme de chants barbares »].

C'est à ces travaux que s'est référé tout d'abord M. Auguste Longnon dans une récente étude, qui offre, avec les observations que nous soumettons aujourd'hui aux lecteurs de ce recueil, une analogie, un parallélisme bien précieux pour nous. Cette étude est intitulée : Un vestige de l'épopée mérovingienne. La chanson de l'abbé Dagobert (Romania, t. XXIX (1900), p. 489 et suiv.). Elle a pour objet de signaler un passage d'une chronique latine du XIIème siècle : Liber de compositione castri Ambaziœ, lequel n'est autre chose, selon le savant académicien, que le résumé d'une chanson de geste française, dont le héros était le roi mérovingien Dagobert II, et cette chanson se rattachait elle-même, comme à sa première origine, à une cantilène ou chanson épique contemporaine de ce prince. Or, le duc d'Alsace Adalric, père de sainte Odile, a été, à l'un des moments de son orageuse carrière, l'un des lieutenants de Dagobert II. « Les seigneurs austrasiens, dit M. Pfister (Ouvr. cit., p. 15), se sont rendus indépendants de la Neustrie : ils ont rappelé de l'Irlande le fils de saint Sigisbert, que le maire du palais Grimoald avait jadis relégué en ce pays, pour placer sur le trône son propre enfant ; ils l'ont proclamé roi sous le nom de Dagobert II (674). Adalric ne veut pas se séparer de ses compatriotes ; il fait sa soumission à Dagobert. Thierry III et Ebroïn, fort irrités de leur échec en Bourgogne et de la défection de l'Austrasie, tournent leur fureur contre le « traître » Adalric ; ils déclarent tous ses biens confisqués ; à quelque temps de là, le 4 septembre 677, Thierry céda l'un de ses biens, nommé Fiscafelinis et situé en Bourgogne, « au monastère de Bèze et à son abbé Wandelin ». — Si le roi Dagobert II a été, de son temps même, l'objet de chansons épiques, le duc Adalric, l'un des plus grands seigneurs de la monarchie franque, devenu, en réalité, à peu près souverain dans son duché d'Alsace, l'a plus que probablement été aussi.

C'est grâce à ces anciens chants [Note : C'est très probablement aussi à un chant populaire, d'ailleurs beaucoup moins ancien, et qui primitivement ne se rapportait pas à sainte Odile, qu'est due la poétique légende relative à sa fuite au delà du Rhin et à son séjour sur le Rosskopf, près de Fribourg-en-Brisgau. Cette légende est, croyons-nous, postérieure à l'érection en ce lieu d'une chapelle en son honneur, laquelle paraît dater de la fin du XIIIème siècle. Il est vraisemblable que cette érection fut l'œuvre d'un pieux pèlerin revenu de Hohenbourg, ce qui suffit amplement à justifier le culte local et touchant dont cette chapelle est le centre (cf. Pfister, ouvr. cit., p. 111 et suiv., 186)] dont, à travers le poème épico-religieux du IXème siècle, quelque chose a passé dans la Vita sanctœ Otilœ du manuscrit de Saint-Gall, que ce dernier texte a remis en relief, quoique d'une façon quelque peu incohérente, le côté farouche, parfaitement historique dans son ensemble, du caractère d'Adalric, singulièrement atténué, idéalisé dans la Vita prior et peut-être déjà dans la Vita primitiva, écho de la reconnaissance des religieuses de Hohenbourg et reflétant surtout la conversion et les fondations expiatrices du terrible duc. Ce caractère a été restitué, d'une façon tout à fait authentique, par les belles recherches de M. Pfister, qui, malgré certains excès de préoccupation négative, a eu le mérite de replacer sainte Odile dans le cadre, solidement reconstruit, de l'Alsace mérovingienne. Pour notre part, nous lui devons notamment la connaissance d'un pieux ami d'Adalric, qui pourrait bien avoir été le véritable instrument de Dieu dans le baptême et la guérison de sainte Odile, à savoir Eberhard, disciple de saint Dié, pour qui le duc converti éleva, sous le vocable de saint Maurice, le monastère de Novientum, près de Schlestadt, qui prit, peu de temps après, le nom de son premier abbé : Eberhardi monasterium, Ebersheimmünster. Peut-être est-ce en l'honneur de ce saint homme (plus tard confondu par la légende avec Erhard, évêque de Ratisbonne) que l'un des petits-fils d'Adalric, le frère cadet de Liutirid, reçut le nom d'Eberhard (Cf. Pfister, ouvr. cit., p. 17-18).

Mais nous ne nous proposons pas d'essayer ici aujourd'hui de discerner et de réunir, par induction et par conjecture, les faits et les traits historiques de la vie de sainte Odile, quelque peu brouillés par les confusions et les variations des écrivains légendaires. Il nous suffira de constater, en terminant, qu'une saine critique, toute réserve faite sur tel ou tel point, sans rien relâcher des droits de la science et de la vérité, n'a point d'objection sérieuse à formuler contre le culte de l'abbesse de Hohenbourg, mais peut et doit, bien au contraire, s'associer d'esprit comme de sentiment à la confiance, sept fois séculaire, des populations rhénanes dans la céleste patronne de cette terre d'Alsace, toujours si chère aux cœurs français.

Marius Sepet.

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