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Terres et seigneuries de la famille Sévigné |
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Les pages qui suivent n'ont pas la prétention de donner l'histoire complète du patrimoine des Sévigné et de son administration pendant la longue tutelle exercée par Mme de Sévigné : ce sont de simples notes recueillies dans des documents très divers. Nous les publions dans l'espoir de suggérer à quelques lecteurs l'idée de faire des recherches plus approfondies pour chacune des terres des Sévigné. Ces recherches feraient mieux connaître Mme de Sévigné en tant que propriétaire en Bretagne, et elles amèneraient peut-être la découverte de précieuses lettres inédites dans les papiers provenant des gentilshommes, des avocats, des hommes d'affaires avec lesquels elle fut en relations. |
I. — La Terre patrimoniale : Sévigné.
Le village de Sévigné se trouve dans la commune de Cesson — appelée depuis 1921 Cesson-Sévigné — dans le canton sud-est de Rennes, à deux lieues à l'est de cette ville. C'est un village peu important que Cassini a négligé d'inscrire sur sa carte, que la carte d'état-major a localisé peu exactement et que la plupart des historiens de Mme de Sévigné ont confondu avec un hameau de même nom situé dans la commune de Gévezé (canton nord-est de Rennes).
Une vaste maison de campagne de construction récente et une ferme, le Haut-Sévigné, occupent l'emplacement du château ; rien ne subsiste des constructions anciennes. Des avenues et des bois d'arbres verts ont modifié l'aspect que ce coin de la campagne rennaise présentait au XVIIème siècle ; au pied du coteau coule la Vilaine : elle continue à faire tourner les roues du moulin de Sévigné, mais le moulin a été reconstruit et il est devenu une importante minoterie.
Le nom de ce village comme ceux de plusieurs autres localités du voisinage, Acigné, Tizé, Cucé, Brécé atteste une origine très ancienne. Seviniacus fut un domaine gallo-romain avant de devenir le berceau d'une forte race féodale citée pour la première fois à la fin du XIIIème siècle. Nous n'essayerons pas d'esquisser, après le chanoine Guillotin de Corson, l'histoire de la seigneurie de Sévigné ; nous voudrions seulement relater quelques menus faits concernant cette seigneurie et les autres domaines de la famille de Sévigné au XVIIème siècle et préciser, à cette occasion, certains détails de la biographie de l'auteur des Lettres.
Les Sévigné avaient tenu au moyen âge un rang important dans l'évêché de Rennes ; le duc Jean V avait consacré une illustration bien établie en autorisant, le 4 novembre 1440, Guillaume de Sévigné à « mettre ses armes en bannière », ce qui le classait au rang des chevaliers bannerets, et à ériger une justice patibulaire à trois pots. Mais le château fut détruit peu d'années après, et les Sévigné fixèrent leur principale résidence au château des Rochers. La terre de Cesson fut négligée ; des partages ou des afféagements la diminuèrent. Au XVIIème siècle, elle était réduite à très peu de chose, mais le nom de la terre patrimoniale continuait à figurer au premier rang dans la liste des seigneuries d'Henri de Sévigné. Dans son contrat de mariage, passé le 1er août 1644, il est dit : « marquis de Sévigné, seigneur des Rochers, la Haye de Torcé, le Buron, le Plessis-Tréal, la Baudière, Bodégat et autres lieux ». Sa fiancée, Marie de Rabutin, était héritière de Chantal, Bourbilly et Sauvigny en Bourgogne. Elle possédait en outre un avoir qui ne prêtait pas à une pompeuse énumération, mais qui devait être fort utile à son mari et à ses enfants : de bons contrats de rentes constituées provenant de sa famille maternelle, les financiers Coulanges. La longue liste des domaines de Henri de Sévigné ne représentait pas une fortune solide ; son « marquisat » était particulièrement fragile.
L'ancienneté de la seigneurie de Sévigné et l'illustration de la race qui la possédait valaient en Bretagne, à cette terre, la qualification de baronnie. Lorsqu'Henri de Sévigné parut à la Cour, il ne prit pas le titre de baron, peu en usage au XVIIème siècle, et il n'eut garde de se dire chevalier banneret, qualification que les Parisiens auraient trouvée provinciale et « gothique ». Conformément à un usage très répandu dès cette époque, il s'octroya le titre de marquis. Il ne demanda point au Roi une confirmation légale qui aurait été vraisemblablement refusée. Sévigné relevait en partie de seigneuries voisines, Cussé et Tizé, et ne possédait pas les prérogatives qui étaient ordinairement exigées des terres « érigées en dignité » : droits honorifiques en plusieurs églises, juridiction régulièrement exercée, supériorité sur plusieurs arrière-fiefs, etc. Mme de Sévigné prit toujours le titre de marquise, mais elle s'amusait souvent à appeler son fils « le baron » et ce titre paraît lui avoir été donné lors de ses débuts à l'armée.
La terre ne comprenait plus que six petits fiefs disséminés dans quatre paroisses et un domaine proche réduit à deux moulins et à deux métairies. Les fiefs dits de l'Evêque en Cesson, de la Paslonnaye, du Bourg et du Val-Formont, en Noyal-sur-Vilaine, de Chanclin, en Brécé et en Acigné, rapportaient 100 et 150 livres par an, de 1669 à 1676. Les redevances seigneuriales que les aveux décrivent minutieusement étaient pour la plupart payables en boisseaux d'avoine et en poules. Le 16 mars 1667, par exemple, Perrine André, de la Paslonnaye, reconnut être « hommesse » de Marie de Rabutin-Chantal et lui devoir deux tiers de boisseau d'avoine et un tiers de poule ; le 30 mars, Jacques Darval s'avoua redevable de quatre boisseaux et de trois quarts de poule. La perception de toutes ces denrées devait être laborieuse [Note : Archives d'Ille-et-Vilaine, série E, fonds Le Prestre de Châteaugiron. En 1765, le revenu du domaine proche atteignait 1.658 livres et celui de la seigneurie 415. Les Le Prestre augmentèrent la terre de Sévigné dont ils firent revivre la juridiction exercée conjointement à celles d'autres fiefs de Gosné et d'Ossé en l'auditoire de Châteaugiron (Lettres patentes de juin 1740)].
Nous ne
connaissons pas le revenu des deux moulins à l'époque du mariage de Mme de Sévigné
; vingt-cinq ans plus tard, le meunier Louis Rouessart payait avec de longs
retards et assez irrégulièrement un fermage de 400 à 500 livres. Quant aux
deux petites métairies de Sévigné (Cesson) et de la Paslonnaye (Noyal),
seules épaves, avec les moulins, du domaine utile de la seigneurie, elles ne
donnaient, en 1644, presque aucun profit à Henri de Sévigné. En effet, un de
ses ancêtres avait emprunté du chapitre de Rennes une somme de onze à 12.000
livres et s'était engagé à payer une rente de 695 livres hypothéquée sur
ses terres. Les partages conclus à diverses dates avaient fait passer une
partie de la rente à la charge de la branche des Sévigné de Montmoron ; les
seigneurs des Rochers restaient redevables de 347 livres 10 sous 11 deniers.
Un des premiers actes administratifs accomplis en Bretagne par Mme de Sévigné, eut pour objet d'assurer le payement de la rente. Le 22 juillet 1645, Marie de Rabutin-Chantal, logée à Rennes, à l'hôtel de Brissac [Note : L'hôtel de Brissac, rue du Puits-du-Mesnil, a été détruit au XVIIIème siècle ; l'emplacement a formé la partie nord-est de la place de la Mairie. — On désigne ordinairement à Rennes l'hôtel de Kernier, ci-devant hôtel de la Chalotais et antérieurement hôtel de Marbeuf (n° 1, rue de Fougères), comme ayant été la demeure de la "bonne Marbeuf" chez laquelle Mme de Sévigné fit plusieurs séjours. Cette tradition n'est pas fondée. Dans deux actes notariés, Mme de Sévigné se dit logée de présent à Rennes, chez Mme de Marbeuf, rue Saint-Yves, paroisse Saint-Etienne (acte du 24 février 1678), puis place du Champ-Jacquet, paroisse Saint-Aubin (acte du 9 août 1680) : c'est ce second logis dont elle a vanté l'agréable aménagement dans une lettre du 6 août 1680. En 1689, Charles de Sévigné habitait dans la rue de la Vieille-Laiterie], agissant en vertu d'une procuration donnée par son mari, le 10 juin, loua par acte passé devant Bertelot, notaire à Rennes (Archives d'Ille-et-Vilaine, série E, notaires), la métairie de Sévigné à Bonabes et Pierre Besnard, père et fils. Le bail était consenti pour six ans aux mêmes conditions que le bail conclu en 1638, sauf que la pièce de terre dite du Bruslon était réunie pour les cinq dernières années à la ferme de la Paslonnaye. Les preneurs s'engageaient à remettre au chapitre l'intégralité du fermage : 320 livres la première année, 300 livres les années suivantes. Le bail de la Paslonnaye n'a pas été conservé, mais il est certain qu'il affectait une partie du terme au payement de la rente constituée, car les registres du chapitre mentionnent des payements faits par les Georgeonnet, fermiers de la Paslonnaye, aussi bien que par les Besnard, fermiers de Sévigné. Ces pauvres gens s'acquittaient difficilement, par petites sommes ; il est probable que le seigneur eut souvent à compléter les payements que ses tenanciers ne pouvaient solder.
Le 15 décembre 1649, la vente de la seigneurie du Plessis-Tréal procura aux époux Sévigné la grosse somme de 62.000 livres (Archives d'Ille-et-Vilaine, série E, minute de Bertelot, notaire à Rennes, et fonds de Sévigné). Une part fut employée, dès le 21 janvier 1650, à rembourser le chapitre qui reçut 5.560 livres 14 sols 5 deniers [Note : Recette inscrite sur le registre du receveur du chapitre (Archives d'Ille-et-Vilaine, G, 221) comme les payements faits antérieurement par les fermiers].
Le domaine de Sévigné fut dès lors libre de toutes charges ; on peut penser qu'il fut mieux administré. En 1675, lors de la répression de la révolte du Papier timbré, pendant que le crédit de la princesse de Tarente valait à la baronnie de Vitré l'exemption des contributions, Mme de Sévigné obtint du duc de Chaulnes que l'on ménageât ses terres de Cesson (IV, 202. Nota : Nous citons les lettres d'après l'édition donnée par Monmerque, dans la Collection des Grands Ecrivains de la France. Les renvois aux 2 volumes du supplément sont précédés du nom Capmas). Mais les fermiers payaient mal ; de 1669 à 1675, les tenanciers de Sévigné, Pierre Besnard, puis sa veuve Jeanne Fagry, et le fermier de la Paslonnaye, Guillaume Le Mousnier, payèrent chaque année à l'abbé Rahuel, agent de Mme de Sévigné, 500 à 600 livres. Louis Rouessard, fermier des moulins, versa 400 livres ; enfin Jamoys, des Tesnières, donna 100 livres en 1674 et 150 en 1675, pour la ferme des « Casuels » de la seigneurie. Bien que le mot casuels ne pût être appliqué exactement qu'aux profits de caractère accidentel et non périodique, tels que les droits de lods et ventes et de rachat, nous pensons qu'il désigne ici les droits seigneuriaux de toute espèce qui, par suite de leur modicité et de la pauvreté des vassaux, étaient irrégulièrement et mal payés (Note : Compte de l'abbé Rahuel, agent de Mme de Sévigné, conservé au château des Rochers). Le revenu brut de la terre, que diminuaient tous les ans les inévitables réparations, devait varier entre 800 et 1.000 livres. Des dommages extraordinaires étaient causés parfois par la Vilaine si l'on doit prendre au sérieux cette boutade de Charles de Sévigné : il écrivait à sa soeur, le 27 août 1690 : « En m'appelant M. de Sévigné, il (M. de Grignan) pourrait bien se tromper, car il a fait depuis hier un si terrible débordement d'eau que je crois qu'il a emporté tout ce qui reste de la terre : ainsi je ne suis plus que M. des Rochers » (IX, 312).
Sévigné était la moins importante des terres que la famille possédait en Bretagne. Le marquis lui consacra cette courte note dans l'évaluation de sa fortune dressée en 1696 : « La terre de Sévigné dont le principal revenu est en moulins, deux métairies et quelques fiefs ne sera guères plus vendue que 18.000 livres ».
Nous
verrons qu'elle fut payée un peu plus cher en 1715.
II. — Administration de la fortune.
A l'exception d'une seule : la Haye de Torcé, acquise en 1629, les terres que possédait Henri de Sévigné à l'époque de son mariage appartenaient depuis longtemps à sa famille. Les Rochers avaient été apportés en dot, en 1410, à Guillaume de Sévigné, par Anne de Mathefelon ; Bodégat, le Buron et le Plessis-Tréal venaient de Gillette de Tréal, mariée vers 1480 à Guy de. Sévigné ; la Baudière était un héritage de Françoise de la Charronnière, femme, en 1510, de François de Sévigné.
Toutes ces terres étaient plus ou moins lourdement grevées d'hypothèques. Ce fut pour procéder à une opération « d'assainissement financier » que H. de Sévigné, le 15 décembre 1649, vendit la terre du Plessis-Tréal, qui s'étendait en Tréal, Ruffiac, Réminiac, Augan, Saint-Laurent, etc., à Jean du Houx du Couédic, Pierre de la Fresnais, Gilles de Bellouan et Henry Ermar de la Grée.
Nous. avons dit qu'une part du produit de la vente (62.000 livres) fut employée à amortir la rente qui grevait la terre de Sévigné ; le même jour (17 décembre 1749), on paya une petite dette de 3.000 livres à Jean Merceron, de Nantes, et l'on amortit, moyennant 2.400 livres, un constitut créé en 1631 par Charles de Sévigné au profit de Jean Truillot du Chesne, de Rennes. Mme de Sévigné employa même sa fortune personnelle à restaurer la situation de son mari. Le 13 janvier 1645, elle consacra 3.100 livres provenant d'un constitut que lui avait remboursé son cousin, Charles de Lancy, à acquitter une dette contractée en 1642 par Henri de Sévigné, dans des conditions assez suspectes : les billets n'avaient pas été souscrits en son nom, peut-être parce qu'il n'avait pas assez de crédit pour trouver un prêteur. L'emprunt avait été contracté par le receveur de la terre du Buron, Jean Le Clavier de Pont-Giraud, à qui il avait délivré une contre-lettre attestant que l'emprunt était fait pour son compte et qu'il en était personnellement redevable [Note : Archives d'Ille-et-Vilaine, minutes de Bertelot, notaire à Rennes, des 13 mai et 22 juillet 1645, 15 et 17 décembre 1649. — Mais le Marquis de Sévigné continua à faire des dettes ou à mal gérer ses biens. Le 4 janvier 1647, étant à Paris, il vit saisir son argenterie à la requête d'Autier, orfèvre, créancier de 400 livres. Le 4 juin, il céda par acte sous seing privé, moyennant 740 livres, à René de Marcille, les lods et ventes à échoir sur une partie de la seigneurie des Rochers. Le 7 mal 1652, Mme de Sévigné paya sur le produit de la vente du Plessis-Tréal 1.250 livres dues au tailleur de son défunt mari (Bibliothèque de Rennes, notes mss. du fonds Saulnier ; FRAIN, Tablettes généalogiques..., II, 234)].
Si les archives des Sévigné avaient été conservées et si les minutiers des notaires étaient plus facilement accessibles, on connaîtrait sans doute beaucoup d'actes d'heureuse administration accomplis par Mme de Sévigné, particulièrement lorsque, devenue tutrice, elle réussit à sortir la maison de Sévigné de « l'abîme » où elle la trouva plongée. Il semble cependant qu'elle montra une obstination maladroite lorsqu'elle s'ingénia à ne pas payer une petite dette contractée à Quimper, le 26 août 1629, par son beau-père, Charles de Sévigné. Celui-ci s'était fait prêter 1.200 livres par le chanoine Gilles du Pezron en promettant de les rendre dans un délai d'un mois. Bien des mois et des années passèrent ; Charles de Sévigné, puis son fils, moururent sans s'être acquittés. Le bon droit des héritiers du chanoine fut reconnu au Présidial de Quimper, le 13 septembre 1639, et au Parlement, le 25 février 1650. Douze ans plus tard, Mme de Sévigné plaidait encore ; un nouvel arrêt du Parlement, rendu le 29 mars 1662, la condamna à payer. Le 1er juin 1663, Regnaud de Poys, seigneur de Fouesnel, agissant en son nom, versa à Mathurin Trillart et à Julien Jouet, de Merdrignac, les 1.200 livres prêtées en 1629. Les intérêts arriérés portèrent le remboursement à 2.420 livres. M. de Poys de Fouesnel avança la somme : son imprudence fut moins longuement punie que celle du chanoine de Quimper : le 28 juillet 1667, il fut remboursé par la fermière des Sévigné, à Bodégat (Archives d'Ille-et-Vilaine, série E, fonds Sévigné et minute de Bertelot, de Rennes, du 1er juin 1663).
Toute la correspondance de Mme de Sévigné prouve qu'elle était une administratrice attentive et exacte ; elle était économe ; elle détestait les « sottes dépenses », telles que les collations fastueuses mises à la mode par la princesse de Tarente, et le commandement de l'arrière-ban imposé à son fils ; elle était peu occupée de ses toilettes, se rendant sans vergogne à une réception de la princesse de Tarente avec une robe que sa fille avait refusé de porter (VII, 327). Elle n'achetait ni meubles, ni objets d'art ; elle ne pouvait empêcher son oncle de se livrer à son goût pour les bâtiments : « Les mains lui frétillent ici ; il voudrait bâtir si je ne me moquais de lui » (Capmas, II, 165) ; elle dut lui laisser construire une chapelle, qui n'est pas d'ailleurs un monument important ni luxueux, mais elle ne s'avisa pas de reconstruire à la mode du temps le vieux manoir à tourelles des Mathefelon, des Guy et des Joachim de Sévigné. Les rares travaux qu'elle fit exécuter aux Rochers joignaient à l'agrément une incontestable utilité : elle fit aménager des jardins, et elle fit tracer des avenues et planter des arbres. Elle ne paraît pas avoir donné aux Rochers aucun de ces longs dîners qu'elle subissait à Rennes ; encore moins des fêtes et des bals ; elle vivait simplement, mangeant avec entrain des châtaignes rôties ou bouillies et de grandes beurrées. Son seul plaisir était de recevoir chez elle, pour des séjours parfois assez longs, quelques personnes d'esprit et de son monde dont la conversation la préservait de la « moisissure » de la province.
Elle allait « sans crainte et sans honte dans le chemin de la sainte économie ». Après dix-huit ans de tutelle intelligente, le patrimoine foncier des Sévigné était libéré de ses charges. La terre de Sévigné ne devait plus rien au chapitre de Rennes. Au Buron, les beaux arbres vécurent en paix jusqu'au jour où le guidon des gendarmes-dauphin, pressé par des besoins d'argent, les livra aux bûcherons. Bodégat était une très vieille seigneurie dont les fiefs étaient éparpillés dans huit ou dix paroisses : Mohon, Ménéac, Plumieux, Plémet, La Ferrière, Guillac, Crédin, Noyal-Pontivy, etc. Charles de Sévigné aimait cette terre : il s'y retira en 1675 pour ne pas être témoin, semble-t-il, de la sévère répression de la révolte du papier timbré ; il y rencontrait son fidèle ami Tonquédec. Peut-être chassait-il ?. Tous les aveux rendus aux seigneurs de Bodégat ont soin de mentionner l'obligation des vassaux de les assister dans leurs chasses et « huées » dans les bois (Archives du Morbihan, E 1281 et 1476. — Archives d'Ille-et-Vilaine, minute du notaire Bretin du 8 avril 1689. — PIEDERRIÈRE, Seigneurie de Bodégat, dans Bulletin archéologique de l'Association bretonne, congrès de Vitré, 1876, p. 237-251).
La Haye de Torcé s'étendait dans la paroisse de ce nom et dans celle de Saint-Martin de Vitré et d'Etrelles ; une partie des terres voisines des Rochers et les moulins du Pont d'Etrelles et de Montperron relevaient de la Haye qui était une terre fort seigneuriale, investie du droit de haute, moyenne et basse justice. Le seigneur était patron de l'église et c'est à titre de dame de Torcé que Mme de Sévigné fit inscrire, en 1662, son nom sur une cloche qui subsiste encore dans le clocher de l'église... Haute et puissante dame Marie de Rabutin Chantal, vefve de Haut et puissan Ser Mre Henry marquis de Sévigné (Guillotin de Corson, Pouillé historique du diocèse de Rennes, T. VI, p. 382. — Journal le Pays de Vitré, n° du 11 avril 1926).
Les Rochers n'étaient qu'une moyenne justice (Note : Un acte des archives d'Ille-et-Vilaine, série E, minute de Bretin, notaire à Rennes, du 21 avril 1691, montre Charles de Sévigné remplissant le rôle d'arbitre entre le recteur d'Etrelles, Charles-Marie du Plessis, et ses paroissiens dans un curieux litige concernant la dîme des cochons de lait) ; les Sévigné se disaient patrons de l'église d'Etrelles, prétention que les ducs de la Trémoille, barons de Vitré, auraient eu le droit de contester [Compromis des 15 et 24 décembre 1696 passé entre le duc et Charles de Sévigné (Archives d'Ille-et-Vilaine, E, Sévigné)]. La terre, assez importante [Note : Dans une lettre du 31 mai 1671 (II, 229), Mme de Sévigné raconte que Vaillant, son homme d'affaires aux Rochers, avait mis 1.500 hommes sous les armes pour la recevoir. Ce chiffre de 1.500 est inadmissible et ne peut s'expliquer que par une erreur de copie ou d'impression; même en convoquant les vassaux de la Baudière, de la Haye et du Pin, il semble difficile que Vaillant ait pu réunir plus de 150 hommes. — Un aveu rendu le 3 décembre 1658 au duc de la Trémoille (copie aux archives d'Ille-et-Vilaine, F, 934), donne la description complète des terres des Rochers, la Haye de Torcé, le Pin et la Baudière), comprenait les métairies de la Féronière, des Bas-Rochers, du grand et du petit Roland. Elle subit quelques modifications au XVIIème siècle : en 1661, on céda les métairies nobles de la Piletière et de Chantelou à Henri Lyais, écuyer, seigneur de Cerny, qui livra en échange la maison de la Garenne, les closeries des Vitrées et de Saint-Christophe (FRAIN, Tablettes généalogiques des familles vitréennes, III, 124). Le 19 septembre 1685, Charles de Sévigné vendit pour 3.500 livres, à Etienne Guillaudeu de la Louvetais, les bois taillis de Mondron et d'Etrelles (Minute de l'ancienne étude Chevalier, chez M. Quentin, notaire à Vitré).
En
1671, les Sévigné furent contraints de vendre, comme nous le verrons, une des
plus vieilles propriétés de la famille, la terre de la Baudière, en Saint-Didier.
Par contre, ils héritèrent, en 1676, d'une partie de la seigneurie de Champiré,
en Anjou, qu'ils vendirent onze ans plus tard (Archives d'Ille-et-Vilaine,
minutes de Bretin, notaire à Rennes, des 25 et 26 février 1687. Mme de Sévigné
devait 5.000 livres à la succession). En 1683 ils acquirent, dans des
conditions avantageuses et en payement d'anciennes créances difficilement
recouvrables, plusieurs seigneuries situées aux environs de Quimper : Lanros en
Ergué-Armel, Lestrémeur en Bodivit, Kérancelin en Ergué-Gabéric, Kergadoret
en Combrit, Kernivinen en Plomelin. Penenez en Tréméoc, Hellen en Plonéour,
Gourlizon en Ploaré, Kerbonnevez et Keranatru en Beuzec-Cap-Caval [Note : Les
archives du Finistère (série E, fonds Sévigné) possèdent un procès-verbal
de prise de possession, dressé le 18 mai 1684, qui donne de curieux
renseignements sur la consistance de ces terres et sur les droits honorifiques
appartenant au seigneur dans plusieurs églises. Lanros et Lestrémeur avalent
été acquis le 6 août 1683, moyennant 80.000 livres que les Sévigné n'eurent
pas à verser intégralement, car ils étaient créanciers des vendeurs. Ils
durent toutefois solder les lods et ventes et autres frais accessoires. — Sur
ces terres, voir les archives de Loire-Inférieure, B, 2035 ; archives du Finistère,
série G, inventaire des aveux rendus pour Lanros à l'évêque de Quimper ;
archives d'Ille-et-Vilaine, série E, fonds Ricard et surtout l'étude de P.
SAULNIER, le Roman d'une dame de Sévigné, publié en 1885, dans la Revue de
Bretagne et de Vendée].
Tous ces noms un peu rudes ne se trouvent pas dans les lettres de Mme de Sévigné qui affectait de ne pouvoir retenir les noms étranges des gentilshommes bas-bretons ; elle appela ses nouveaux domaines : « les terres de Mme d'Acigné » ; elle les administra avec sa vigilance ordinaire, refusant de payer 24 jours de vacations, à 4 livres par jour, soit 96 livres, au notaire Henry Philippe qui avait classé et inventorié les archives de Lanros et de Lestrémeur ; elle obtint, le 28 mars 1686, un arrêt du Parlement réduisant le salaire du notaire-archiviste à 40 livres (Archives d'Ille-et-Vilaine, Parlement, minute d'arrêt de Grand'Chambre du 28 mars 1686). Il est possible que Mme de Sévigné n'ait pas détesté les procès ; elle savait plaider. Elle gagna, vers 1655, un procès de 45.000 écus contre Marie-Françoise de Guémadeuc, comtesse d'Ourouer [Notes : Les actes de vente consentis, le 24 novembre 1655, par la comtesse d'Ourouer de la seigneurie de Blossac, en Goven, à François Loisel de Brie pour 75.000 livres, et de la terre de Mué, en Parcé, à Jacques Farcy de Pesnel pour 58.000 livres, portent que ces sommes seront attournées au payement des créances de Mme de Sévigné et des religieuses de Saint-Thomas, à Paris, conformément à l'arrêt du grand Conseil. La même réserve n'est pas inscrite dans l'acte de vente de la seigneurie de Québriac cédée, le 4 novembre 1659, à Hercule-Louis de Francheville pour 180.000 livres (Archives d'Ille-et-Vilaine, minutes de Bertelot, notaire à Rennes)]. Trente-cinq ans plus tard, elle n'avait pas oublié sa joie profonde et un peu cruelle, lorsqu'elle avait vu son adversaire condamnée quitter furtivement la salle des audiences du Grand Conseil (VIII, 526).
Elle rendit ses comptes de tutelle en 1674, mais ses pupilles lui conservèrent une confiance entière, car elle continua presque jusqu'à sa mort à diriger l'administration de la fortune de la famille. D'ailleurs, par suite des droits de reprise qu'elle possédait sur les terres de son mari et de son douaire hypothéqué sur la terre du Buron, les intérêts de la mère et des enfants étaient intimement liés (Note : Plusieurs héritages augmentèrent la fortune personnelle de Mme de Sévigné ; en 1676, elle eut "le bonheur" de toucher une petite créance sur laquelle elle ne comptait plus : 8.000 livres de vieux arrérages dus par son cousin Gryvot de la Pesselière (Capmas, II, 411). — Le deuxième volume du remarquable ouvrage de M. J. LEMOINE, Madame de Sévigné, sa famille et ses amis, donnera sur l'histoire des Sévigné des renseignements beaucoup plus complets que ceux que nous esquissons ici).
III.
— Embarras financiers et dettes.
Grâce à sa bonne administration et aux conseils et aux libéralités de l'abbé de Coulanges, la fortune fut tirée de « l'abîme », mais, en 1669, elle fut de nouveau compromise par le trop brillant mariage de Mme de Grignan (29 janvier 1669) ; sa mère promettait une dot de 300.000 livres, or elle n'en possédait qu'une partie : 200.000 livres qui furent versés « en louis d'argent, louis d'or et pistoles d'Espagne » (WALCKENAER, Mémoires touchant... la marquise de Sévigné, Paris, 1856, In-12, t. III, p. 126-127).
Quelques jours plus tard, le 15 février, elle emprunta 120.000 livres à son cousin et ami Guillaume de Harouys. Cette dette devait lui créer jusqu'à sa mort de cruels embarras. Pour se procurer quelque argent, on vendit la Baudière, le 18 avril 1671, moyennant 40.000 livres, à Jean de Boisgelin de Mayneuf (Voir quittance générale du 9 août 1680 aux archives d'Ille-et-Vilaine, minute de Bretin, notaire à Rennes). La Baudière, située dans la paroisse de Saint-Didier était peu éloignée des Rochers et de la Haye de Torcé ; les juridictions des trois seigneuries étaient unies et s'exerçaient conjointement au bourg d'Etrelles. Cette vente qui diminuait la valeur de la principale terre des Sévigné était évidemment une vente forcée. Les 40.000 livres versées par M. de Mayneuf, de 1671 à 1680, furent remis à Guillaume de Harouys. Quelques autres Payements réduisirent la dette à 50.000 livres qui furent réclamés en termes très pressants, le 9 janvier 1677 (Archives d'Ille-et-Vilaine, série E, Sévigné).
Les Sévigné ne pouvaient payer car leurs charges devenaient lourdes : la marquise empruntait des petites sommes à de gros intérêts [Note : Le 24 février 1678, par l'intermédiaire de la marquise de Marbeuf, elle emprunta de Louis de la Bourdonnaye de Conetion 4.000 livres au denier 16, en s'engageant à les rembourser au bout de deux ans ; le remboursement ne fut fait que le 24 février 1683 (Archives d'Ille-et-Vilaine, minute du notaire Bretin, du 24 février 1678)]. Il ne faut pas trop accuser Charles de Sévigné, bien que les lettres de sa mère ne laissent ignorer ni ses écarts de conduite, ni son insouciance et sa négligence dans la gestion de sa fortune. Ses dépenses les plus fortes, mais d'origine parfaitement honorable, furent nécessitées par l'achat des charges de guidon (1669), puis d'enseigne (1676), puis de sous-lieutenant (1677) aux gendarmes-dauphins. La charge de guidon fut payée 25.000 livres et fut revendue un peu moins cher en 1677 ; celle de sous-lieutenant coûta 120.000 livres. Nous ignorons si Charles de Sévigné eut la chance de la revendre, en 1683, avec bénéfice [Note : Les renseignements donnés par les lettres sur les prix d'achat et de vente des charges ne sont ni précis, ni concordants ; de plus, la date d'une lettre importante est incertaine : 10 (ou 19) mai 1677 d'après Aubenas, ou 21 Janvier 1683 d'après Monmerqué. Enfin, on lit dans les Mémoires du marquis de la Fare qu'il vendit la Lieutenance aux gendarmes dauphins 80.000 livres à Charles de Sévigné, alors que sa mère dit qu'elle la paya 120.000 (IV, 208, 254, 381 ; V, 164, etc.). Quoi qu'il en soit, Mme de Sévigné avait entre les mains, le 26 janvier 1683, une somme de 80.000 livres provenant de la vente de la sous-lieutenance ; une partie dut passer à solder les frais entraînés par l'acquisition des terres de Lanros et Lestrémeur), comme il arriva plus tard pour sa charge de lieutenant du Roi à Nantes.
L'équipage qu'il fallait constituer au jeune marquis à chacune de ses entrées en campagne entraînait aussi quelques frais, mais tout cela était peu de chose auprès des dépenses que le comte de Grignan, représentant du Roi en Provence, était obligé de faire à Grignan et à Aix. La comtesse, qui avait une « bonne tête », comme sa mère, comprit vite que la fortune déjà obérée de son mari, le revenu de sa dot et les trop rares secours du roi ne permettaient pas de soutenir un train princier et que la ruine de la maison de Grignan était inévitable. Mais elle ne pouvait se dérober à un impérieux devoir social ; on entend l'écho de sa détresse dans les lettres que lui adressait sa mère : « Ma bonne, je vous plains au delà de toute expression ; ne croyez pas que je songe à me plaindre quand je jette les yeux sur vous. Hélas ! je me trouve riche : je ne suis obligée à rien ; mais vous, mon enfant, comme je vous disois une fois, toutes vos dépenses sont nécessaires, pressantes, étranglantes, et toujours sur peine de la vie ou de l'honneur » (Aux Rochers, 9 juillet 1690 ; Capmas, II, 422).
On ne peut douter que Mme de Sévigné ne soit venue souvent au secours de sa fille et qu'elle lui ait envoyé de l'argent toutes les fois qu'elle eut le bonheur de trouver quelques « sommes portatives ». Nos documents, qui ne constituent pas un dossier complet, ne permettent pas d'affirmer qu'elle s'ingénia à faire passer en Provence le plus clair de sa fortune et à imputer au compte de son fils des dettes contractées au profit de sa sœur, mais ces documents rendent l'hypothèse vraisemblable. Elle s'accorde bien avec l'éclatante préférence toujours donnée à Mme de Grignan et elle parait confirmée par les précautions prises pour faire parvenir à la soeur, à l'insu du frère, une cassette qui renfermait des instructions posthumes et de précieux papiers.
Charles de Sévigné avait souvent inquiété sa mère lorsqu'il avait laissé paraître le désir de se marier, car elle jugeait inacceptables les jeunes filles qui lui plaisaient. Ce fut cependant Charles qui sauva, dans une certaine mesure, la fortune de la famille en faisant un mariage « excellent, sous tous les rapports ». Jeanne-Marguerite de Bréhant de Mauron avait une dot de 200.000 livres. Le contrat de mariage que Mme de Sévigné fit accepter par son fils confirme tout ce qu'elle dit de son inaptitude aux affaires et de son indifférence dans la défense de ses intérêts [Note : Procurations pour le contrat de mariage données, le 15 décembre 1683, par Mme de Sévigné et par l'abbé de Coulanges et procuration du comte et de la comtesse de Grignan, du 20 décembre, acceptant la terre de Bourbilly en payement de 100.000 livres restant dues sur la dot promise en 1669. Mme de Sévigné et son oncle donnèrent quittance à Charles de tout ce qu'il leur devait ; ils s'engagèrent à acquitter toutes les dettes contractées pour l'achat des charges aux gens d'armes-dauphin ; le mobilier des Rochers fut abandonné au jeune ménage (Archives d'Ille-et-Vilaine, fonds Sévigné)], car la jeune marquise de Sévigné se trouva chargée de rembourser à Guillaume de Harouys les 50.000 livres empruntées pour doter sa belle-soeur. Le payement fut fait le 28 juin 1684 ; la quittance rappelle l'origine de la dette : « les deniers avoient été employés par ladite dame marquise de Sévigné mère au payement de partie de la dot de dame Françoise-Marguerite de Sévigné, sa fille, portée par le contrat de son mariage avec M. le comte de Grignan », Mais naturellement Jeanne-Marguerite de Bréhant fut substituée aux hypothèques que G. de Harouys avait sur les biens de Mme de Sévigné et de l'abbé de Coulanges « et aux privilèges à lui acquis par le moyen dudit emploi sur les biens qui appartenoient à ladite dame de Grignan par la succession du défunt marquis de Sévigné, son père, qui sont demeurés à ladite dame, sa mère, en conséquence de la dot qu'elle lui a baillée par son dit contrat de mariage » (Archives d'Ille-et-Vilaine, série E, minute de Bretin, notaire à Rennes). Cette réserve créait au profit de Marguerite de Bréhant et de ses héritiers, les Hay, un titre sur la terre des Rochers qui fut utilisé en 1715. Il restait cependant encore 18.000 livres à payer, sans doute pour des intérêts arriérés. Mme de Sévigné y employait les revenus de la terre du Buron (1685-1687; t. VII, p. 519, 526 et VIII, p. 1 et 2), stimulant le fermier en des lettres familières et pressantes : « Mon pauvre ami, je brûle d'envie de commencer à payer un ami si cher et si précieux » (23 avril 1687 ; VIII, 45). Lorsque la faillite de Harouys (1688) obligea à poursuivre ses propres débiteurs, Mme de Sévigné chercha pendant plusieurs mois quelqu'un qui voulût bien lui prêter cette somme (Capmas, II, 259). Sa belle-fille vint encore à son aide en lui donnant sa caution (1689), et après la mort de Mme de Sévigné, les 18.000 livres, toujours dues à quelques particuliers de Nantes, furent intégralement ajoutées au passif du lot de Charles de Sévigné.
Le 3 février 1695, elle écrivait à son cousin Coulanges : « Je mourrai sans aucun argent comptant, mais aussi sans dettes ; c'est tout ce que je demande à Dieu et c'est assez pour une chrétienne » (X, 237). Cette affirmation n'est pas inexacte, car elle s'était dépouillée de ses biens au profit de ses enfants (VIII, 54, 57, 435), mais elle s'était débarrassée en même temps des charges qui les grevaient. Il serait intéressant de connaître le texte des actes qui imposèrent au fils le soin de payer une part qui paraît bien forte. Ce fut lui, et non sa soeur, qui fut chargé de solder ce qui restait de la dette de Harouys ainsi que 10.000 livres dues à Mme de la Fayette, que 30.000 livres dues aux héritiers d'Ormesson, que 9.500 livres dues à divers particuliers. Toutes ces sommes, formant un total de 67.500 livres, sont qualifiées : « Dettes de ma mère » dans le bilan de la fortune de Charles de Sévigné, dressé le 16 septembre 1696.
Les besoins d'argent de Mme de Grignan coïncidèrent avec l'appauvrissement général que les longues guerres de Louis XIV firent éprouver à toute la France. A partir de 1680 et surtout de 1690, « l'année des grandes infamies », les lettres de Mme de Sévigné sont pleines de doléances sur ses fermiers [Note : Plusieurs domaines des Sévigné étaient loués à des fermiers généraux qui ne payaient pas toujours plus régulièrement que les paysans : voir lettres de 1686 relatives à La Jarre, fermier général du Buron, parti en laissant une dette de 10.000 livres (VII, 519)] qui ne payent pas, et qui ne payent pas parce qu'ils ne peuvent payer : « Plût à Dieu avoir encore quelque petite somme portative ! Il me semble que je vous l'aurois bientôt donnée ; mais je n'ai que de vilaines terres qui deviennent des pierres au lieu d'être du pain... » « Je ne vois que des gens qui me doivent de l'argent et qui n'ont point de pain, qui couchent sur la paille et qui pleurent. Que voulez-vous que je leur fasse ?... » (9 juin 1680, Capmas, II, 162 ; 4 décembre 1689, IX, 338).
En 1680, elle parlait encore de ses embarras avec un joyeux enjouement ; tout le monde connaît la lettre qui décrit « la belle petite fermière de Bodégat » qui lui devait 8.000 francs, et le paysan chargé de sacs renfermant en tout 30 francs. Quelques années plus tard, les lettres sont d'une amère sincérité. Charles de Sévigné n'était point lassé de venir en aide à sa soeur qui s'adressait à lui lorsqu'elle ne pouvait rien obtenir pour ses enfants de leurs oncles, les deux évêques Grignan : « Voici l'oncle maternel qui vous écrit lui-même, ma chère petite sœur, et qui vous assure avec toute sorte de sincérité, que s'il avoit le bien qu'il devroit avoir, c'est-à-dire que si les terres étoient du bien, et n'étoient pas purement des chansons, des illusions, etc., vous verriez par des marques essentielles combien je m'intéresse à tout ce qui vous touche ; mais, ma très belle, je ne suis entouré que de gens que je puis faire mettre en prison, qui m'en prient tous les jours, qui sont logés dans des lieux qui m'appartiennent, qui prient Dieu pour moi, à ce qu'ils disent, et qui m'assurent en même temps que pour de l'argent, je n'y dois pas songer : voilà mon état ». (22 janvier 1690, IX, 423).
On trouve
des embarras de ce genre dans l'histoire de toutes les familles de jadis dont la
fortune était formée de propriétés foncières. Elles ignoraient l'aisance ou
les commodités que donnent à nos contemporains les valeurs mobilières de réalisation
facile.
IV. —
Vente des terres des Sévigné.
Les dispositions prises par Mme de Sévigné donnèrent à sa fille toutes ses terres de Bourgogne, qui d'après une lettre malheureusement peu précise pouvaient valoir 360.000 livres (VII, 253). Charles hérita des terres de Bretagne. Il accepta avec une très noble générosité les avantages faits à sa sœur ; sa lettre, du mois de juillet 1696 (X, 407-410), égale en beauté les plus belles qu'ait écrites sa mère [Voir aussi sa lettre du 21 septembre 1696 (X, 413-421) et les lettres de sa mère, des 15 et 27 décembre 1684 (VII, 332, 338)]. Il n'avait pas d'enfant; il aimait tendrement les Grignan : il dressa, le 16 septembre 1696 (X, 418-420), un état très précis de sa fortune afin de les mettre en état de la réaliser dans de bonnes conditions. Car, soit qu'il n'eût pas conservé d'attachement sentimental pour la terre où il était né, pour le Buron, pour Bodégat où il avait aimé à vivre en vrai gentilhomme breton peu soucieux des plaisirs de la cour, soit plutôt qu'il fût convaincu qu'aucun de ses neveux ne viendrait jamais habiter la Bretagne, il engageait sa soeur à vendre toutes ses terres.
Voici le
résumé de ce bilan :
Biens et
effets de la maison :
- La terre
des Rochers, valant 6.000 livres de rente et
plus, estimée au moins ............................. 120.000 livres.
- Bodégat, « toute en fiefs et fort seigneuriale », louée
4.000 livres.................................... 120.000 livres.
- Sévigné
.................................................................... 18.000
livres.
- Les terres provenant de Mme d'Acigné (Lestrémeur, Lanros, etc.), louées 4.000
livres
- La terre du Buron, louée 3.800 livres et précédemment 4.400
.................. 100.000 livres.
Total : 418.000 livres.
A cette
somme (Note : Nous ignorons pourquoi Charles de Sévigné n'a pas fait figurer
dans la liste de ses propriétés l'hôtel, dit la tour de Sévigné, qu'il possédait
à Vitré. Il vendit cet immeuble, le 29 août 1710, à Henri Lyais de Cerny) on
devait ajouter la charge de lieutenant de Roi, à Nantes, payée avec des fonds
provenant de la dot de Mme Ch. de Sévigné et de prêts consentis par les
familles de Bréhant
et Hay ................................. 180.000 livres.
Total de l'actif : 598.000 livres.
Dettes :
1°
Dettes de la feue marquise de Sévigné (Marie de Rabutin-Chantal) :
- à Mme de la Fayette : 10.000 livres.
- aux héritiers d'Ormesson : 30.000 livres.
- à Lamelin : 8.000 livres.
- à un particulier non nommé : 1.500 livres.
- à diverses personnes de Nantes (arrérages de la créance de Harouys) : 18.000 livres.
Total : 67.500 livres.
2° Dettes de Charles de Sévigné ou plus exactement sommes qui devront être payées par ses héritiers aux héritiers naturels de sa femme pour le remboursement de sa dot et des prêts consentis lors de l'acquisition de la charge de lieutenant de roi : 274.816 livres.
Total au passif : 342.316 livres.
Charles de Sévigné avait évalué sa fortune avec beaucoup de modération ; la charge de lieutenant de roi, estimée 180.000 livres, fut vendue 210.000 livres ; Sévigné et les terres de Quimper, comptés pour 78.000 livres, atteignirent 100.000 livres à la vente de 1715. Par contre, les évaluations du Buron et de Bodégat ne paraissent pas avoir été atteintes en 1700 et en 1732, mais on ne saurait affirmer que des contre-lettres, suivant un usage très courant, n'aient pas majoré les prix inscrits dans les actes notariés.
Le Buron fut vendu, le 11 juin 1700, pour 92.600 livres, à J.-B. du Breil de Chancartier ; les autres terres eurent le même sort après la mort du marquis de Sévigné. Mais les héritiers de sa femme étaient, créanciers de la succession à raison de sa dot et des prêts consentis pour l'acquittement des dettes et pour l'achat de la charge de lieutenant de roi, à Nantes. Le château et seigneurie des Rochers et une partie de la terre de la Haye de Torcé devinrent, le 4 août 1715, moyennant 106.000 livres, la propriété de l'un des héritiers, Jean-Paul Hay des Nétumières [Marquis DE SAPORTA, La famille de Sévigné en Provence, p. 401, cité par FRAIN, Tablettes généalogiques..., t. III, p. 105. — La famille Hay de Tizé et des Nétumières était créancière de la succession à raison des dettes payées pour le compte des Sévigné et des prêts faits à Charles pour l'acquisition de la charge de lieutenant du Roi à Nantes ; voir aux archives d'Ille-et-Vilaine, série E, minutes du notaire Bretin, des 15 et 17 février 1685, 20 et 21 mai 1688, 21 mars et 22 décembre 1692. 23, 25, 26 et 27 avril, 20 et 23 mai, 29 et 30 juin, 3, 4, 26 et 29 juillet, 28 août et 18 septembre 1693, et minutes de Bertelot, des 15, 19 et 23 février et 25 mars 1698 et 14 septembre 1701] ; ce beau domaine appartient vers 1926 à l'un de ses descendants, M. le comte de Ternay, qui conservera et entretiendra avec un pieux respect le château, les jardins, les bois illustrés par Mme de Sévigné.
La terre de Bodégat fut cédée pour 100.000 livres à Charles-Maurice du Plessis de Grénédan (PIEDERRIERE, Seigneurie de Bodégat..., p. 237 : acte du 15 décembre 1732). La vieille seigneurie patrimoniale de Sévigné en Cesson et « les terres de Mme d'Acigné » (Lanros, Lestrémeur, etc.), furent vendues, le 17 avril 1715, pour 100.000 livres, par le marquis de Simiane, à René Le Prestre, seigneur de Lézonnet et de Châtaugiron, ancien trésorier des Etats de Bretagne [Note : Le nom Lezonnet a été imprimé Le Sounet dans l'édition des Grands écrivains (Capmas, II, 269). — Voici quelques autres noms bretons qui n'ont pas été reproduits correctement ou qui n'ont pas été identifiés : - M. de Guébriac : Louis-Hercule de Francheville, abbé, puis marquis de Québriac ; - Pomenars : Jacques Troussier, seigneur de Pontmenard (en Saint-Brieuc de Mauron) ; - le médecin du Pertre : probablement François Charil, sieur de la Roussellière ; - Mme de la Hamelinière : Madeleine Bidé de Ranzay, morte en 1697, mariée : 1° à Samuel Pantin de la Hamelinière, baron de Landemont (mort en 1687) ; 2° à Gabriel de Beauveau, marquis du Rivau ; - M. de Sainte-Marie : Jean-Antoine de Vauborel, seigneur de Sainte-Marie du Bois (près de Mortain), mort à Saint-Malo, en 1714, âgé de 102 ans; "le père Rahuel" n'était pas le concierge de la tour de Sévigné, à Vitré, comme l'ont écrit La Borderie et autres commentateurs, mais Julien Rahuel d'Etrelles, prêtre, chapelain des Rochers ; - la bonne Marbeuf, identifiée par Montmerqué avec Gabrielle du Louet, femme de Claude de Marbeuf, était, ainsi que l'a écrit F. Saulnier, Nicole Lyais, mariée en 1661 a Luc de Marbeuf].
L'acquéreur, comme son beau-père et ses beaux-frères, les Michau de Montaran, comme les Picquet de la Motte, comme les Robert de la Bellangeraie, appartenait à un groupe de spéculateurs qui surent s'enrichir pendant les embarras financiers de la fin du règne de Louis XIV.
Le temps des guerres et les périodes difficiles qui suivent les grandes guerres furent toujours favorables aux financiers hardis. A Marseille, le trésorier général des Etats de Languedoc et fermier général des galères, Saint-Amant, devint assez riche pour marier sa fille au jeune marquis de Grignan, petit-fils de Mme de Sévigné (2 janvier 1695) : la dot, 400 000 livres, conjura la ruine de la maison de Grignan.
Un siècle
auparavant, d'heureux trafics sur les offices de l'administration des gabelles
avaient procuré aux Coulanges d'énormes profits dont une partie était venue
rendre un éclat éphémère à la fortune des vieilles races chevaleresques des
Chantal et des Sévigné.
Mme de Sévigné
a plusieurs fois parlé malicieusement des Bretons ; elle les aimait cependant,
et quelques jours après avoir raconté avec une légèreté excessive les
incidents de la révolte de 1675, elle se proclama « bien Bretonne »
lorsqu'elle vit toute la province consternée par la rigueur de la répression
(27 octobre 1675). Les Bretons lui ont pardonné ses plaisanteries : la ville de
Vitré lui a érigé une statue ; plusieurs villes ont une « Rue Sévigné »
;
en joignant son nom au nom communal, les habitants de la commune rurale de
Cesson, où elle eut des fermiers qu'elle traita sans rudesse, lui ont rendu un
hommage discret et durable..
(H. Bourde de la Rogerie)
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