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SOUVENIR DE GUERRE |
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SOUVENIRS DE GUERRE D’UN ENFANT DE SAINT MICHEL
(par Yves Kerempichon - n°1)
La télévision nous montre tous les jours des reportages de guerre. Spectateurs presque toujours présents de ces violences, des enfants, surtout des garçons. Témoins jugés sans importance, personne ne les chasse. Ils ont donc le privilège d’assister sans être dérangés à des scènes parfois terribles.
Ce fut mon cas entre 1940 et 1944 à Saint-Michel-en-Grève, Département des Côtes-du-Nord (aujourd'hui Côtes-d'Armor).
Saint Michel a sans doute connu à partir de l’été 40, deux à trois années d’occupation « correcte ». J’habitais au milieu du bourg, en bordure de la route Lannion-Morlaix. C’était un excellent poste d’observation.
Les soldats allemands, l’effectif d’une compagnie ( ?), allaient au bain, serviette sur l’épaule et en chantant : " Aili, ailo, aila ……". Notre mère nous conduisait à la plage, ma sœur et moi comme en temps de paix : elle s’y faisait photographier avec nous à l’intention de notre père, prisonnier en Silésie. Sur une de ces photos on voit en arrière-plan l’incomparable église marine et juste derrière nous la Wehrmacht bronzée qui joue au ballon. Un de ces soldats sauva un jour de la noyade un jeune homme imprudent qui se baignait dans les parages dangereux de Toul-ar-Vilin.
Les soirées, elles, étaient tristes : couvre-feu, rideaux tirés et bruits des bottes cloutées de la patrouille, un des bruits – symbole de cette guerre – impossibles à oublier.
Nous allions à l’école sur la place du bourg. Cette école n’existe plus. A la saison des récoltes nos maîtres nous faisaient sortir sur ordre pour des promenades très particulières : le Maréchal avait décidé que tous les petits enfants de France devraient ramasser, pour les brûler, les millions de doryphores qui dévoraient les plants de pomme de terre. Activité particulièrement repoussante qui nous maculait de jus jaunâtre. Cette dégradante collaboration destinée à préserver les sacro-saintes Kartoffeln, qui bien entendu partaient en trains vers l'Allemagne, était récompensée par la distribution de biscuits vitaminés dits « biscuits Pétain » : Merci Monsieur le Maréchal ….
Certains jours la population devait rester enfermée : exercices de combat de rue. Nous habitions dans la maison de mes grands-parents qui y tenaient commerce : cordonnerie, chaussures, sabots, etc… Lors d’un de ces jeux de guerre un soldat allemand entra dans la boutique pour y recharger son Mauser, juste à côté de moi. Les petits garçons jouent aux soldats et, comme les enfants de Beyrouth ou de Grozny, je voulus moi aussi me construire un fusil. A mon grand désespoir il ne fonctionna jamais.
L'Histoire juge sévèrement la population française pendant l'Occupation, l’accusant de médiocrité. Ceux qui ont vécu ces années de survie, ces années chicorée-saccharine, n’ont pas oublié que dès l’été 40 la préoccupation majeure des Français sera : le RAVITAILLEMENT. Alors, ceux qui ne produisaient rien, ceux qui étaient pauvres, ceux qui étaient trop jeunes ou trop vieux, ceux qui ne pouvaient pas se battre, seront forcément soumis aux privations alimentaires.
Un jour, un marsouin, autre victime innocente de la guerre, s’échoua sur la plage près de l'embouchure du Roscoat, un des trois ruisseaux de la Lieue-de-Grève. La nouvelle remonta la rue principale. A ma grande stupeur le mammifère marin fut promptement dépecé. Nos mères attendant leur tour, mais cette fois sans Tickets de Rationnement, se virent chacune attribuer un quartier de pannicule graisseux. Cette graisse malodorante de dix à vingt centimètres d’épaisseur était pourtant un trésor. J’ai appris plus tard à l’école qu’un corps gras mélangé à chaud à une base, ici la soude caustique, permet d’obtenir par saponification … du savon. Car le savon manquait aussi.
Se déplacer librement était devenu plus difficile mais mon grand-père, soixante treize ans, tenant à la main son petit-fils de six ans, n’était pas inquiété par les sentinelles allemandes du bas du bourg. Sur la plage les marées apportaient toutes sortes de débris mystérieux qui étaient remontés jusqu’à la maison, cachés sous la pèlerine noire de l’aïeul, comme des morceaux de contre-plaqué, matériau totalement inconnu.
C’est sans doute en cet hiver 44 qu’arrivèrent à l'Hôtel Saint-Michel, à cent mètres de notre maison, de très jeunes soldats allemands. Ils portaient un uniforme plus clair que les autres: Jeunesses Hitlériennes murmurait-on. Comme le font les enfants, je passais de longs moments à les observer derrière un grillage. L’un d’eux, peut-être avait il un petit frère de mon âge, se mit à me faire de menus cadeaux comme des ersatz de confiseries de guerre. Or il y avait au milieu de la cour de l'Hôtel un énorme tas de charbon, combustible introuvable, réservé aux occupants. Mon grand-père avait vu cet or noir. Il me mit entre les mains un seau métallique qui en d’autres temps avait contenu des confitures :
- Demande à ce jeune allemand que tu connais de te le remplir de charbon !
Et c’est ainsi que le fourneau familial eut le privilège de fonctionner à l’anthracite. Cela dura quelques semaines car en temps de guerre les militaires bougent beaucoup ! Mon jeune protecteur s’en alla donc vers un autre destin, m’évitant ainsi de devenir le plus jeune collabo de France.
L’année 44 marque aussi la construction du Mur de l’Atlantique. La Lieue de Grève, avec ses possibilités d’échouage, était un site intéressant pour un débarquement, les deux adversaires le savaient. La plage se couvrit de plantes à croissance rapide, bien alignées, les « asperges de Rommel » souvent chapeautées de mines, à l’intention des bateaux qui, pensaient les Allemands, ne pourraient se présenter qu’à marée haute.
Des mines il y en avait aussi en arrière de la plage, dans les champs, et même sur le délicieux Chemin Jaune que l’on prenait devant la salle à manger de l'Hôtel Belle vue. On était prévenus par des panneaux qui balisaient les chemins et les prairies : "Achtung minen" avec tête de mort et tibias entrecroisés, effet dissuasif garanti ! Etaient épargnés, les landiers dont l’ajonc infranchissable dispensait les Allemands d’y tresser des réseaux de barbelés.
C’était encore le temps du Garde-champêtre avec son tambour – qui était-il celui de Saint Michel ? Ses « avis à la population » ne faisaient plus sourire comme autrefois car ils se terminaient la plupart du temps par des « … sous peine de mort. » La Kommandantur locale, comme toutes les autres, n’avait aucun humour !
C’est en ce printemps 44 que l’enfant que j’étais eut à vivre des évènements très douloureux très douloureux et difficiles à relater même soixante ans plus tard. Une nuit toutes les portes de la maison furent tagguées : sur la peinture verte des croix gammées au goudron. Je les vois encore, terribles symboles.
Pour la mémoire de mon grand-père et pour celle de tous ceux qui, en ces années de doute pensaient comme lui, je vais tenter une analyse.
François K . avait une forte personnalité et ne craignait pas de clamer ses idées haut et fort, haut et fort comme à l'Eglise dont il était, avec sa voix de stentor, le chantre patenté. Il avait eu une vie hors du commun, peu de gens le savaient.
Né à Lanmeur en 1871 il est aussitôt orphelin : père tué à la guerre contre les Prussiens et mère morte en couches ! Il est élevé par sa grand’mère qui très vite, car il apprend bien, le confie à des Institutions Religieuses, dans le pays d’abord, puis au Likès à Quimper. Il obtient son Brevet Elémentaire, diplôme suffisant pour enseigner. A ce moment de sa vie il est déjà entré en religion dans l'Ordre Enseignant des Frères des Ecoles Chrétiennes (St. Jean- Baptiste de la Salle) où, avec une sainte prudence ( ?) il ne prononcera que des vœux annuels, renouvelables, et non des vœux perpétuels, échappant ainsi à l’irrévocable « Tu es sacerdos in aeternum ».
Pour des raisons inconnues, en 1890, à l’âge de dix neuf ans, il émigre au Canada. Il met pied à terre au mois de février, sans doute vêtu comme les jeunes Bretons pauvres de cette époque, dans le Québec aux hautes neiges. Pour y être mis en quarantaine, comme tous les immigrants. Tout cela après une longue et inconfortable traversée maritime de quinze jours depuis le port du Havre. Il existait alors une ligne régulière hebdomadaire Morlaix-Le Havre… et retour, qui permettait « par vapeur rapide » de rejoindre « en 17 heures » le grand port transatlantique de la Manche. Les malheureux émigrants, venus de tous les Départements Bretons, prenaient évidemment un aller simple car ils savaient fort bien, en embarquant à Morlaix avec leur maigre bagage, qu’un retour au pays était fort improbable.
En cette fin du dix neuvième siècle la Bretagne, malgré les séquelles de la Guerre de 1870, et malgré l’énorme mortalité infantile, avait encore une population importante, cela grâce au nombre élevé des naissances, à une époque où la famille nombreuse, encouragée par le Clergé, était la norme. Mais les emplois au pays étaient très insuffisants et les jeunes, les hommes surtout, allaient devoir émigrer en masse vers d’autres régions de France ou vers l’étranger.
A noter que l’excellent bilan démographique de cette fin de siècle nous permettrait certes de « gagner » la Guerre de 14, mais que l’effrayante mortalité qui en résulterait nous ferait perdre la suivante, tant il est vrai que les guerres se gagnent d’abord par la démographie.
La Bretagne, privée de ressources énergétiques, ne pouvait bénéficier de la nouvelle révolution industrielle européenne très créatrice d’emplois. Cela s’ajoutant à son irrémédiable éloignement routier et ferroviaire, le chômage, qui n’est pas une invention moderne, y était majeur. D’où les grandes vagues migratoires.
Mon grand-père qui avait un bagage intellectuel non négligeable n’aurait pas du être concerné. Pourquoi est-il parti aux Amériques ? Mystère. Il m’est seulement agréable de savoir qu’il n’existe aucune trace d’un départ sur ordres de sa hiérarchie.
Les archives de sa Congrégation religieuse, conservées à Rome, nous apprennent en effet que François était parti « de son plein gré » en 1890, anticipant un autre grand mouvement d’expatriations vers le Canada francophone et catholique, qui aurait pu le concerner quelques années plus tard. Ce mouvement, amorcé en 1904, touchait essentiellement les Congrégations Religieuses enseignantes Françaises qui voyaient en la Loi de Séparation de l'Eglise et de l'Etat un obstacle majeur à leur liberté d’exercice. Et en particulier les Frères des Ecoles Chrétiennes qui disparurent purement et simplement de France pour se disperser dans de nombreux pays.
Pour le grand-père l’aventure allait durer dix ans, tour à tour à Québec et Montréal, dans le parfait accomplissement de sa vocation d’enseignant Catholique. C’était encore le Canada des pionniers, des trappeurs, des chercheurs d’or, de Maria Chapdelaine …
Ce serait « le mal du pays » qui l’aurait fait rentrer en France au tout début du vingtième siècle. On n’en sait pas plus, car regrets ou culpabilisation, François, hélas, n’a jamais rien livré de son aventure canadienne.
Devenu laïque il restera marqué toute sa vie par les valeurs de la Foi. Après la Grande Guerre où il est mobilisé malgré son âge, il revient dans son Trégor avec une famille qu’il a créée à Paris en épousant une Lannionnaise, Sophie. Sophie qui, comme beaucoup de Bretons avait émigré vers la capitale pour échapper à la pauvreté.
Vint la Deuxième Guerre Mondiale. Je suis convaincu que mon grand-père détestait le Nazisme, né chez l’ennemi historique et symbole du paganisme, mais ce catholique à l’ancienne redoutait avant tout le Bolchevisme qu’il considérait comme le mal absolu. Ceux qui pensaient le contraire n’étaient donc pas ses amis ! Comme beaucoup de Français, qui ne connaîtraient que bien plus tard le vrai visage du vieux Chef de l'Etat, il était Pétainiste … et ne s’en cachait pas !
Les noires svastikas dextrogyres qui ornaient nos portes furent rapidement recouvertes de peinture. La paix revenue, cet incident mineur fut vite oublié et François continua à partager sa vie entre le pied-de-fer de sa cordonnerie et l’harmonium de l'Eglise.
Il est intéressant de s’attarder un instant sur ces croix gammées dont la représentation constitue de nos jours un délit : elles répondent toujours à un but mal intentionné, mais curieusement elles sont souvent (par ignorance ?) dessinées à l’envers ! Il est bon de rappeler que le terme dextrogyre signifie « tourner vers la droite ». Ce sens fut choisi par les Nazis pour leur svastika qui évoquait par ses branches une roue tournant vers l’avant, telle la rotation apparente quotidienne du soleil, synonyme de puissance. Ce symbole très ancien, d’origine indo-européenne, est toujours présent en Asie sur de nombreux monuments religieux, mais il est là-bas sinistrogyre, (ou lévogyre) c’est-à-dire que ses branches tournent vers la gauche, évoquant au contraire la nuit, la méditation et les pratiques magiques ! Pas de quoi inspirer l’idéologie conquérante des Nazis !
Je me souviens à ce propos de la réflexion amusée d’un ami Vietnamien devant une pagode où figurait cet emblème :
- Hitler a choisi le mauvais sens. C’est pour cela qu’il a perdu !
Sur la maison de Saint Michel, les croix gammées n’ont pas laissé de traces. Elles en ont pourtant laissé dans ma mémoire.
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