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LES CROIX GAMMEES |
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SOUVENIRS DE GUERRE D’UN ENFANT DE SAINT MICHEL
(par Yves Kerempichon - n°11)
suite
Les croix gammées.
Le petit bourg maritime de Saint-Michel-en-Grève, victime depuis les débuts de l'Occupation d’une présence militaire démesurée, avait pris l’habitude de vivre dans une sorte d’engourdissement craintif, quand un jour, un évènement qui n’avait pourtant rien d’exceptionnel le mit sens dessus dessous : un marsouin, peut-être confondu avec un sous-marin allemand par un aviateur allié ou qu’une explosion avait mis à mal, s’était échoué, mort, près de l'embouchure du Roscoat.
Telle une bourrasque de noroît, la nouvelle remonta la rue principale, déclenchant de proche en proche un grand mouvement en direction du rivage, comme au temps où les grandes gabares parties de Guyenne et remontant vers l'Angleterre perdaient leurs pontées de tonneaux de vin, alors qu’il ne s’agissait cette fois que d’un méchant cadavre de mammifère marin qu’en d’autres temps on eut laissé pourrir sur place. Sauf que c’était la guerre et que le cétacé trépassé était porteur d’un pannicule graisseux de dix à vingt centimètres : un vrai trésor en ces années de vaches maigres... Et nos mères prirent la file une fois de plus pour avoir droit chacune à un quartier gluant aux puissants effluves marins. Nul besoin en effet d’être chimiste pour savoir que le mélange à chaud d’un corps gras avec une base, en l’occurrence de la soude caustique, permet d’obtenir par saponification... du savon. La formule était vieille comme le monde et, devant la rareté de ce produit de première nécessité, elle avait été partout réactivée, comme dans nos ports bretons où on utilisait à cette fin les têtes de poissons. Passablement dégoûtés, ma sœur et moi avons assisté à distance au méphitique équarrissage, certains que ce monstre marin-là ne pouvait être celui de Jonas, le prophète de l'Ancien Testament dont notre grand-père, un soir après le couvre-feu, nous avait conté la légende.
Tout de même, vu d’en haut, le spectacle des habitants d’une charmante station balnéaire se partageant une charogne sur le sable où quelques années plus tôt des touristes jouaient au croquet, avait quelque chose de tristement comique. Mais en temps de guerre ce n’est pas le ridicule qui tue le plus et pas un de ceux qui ont participé à la curée au marsouin n’en a éprouvé la moindre honte, tellement le pays connaissait alors infiniment plus grave que le manque de savon. Avec même, en matière de privations, un supplément pour les gens de la côte : l'Océan devenu champ de bataille n’assurait plus le rôle nourricier qui avait toujours été le sien, les bateaux de pêche étant soit interdits de sorties soit privés de carburant. Ce qui eut en Armor des conséquences désastreuses, le manque de viande ne pouvant plus être compensé par les protéines des poissons et des crustacés.
Pire ! Pour ajouter aux difficultés de ravitaillement, toutes les côtes françaises de Dunkerque à Hendaye, étaient depuis octobre 1941, sur une profondeur d’environ dix kilomètres (ce qui chez nous correspondait au tracé de la RN 12 et de la voie ferrée Rennes-Brest), une Zone Interdite divisée en Secteurs et Sous Secteurs de Défense Côtiers. Si ces découpages purement militaires ne la concernaient pas directement, la population allait, en revanche, vite se rendre compte que les Allemands avaient aussi sectorisé toute l’administration civile du pays. Pour cela ils avaient installé, le plus souvent dans les mairies, des Kommandantur. Ce sont ces bureaux, de triste mémoire, qui octroyaient les autorisations – bilingues - d’entrées et sorties de la zone côtière. Car ceux qui ne pouvaient y justifier d’un domicile devaient franchir une frontière aux règlements d’une incroyable sévérité, tels, pour ne prendre que deux exemples : interdiction de recevoir des visiteurs, même de sa proche famille et défense absolue aux propriétaires de villas ou maisons de vacances de s’y rendre.
La France allait ainsi vivre ce qu’elle n’avait pas connu depuis la fin de la Guerre des Gaules, l’occupation TOTALE de son sol par une armée étrangère. Si avec les Romains ce furent trois siècles in fine largement bénéfiques, avec les Allemands ce fut très court et singulièrement négatif, quand on sait qu’ils ne nous ont apporté que l’heure de Berlin, les Ausweis (en français cartes d’identité), et surtout leurs sinistres lois : destinées à gérer notre quotidien, elles étaient chaque semaine claironnées par le garde-champêtre avant d’être placardées sous forme d’affiches – bilingues aux façades des mairies-Kommandantur, un Verboten en en-tête et un « Sous peine de mort » à la signature. Jamais d’humour, sauf par inadvertance, comme le jour où les journaux locaux nous rappelèrent que nos plages étaient « interdites aux estivants et aux baigneurs » !
Plus étonnant, car il s’agissait cette fois d’une autorisation, on a pu lire en juillet 1943 (cf. « Un siècle en Trégor 1900-2000 » N° spécial du « Trégor ») dans Le Journal de Lannion une surprenante annonce ! Dans la série : « Avis à la population du littoral », il était fait appel à des volontaires pour le ramassage du goémon, une activité strictement réglementée depuis Colbert par des lois qui distinguaient trois sortes de goémons : ceux de mer, réservés aux bateaux, ceux « de rive », accessibles aux grandes marées et enfin ceux « d’épave » ou varech, déposés sur les plages. Or, en juillet 1943, sans explications, nos occupants décidèrent de réactiver la récolte des goémons de rive et d’épave afin de relancer un très vieux métier autrefois répandu sur l’ensemble des côtes bretonnes et que la guerre avait fait presque abandonner : le brûlage du goémon. Les offres des Allemands pour recruter des ramasseurs étaient incroyablement attractives ; qu’on en juge : rémunération au prix fort, délivrance gratuite de sels de potasse, de paires de sabots, de kilos de clous ( ! ) et surtout, exemption du STO, dispense de réquisitions des chevaux, attribution supplémentaire d’essence ou de tabac... La vérité est que le brûlage du goémon servait à produire de l’iode et que l'Allemagne avait, pour ses champs de bataille, un immense besoin de teinture d’iode, cet excellent antiseptique déjà employé par les armées au siècle précédent. On peut aussi penser que l’iode marin servait à traiter les goitres par carence fréquents à cette époque dans les montagnes du Harz, de Bavière ou d’ailleurs.
Malgré les avantages offerts, il y eut peu de volontaires pour le goémon ; on n’en connaît pas toutes les raisons, mais il est certain qu’à l’été 1943 cela eut vite été assimilé à de la collaboration. Et quand bien même, la nomination à l’automne suivant du Maréchal Rommel aux fonctions d’inspecteur des défenses côtières, eut tout remis en question. Le Maréchal, on le sait, a fait entre novembre 1943 et mai 1944, plusieurs tournées des plages, de la Normandie au Finistère, en passant par les Côtes du Nord et son convoi a forcément traversé le bourg de Saint Michel où il n’a pas manqué de s’arrêter devant les hôtels du bord de mer... Nous, nous étions consignés dans nos maisons...
C’est pourtant à partir de là que le concept de défense des plages depuis le zéro des cartes les a fait purement et simplement interdire, y compris pour la pêche à pieds, comme sur la Lieue-de-Grève transformée en un immense chantier de mise en place d’obstacles anti-débarquement. Une punition supplémentaire, car Dieu sait qu’en ces années on n’allait pas aux moules à Beg ar Forn pour passer le temps !
Les promenades en haut de la plage, après passage devant la sentinelle faisant les cent pas sur le terre-plein des hôtels, fusil en bandoulière, étaient tolérées à condition d’avoir des dehors pacifiques et le vieux monsieur tenant à la main un petit garçon a donc pu arpenter la grève à une période où les combats en Manche apportaient à chaque marée une multitude de débris. Et comme il était strict verboten de les ramasser, mon grand-père cachait sous sa large cape les objets flottants non identifiés que nous avions choisis : bouées de sauvetage, câbles ou pièces de bronze sur des bordés aux couleurs grises, fragments de contre-plaqué, matériaux inconnus ... mes trésors de guerre !
Au cours de ce même hiver 1943-1944, arrivèrent à l'Hôtel Saint Michel, à cent mètres de notre maison, de très jeunes soldats en uniformes clairs : des Jeunesses Hitlériennes, disait-on. Ceux-là avaient un comportement assez peu différent de celui des enfants et, la proximité aidant, j’osai passer de longues heures à les observer, accroché au grillage de leur cantonnement. Jusqu’à ce que l’un d’eux m’offrit des bonbons. Bien sûr, j’aurais du refuser ces ersatz de confiseries allemandes dont on assurait qu’elles étaient empoisonnées, mais en vérité j’étais plutôt fier de l’intérêt que me portait un jeune allemand. Peut-être avait-il un petit frère de mon âge ?
Or, au beau milieu de la cour de l’hôtel, trônait un tas de charbon. Mon grand-père l’avait vu et, en homme avisé, il me confia un seau en fer blanc de cinq kilos qui avait autrefois contenu des confitures :
- Demande à ton ami de le remplir de charbon !
Ce que fit discrètement « mon ami », au mépris de sa discipline. Et le petit garçon au seau de charbon fut bientôt si connu des soldats que dès qu’il arrivait l’un d’eux allait chercher son protecteur. C’est ainsi que le fourneau familial eut le privilège de brûler de l’anthracite. Après quelques semaines, les jeunes guerriers quittèrent leur village breton pour une destination, moins souriante, peut-être la région de Caen où on sait que la Division SS Hitlerjugend a livré de terribles combats en juillet 1944. Leur départ m’a laissé, je l’avoue, comme un chagrin d’enfant...
Pour ajouter à ma honte, une amie vient de me l’apprendre, à portée de lance-pierres de l'Hôtel Saint Michel, et alors que j’acceptais les cadeaux des Allemands, des gamins avaient, dans un bel acte de résistance, jeté des cailloux sur des soldats en exercice avec masques à gaz ; un acte qui valut aux courageux petits voisins d’être enfermés jusqu’au soir dans l’ancienne gare. Quant à moi, je frémis à l’idée que si ma fraternisation avec l’ennemi n’avait pas été interrompue par le départ des jeunes militaires, elle aurait bien pu me valoir le qualificatif peu enviable de plus jeune collabo de France ! Pas de quoi redorer l’image de la famille !
C’est qu’à la maison les Alliés anglo-américains n’étaient pas très aimés. « Ils bombardent nos villes et tuent beaucoup de Français », répétaient à l’envie nos grands-parents, ce qui n’était pas faux ! La famille avait même été directement concernée par les terribles bombardements de Rennes du 8 mars 1943 (262 morts) et du 29 mai 1943 (210 morts) auxquels nos tantes, Lucie, la sœur de notre père et la sœur aînée de notre mère, toutes deux religieuses infirmières à l'Hôtel Dieu, avaient non seulement réchappé mais vécu en première ligne : cadavres mutilés, arrivée de blessés et de mourants par centaines... Il n’empêche qu’en 1943, s’élever haut et fort contre les raids aériens des Alliés était une intolérable provocation, surtout dans un département comme les Côtes-du-Nord où la Résistance était particulièrement active.
L’attitude de notre grand-père n’était pourtant pas différente de celle des très nombreux français restés fidèles au Maréchal, si ce n’est qu’à cette fidélité s’ajoutait la foi d’un militant catholique breton encore imprégné des combats des années trente pour la Celtitude. Et là je pense à cette grandiose manifestation mêlant rites païens et religion que fut la « Gorded des Bardes » célébrée à Saint Efflam à l’été 1933 par le Grand Druide Taldir Jaffrenou (cf. id. N° spécial du Trégor) et à laquelle il avait pris part. Il n’avait pas non plus échappé aux Bretons que l'Irlande Celtique et Catholique avait refusé de s’engager dans la guerre aux côtés d’une Angleterre qu’ils avaient, eux, d’autres bonnes raisons de détester.
Quant aux Américains, alliés anglophones de la Perfide Albion, s’ils jouissaient de l’affection des Français, malgré leur propension à lâcher trop peu de bombes sur les Allemands, ils n’étaient pas non plus aimés de notre grand-père, mais cette fois c’était pour des raisons qui le renvoyaient à un passé sur lequel il avait délibérément tiré un voile, celui de sa jeunesse d’enseignant catholique dans le lointain Québec de la fin du dix neuvième siècle, quand il défendait le français contre l’anglais. Mais ceci est une autre histoire !
Et les comptes, avec on ne sait quels arriérés, furent réglés : une nuit notre maison fut taguée de grandes croix gammées au goudron.
Si pour nous les enfants, ce fut un choc lourd de mystérieuses menaces, la signification comminatoire des noirs svastikas sur nos portes, geste qui, en ces années de haine, était tout sauf anodin, n’avait évidemment pas échappé à notre grand-père. A ma connaissance, il n’a jamais tenté de se justifier et si, la paix revenue, l’incident a été classé, il n’en a pas moins laissé à Saint Michel un sentiment de gêne face à ce que beaucoup ont considéré comme une mauvaise action.
Loin de donner raison à mon grand-père et moins encore de vouloir cautionner ses erreurs, je pense aujourd’hui que si la mission des responsables communistes des maquis FTP et de leurs hommes de main était de combattre les vrais collabos, je m’étonne qu’ils aient pris pour cible un homme, certes de droite, mais dont ils savaient parfaitement, certains étant ses proches voisins, que sa cause était avant tout la défense d’un patrimoine commun, la langue et la culture bretonnes.
François Kerempichon est mort « du cœur » en juin 1948, à 77 ans, sans avoir abandonné ni sa cordonnerie, ni ses fonctions de chantre à l'Eglise de Saint Michel. Son nom est gravé dans le marbre ... au cimetière, comme le seront un jour les nôtres : il en est ainsi de nos vanités terrestres !
Yves Kerempichon.
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