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LA CROIX DE LA LIEUE DE GREVE |
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SOUVENIRS DE GUERRE D’UN ENFANT DE SAINT MICHEL
(par Yves Kerempichon - n°8)
LA DISPARITION DE LA CROIX DE MI-LIEUE DE GREVE.
Rendre compte du débarquement anglo-américain d’août 1944 sur la plage de Saint Michel, sans évoquer la brutale disparition de la Croix de la Lieue de Grève, serait ignorer un évènement qui intéresse toujours les passionnés d’histoire locale. Un petit drame certes, à l’aune de la Deuxième Guerre Mondiale, mais qui a le mérite de rappeler, s’il en était besoin, la haute valeur que les humains accordent aux symboles. Malheureusement, on a là-dessus peu de témoignages crédibles et il est donc nécessaire pour en parler aujourd’hui, de faire largement appel à la logique et à « la seule chose qui ne change pas dans l'Histoire » ... la géographie !
C’est ainsi que l’on peut d’emblée écarter l’idée que la Croix ait pu, dans un geste sacrilège, servir de cible aux Allemands. Il est vrai que, dès leur arrivée en 1940, ils ont bien effectué depuis une batterie positionnée à la ferme de Kerhuel, des tirs destinés à étalonner des canons de récupération, mais c’était en direction du « Château » de la pointe de Beg ar Vorn [Note : j’ai moi-même trouvé au cours de l’été 1949 un obus français de 75 dans l’anse de Toul Bili].
Et quand, trois ans plus tard, ils ont entrepris de barrer complètement la baie, ils se sont évidemment gardés de supprimer cet obstacle, aussi insignifiant fut-il. C’est donc avec inquiétude que les riverains de la Lieue de Grève qui pendant quatre ans n’avaient cessé de regarder la mer, seule ouverture avec le ciel sur le monde libre, ont cherché des yeux le profil familier de la Croix après que les grandes péniches se furent immobilisées sur le sable. Pour conclure, un peu vite, qu’elle avait été laminée par les carènes de ces impensables navires. Ce qui, en dépit de la liesse générale, suscita une émotion dont les enfants eux-mêmes se souviennent tellement le sujet était présent dans les conversations. Mais il ne faut pas oublier que ce débarquement, certes vécu comme une merveilleuse deuxième libération, n’en fut pas moins été appréhendé à sa juste valeur : une escadre sur la plage de Saint Michel, excusez du peu, mais pour un familier des lieux, c’était quand même un évènement colossal ! La perte de la Croix en devint ainsi mieux acceptée : elle était le prix à payer pour la liberté.
Il est cependant permis, le recul aidant, de formuler quelques regrets. Tout d’abord en rappelant que Saint Michel-en-Grève doit sa réputation de station balnéaire familiale au fait que sa vaste plage est presque dépourvue de pente et qu’elle est donc toujours, grandes marées comprises, sous une faible profondeur d’eau : les bons nageurs le savent bien, qui, pour « perdre pied », doivent parcourir plus d’un kilomètre. En août 1944, cette particularité a contraint les officiers de l'US Navy à échouer leurs LST de 4000 tonnes et au tirant d’eau de deux à trois mètres, au mieux environ 200 mètres AVANT la Croix. Il est donc impossible, contrairement à l’idée la plus répandue, que la Croix ait été écrasée par le fond plat des grands navires de débarquement ; de plus, sur la Lieue de Grève, les engins du Génie arrivés par la route avant les bateaux avaient déjà fait place nette. Et, en matière de nettoyage des plages, les Américains avaient, après les débarquements d'Afrique du Nord, d'Italie et de Normandie, un redoutable savoir-faire.
Evidemment, les Américains n’étaient pas venus chez nous pour faire du tourisme, mais savoir qu’ils ont infligé à la Croix le sort des troncs d’arbres et des ferrailles du barrage allemand, restera à jamais un crève-cœur : un câble d’acier ceinturant ses bras, comme eux elle a été traînée derrière un bulldozer et abandonnée entre le ruisseau du Roscoat et l’ancien Garage d’Avions. Pauvre Croix, dont le vieux granit rongé par les coquillages s’est brisé [Note : Dans « Le Trégor » du 10 août 1985, Jean Boutouiller cite à ce sujet le Plestinais Jean Masson : « ... je suis persuadé avoir vu la croix de Mi-Lieue brisée sur un talus, au bord de la route, au-delà du Roscoat, en allant vers Saint Michel... »] là. Il en restera de grosses pierres que les pieds des récupérateurs un peu plus tard enfonceront dans le sable. Elles sont toujours là ...
Des regrets il en est plus encore quand on analyse les autres (bonnes) raisons qu’avaient les Américains d’épargner la Croix. Il faut se souvenir que les Allemands avaient peu après leur arrivée, c’est-à-dire à une époque où ils craignaient moins un débarquement que des atterrissages d’aéronefs sur cet authentique aérodrome qu’était la plage de Saint Michel, dispersé dans le voisinage immédiat de la Croix (où on les voit parfois), des carcasses de cars et de camions [Note : Selon des témoignages, ce fut sans doute à la suite de l’atterrissage forcé, précisément dans ce secteur, d’un avion Bristol Bleinheim de la RAF à l’automne 1941, évènement raconté dans : « Eté 44 » de Jean Boutouiller. Editions Skol Vreizh]. Trop hautes et surtout trop profondément enfoncées pour être éliminées, ces ferrailles représentaient en août 44 un réel danger pour toute embarcation, fut-elle en acier ; au milieu d’elles, la Croix avait une embase bien fragile !
Il n’avait pas non plus échappé au Génie Américain que ce secteur du Grand Rocher ne pouvait convenir au passage répété de camions lourds : ils se seraient vite enlisés dans les méandres du Yar ; de surcroît, la route en surplomb bordée par un haut mur brise-lames en béton armé, ne présente de ce côté aucune sortie.
A Saint Efflam où, en revanche, la Nationale 786 était, idéalement, au niveau du sable, les Allemands avaient établi une ligne de défense continue faite de villas fortifiées et de bunkers qu’il eut fallu faire sauter, tâche impensable à réaliser dans l’urgence. Et pas question enfin de sortir à la hauteur du bourg de Saint Michel où il y a un ruisseau, des rochers et où les deux seuls passages, la cale et le chemin vicinal de Toul ar Vilin traditionnellement empruntés par les charrettes de sable et de goémon, étaient inadaptés à des engins motorisés.
Pour toutes ces raisons, les Américains dont les divisions mécanisées en route vers Brest avaient d’énormes besoins en carburant, ont choisi dans l’urgence d’utiliser la partie la plus sèche (ou la moins humide) de la plage, celle qui fait face à Saint Michel. Ils ont, à cette fin, rapidement éliminé tous les obstacles de la partie centrale du barrage fermant la baie. Les camions GMC sortant des péniches pouvaient ainsi rouler en ligne droite pour atteindre la route côtière à la hauteur du « Chalet Rouge », un endroit où, sur quelques centaines de mètres, elle n’est protégée que par un simple talus de sable - le « ventre mou » de la baie - très facile à araser au bulldozer. Et c’est ainsi que l’excentrique maison de vacances à terrasse idéalement située est devenue le QG des deux grandes opérations logistiques de débarquement auxquelles les Alliés avaient donné les noms de code : « Author One » et « Author two ».
Gamin, j’ai pu assister là à l’un des hauts faits de ce débarquement : une monstrueuse machine (nous n’avions jamais vu de bulldozer) s’est ruée sur l’inconsistant talus et y a découpé en un clin d’œil une large brèche sur laquelle furent aussitôt posées des plaques perforées et des grillages métalliques ; puis ce fut l’arrivée des GMC ruisselants chargés de bidons dont les chauffeurs faisaient rugir les moteurs pour franchir en force ce passage. Les camions, tous conduits par des soldats noirs, tournaient ensuite à gauche pour se diriger vers des zones de stockage, dont une se trouvait à Saint Jean, route de Lannion.
Quant aux obstacles arrachés au sable, rails curtoir, troncs d’arbres, tétraèdres... ils furent regroupés pêle-mêle en haut de la plage, comme on peut le voir sur les photos prises ces jours-là [Note : Voir le livre d'Eric Rondel : Bretagne Résistance et Libération, Edition Astoure, 22240 Sables d'Or les Pins] par les Américains.
Toutes ces opérations furent observées depuis la route ou depuis les hauteurs par un public chaque jour plus nombreux. Quant à la Croix, bien lointaine et trop petite (elle a la taille d’un homme et on sait combien elle est difficile à repérer à l’œil nu depuis le cimetière de Saint Michel), elle n’était déjà plus là au moment de l’arrivée des premiers bateaux. On peut juste espérer, car ce ne sont pas les Archives du Génie Américain qui risquent de mentionner un tel détail, qu’un jour soit publié, s’il existe, le témoignage crucial (!), de l’infortuné conducteur de bulldozer qui, avec ou sans ordres, a accompli ce jour-là un geste parfaitement inutile.
Si la perte de la Croix fut acceptée avec un certain fatalisme, c’est d’abord bien sûr parce que le pays avait en cet été 44 l’esprit totalement ailleurs. Car il est tentant d’imaginer l’ampleur qu’eut prise une telle disparition si elle était survenue un siècle ou deux plus tôt, en reconnaissant toutefois, sans vouloir sous-estimer le rôle de la Deuxième Guerre Mondiale, que cela faisait déjà de nombreuses générations que plus personne ne traversait la Lieue de Grève.
On n’offensera donc pas leur mémoire en affirmant que nos plus proches ancêtres de cette région du Trégor, pourtant toujours fervents catholiques, avaient un peu (beaucoup) oublié leur pieux symbole. Pour leur pardonner, il faut dire que si le mitan d’une plage avait été choisi par les anciens pour y dresser un calvaire, c’est parce qu’ils avaient de solides raisons à cela. Mais un calvaire qui n’est pas comme les autres au bord d’une route ou à un carrefour et qui de surcroît est recouvert par les marées la moitié du temps, un comble, est inévitablement écarté des processions essentielles à sa survie, celles des Rogations dédiées aux récoltes et celles des pardons. Et si, comme on l’imagine, peu de dévots s’en allaient prier en ces lieux impossibles où on ne peut s’agenouiller et moins encore déposer des fleurs, on comprend mieux que ce qui était un amer utile aux voyageurs contraints à franchir la baie, n’ait plus gardé après la construction d’une route côtière, qu’une valeur emblématique.
On sait aussi que tout calvaire, création humaine, a une histoire et que cette histoire se confond avec celle d’une paroisse. Pourtant celui-là, jamais Saint Michel, Tréduder, Plestin, ni Trédrez n’ont eu l’outrecuidance de se l’approprier. Parce que, nul ne peut le nier, la Croix de Mi-Lieue de Grève est au Royaume de la Mer, un territoire sans frontières où tout est légende : n’est-ce pas par là que sont arrivés Efflam, notre grand Saint Sauroctone et Enora, son épouse !
Une autre analyse, moins sentimentale car elle renvoie à la géographie, peut aider à comprendre la facilité avec laquelle les riverains de la Lieue de Grève se sont désintéressés de leur croix maritime : d’un simple coup d’œil sur une carte on voit que la côte entre l’anse de Toul an Hery et le port de Locquémeau est totalement dépourvue d’abris naturels et qu’elle est donc incapable d’accueillir autre chose que des barques à fonds plats ou de petits canots faciles à échouer. Conclusion : sauf pour pratiquer la pêche à pied traditionnelle, les gens vivant près de la grève, sont toujours restés d’impénitents terriens.
On ne saurait non plus parler de la Croix sans évoquer les nombreuses légendes qui y sont attachées et sans s’interroger sur ce qui reste aujourd’hui de ces récits parfois bien terrifiants : seraient-ils juste bons à nous faire sourire ? Pas si sûr !
Certes, par une belle journée d’été, aller seul ou avec des amis, jusqu’à la (nouvelle) Croix, pieds nus sur les dures vaguelettes de sable façonnées par le jusant, peut faire une charmante promenade. Mais il en va tout autrement en novembre ou décembre, ces « mois noirs » honnis des Bretons, pour qui, mettant à profit une éclaircie, se risque dans ces parages. A peine s'estt-il signé près du saint granit qu’une imprévisible bourrasque soudain se lève, chargeant en un instant le ciel de teintes crépusculaires ; voulant se rassurer, il regarde alors vers le large et découvre avec stupeur qu’en place de l’horizon se dresse une haute ligne de brisants d’où monte un sourd grondement, comme pour lui rappeler que sur cette grève trop plate le flot déferle à la vitesse du « cheval au galop » ; en même temps, étrangement, un froid de sépulcre parti de ses bottes lui glace le corps et il n’est plus animé que d’un seul désir : fuir ces lieux hantés par les âmes des défunts et regagner au plus vite la terre des vivants.
En réalité, la Croix, après que les voyageurs n’eurent plus l’obligation de traverser la Lieue, fut non seulement oubliée par les gens du pays mais, curieusement, très peu fréquentée par les premiers touristes. Ce qui a singulièrement compliqué la tâche de l’association créée dans le but de la remplacer à l’identique à la fin des années quatre vingt : les photos de l’ancienne Croix se comptaient sur les doigts d’une main.
Pour expliquer la rareté de tels documents, eu égard à l’implantation de la photographie en France (mon arrière grand-mère de Lanmeur s’était fait tirer un portrait en pied dans un studio de Morlaix en 1870), je pense à mon père, Roger, photographe amateur passionné, qui a immortalisé la moindre pierre de Saint Michel et de ses alentours, entre 1925 et la fin des années 30, mais pas une seule fois ce calvaire exceptionnel. Une des raisons en est qu’à cette époque, comme au temps pas si lointain de Brazza, Francis Garnier, Victor Segalen... les appareils en bois étaient de volumineux et lourds boîtiers à soufflets dont les films étaient encore de grandes plaques de verre. A Saint Michel, mais cette fois sans porteurs indigènes, le valeureux photographe devait parcourir un kilomètre sur le sable mouillé avant de pouvoir prendre la pose, la tête sous son voile noir ... à condition qu’il n’ait pas oublié d’apporter quelques galets plats pour empêcher son trépied de s’enfoncer.
Lorsque apparurent les premiers appareils à pellicules, bien plus petits, ce fut très vite sur l’ensemble de nos côtes les verboten de l'Occupation. Sauf pour nos nouveaux touristes dont nombreux possédaient d’excellents appareils fabriqués du côté d'Iéna. Parmi les hommes qui, par roulements, ont séjourné chez nous il en est donc forcément qui ont pris des clichés de cette improbable croix dans la mer, surtout quand on sait qu’à partir de l’hiver 1943, suite aux visites du Maréchal Rommel, ils passaient leurs journées (et leurs nuits) sur la grève !
Depuis quelques années, et à l’exception de celles, trop compromettantes, qui ont été détruites, beaucoup de ces photos de guerre commencent à sortir peu à peu des albums familiaux. Grâce à une volonté politique et surtout grâce à la prise de conscience d’une troisième génération qui a compris que leur pays n’en serait jamais quitte avec le fantôme d'Hitler, beaucoup de clichés amateurs sont maintenant exposés en Allemagne dans les Musées de la Deuxième Guerre Mondiale. Peut-être y verrons-nous un jour les soldats de la Wehrmacht posant près de la Croix ? Car, pour ce qui est des Américains, il est certain, en supposant qu’ils en aient eu le désir, qu’ils n’ont pas eu beaucoup de temps pour la photographier !
Yves Kerempichon.
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