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SOUVENIRS DE GUERRE D’UN ENFANT DE SAINT MICHEL

(par Yves Kerempichon - n°9)

LES RAILS CURTOIRS

La Lieue de Grève faisait partie du vaste secteur Normandie – Bretagne – Pays de Loire, attribué à la 7ème Armée Allemande (AOK 7). Cette armée qui avait son QG au Mans, était donc responsable des côtes de ce secteur, soit 1.566 Km de Caen à Nantes.

La 7ème Armée était constituée de trois Corps d'Armée : le nôtre, le 74ème corps (LXXIV AK), dont le PC était à Guingamp, supervisait les 450 Km de littoral compris entre le Mont Saint Michel et Plouescat. Ce secteur était lui-même partagé en deux groupes côtiers de défense dont les noms de code étaient « KVA A1 » et « KVA A2 » [Note : Küsten Verteidigung Abschnitt A2 = Secteur de Défense Côtier A2], chacun étant attribué à une division d'infanterie.

Les côtes d'Europe contrôlées par le Reich étaient ainsi découpées, depuis la Norvège jusqu'à l'Espagne, selon des données géographiques prenant grossièrement en compte, soit les estuaires navigables, soit les ports, soit certaines pointes du littoral.

Chacun des grands secteurs était lui-même divisé en sous secteurs (Unter Gruppe). Le nôtre était désigné par « Gr Mo » : groupe Morlaix. Le PC de la 266ième division d'infanterie qui avait en charge notre « KVA A2 » se trouvait à Belle-Isle-en-Terre.

Cette 266ième Division avait été créée dans l'urgence au mois de mai 1943 à Stuttgart, avant d'être rapidement transférée chez nous, dès le début du mois suivant, sous le commandement du Général Karl Spang. Elle était du type division « statique », ou « de garnison fixe », donc dispensée d'opérer sur le Front Est. En raison du manque d'hommes, elle n'avait plus que deux régiments au lieu de trois, chaque régiment incluant des bataillons de faible valeur combative, les Osttruppen (il y avait 23 bataillons de ces « Russes Blancs » dans la 7ième Armée). La compagnie d'infanterie de notre secteur Ploumilliau – Saint Michel – Plestin, presque entièrement constituée, comme chacun pouvait le constater, de soldats appelés « Mongols » en raison de leur faciès, avait son PC de bataillons [Note : A la fin de la guerre, dans l'Armée Allemande, 1 Division = 3 Régiments, 1 Régiment = 2 Bataillons, 1 Bataillon = 4 Compagnies] à Lannion.

A partir de l'automne 1943, toutes les unités stationnées près des côtes feront des manœuvres spécifiques de préparation à la lutte contre die Invasion. On sait, en ce qui nous concerne, que le samedi 9 octobre [Note : Archives Militaires de Fribourg en Brisgau], les trois compagnies du 899ième régiment d'infanterie du sous groupe côtier de Lannion se livreront à un exercice combiné anti-débarquement sur les deux grandes baies de leur secteur, la Baie de Lannion (très précisément entre Beg Léguer, Keravel, Servel et le village de Minihy), et la Baie de Saint Michel en Grève.

Sans relâche, parallèlement à ces exercices, toutes sortes d'obstacles anti-débarquement seront mis en place sur les plages et leurs abords au cours de l'hiver 43, puis du printemps 44. C'est ainsi que les curieux assemblages métalliques déposés sur le Garage d'Avions au cours de l'été 1943 seront déplacés au milieu de la Lieue de Grève pour y former, avec de nombreux troncs d'arbres, un barrage se voulant infranchissable. Ces obstacles anti-débarquement très élaborés sont mal connus parce que peu répandus, mais, grâce à la précision des documents allemands [Note : Deutsches Atlantikwall Archiv, Harry Lippmann, Köln, 1987], il est possible d'en faire une description détaillée. A l'usage exclusif des amateurs !

La pièce principale, un rail de chemin de fer courbé de manière à ce que sa concavité soit orientée vers le haut et vers l'avant, est supportée par un jambage triangulaire auquel il est fixé par des rivets. La longueur de l'ensemble est de 6,40 mètres, sa largeur au sol de 1,40 mètre et sa hauteur de 2,40 mètres (la hauteur d'un filet de volley-ball !). Chaque pièce dont la forme rappelle, toutes proportions gardées, les rampes de lancement des VI, pèse environ 2,84 tonnes. Reliées les unes aux autres elles pouvaient soit former un barrage continu, soit être réunies par petits groupes, soit même, comme sur les plages, être isolées. Ces obstacles métalliques, appelés en France rails curtoirs, n'ont été observés qu'en certains endroits de la côte française dont les plus connus sont Trouville en Normandie et Cavalaire sur la Côte d'Azur.

Le Génie Allemand, à qui on doit tous les chiffres figurant ici, dénombrait à la date du 1/06/1944, sur les 3.475 Km de côtes allant d'Anvers à la Frontière Espagnole, 8.814 rails curtoirs, ce qui est peu comparé, entre autres, aux 59.000 hérissons tchèques qui y étaient dispersés. Notre grand secteur côtier de 450 Km s'était vu, lui, attribuer 476 rails, donc un par kilomètre, ce qui eut été bien peu s'il n'y avait eu entre le Mont Saint Michel et Plouescat beaucoup de zones rocheuses et de falaises qui pouvaient être défendues par d'autres moyens.

Les 476 rails n'ont pas été placés chez nous, mais le fait que l'on en a retrouvé un grand nombre au moment du débarquement sur les 4 Km de la Lieue de Grève, montre bien que nous avons quand même bénéficié d'un régime de faveur ! On peut en effet, prenant en compte la largeur d'un rail et la longueur de 200 mètres correspondant grossièrement à la surface sur laquelle ils furent initialement alignés, se risquer à dire que leur nombre total était de 100 à 140 éléments. Ce qui, au final, fait quand même environ 30 rails curtoirs au kilomètre. Un beau sujet de fierté !

Ces rails made in Germany, dont on sait qu'ils étaient une des rares créations défensives de la Wehrmacht, n'avaient naturellement pas pour vocation première de servir à barrer des plages. Ils étaient à l'origine destinés au Westwall [Note : « La Ligne Siegfried », édifiée en 1938-1940 face à « La Ligne Maginot »], leur finalité étant d'y bloquer en terrain plat des chars d'une masse allant jusqu'à 36 tonnes. Plus précisément, ils devaient, lors de l'invasion de la Pologne en septembre 1939, arrêter nos divisions blindées. Moins de deux ans plus tard, après avoir renoncé à la traversée de La Manche et entrepris la conquête de l'URSS, les Allemands, ne doutant pas un seul instant que le cours de la guerre puisse un jour s'inverser, ont utilisé des trains pour transporter les rails vers de toutes nouvelles destinations : les dernières frontières maritimes du Reich. Ces obstacles antichars mobiles étaient répertoriés sous le nom de : eiserne Hemmkurven [Note : Obstacles courbes en fer, réf. 388 S 01. « Deutsches Atlantik Wall Archiv »], le terme de rails curtoirs (s'agit-il d'un nom propre dont je n'ai pas trouvé l'origine ?) étant celui utilisé par les Français et les Alliés (?).

Quant au choix de la destination précise qui nous intéresse, celle de Saint Michel en Grève, peut-être est-il lié, à notre relative proximité avec la gare de Lannion et à la possibilité pour des camions de déposer des objets très lourds directement au bord d'une plage ? La route ceinturant la Lieue de Grève est en effet une vraie route côtière et son importance stratégique était d'autant plus évidente qu'elle était déjà en grande partie défendue par de hauts murs. Mais ces murs avaient un « ventre mou » : le talus de sable de trois cents à quatre cents mètres entre le pont du Roscoat et le « Chalet Rouge ». En revanche, là où la plage est sensiblement à la hauteur de la chaussée, subsistaient les fondations de l'ancien Garage d'Avions. C'est donc sur cette partie stable que, leur trouvant, qui sait, une similitude avec notre mur brise-lames, lui aussi concave, nos occupants ont positionné leurs rails. En précisant qu'ils y furent alignés bord à bord, et non posés en désordre. Ceci confirmant qu'au cours de cet été 43, les intentions des Allemands n'étaient pas encore de défendre les plages mais seulement d'en barrer les sorties.

Une conception défensive qui allait radicalement changer au cours des mois suivants à la suite des visites d'inspection du littoral faites par le Maréchal Rommel : pour lui tout ennemi « devait être stoppé au moment où il barbotait encore dans l'eau ». C'est ainsi que lors de ses tournées de l'hiver 43 et du printemps 44, l'ancien chef de l'Afrika Korps ordonna de consteller d'obstacles toutes les surfaces découvertes par la mer. Et nos pesantes ferrailles, pourtant nullement faites pour passer « mille ans » dans un tel milieu marin, furent à grand peine repositionnées au milieu de la baie.

On voit bien qu’écrire l’histoire, même à une échelle aussi modeste, contraint à largement user de l’art de la déduction pour lui donner une cohérence. En ce qui concerne Saint Michel, de nouveaux éléments ne manqueront pas un jour de venir combler les nombreux blancs et d’effacer les points d’interrogation de nos récits d’aujourd’hui. Même s’il faut honnêtement reconnaître que notre sort intéressera toujours moins les foules que celui des habitants de la Vallée des Rois dans l'Egypte Pharaonique !

J’ai moi-même joué, avec d’autres gosses, près de ces objets historiques quand ils étaient encore alignés sur le Garage d'Avions et sans doute les ai-je escaladés, pieds nus, et descendus sur les fesses au risque d’y laisser mes culottes de laine... Mais que de regrets quand même, car personne ne l’a fait, de ne pas avoir compté ces rails avant qu’ils n’aient été transformés en ferrailles, ou qu’ils n’aient totalement disparu au terme d’une lente nécrose dans le sable de la Lieue de Grève !

Yves Kerempichon.

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