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L'ABBAYE ET LA VILLE DE SAINT-MATHIEU |
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Dans la première moitié du VIème siècle, en 525 suivant les uns, vers 550 suivant d’autres, quelques marchands léonnais, que leur trafic avait conduits en Egypte, eurent la singulière fantaisie de rapporter à leurs compatriotes, comme souvenir du pays qu’ils venaient de visiter, la tête de glorieux apôtre et évangéliste Saint-Mathieu.
Comment cette vénérable relique était-elle tombée entre les mains de ces profanes, c’est ce qu’il est assez difficile de préciser, vu que, sur ce point, les avis sont très partagés. Le R. P. dominicain Albert Le Grand nous dit que ces braves marchands se la sont appropriée par un pieux larcin, tandis que le R. P. bénédictin Simon Le Tort [Note : Le R. P. Simon Le Tort avait été envoyé à Saint-Mathieu par ses Supérieurs avec mission d’extraire du chartrier de l'Abbaye l’histoire particulière de ce monastère qui devait être insérée dans une Histoire Générale de toutes les Maisons de l’Ordre. Cf. Levot : Notice sur l'Abbaye de Saint-Mathieu à laquelle nous avons fait de larges emprunts] qui, en 1681, consigna par écrit, sur l’ordre de ses supérieurs, tous les faits mémorables concernant l'Abbaye de Saint-Mathieu depuis sa fondation, prétend au contraire qu’ils la payèrent un prix très élevé, summo pretio, dit le manuscrit. Le témoignage de ce dernier, qui avait des actions dans la maison, ne serait peut-être pas recevable en justice ; mais, comme au fond il nous importe fort peu de savoir si dans cette circonstance les marchands léonnais furent les voleurs ou les volés, nous prenons acte de l’une et l’autre déclaration, laissant à qui voudra le soin de trancher cette question épineuse.
Une fois en possession de la précieuse relique, les marchands la chargèrent sur le plus gros des navires qui composaient leur flottille et que le naïf auteur de la Vie des Saints de Bretagne appelle pompeusement « le vaisseau amiral » puis ils firent voile vers les côtes de Léon.
La traversée fut des plus heureuses, on franchit même sans trop de difficultés le redoutable Raz de Fontenay (le Raz de Sein) qui fait la terreur des marins, même les plus intrépides :
Car jamais nul homme ne passa le Raz
Sans avoir ou peur ou mal
suivant le vieux dicton breton :
Den na dremen ar Raz
N’en de aoun pe glaz.
et l’on se disposait à doubler le cap de Pen-ar-Bed (littéralement le cap du Bout-du-Monde) pour aller jeter l’ancre dans la petite rade du Conquet, lorsque tout à coup il se produisit un craquement épouvantable auquel répondirent aussitôt les cris de détresse de tout l’équipage. Le vaisseau, dépositaire de la sainte relique venait d’être lancé violemment contre un grand écueil à fleur d’eau. Tous ceux qui étaient sur le navire se crurent perdus sans retour et s’attendaient à être engloutis d’un instant à l’autre par les flots. Fort heureusement, ils en furent quittes pour la peur car, vérification faite, il se trouva que dans ce choc formidable, c’était le roc et non le vaisseau qui s’était fendu en deux.
Les pieux navigateurs furent unanimes à reconnaître qu’ils ne devaient leur salut qu’à une protection spéciale du ciel et en attribuèrent tout le mérite à la puissante intervention du grand saint dont ils promenaient les reliques. Leur premier moment de stupeur passé et quand ils eurent quelque peu recouvré leur sang-froid, ils se dirent avec assez de logique que si Saint Mathieu avait jugé à propos de les faire accoster d’une façon si miraculeuse en un lieu aussi abrupt, c’est qu’apparemment il avait de bonnes raisons pour le faire et qu’il trouvait ce débarcadère improvisé bien plus digne de recevoir sa tête vénérable que la vulgaire cale du Conquet où descendait le commun des martyrs. A tout hasard, et en gens qui pour rien au monde ne voudraient contrarier les goûts ou les préférences d’un si haut client, ils s’empressèrent de déposer pieusement la précieuse relique sur le sol à l’endroit que le Saint avait choisi lui-même pour l’atterrissage et que pour ce motif ils appelèrent Loc-Mazhé-Traoun (c’est-à-dire lieu occidental consacré à Saint-Mathieu), puis, continuant leur route, ils s’en allèrent tranquillement rader au havre du Conquet.
Vers cette même époque s’éteignait, en son château de Trémazan, le Seigneur du Chastel, père de Saint Tanguy, alors supérieur de l'Abbaye de Gherber. Aussitôt que le saint abbé avait appris que son vieux père était gravement malade, il s’était empressé de se rendre auprès de lui pour lui prodiguer ses consolations et le disposer à bien mourir. Le bon vieillard avait été si touché de toutes ces marques d’affection, qu’il donna à son fils plusieurs de ses terres, tant pour son monastère de Gherber que pour en fonder d’autres s’il le jugeait à propos, et notamment tout le territoire qui s’étendait depuis le Cap de Pen-ar-Bed (aujourd’hui Saint-Mathieu), jusqu’à la bastille de Quilbignon (aujourd’hui Tour de la Motte-Tanguy à Recouvrance), sur le bord de la petite rivière de Caprel (aujourd’hui la Penfeld).
Après la mort de son père, Saint Tanguy n’eut pas plus tôt appris le miracle récemment opéré sur l’un des points du vaste territoire qui venait de lui échoir en partage, qu’il résolut de fonder en ce même lieu un monastère et une église, qui seraient dédiés à Saint Mathieu. Il communiqua son projet à son Evêque Saint Pol de Léon, qui l’approuva pleinement et promit de venir faire la dédicace de l’église aussitôt qu’elle serait construite. Fort de cette promesse, Saint Tanguy se mit immédiatement à l’oeuvre. Avant tout il s’agissait de déterminer exactement l’emplacement où l’église serait bâtie. Saint Tanguy était d’avis qu’on la construisit au lieu choisi par Saint Mathieu lui-même, c’est-à-dire tout à l’extrémité du Cap, à l’endroit où le chef du Saint Apôtre avait été déposé lorsqu’on le descendit du navire ; mais, les gens du métier, à qui il soumit son idée, la combattirent énergiquement. Ils objectèrent que cet endroit, exposé à tous les vents et constamment battu par les flots, était loin d’offrir les garanties de solidité désirables pour des travaux de cette importance et déclarèrent ne répondre de rien s’il ne leur était pas permis de rentrer d’au moins cinq à six cents mètres dans l’intérieur des terres. Saint Tanguy, en homme avisé qui sait que la première des conditions à remplir par un propriétaire qui veut faire faire une construction durable, est de ne pas se mettre à dos son architecte et son entrepreneur, se rangea à leur avis et fit charrier les matériaux sur l’emplacement de leur choix ; mais, les uns et les autres ne tardèrent pas à s’apercevoir qu’ils s’étaient trop pressés en tranchant à eux seuls une question qui intéressait au plus haut chef... le chef de Saint Mathieu ; car, lorsque les ouvriers eurent creusé les rigoles à 600 mètres du rivage et qu’ils se mirent à poser les fondations, soudain tranchées et pierres de taille se trouvèrent miraculeusement transportées sur la pointe extrême du cap, à l’endroit où la tête de l'Apôtre avait été débarquée. Les ouvriers, qui n’étaient pas bretons pour rien, se piquèrent au jeu et voulurent à tout prix continuer les travaux là où ils les avaient commencés ; mais Saint Mathieu se chargea de leur prouver qu’en fait de ténacité, un Sémite était bien de force à rendre des points à tout une légion de Bretons, et l’on vit ainsi pendant plusieurs jours le spectacle fort curieux de gens construisant sur un point tandis que l’édifice s’élevait sur un autre. Au bout de ce temps, les ouvriers finirent par comprendre qu’il serait puéril de prolonger une lutte dans laquelle ils auraient fatalement le dessous, et se résignèrent à se transporter à l’extrémité du Cap pour y continuer leurs travaux. Ils les poussèrent même avec une vigueur telle, que peu de temps après, Saint Tanguy put inviter l'Evêque de Léon à venir, conformément à sa promesse, faire la dédicace de l’église. Saint Paul s’empressa de se rendre à cette invitation : il consacra l’église qu’il dédia à Saint Mathieu, bénit le cimetière et le cloître puis, usant de son autorité épiscopale, il conféra à Saint Tanguy le titre de premier Abbé du nouveau monastère avec mission de le peupler de moines, dût-il les prendre à son Abbaye de Gherber.
Saint Tanguy se conforma en tous points aux instructions de son évêque : il fit venir de Gherber huit religieux qui constituèrent le noyau de sa nouvelle Abbaye et autour desquels vinrent se grouper, en moins d’un an, de nombreuses recrues. Les années suivantes, l’affluence des jeunes gens qui sollicitèrent leur admission au couvent fut encore plus considérable, si bien qu’à la mort de Saint Tanguy, qui survint le 12 mars 594, la vitalité de l'Abbaye était assurée.
En même temps que la communauté religieuse prenait ce rapide accroissement, l’on vit surgir aux abords du couvent quelques méchantes cabanes de pêcheurs dont le nombre alla sans cesse en augmentant, au point de former en très peu de temps une petite bourgade qui fut placée, pour le temporel, sous la juridiction de l'Abbaye et qui, pour le spirituel, dépendait de la paroisse de Plougonvelin. Cette bourgade prit insensiblement une extension telle, qu’on reconnut la nécessité de la doter d’une chapelle. Ce sanctuaire fut construit en effet et consacré sous le vocable de Notre-Dame du Bout-du-Monde ; mais soixante ans plus tard, il devenait complètement insuffisant pour le nombre sans cesse croissant des fidèles et il fallut le remplacer par une église plus grande qui fut placée sous l’invocation de Notre-Dame de la Grâce et dont le portail subsiste encore aujourd’hui non loin de l’église abbatiale [Note : Ce portail, bien entendu, n’appartient pas à la construction primitive de l’église : il paraît dater du XIIIème ou du XIVème siècle, époque à laquelle l’édifice a dû être reconstruit]. (Fin VIIème ou commencement VIIIème siècle).
Mais ni le bourg ni l'Abbaye de Saint-Mathieu ne s’arrêtèrent en si beau chemin. Par des accroissements successifs, le bourg ne tarda pas à devenir une ville et même une ville très populeuse, car en dépit de plusieurs destructions partielles qui lui furent infligées par les Anglais du XIIIème au XVIème siècle, on n’y comptait pas moins de 36 grandes rues dont plusieurs existaient encore en 1686, telles que la rue Neuve, la rue du Four, la rue Blanche, (ru Guen) la rue des Orfèvres et dont quelques autres telles que la rue Angevine, la rue des Cordonniers, la rue Auquerne et la petite rue Saint-Mahé (Mathieu) se trouvent mentionnées dans les actes publics. Pour donner une idée de l’importance de cette ville à la fin du XVIème et au commencement du XVIIème siècle, il suffira de rappeler que le roi Henri IV y avait institué, par lettres patentes du mois de Novembre 1602, outre le marché hebdomadaire qui s’y tenait le jeudi de chaque semaine cinq foires annuelles dont l’une ne durait pas moins de trois jours. Ces foires avaient lieu la première la veille, le jour et le lendemain de la Saint-Mathieu (22, 23 et 24 février) la 2ème le lendemain de l'Annonciation (10 avril) la 3ème le lendemain de la Visitation (3 juillet) la 4ème le jour de la Saint Laurent (10 août) et la 5ème le lendemain de la Présentation (22 novembre).
Et pourtant l’éclat dont rayonnait l’importante cité de Saint-Mathieu n’était qu’un pâle reflet de la splendeur de l'Abbaye elle-même qui vit augmenter, d’année en année, le nombre et l’étendue de ses propriétés et de ses privilèges. Il ne rentre pas dans le modeste cadre que nous nous sommes tracé de faire le relevé exact de toutes ces propriétés et de tous ces privilèges avec l’indication précise des différentes époques auxquelles remontent ces donations pieuses et la nomenclature des généreux bienfaiteurs qui les ont concédées. Peut-être même un inventaire de ce genre serait-il impossible à reconstituer aujourd’hui que les archives du monastère ont été dispersées aux quatre vents et pour la plupart anéanties. Nous nous contenterons de relater, d’après les trop rares documents échappés à la destruction, tout ce qui nous a paru offrir quelque intérêt au lecteur et mieux lui faire connaître la riche Abbaye dont aujourd’hui il ne reste plus que des ruines.
Nous ne dirons rien de la période qui s’étend depuis la mort de Saint Tanguy (594) jusqu’au commencement du XIIème siècle : non que l’étude des origines d’une abbaye de cette importance soit dénuée d’intérêt, mais parce que les actes authentiques relatifs à cette époque ont entièrement disparu. La perte de ces précieux documents remonte au milieu du XVIème siècle, alors que l'Abbé Hamon Barbier se trouvait à la tête du monastère. On vivait en ce temps-là dans la crainte continuelle des Anglais qui, depuis trois siècles, venaient faire de fréquentes descentes sur ce point de la côte et ravageaient la contrée.
Le bon Abbé qui tremblait de voir tomber les archives de son couvent entre les mains rapaces de l’ennemi crut devoir, pour plus de sûreté, les faire transférer en 1536, au château de Kerjean qu’habitait sa famille. Mais l’idée ne fut pas des plus heureuses car lorsque, l’heure du danger une fois passée, le monastère voulut rentrer en possession de son bien, les seigneurs de Kerjean — soit qu’un peu de sang anglais se fut fourvoyé dans leurs veines, soit qu’ils prissent à tâche de contester aux fils de la perfide Albion toute espèce de monopole, même celui de la mauvaise foi — les seigneurs de Kerjean, dis-je, opposèrent un refus formel à ses justes revendications.
Mais, à défaut de preuves écrites, établissant d’une manière irréfutable la situation prospère de l'Abbaye à la fin du XIème siècle, on peut conclure à son état florissant de ce seul fait qu’en 1104, le pape Pascal II conféra à l'Abbé Gurhède les insignes pontificaux, c’est-à-dire le droit de porter l’anneau, la crosse et la mitre, privilège qui fut continué, par concession papale, à tous ses successeurs tant que le monastère fut sous la direction d'Abbés Réguliers, c’est-à-dire jusque vers 1486, à la mort de l'Abbé Jean Nouël.
Maintenant que le souverain pontife venait d’honorer l'Abbaye Saint-Mathieu d’une aussi haute distinction, les seigneurs de Léon, qui de tous temps, avaient été les bienfaiteurs du monastère, ne pouvaient faire moins que de redoubler encore de générosité. Aussi le comte Hervé de Léon joignit-il, dès 1157 aux importantes concessions de terrain que ses ancêtres avaient faites aux moines (et afin d’obtenir la rémission de ses péchés comme le dit expressément l’acte de donation déposé entre les mains de l'Abbé Pérennès, le 6 juillet 1157), l’abandon de tous les droits et privilèges qu’il s’était jusque-là réservés sur ces terres et dépendances et notamment le droit d’épaves et de naufrage que les Ducs de Bretagne avaient vendu fort cher à sa famille. Les moines, de leur côté, reconnurent cette libéralité en faisant participer le généreux bienfaiteur et sa famille, par décision du 8 juillet de la même année, à tous les offices qui seraient célébrés à perpétuité dans leur Abbaye. Douze ans plus tard (1169) le même Hervé, ne voulant pas demeurer en reste de générosité, donna aux Religieux de Saint-Mathieu la nue propriété de l’île Beniguet. En 1206, un autre Hervé, comte de Léon, petit-fils du précédent, qui, selon toute apparence avait, lui aussi, quelque gros péché à se faire pardonner, accorda à l'Abbaye une rente perpétuelle de trois perrées de froment, mesure de Plouvien, et une quarantaine d’années plus tard (1248) un descendant de celui-ci, éprouvant à son tour le besoin de tranquilliser sa conscience timorée, constitua aux bons moines une nouvelle rente de grains. C’est du reste dans l’intervalle de ces cent dernières années (1150-1250) que fut construite la superbe église abbatiale, dont on admire encore aujourd’hui les ruines et tout naturellement les différents Comtes de Léon qui se sont succédé dans ce laps de temps et surtout les deux Hervé contribuèrent, pour une large part, aux frais de cette construction.
Par toutes ces libéralités jointes à celles qu’ils octroyaient à d’autres établissements religieux et notamment au prieuré de Sainte-Melaine à Morlaix, les seigneurs de Léon finirent par déranger leur fortune à ce point qu’en 1265, un autre Hervé, le 5ème du nom, se vit dans la nécessité d’aliéner une partie de son patrimoine qui ne tarda pas à passer morceau par morceau entre les mains du Duc de Bretagne Jean le Roux. Douze ans plus tard (1277) le malheureux Comte était ruiné de fond en comble en dépit du proverbe « l’aumône n’appauvrit personne » et réduit à vendre au Duc jusqu’à un cheval qui lui avait été donné pour faire son voyage en Terre Sainte. Il ne lui restait même plus son titre seigneurial, car dans l’acte qui constate cette vente, il est nommé Hervé jadis Vicomte de Léon.
Mais la reconnaissance des moines survécut à l’effondrement de la fortune du malheureux Comte. Dans un chapitre général tenu en 1332, le lundi après la translation des reliques de Saint Benoît, l’abbé Guillaume fit décréter que, pour perpétuer le souvenir des nombreuses donations faites par les seigneurs de Léon à l'Abbaye de Saint-Mathieu et à ses prieurés et pour reconnaître notamment les bons sentiments de Hervé, Sire de Noyon, un de leurs descendants qui, non content de s’être armé à plusieurs reprises pour la défense de l'Abbaye, venait encore de faire restaurer à ses frais l’autel de Saint-Egide et de Saint-Loup au prieuré de Goelo-Forêt, dépendant de l'Abbaye, il serait dit à perpétuité, à ce même autel, par les soins du Prieur, trois messes par semaine le lundi, le mardi ou mercredi et le samedi, la première pour les membres défunts et les deux autres pour les membres encore vivants de cette généreuse famille qui, de plus, participeront à toutes les prières et à toutes les bonnes oeuvres de l'Abbaye et de ses prieurés à perpétuité. Et, lorsque onze ans plus tard (1343) l’abbé Philippe fit dresser le cartulaire de son abbaye, il ne manqua pas, dans la préface écrite de sa main, de rappeler à la reconnaissance des moines et à l’imitation des fidèles les nombreux actes de libéralité accomplis au profit du couvent par les seigneurs de Léon.
Mais la ruine totale des Comtes de Léon n’empêcha pas la fortune de l'Abbaye de Saint-Mathieu de poursuivre sa marche ascendante ; car, à défaut de cette source de revenus subitement tarie, les moines en avaient bon nombre d’autres qui donnaient très abondamment. Du reste, à moins d’être mis au pillage (ce qui, en ce temps-là, arrivait encore assez souvent) les établissements religieux et surtout ceux de l’importance de l'Abbaye de Saint-Mathieu ne pouvaient manquer d’être dans une situation prospère ; car les moines n’employaient à leur entretien personnel et au soulagement des pauvres que les revenus de la communauté sans jamais toucher au capital, qui, sans cesse alimenté par la générosité des fidèles, ne pouvait que croître et embellir.
Les causes d’accroissement de la fortune des moines étaient du reste nombreuses et variées (Cf. Pitre-Chevalier, La Bretagne ancienne, p. 263 et suivantes). C’étaient en première ligne l’apport de jeunes novices et les legs qui leur arrivaient après leur entrée en religion ; car, de tout temps, les moines héritaient de leurs parents laïques tandis que depuis le IXème siècle les laïques n’héritaient plus des moines, leurs parents. C’étaient les dotations de toute nature accordées par les familles nobles en reconnaissance de l’instruction que leurs enfants avaient reçue au couvent, c’étaient les droits perçus pour l’inscription au Livre de Vie ou sur le Rouleau des Morts, sortes de catalogues que l’on faisait circuler dans tous les prieurés dépendant de l'Abbaye pour faire connaître aux moines les noms des vivants et des morts qui devaient tout particulièrement participer aux prières et aux boums œuvres de la communauté. C’étaient les rachats des peines de l’excommunication ou d’autres peines ecclésiastiques car dès le XIème siècle, on pouvait s’exonérer à prix d’argent des pénitences publiques infligées pour les grands crimes, c’étaient les amendes encourues pour les scandales publics [Note : C’est ainsi que l'Abbé Alain Tolegars, prêtre et choriste de la Cathédrale de Quimper, fut condamné pour crime d’adultère à la privation de l’habit de choeur, à jeûner 4 jours de rang au pain et à l’eau, à payer 100 s. au profit de la fabrique, à visiter sans surplis les Eglises de N.-D. de Folgoet et de Saint-Mathieu au diocèse de Léon, et à y porter un florin de France (Acte de 1468). Cf. Ch. Fierville : Notice sur le Cartulaire de Quimper] et les infractions aux Lois de l’Eglise, notamment celles concernant le jeûne, l’abstinence et la sanctification du Dimanche [Note : Ces mesures de rigueur contre des délits ne relevant que du for intérieur n’ont pas trop lieu de nous surprendre de la part des moines, puisqu’à la fin du XVIème siècle le grave Parlement de Bretagne lui-même crut devoir sévir « contre les mangeurs de viande en carême ». Par deux arrêts successifs du (4 mars 1594 et 10 février 1595), il nomma des commissaires spéciaux « chargés de se rendre dans les hôtelleries suspectes d’accoutrer (d’accommoder) des viandes en leurs maisons les jours prohibés afin d’informer (dresser procès-verbal) contre ce délit ». Cf. H. Carré, Le Parlement de Bretagne après la Ligue, p. 526]. C’était, à l’usage des riches, le droit de mourir revêtu de l’habit monastique et entouré de toutes les reliques du monastère ; ce qui ne leur coûtait qu’une partie des biens terrestres qu’ils étaient sur le point de quitter pour toujours et leur assurait en retour un meilleur accueil à la porte du ciel : c’était enfin, pour les mieux rentés de tous, le droit d’être enterré dans l’intérieur du cloître, car, depuis le XIème siècle, les princes et les seigneurs bretons payaient à prix d’or le privilège de reposer au milieu des tombeaux des abbés et des moines sous des dalles consacrées nuit et jour par la prière [Note : L’existence de ces tombes seigneuriales dans l'Abbaye de Saint-Mathieu est mentionnée dans le manuscrit du R. P. Simon 140 Tort. Alia sunt tum in capellis tum in Ecclesia passim sepulchra scutis insignita, nobilium nonnulla, plura monachorum, quorum pauca e terra sunt levata, coetera solo aequata].
Et notez que dans cette énumération déjà fort longue ne figurent ni les messes commandées par centaines, ni les droits de collation aux nombreux prieurés qui dépendaient de l'Abbaye, ni les sommes prélevées sur le casuel des églises paroissiales de son ressort, ni les quêtes à domicile, ni les dons volontaires déposés dans les troncs, ni les legs plus ou moins importants faits par les fidèles [Note : C’est ainsi que nous lisons, p. ex. : dans un testament fait en 1521 par Nicolas Coatenlem sieur de Keraudy, l’armateur de la fameuse Cordelière. « Ordonne le dict testateur estre paié aux esglises et chapelles de saincts et sainctes cy après scavoir : (suit une très longue énumération). A Monsieur Sainct Mahé, de Long-Mahé (pour Loc-Mahé, c’est-à-dire Saint-Mathieu) … ung escu], ni les droits perçus pour l’imposition des reliques, ni quantité de fondations pieuses [Note : Il n’y avait pas que des laïques a faire de ces fondations pieuses : les religieux ont apporté leur contingent. C’est ainsi que le 4 novembre 1505 le frère Christophe Kermellec constitua à l'Abbaye : 1° une rente en espèces de 44 liv. 17 sols 6 deniers : 2° une rente en nature, seize boisseaux de froment, en échange de : 1° une messe basse à dire tous les dimanches à l'Autel de N.-D. de la Pitié ; 2° une messe chantée dite de Requiem à célébrer autant que possible à l’issue de la messe basse ; 3° deux antiennes à chanter sur la tombe du fondateur le dimanche avant la procession ; 4° un obit le jour anniversaire de sa mort. — Le 5 février 1512, l'Abbé Jean Brunet léguait à l'Abbaye une rente de 26 liv. en échange d’un certain nombre de prières stipulées dans l’acte de donation. — Le 11 mai 1530 le frère Jean Thibault donnait à l'Abbaye : 1° une rente de 15 l. 7 s. 4 d. ; 2° une rente de deux boisseaux de blé, mesure comble de Gouesnou, le tout partageable par moitié entre l'Abbé et les religieux et demandait en échange : 1° une messe basse à dire le lundi de chaque semaine, à l’autel Saint-André ; 2° deux services solennels « à diacre, sous-diacre, chape et sonnerie » à célébrer l’un, le jour anniversaire de sa mort, l’autre, le jour de Saint Clément] dans le genre de celle faite par Tanguy, Bernard et Guillaume, seigneurs du Châtel qui, suivant une vieille tablette de cuivre scellée dans l’un des murs du cloître et qui se voyait encore en 1681, abandonnèrent aux moines de Saint-Mathieu, en échange de trois messes par semaine, le droit de percevoir les dîmes dans les paroisses de Guilers et de Quilbignon et d’autres biens. N’y figurent pas non plus le produit des terres, métairies et convenants de l'Abbaye ni les revenus provenant de l’exercice des droits seigneuriaux de toute nature depuis les humbles droits de péage, de minage et de mesure [Note : L'Abbaye seule avait le droit, sur toute l’étendue de ses fiefs, de mesurer les grains, farines, légumes et autres denrées vendues au boisseau ou à la mine (d’où le nom de droit de minage) soit dans les foires ou marchés, soit dans les maisons particulières : ce droit, elle l’affermait moyennant une redevance annuelle. Il en était de même pour le droit de mesurer les vins, dit « Droit de mesure »], de fournage et de mouture [Note : Le Duc Jean II par lettres patentes du 3 novembre 1300 avait reconnu à l'Abbaye le droit d’exiger de tous ses vassaux qu’ils vinssent cuire leur pain au four abbatial et moudre leur farine au moulin du couvent. Aussi l'Abbaye entretenait-elle plusieurs fours et moulins sur ses terres et jusque dans l’île d’Ouessant. Elle percevait, bien entendu, un droit indépendamment du salaire dû au « fournier » (boulanger) et au meunier et si elle affranchissait ses vassaux de cette obligation, c’était moyennant une redevance annuelle], de cohue ou de coutume [Note : Tout marchand qui se rendait aux foires ou marchés (cohues) de Saint-Mathieu, payait à l'Abbaye la somme de 5 sols par chaque étal, plus 5 deniers par livre sur les marchandises introduites dans la Ville soit par terre soit par mer. — C’est ce qu’on appelait le droit de cohue ou de coutume], jusqu’au droit de gerbe [Note : Le droit de gerbe (communément appelé dîme), ne se percevait pas de la même façon sur toute l’étendue des terres de l'Abbaye. Dans les paroisses de Saint-Mathieu, Lochrist et Plougonvelin avec ses cinq trèves (Treff-Ilis, Treff-Mais-Couet, Treff-Meur, Treflez et Trefzeon), ainsi que dans les paroisses de Ploumoguer, Porspoder et Ouessant et dans presque toutes celles du Bas-Léon la dîme était due à la 12ème gerbe, c’est-à-dire que sur 12 gerbes une appartenait au Couvent. Dans 90 autres villages l'Abbé de Saint-Mathieu percevait la dîme conjointement avec le Recteur de la paraisse ; ce dernier était chargé de faire les rentrées de la dîme dont il gardait un tiers pour lui, les deux autres tiers étaient pour l'Abbaye. A Ouessant, où la perception de la dîme en nature n’était pas toujours facile, elle était affermée], d’aubaine [Note : Comme tous les seigneurs féodaux, l'Abbé de Saint-Mathieu héritait dom biens des étrangers qui venaient à mourir sur ses terres], de lods et ventes [Note : L'Abbaye percevait un droit de mutation de 5 sols pour tout objet tenu en fief, qui, par suite de vente ou décès, passait en d’autres mains], de rachats d’amendes judiciaires sans oublier la taille [Note : La taille correspondait à peu près à notre côte personnelle et mobilière actuelle : elle était tantôt perçue directement sur les contribuables, tantôt affermée par l'Abbaye ; les paroisses pouvaient aussi se racheter de la taille par le paiement d’une redevance annuelle à fixer par l'Abbé. Le montant de ces redevances ne dépendait aucunement de l’importances des localités car du XIVème au XVème siècle par exemple nous voyons la simple trève de Trèzéon en Plougonvelin assujettie au paiement annuel de 160 livres, alors que la ville de Saint-Mathieu, à la même époque, n’en payait que 120], les prémices [Note : Les prémices, qui n’étaient dans le principe qu’une oblation volontaire faite à leurs pasteurs par les populations chrétiennes, a l’imitation des Juifs qui offraient à leurs prêtres les premiers fruits de la terre et les premiers-nés parmi les animaux, devinrent, par la suite, une véritable taxe obligatoire. C’est ainsi que le Parlement de Bretagne, par un arrêt du 16 juillet 1637, enjoignit aux habitants de Plougonvelin et de Lochrist « de payer chaque année à l'Abbé de Saint-Mahé (Mathieu) le devoir de demi-prémice consistant pour chaque ménage en un demi-boisseau de froment mesure de Mahé et la douzième gerbe de bleds, pois et fèves ; pour les veufs et les veufbes en deux sols six deniers monnoie, faisant trois sols tournois ; pour ceux qui n’avaient pas labouré ou qui ne faisaient pas gaignerie, c’est-à-dire pour les pauvres, en quinze deniers monnoie ou dix-huit deniers tournois »] et la deshérence [Note : La deshérence était un droit de 12 livres que payaient à l'Abbaye tous ceux qui mouraient sans enfants. Quant aux biens des bâtards, ils passaient entièrement aux mains de l'Abbaye, car la loi ne leur reconnaissait pas d’héritiers], le précieux droit de bris ou de lagan [Note : Ce droit de bris ou de lagan que le Comte Hervé avait concédé à l'Abbaye en 1157 lui fut confirmé en 1390 par lettres patentes du Duc Jean II et le 24 janvier 1498 par lettres patentes du roi Charles VIII. Par ce droit l'Abbaye devenait propriétaire des dépouilles de ceux qui venaient périr aux côtes des paroisses de Saint-Mathieu, Plougonvelin et trève de Lochrist, sans préjudice du dixième du produit de la coque, du gréement et de la cargaison de tout navire qui se brisait aux ports et havres de Saint-Mathieu, de Brest et du Conquet] apanage des seigneurs les plus puissants ; car l'Abbé de Saint-Mathieu n’était pas seulement supérieur de monastère, il était encore seigneur haut-justicier qui, pour le temporel, ne reconnaissait au-dessus de lui que le Duc de Bretagne : encore la suzeraineté de ce dernier était-elle plus nominale que réelle.
Aussi, dès la fin du XVIème siècle, la fortune de l'Abbaye de Saint-Mathieu était-elle si considérable que lorsqu’à la mort de l'Abbé Hamon Barbier, les moines envoyèrent à la Cour de Rome un état détaillé des revenus du couvent qui devait servir de base pour la fixation des Droits d'Institution à acquitter par le futur abbé, le Pape Jules III ne put s’empêcher de s’écrier en parcourant cette liste interminable de biens devenus vacants par la mort du titulaire : « Grand Dieu ! tous les Abbés de Bretagne sont-ils donc morts le même jour ? ».
La puissance des Abbés de Saint-Mathieu marchait de pair avec la fortune du monastère. L'Abbé, qui était de droit « Conseiller du Duc pour toute chose publique » et comme tel avait sa place assignée au Parlement de Bretagne, possédait la juridiction suprême [Note : C’est-à-dire qu’il avait le droit de prononcer sur tout ce qui est aujourd’hui du ressort de la cour d’assises, des tribunaux civils, correctionnels et de simple police] « sur toute l’étendue de ses fiefs et seigneuries ». Cette juridiction, il l’exerçait à Saint-Mathieu tous les mercredis par un Sénéchal ou son lieutenant, un procureur du fisc, un greffier, des notaires publics, des agents du fisc, des collecteurs d’impôts et des sergents à verge [Note : L’entretien de ces fonctionnaires ne coûtait pas bien cher à l'Abbaye, car ils n’émargeaient pas sur le budget du monastère ; bien au contraire, c’étaient eux qui payaient une redevance annuelle aux moines, quitte à se rattraper sur les délinquants. En 1675, par exemple, l’office de Sénéchal « seul juge à Saint-Mahé » était affermé pour 350 livres ; celui de procureur-fiscal pour 15 livres et celui de greffier pour 60 livres]. Il avait même le droit de glaive et les fourches patibulaires, marque de cette pleine puissance, se voient encore aujourd’hui à l’entrée du bourg à la bifurcation de deux chemins dont l’un conduit au phare et l’autre à Lochrist : ce sont deux monolithes surmontés d’une croix, distants l’un de l’autre d’environ deux mètres et connus dans le pays sous le nom de Gibet des Moines [Note : Il n’y avait pas de bourreau à Saint-Mathieu ; quand une exécution devait avoir lieu, c’était le voyer de la ville de Saint-Renan qui était tenu d’y procéder].
Pour le spirituel, l'Abbé de Saint-Mathieu n’était pas moins bien partagé. Il ne relevait que du Pape et exerçait dans son ressort une juridiction absolue et complètement indépendante de celle de l'Evêque diocésain. Il avait le droit de collation aux prieurés de Lampol-Plouarzel. — Saint-Renan (Ville). — Saint-Renan (Ile-de-Molène). — Sainte-Croix à Lochrist. — Beuzit-Conogan (autrement dit de la Boissière) près de Landerneau. — Saint-Mathieu — Breventec (près de Plabennec). — Saint-Mathieu de Morlaix. — Lanthunou (près de Lannilis). — Sept-Saints à Brest. — Le prieuré-cure de Goelo-Forêt (aujourd’hui La Forêt) près de Landerneau.
Il avait de plus le droit de présentation aux églises paroissiales de N.-D. de la Grâce à Saint-Mathieu. — Plougonvelin. — Plouarzel. — Ploumoguer. — Plouzané. — Beuzit-Conogan. — Saint-Renan (Ville). — Saint Renan (Ile-de-Molène). — Sept-Saints à Brest. — Quilbignon et Guilers.
Mais il va sans dire qu’avant d’arriver à l’apogée de sa fortune et de sa puissance, l'Abbaye de Saint-Mathieu eut aussi bien des mauvais jours à traverser. Très certainement elle dût ressentir le contre-coup des luttes interminables qui ensanglantèrent la contrée jusqu’à la fin du XIIème siècle, mais à part l’invasion des Normands, qui, en 875, pillèrent le bourg et le monastère, le souvenir de ces infortunes n’est pas arrivé jusqu’à nous. Ce qu’il y a de certain, c’est que dès le commencement du XIIIème siècle (1207), les Anglais, sous la conduite de Jean sans terre, enhardis par la facilité avec laquelle ils s’étaient emparé du Conquet, vinrent s’établir dans la ville de Saint-Mathieu dont ils firent une place d’armes et d’où ils ne furent délogés qu’en 1218. En 1242, nouvel émoi à Saint-Mathieu où l’on s’attendait d’un jour à l’autre à voir revenir les Anglais. Cette fois, il est vrai, les bons moines, qui avaient en toute hâte fait exécuter quelques moyens de défense pour empêcher la descente, en furent quittes pour la peur ; mais, un demi-siècle plus tard, ils ne s’en tirèrent pas à si bon compte [Note : Déjà 7 ans auparavant (12 août 1288) il y avait eu à Saint-Mathieu une échauffourée à laquelle des Anglais se trouvèrent mêlés ; voici à quel propos. Le Duc Jean Ier avait, depuis bon nombre d’années, affermé les sécheries de poisson du Conquet et de Saint-Mathieu à des marchands de Bayonne. Un beau jour, il prit fantaisie aux gens de la côte de chercher noise aux Bayonnais et de vouloir les empêcher d’exercer leur industrie. Des Anglais qui croisaient dans ces parages se joignirent aux Bayonnais et, de concert avec eux, mirent le feu au port et à l'Abbaye. Les moines se plaignirent au Duc qui transmit leurs plaintes au Roi d'Angleterre. Celui-ci désavoua les coupables et les obligea à payer 3.581 livres en réparation du dommage qu’ils avaient causé].
En effet, au mois de janvier 1296, une flotte anglaise composée de 352 voiles et placée sous les ordres de Henri de Laci, comte de Lincoln, vint jeter l’ancre dans la petite rade foraine de Portz-Liogan, entre le cap Saint-Mathieu et le Conquet. Aussitôt les habitants de la côte, qui ne connaissaient que trop bien le but intéressé de cette visite, se sauvèrent à toutes jambes, emportant ceux de leurs biens qui pouvaient se transporter le plus facilement. L’amiral anglais qui avait avec lui 26 bannerets, 700 gens d’armes et un grand nombre de fantassins, mit à terre une compagnie de débarquement qu’il lança à la poursuite des fuyards pour les sommer de rentrer dans leurs foyers, de fournir contre remboursement des vivres destinés au ravitaillement de sa troupe et de faire leur soumission au roi d'Angleterre (Edouard Ier). Les Bretons revinrent en effet sur leurs pas et demandèrent pour la livraison des vivres un délai qui leur fut accordé, mais qu’ils employèrent en réalité à sauver le restant de leurs meubles.
Outré de se voir joué de la sorte, l’amiral anglais fit débarquer toutes ses troupes et leur ordonna de ravager le pays. Ses ordres ne furent que trop bien exécutés. Ses soldats se ruèrent sur la Ville de Saint-Mathieu, tuèrent un grand nombre d’habitants, incendièrent quantité de maisons ou les mirent au pillage. De là ils se rendirent au couvent, enfoncèrent les portes et firent main basse sur tout ce qui pouvait s’emporter [Note : Le poids ne les effrayait guère à ce qu’il parait, car, parmi les objets enlevés ce jour on cite même sept belles cloches et deux buffets d’orgue] ; puis, fiers de leurs exploits et chargés de butin, ils s’en retournèrent à leurs vaisseaux. Le lendemain, quand ou fit l’inventaire du produit de ces déprédations, on trouva parmi les objets volés quelques vases sacrés, des ornements d’église et.... la tête de Saint Mathieu. Mais l’amiral anglais, qui savait apparemment combien il est difficile de rester maître absolu de son bâtiment avec une tête d'Apôtre à bord, la fit sagement restituer aux moines [Note : Cette restitution fut même l’objet d’une pieuse légende d’après laquelle Saint Mathieu aurai apparu en personne au chef de la flotte anglaise, pour le sommer de faire réintégrer son crâne à l’endroit où ses hommes l’avaient pris : cette légende inspira à son tour quelqu'artiste ignoré et devint le sujet d’un tableau qui pendant longtemps se voyait au bas de l'Armoire aux Reliques du couvent] avec tous les objets ayant appartenu au culte, à l’exception du vin de messe qui reçut une destination profane.
Pour parer à de telles éventualités, les Moines de Saint-Mathieu résolurent d’élever autour de leur Abbaye une enceinte fortifiée dans le goût de l’époque. Mais lorsqu’ils voulurent mettre à exécution leur projet péniblement élaboré, ils se heurtèrent à pas mal de difficultés, car une dizaine de propriétaires, dont les immeubles devaient être compris dans le tracé de la nouvelle enceinte, jetèrent les hauts cris. Les moines s’adressèrent alors au Duc de Bretagne pour obtenir l’autorisation de passer outre à ces protestations et ne manquèrent pas de lui faire remarquer que cette forteresse « absolument indispensable pour la garde de leurs saintes reliques » pourrait rendre de grands services au pays en cas d’invasion ennemie. Après avoir fait procéder à une sorte d’enquête de commodo et incommodo par son « amé et féal » Chevalier Guillaume de Baden, le Duc se décida enfin, le jeudi après la nativité de Saint Jean-Baptiste de l’an 1332, à permettre aux moines d’élever leur mur et « forturiace » (forteresse) et de démolir, quand ils le jugeraient convenable, les maisons situées à neuf pieds de distance du mur d’enceinte, à condition que la démolition de ces maisons et leur reconstruction dans un autre quartier de la Ville fussent faites aux frais de l'Abbaye (Cf. Archives du château de Nantes). Les travaux, commencés aussitôt, furent menés assez rondement, mais à peine la forteresse fut-elle achevée qu’elle eut à soutenir plusieurs sièges en règle.
En effet, la guerre civile venait d’éclater à propos de la compétition de Charles de Blois et de Jean de Montfort au Duché de Bretagne. La neutralité en ce temps-là était chose inconnue et l'Abbaye de Saint-Mathieu crut devoir, comme du reste la plupart des monastères du Léonnais, se prononcer en faveur de Jean de Montfort, soutenu par les Anglais, tandis que la ville de Saint-Mathieu prit fait et cause pour Charles de Blois que pâtronait le roi de France. Pour faire valoir ses prétentions sur le Duché de Bretagne, Jean de Montfort quitta l'Angleterre avec une flotte considérable, débarqua ses troupes à Saint-Mathieu, prit possession de la forteresse que les moines, « ses amez et féaux », lui ouvrirent toute grande, puis, solidement établi dans la place, il ne se fit pas faute de malmener les habitants de la Ville, qui lui avaient préféré son rival. Aussitôt les partisans de Charles de Blois d’accourir en armes pour venger les mauvais traitements infligés à leurs alliés. Pendant huit ans (1342-1350) des combats acharnés furent livrés sous les murs de la forteresse, qui fut alternativement occupée par les troupes, de l’un et l’autre compétiteur et enfin totalement ruinée à l’exception du Château [Note : Ce qui prouve que durant cette guerre le Château de Saint-Mathieu ne fut qu’endommagé (et non pas démoli comme d’aucuns le prétendent). c’est un acte sur peau de vélin, daté de Paris le 15 janvier 1358, dans lequel il est dit en substance : Raoul de Cahors ou de Quercy, chevalier. Seigneur de Beauvois-sur-Mer, en présence du Conseil secret du Roy de France, s’engage … etc..., etc..., à mettre en état le château de St Mathieu-Fine-Terre afin de repousser les navires des ennemis parcourant ces rivages (Cf. Archives Nationales, J 637, N° 2], sans que cette destruction des ouvrages de défense mît fin aux horreurs de la guerre civile. Même la mort de Charles de Blois, tué à la bataille d'Auray (29 septembre 1364) et l’illusoire Paix de Guérande, signée le 12 Avril de l’année suivante et violée presque aussitôt, ne ramenèrent pas le calme sur ce coin de terre si cruellement éprouvé ; car, cinq ans plus tard (1370), les Anglais continuaient toujours, au mépris des traités, à occuper Saint-Mathieu et à rançonner le pays.
C’est alors que Du Guesclin nommé depuis peu Connétable du Royaume (2 Octobre 1370), envoya contre eux Olivier de Clisson, qui les rejoignit à Saint-Mathieu au moment où, gorgés de dépouilles, ils allaient enfin remonter sur leurs vaisseaux pour s’en retourner dans leur patrie. Olivier de Clisson les attaqua aussitôt aux cris de « Du Guesclin ! Clisson ! A mort traîtres ! mécréants ! jamais en Angleterre ne rentrerez sans mortel encombrier ! ». Sur 1.200 Anglais 900 furent tués ou noyés, les 300 autres furent faits prisonniers. De ce nombre était leur chef, Robert de Neufville, qui ne recouvra sa liberté que moyennant une forte rançon.
Une fois débarrassés des Anglais, les habitants de la ville de Saint-Mathieu se mirent en devoir de faire exécuter rapidement quelques ouvrages de fortification passagère en vue d’empêcher une nouvelle descente ennemie sur ce point du littoral : moins de deux ans plus tard les Anglais se chargèrent de leur démontrer l’insuffisance de ces moyens de défense. En effet, au mois d’octobre 1372 le même Robert de Neufville, nommé Gouverneur de Brest en vertu d’un traité secret passé le 21 février de la même année entre le Roi d'Angleterre et le Duc de Bretagne, débarqua à Saint-Mathieu avec 400 lances [Note : La lance armée se composait de six à dix combattants] et 400 archers, détruisit les travaux exécutés par les habitants de la Ville puis alla prendre possession de Brest.
Au printemps de l’année 1375 le Duc Jean qui s’était réfugié en Angleterre le 28 Avril 1373 « parceque, dit la chronique de Saint-Brieuc, on lui refusait partout l’entrée de ses villes et châteaux à cause de la séquelle d'Anglais ou Saxons qu’il traînait après lui » eut l’idée de revoir son Duché. Il s’embarqua à Southampton avec 2.000 hommes d’armes et 3.000 archers sous les ordres du Duc de Cambridge et vint aborder à Saint-Mathieu vers le commencement du carême. Il voulut aussitôt prendre possession de la forteresse de Saint-Mathieu et comme la poignée de braves à qui était dévolue la défense de la place refusa énergiquement d’y laisser pénétrer des Anglais, le Duc, exaspéré de leur refus, fit donner l’assaut et passer la garnison entière au fil de l’épée. Terrifiés par cet exemple, les habitants de la ville s’empressèrent de faire leur soumission et d’implorer la clémence du vainqueur. Cette fois ils furent traités avec douceur ; mais, lorsqu’à quelque temps de là, ces mêmes troupes anglaises, serrées de près par Du Guesclin, durent se replier sur Saint-Mathieu pour regagner leurs vaisseaux, elles ne manquèrent pas de mettre le feu aux quatre coins de la Ville.
Durant le quart de siècle qui suivit, les habitants de Saint-Mathieu jouirent d’une paix relative qu’ils utilisèrent à réparer, dans une certaine mesure, les désastres des dernières années : mais, à peine eurent-ils relevé leur ville de ses cendres, que les Anglais vinrent l’y replonger.
En effet, au mois de Mars 1403, les Anglais parurent de nouveau sur les côtes de Bretagne et risquèrent timidement plusieurs descentes. Enhardis par l’impunité, ils se permirent même dans le courant du mois de juin, de capturer dix bâtiments de transport vides et un onzième chargé d’une riche cargaison. Cet acte de piraterie réveilla, chez le vieux Clisson, sa haine contre la nation anglaise. Trop âgé pour prendre lui-même la mer, il excita les Bretons à ne pas laisser impunis de tels forfaits. A son appel une flotte de trente vaisseaux emportant 1.200 hommes, sous les ordres de Guillaume du Châtel, de Du Bois et de Penhoat père et fils partit de Roscoff dans les premiers jours de juillet et rejoignit les corvettes anglaises, qui étaient à l’ancre devant Saint-Mathieu. Le lendemain, dès l’aube, s’engagea un combat acharné qui dura de 3 heures du matin à 9 heures et dans lequel les Anglais perdirent quarante vaisseaux, plus de six cents hommes tués ou noyés et environ neuf cents prisonniers.
Quatre mois plus tard (novembre 1403) les Anglais prirent une revanche sanglante. William de Villefort parût sur les côtes de Bretagne avec six mille hommes de troupe, répartis sur une flotte considérable, captura une quarantaine de vaisseaux venus de La Rochelle, chargés de vin, de fer et d’huile, mit le feu à une quantité de bateaux à peu près égale ; puis, ayant fait débarquer ses troupes à Saint-Mathieu, il tailla en pièces cinq ou six mille Bretons accourus pour s’opposer à cette descente et incendia la ville de Saint-Mathieu.
Encouragés par ce succès, les Anglais revinrent l’année suivante (1404) sous les ordres du Comte de Beaumont, mirent tout à feu et à sang, puis se dirigèrent sur Brest. Mais Tanguy du Châtel, à la tête d’une poignée de paysans rassemblés à la hâte et armés d’arbalètes, de fourches et de fléaux, harcela les envahisseurs et les obligea à ralentir leur marche, ce qui permit au Maréchal de Rieux d’accourir avec 700 hommes d’armes pour leur barrer le passage. Après un combat meurtrier, dans lequel Tanguy du Châtel s’étant frayé un chemin jusqu’au Comte de Beaumont l’étendit à ses pieds d’un coup de sa lourde hache d’armes, les Anglais durent battre en retraite et regagner leurs vaisseaux non sans laisser de nombreux prisonniers entre les mains des Bretons. Le bruit de ces évènements parvint aux oreilles de l'Amiral de Bretagne Jean de Penhoat (alors occupé à l’armement d’une flotte à Roscoff) juste à temps pour lui permettre de courir sus aux Anglais et de rendre leur déroute complète. Il les rejoignit à Saint-Mathieu au moment où ils allaient prendre le large, les attaqua avec impétuosité, malgré l’infériorité du nombre, et en fit un grand massacre. Ce combat, qui ne dura que trois heures, coûta aux Anglais 2.0O0 hommes et quarante navires pris ou coulés à fond.
Un retour offensif de la part des Anglais étant toujours à craindre, sinon à très brève échéance, du moins dans un avenir prochain, les moines de Saint-Mathieu s’adressèrent au Duc Jean V pour lui faire comprendre la nécessité de fermer une fois pour toute cette porte depuis trop longtemps ouverte à l’invasion. Le Duc se rendit à leurs arguments, et le 1er juillet 1409 il signa un édit daté de Rennes (Cf. Archives de Nantes), aux termes duquel il s’engageait à faire faire, à ses frais, une enceinte fortifiée tant autour de l'Abbaye qu’autour de la ville de Saint-Mathieu, et d’entretenir une garnison dans la place. En attendant l’exécution de ces travaux, le Duc se chargeait de faire élever sur les terres de l'Abbaye, une citadelle où les paroissiens de Saint-Mathieu et les tréviens de Lochrist seraient tenus de monter la garde, nuit et jour, sous les ordres d’un capitaine, dont il se réservait la nomination [Note : Le premier qui occupa ce poste fut Alain de Penhoat].
En échange du terrain concédé par les moines pour la construction du château et du corps de garde, le Duc leur abandonnait « le moulin à mer sur l’étang au Vicomte » et les prenait sous sa protection. Cette citadelle fut construite en effet : autour du donjon, grande tour carrée d’architecture mauresque qui se voit encore de nos jours, on éleva un mur d’enceinte haut de trente pieds, large de neuf et flanqué de bastilles. Mais toutes ces belles mesures n’empêchèrent pas les Anglais de débarquer à Saint-Mathieu en 1462 et d’y causer grands dégâts.
Douze ans plus tard (1474) le roi de France (Louis XI) pour déjouer les menées du Duc de Bretagne (François Tel qui venait de pactiser avec le roi d'Angleterre (Edouard IV) fit occuper militairement la forteresse de Saint-Mathieu. Il confia le commandement de la petite garnison à Pierre de Kerimel, auquel il fit délivrer par son garde d’artillerie 2.000 viretons et trois arbalètes à tour pour la défense de la place qui resta désormais au pouvoir du Roi [Note : En attendant la réunion solennelle et définitive de la Bretagne entière à la France (1532)].
Mais de nouveaux faits de guerre ne tardèrent pas à se produire sur ce point du littoral. En 1512, les hostilités s’étant rouvertes entre l'Angleterre et la France, une flotte anglaise sous les ordres de l'Amiral le Grand Henri vint ravager les côtes de Normandie et de Bretagne . Le 10 août, jour de la Saint-Laurent, un combat naval eut lieu en face de Saint-Mathieu entre 80 navires anglais et une vingtaine de navires bretons. Au cours de l’action, Hervé de Portsmoguer qui commandait la Cordelière (récemment construite au bas de la rivière de Morlaix et armée par ordre de la duchesse Anne) accrocha la frégate « La Régente » commandée par le capitaine Thomas Kernevet. Pour lui faire lâcher prise, les Anglais grimpèrent dans les hunes de leur navire, d’où ils lancèrent des fusées incendiaires et force matières inflammables sur le gréement, les voiles et l’oeuvre-morte de la Cordelière. Le feu prit aux munitions et sous l’action d’un violent vent du Nord se propagea avec une rapidité telle, que, dès le début de l’incendie, il fallut renoncer à tout espoir de s’en rendre maître. Portsmoguer voyant son navire perdu sans retour, ne songea plus qu’au moyen d’entraîner son ennemi dans sa ruine. Par une manoeuvre désespérée, il s’efforça de gagner le dessus du vent sur le bâtiment anglais qui, au contact de la Cordelière, ne tarda pas à devenir la proie des flammes ; puis il s’élança tout armé du, haut de la grande hune et disparut dans les flots. Les deux galions « brûlant comme chenevotes » suivant l’expression d’un chroniqueur [Note : Le R. P. Jésuite Georges Fournier (1595-1652) dans son ouvrage intitulé Hydrographie, p. 230], furent poussés par le vent vers l’entrée du goulet où ils s’entre-consumèrent, entraînant dans l’abîme plus de onze cents victimes.
Au printemps de l’année suivante (1513) les Anglais cherchèrent bien à prendre leur revanche ; mais leurs projets furent déjoués par le capitaine Prégent de Bidoux qui, venu de la Méditerranée avec six galères et quatre fustes, leur livra un combat acharné dans l’anse des Blancs-Sablons (22 avril 1513), et les obligea à reprendre le large. Cette journée devint fatale à un grand nombre d'Anglais qui tombèrent à la mer et s’y noyèrent ; on compta parmi les victimes le chef de la flotte, Edward Howard.
Voir " Prégent du Bidoux (chevalier de Rhodes), et Prégent de Kermeno (châtelain de Haultière) ".
Mais, de toutes les descentes ennemies sur ce point de la côte, celle qui fut de beaucoup la plus funeste à l'Abbaye et à la ville de Saint-Mathieu et qui contribua le plus à répandre dans toute la contrée la terreur et l’exécration du nom anglais, ce fut, sans contredit, celle opérée le 29 juillet 1858 par les forces navales combinées de l'Angleterre et des Pays-Bas.
Moitié pour se venger de la perte de Calais qui lui avait été repris par le Duc de Guise, le 8 janvier de cette même année, moitié pour seconder les entreprises de son mari Philippe II qui, à peine appelé au trône d'Espagne et des Pays-Bas par suite de l’abdication de Charles-Quint, son père, avait déclaré la guerre à la France, la reine d'Angleterre, Marie la Catholique, fit armer une flotte considérable qui, de concert avec une escadre hollandaise, devait ravager les côtes de Bretagne. Au mois de juillet, cette flotte, composée de 100 navires de guerre bien équipés, ayant à bord 10.000 hommes de combat outre les matelots et les gens de l’équipage et escortée d’une nombreuse flottille, quittait le port de Porsmouth sous les ordres de l’amiral Clinton. Elle fut rejointe près de l'Ile de Wight par l’escadre hollandaise forte de 30 vaisseaux très-bien équipés dont les plus petits ne jaugeaient pas moins de 1.000 à 1.200 tonnes et placée sous les ordres du vice-amiral de Hollande, Messire Waaken : puis les deux flottes, voguant de conserve, se dirigèrent sur Saint-Mathieu, qui leur avait été désigné comme lieu d’atterrissage.
Le 29 juillet, au matin, les 150 hommes à qui était confiée la défense de la place ne furent pas peu surpris de voir le chenal du Four se couvrir à perte de vue d’une prodigieuse quantité de navires qui, toutes voiles dehors, se rapprochaient de la côte au bruit du canon et au son des trompettes. Ils crurent un instant que le nombre de ces navires dépassait 400 tellement fortes étaient les clameurs que poussaient les gens de l’équipage en arrivant en vue du port de Saint-Mathieu ; ce n’est que lorsque l’ennemi eut cargué les voiles pour opérer la descente qu’on s’aperçut que ce nombre n’atteignait pas 140. Cette poignée d’hommes renforcée par quelques centaines de paysans armés d’arquebuses, de crocs et de mousquets se mit aussitôt en devoir d’empêcher le débarquement des ennemis. Mais ceux-ci, sans se laisser intimider par les 3 petits canons de campagne, les fauconneaux et les quelques passe-volants braqués sur eux, descendirent à terre au moyen de 15 bateaux à fond plat pouvant contenir jusqu’à 500 hommes chacun, massacrèrent tous ceux qu firent résistance ; puis, se partageant en plusieurs colonnes, ils pénétrèrent dans l’intérieur des terres et mirent tout à feu et à sang sur une étendue de plusieurs lieues [Note : Les endroits les plus éprouvés furent, outre la ville et l'Abbaye de Saint-Mathieu, Lochrist, Le Conquet, Plougonvelin, Trébabu et les villages de Kervégant Kergos et Prat-ar-Heren].
Ils auraient même, sans aucun doute, étendu plus loin leurs ravages si Guillaume du Châtel, seigneur de Kersimon, capitaine du Ban et de l'Arrière-Ban de l’évêché de Léon, n’était pas venu modérer leur belle ardeur. A la tête de 9.000 hommes, tant de pied que de cheval, qu’il avait réussi à lever en moins de douze heures, ce brave gentilhomme se porta au devant de l’ennemi et l’obligea à battre en retraite. Dès que les Anglais se virent serrés de près, ils regagnèrent précipitamment la côte et remontèrent sur leurs vaisseaux, laissant leurs alliés aux prises avec l’ennemi [Note : Seize cents Anglais furent faits prisonniers par le Seigneur de Kersimon. Il les envoya au Duc d'Etampes, gouverneur de Bretagne, qui les employa à la démolition des fortifications de Lamballe]. Les Espagnols et les Hollandais soutinrent bravement le choc de cette armée improvisée dont l’effectif augmentait d’heure en heure. Le vice-amiral Waaken, coupé du reste de ses troupes avec six compagnies, lutta comme un désespéré et, malgré des prodiges de valeur, périt avec 500 des siens sous les coups des paysans. Les 130 hommes qui, de ces six compagnies échappèrent au massacre, ne durent la vie sauve qu’à la protection des chefs, car le paysan breton, exaspéré par leurs cruautés, ne donnait généralement pas de quartier.
De l’enquête faite au mois d’avril de l’année suivante par « Jean le Prestre, seigneur de Lezonnet, pensionnaire du Roy en son pays et duché de Bretagne, commis et ordonné par très-haut et puissant Monseigneur le Duc d'Estampes, comte de Penthièvre, lieutenant-général de sa Majesté » il résulte que sur 450 maisons qu’il y avait au Conquet, 8 seulement furent épargnées, sans compter la perte des 37 navires mouillés dans le port, qui furent brûlés et dont l’artillerie, ainsi que la cargaison, furent emportées par l’ennemi ; à Lochrist, sur un nombre de maisons à peu près égal, il n’en resta qu’une douzaine d’intactes ; à Plougonvelin, 220 maisons ainsi que l’église paroissiale furent réduites en cendres en moins de 3 heures. La ville de Saint-Mathieu fut relativement moins malmenée : elle n’eut d’incendiée qu’une cinquantaine de maisons et les églises. Quant à l'Abbaye, elle fut mise dans un assez triste état : l’ennemi lui brûla le dortoir, la sacristie avec les ornements d’églises, chasubles, chapes, dalmatiques, aubes, surplis, étoles, etc., etc. , les stalles du choeur, les images (statues et tableaux) le chapitre (la salle capitulaire) avec son ameublement, l’auditoire [Note : La salle où le Sénéchal rendait la justice] les halles [Note : Sorte de galeries couvertes destinées à abriter les marchands et leurs marchandises, les jours de foire] les greniers et les étables ; il brisa une cloche, en emporta deux autres ainsi que deux orgues. Les seuls dégâts commis dans l'Abbaye furent évalués à un minimum de 6.000 livres, monnaie de l’époque [Note : Quant aux pertes totales subies par les paroisses de Saint-Mathieu, Plougonvelin et Lochrist-Conquet, elles s’élevèrent à plus de 200.000 livres, chiffre dans lequel le château de Pouliorch, situé près de Plougonvelin, figure à lui seul pour plus de 12.000 livres].
Mais tous ces ravages furent promptement réparés, grâce, d’une part, à l’indemnité que reçut le couvent à la suite de cette enquête, et d’autre part, grâce au zèle déployé par l'Abbé Claude Dodieu, ancien vicaire général du diocèse de Rennes qui, depuis 1552, se trouvait à la tête de l'Abbaye. C’était, du reste, un maître administrateur que cet Abbé Claude et un homme d’une très grande valeur. A plusieurs reprises, il avait été chargé par le roi de France de missions délicates et de négociations importantes tant auprès du Pape Paul III, qu’auprès de l’empereur Charles-Quint. Plus tard, alors qu’il était déjà Abbé de Saint-Mathieu, il assista au couronnement de François II, prit part aux Etats Généraux de 1560 et se signala parmi les Pères du Concile de Trente. Et, lorsqu’il mourut, vers 1572, après avoir, pendant près de 20 ans, dirigé l'Abbaye de Saint-Mathieu, les moines, en reconnaissance des nombreux services qu’il avait rendus au monastère, pendant sa longue administration, firent sculpter son écu armorié surmonté d’une crosse en pal à l’entrée du choeur, où il se voit encore de nos jours.
En 1563, les Anglais firent une nouvelle tentative de descente ; mais le Duc d'Etampes, gouverneur de la province, accouru avec 15.000 hommes de troupe régulière, 30.000 hommes de milice bretonne et 8.000 chevaux, les empêcha de mettre leur projet à exécution.
Vers la fin de 1597, les Espagnols, qui ne pouvaient se consoler de s’être laissé arracher le fort de Quélern (9 août 1564) cherchèrent, après trois ans de préparatifs, à prendre leur revanche. Cent vaisseaux, partis de la Corogne et du Ferrol dans le but d’attaquer Brest, arrivèrent à Saint-Mathieu le jour de la Toussaint ; mais, avant même que Sourdéac, gouverneur de Brest, n’eut le temps d’accourir sur la côte à la tête de ses troupes pour empêcher l’ennemi de débarquer, une violente tempête s’était chargée de disperser et d’anéantir cette nouvelle Armada.
A côté des nombreuses invasions ennemies qui, durant plusieurs siècles, désolèrent le pays, l'Abbaye de Saint-Mathieu eut à subir des épreuves d’un autre genre qui ne lui furent guère moins sensibles, à savoir les troubles intérieurs amenés par suite de la collation du titre abbatial à des candidats peu scrupuleux ou même notoirement indignes.
Trop souvent en effet les supérieurs de monastères de ce temps-là, abbés ou prieurs, oubliaient qu’ils n’avaient droit aux revenus provenant de certaines fondations pieuses, qu’à la condition formelle d’entretenir un nombre suffisant de moines pour assurer la célébration des services commémoratifs, de maintenir en bon état les églises, chapelles, maisons conventuelles et autres bâtiments confiés à leurs soins, et de travailler dans une certaine mesure au soulagement des pauvres. Beaucoup d’entre eux ne se faisaient aucun scrupule de détourner ces fonds de leur véritable emploi. C’est ce qui arriva, notamment dans les Abbayes de Saint-Mathieu, de Landévennec, de Daoulas et du Relec, si bien qu’au commencement du XVème siècle Alain, vicomte de Rohan et la Vicomtesse Beatrice sa femme, crurent devoir, en leur qualité de descendants des fondateurs ou bienfaiteurs de ces monastères, se plaindre au pape de ce que les abbés, prieurs et moines négligeaient de célébrer l’office divin et de faire l’aumône aux pauvres, et laissaient les édifices tomber en ruine tout en percevant intégralement les revenus de leurs Abbayes. A la suite de cette plainte, le Pape Jean XXIII enjoignit à l'Abbé de Bonrepos (diocèse de Quimper), par un bref daté de Constance, 1416, de visiter les dites Abbayes et de faire une enquête sérieuse sur les faits reprochés aux moines. Si le résultat de cette enquête établissait que la plainte du Vicomte et de la Vicomtesse de Rohan était fondée, l'Abbé de Bonrepos devait sévir contre les coupables en leur appliquant les censures ecclésiastiques et, au besoin, en les livrant au bras séculier.
Ce fut encore bien pis lorsque l'Abbaye de Saint-Mathieu cessa d’être administrée par des Abbés Réguliers.
A partir de la fin du XVème siècle, en effet, l'Abbaye de Saint-Mathieu fut mise en commende, c’est-à-dire qu’il n’était plus nécessaire de faire partie de la communauté religieuse pour être promu à la dignité d'Abbé qui se conférait à tous venants même à des laïques [Note : Témoin le Seigneur des Roches-Saint-Quentin, en Touraine, qui fut nommé Abbé commendataire de Saint-Mathieu en 1634] pourvu qu’ils fussent bien en cour. Les seules conditions à remplir par l'Abbé commendataire étaient de plaire au Duc (plus tard au Roi), d’être agréé par le pape [Note : Ou vice-versa, suivant l’époque à laquelle le bénéfice devenait vacant ; car, pendant 8 mois de l’année, la nomination des Abbés se faisait par le Pape de l’agrément du Duc et pendant les 4 autres mois par le Duc, de l’agrément du Pape], de payer à la cour de Rome pour l’obtention de la Bulle d’institution un droit qui variait suivant les revenus de l'Abbaye [Note : Au milieu du XVIIème siècle, alors que la fortune du monastère était en pleine décadence, ce droit était encore de 300 florins d’or, soit 1680 livres] et enfin de soumettre cette Bulle à l’approbation du Conseil ou Parlement de Bretagne. L’abbé commendataire n’était pas tenu de résider dans son Abbaye, il s’en trouva même plusieurs qui n’y mirent jamais les pieds [Note : Témoin l’abbé Louis de Menou, originaire de Touraine, qui se contenta de prendre possession de son Abbaye par procuration (20 septembre 1656), il se fit même octroyer par les moines une rente annuelle de cent livres à litre d’indemnité, parce qu’il n’occupait pas son logement abbatial] ; mais qu’il résidât ou non dans son monastère, l'Abbé commendataire ne pouvait exercer aucune juridiction spirituelle sur les moines [Note : Seul, le prieur claustral était chargé de ce soin] ; il se consolait facilement de cette limitation de ses pouvoirs qui, du même coup, l’affranchissait de toute responsabilité et convertissait sa riche prébende en une véritable sinécure. Son rôle se bornait à administrer pour le mieux le temporel de son Abbaye, ce qui lui donnait droit à la jouissance du tiers des revenus du monastère ; quant aux deux autres tiers, ils devaient être employés, par ses soins, à l’entretien des moines, à la réparation de l’église et du couvent et au soulagement des pauvres. Or, il arrivait très souvent qu’après avoir prélevé son tiers sur les revenus de l’année, l’abbé commendataire ne se faisait aucun scrupule de réduire les moines à la portion congrue et de restreindre au strict nécessaire les réparations et les aumônes, afin de réaliser le plus d’économies possible sur le budget de son monastère ; car toutes les sommes restées sans emploi faisaient retour à la masse et grossissaient d’autant sa part de revenus pour l’année suivante. Nul, peut-être, n’excella davantage dans ce genre de voltige que l’abbé Hamon Barbier qui opéra tant de ces revirements de fonds qu’au mois de Décembre 1543 le Parlement de Bretagne dût mettre sous séquestre le temporel de l'Abbaye, à la requête du procureur général [Note : Cette intervention du bras séculier pour contraindre un Abbé à remplir ses obligations n’est pas un fait isolé dans les Annales de Bretagne, ni un cas particulier à l'Abbaye de Saint-Mathieu. Déjà en 1509 le parlement de Bretagne dût faire saisir tous les revenus du Cardinal de Sainte Praxéde pour l’obliger à réparer les bâtiments de ses bénéfices qu’il laissait tomber en ruine (Cf. Archives de la Loire-Inférieure : Registre de la Chancellerie, année 1509 fol. 5 verso].
Mais le comble de la désolation pour l'Abbaye fut lorsque l’abbé commendataire compromettait à la fois les intérêts matériels et la dignité morale de son monastère, comme cela eut lieu pour l'Abbé Cosme Ruggieri, astrologue florentin, attiré en France par la superstitieuse reine-mère Catherine de Médicis et pourvu de l'Abbaye de Saint-Mathieu en 1585.
La vie de ce singulier Abbé ne fut guère édifiante. Nommé d’abord aumônier de la Reine, il fut, peu de temps après, placé par elle auprès de son 4ème fils, le Duc d'Alençon, soi-disant pour lui apprendre l'Italien, mais en réalité pour la tenir au courant des intrigues du parti politique dont le Duc était l’âme. Il trompa la mère au profit du fils qu’elle l’avait chargé d’espionner et travailla de concert avec La Mole et Coconas à placer ce prince sur le trône de France, à la mort de Charles IX (1574), au préjudice de son frère aîné Henri III. Traduit en jugement pour crime de conspiration, il fut mis à la torture et, malgré ses dénégations, condamné aux galères par le parlement de Paris. Remis en liberté quelque temps après, grâce à la haute intervention de la reine-mère, il revint à Paris dans son observatoire que sa protectrice lui avait fait construire par Bullant et fut nommé successivement conseiller et aumônier du Roi, Prieur de Saint-Nicolas de Josselin et enfin Abbé de Saint-Mathieu [Note : Pourvu de la commende de Saint-Mathieu, en 1583, il renouvela à Henri IV le serment de fidélité pour ce bénéfice, en 1607]. En 1598 il passa de nouveau en jugement pour avoir conspiré contre le roi Henri IV, mais réussit encore à se soustraire à la condamnation.
Honteux d’être soumis à l’autorité d’un pareil homme, les moines de Saint-Mathieu provoquèrent une réunion d'Abbés à qui ils demandèrent la destitution de leur supérieur et ceux-ci reconnaissant le bien fondé des griefs formulés contre leur confrère, n’hésitèrent pas à prononcer sa déchéance. Mais l’abbé Cosme avait assez de crédit pour pouvoir se moquer des décisions de ce synode. Il continua de porter le titre d'Abbé de Saint-Mathieu et d’en toucher les revenus jusqu’au jour où le roi Louis XIII, pour mettre fin à la lutte, le décida à renoncer à cette riche prébende moyennant une rente annuelle de 3.000 livres. Sa mort, qui survint le 28 Mars 1615, fut encore l’occasion d’un grand scandale. Le Curé de Saint-Médard s’étant présenté pour lui administrer les derniers sacrements, l’abbé Cosme refusa son ministère en lui déclarant qu’il ne croyait pas en Dieu et qu’il n’avait jamais adoré que les Princes, ses bienfaiteurs. En présence de cette déclaration, le Curé se retira et envoya au moribond quelques capucins chargés de le ramener à de meilleurs sentiments ; mais celui-ci les congédia en leur disant qu’ils n’étaient que des sots. Comme ils persistèrent à lui adresser leurs exhortations pieuses, le menaçant des peines de l’enfer s’il n’ouvrait son coeur au repentir, l’abbé Cosme entra en fureur et leur cria : « sortez tous, fous que vous êtes, il n’y a d’autres diables que les ennemis qui nous tourmentent en ce monde, ni d’autre Dieu que les rois et les princes qui peuvent nous procurer honneurs et richesses ». Là-dessus il mourut. Les moines, qui n’avaient guère plus de charité chrétienne que l’abbé Cosme n’avait de foi, ameutèrent tellement la populace contre lui, que ses restes furent traînés sur la claie [Note : Suivant une croyance populaire, les restes de l’ex-abbé de Saint-Mathieu furent jetés dans une vieille citerne où se trouvait le corps d’un âne en putréfaction : mais c’est là une version erronée due à la fausse interprétation d’une notice latine sur l'Abbaye de Saint-Mathieu parue à Brest dans les commencements de ce siècle et attribuée à M. Miorcec de Kerdanet ; notice dans laquelle il est dit à propos de l'Abbé Cosme Ruggieri « cujus in atheismo de mortui cadaver asini sepultura donatum est », c’est-à-dire, qu’il fut enterré comme (et non avec) un âne]. Lorsque les religieux de Saint-Mathieu apprirent la fin peu édifiante de leur ancien Abbé, ils s’empressèrent de marteler ses armoiries que, de son vivant, il avait fait sculpter dans le choeur.
Voilà sous quels tristes auspices s’ouvrait le XVIIème siècle pour l’abbaye de Saint-Mathieu.
Tous ces troubles intérieurs, joints aux fréquentes invasions ennemies, portèrent un rude coup à la prospérité matérielle du monastère et préparèrent sa décadence que des causes diverses ne manquèrent pas d’accélérer. Tout, en effet, semblait alors avoir pris à tâche de travailler à l’effondrement de la fortune jadis si florissante de la vieille abbaye. Déjà au siècle précédent, le Parlement de Bretagne avait statué que désormais les moines n’hériteraient plus de leurs parents laïques tout comme ceux-ci n’héritaient pas de leurs parents moines. Cet arrêt avait obstrué au couvent une source précieuse de revenus. De leur côté, les Evêques de Léon, profitant du manque d’énergie ou d’autorité de certains abbés et prieurs de Saint-Mathieu, s’étaient attribué pleno jure le droit de collation à plusieurs vicariats ressortissant jusque-là de l'Abbaye et faisaient tous leurs efforts pour étendre le cercle de leurs empiétements. Cette spoliation, bien qu’elle ne visât directement que le Spirituel, n’en lésait pas moins les intérêts matériels du monastère en le frustrant des avantages pécuniaires attachés à l’exercice de ces droits. Ajoutez à cela que ce coin de Bretagne, déjà épuisé par les Guerres de la Ligue, vit bientôt sa population décimée par la peste et la famine, cortège obligé de presque toutes les guerres en un temps et dans un pays où les principes les plus élémentaires de l’hygiène étaient totalement méconnus. La mortalité était effrayante et la misère des survivants n’avait pas de nom. Le sol dépérissait, faute de bras pour le cultiver, les maisons tombaient en ruine sans que personne ne se souciât de les relever ; des villes entières rentrèrent ainsi dans le chaos : la ville de Saint-Mathieu fut de ce nombre, si bien que, soixante-dix ans plus tard, le prieur de Saint-Mathieu put dire avec tristesse en promenant ses regards sur la misérable bourgade qui s’étendait aux pieds de l'Abbaye : « Voilà pourtant ce qui reste d’une cité populeuse, qui naguère ne comptait pas moins de 36 grandes rues » [Note : cf. Archives de France. — Domaine de Brest et Lesneven, t. I. p. 1157 et suiv. ; l’aveu rendu le 6 octobre 1686 par le prieur et les religieux de Saint-Mathieu, agissant tant pour eux que pour Messire Louis de Menou, abbé commendataire, devant Messire René de Loheac, commissaire préposé à la réformation du Domaine].
Rien d’étonnant que, par ces temps particulièrement durs, la rentrée des redevances tant en espèces qu’en nature à acquitter par les censitaires et les tenanciers de l'Abbaye, ne se fit que très difficilement. Tous ces débiteurs du monastère se faisaient, du reste, d’autant moins de scrupule de s’affranchir de leurs obligations que les moines, de leur côté, ne se montraient guère plus exacts à célébrer les offices auxquels ils s’étaient engagés . En même temps que les recettes de l'Abbaye diminuaient, ses frais augmentaient ; car le sénéchal, le procureur-fiscal, le greffer et les autres fonctionnaires qui jadis payaient annuellement une certaine somme au couvent pour avoir le droit d’exercer leur charge, réclamaient maintenant des appointements pour remplir leurs fonctions devenues extrêmement pénibles et très peu lucratives. Peu à peu l'Abbaye se vida : en 1618 il ne s’y trouva plus que quatre religieux, 20 ans plus tard il n’y en eut même plus que deux, encore étaient-ils le plus souvent absents du monastère où l’office divin était célébré avec plus ou moins de régularité par les prêtres séculiers de la paroisse. Et voici qu’en 1631, le Roi lui-même se mit de la curée en dépouillant l'Abbaye de son séculaire droit de bris et d’ancrage, pour l’attribuer à son premier ministre, le Cardinal de Richelieu [Note : Le 18 avril 1627 le Roi, par lettres enregistrées aux Chambres des Comptes de Paris, Rouen et Nantes, donna au Cardinal de Richelieu en tant que Grand-maître chef et surintendant général de la Navigation et du Commerce en France, tous les droits de bris, d’ancrage, de varechs, etc., etc. du Royaume. Le 24 février 1629, la reine-mère lui accorda ces mêmes droits pour le Duché de Bretagne. Ces décisions rencontrèrent, parait-il, quelques résistances ou du moins soulevèrent quelques contestations. Pour aplanir toutes les difficultés, le Roi déclara, par lettres patentes du 26 septembre 1631, enregistrées à Rennes le 28 Avril 1632, que son ministre était autorisé à lever cette taxe dans tous les ports du Royaume où jusque-là on avait négligé de la percevoir et notamment en Bretagne, où il veut qu’à l’avenir on paie trois sols de droit d’ancrage par tonne (cf. Le R. P. Fournier : Hydrographie passim.)].
Telle était la situation déplorable de l'Abbaye, au spirituel comme au temporel, à l’époque où Louis de Fumée, seigneur des Roches-Saint-Quentin la reçut en commende. Pour remédier à ce triste état de choses, le nouvel Abbé s’adressa aux Bénédictins de la Congrégation de Saint-Maur qui, depuis quelques années, travaillaient à la réforme des abbayes de leur ordre et les pria de se charger de celle de Saint-Mathieu. Ceux-ci déclinèrent sa proposition en lui disant que le revenu de ce monastère, défalcation faite de la part attribuée à l'Abbé, ne leur paraissait pas suffisant pour faire vivre le nombre de religieux nécessaires à la célébration des offices et faire face aux frais d’entretien des bâtiments qui, exposés à tous les vents et constamment battus par les flots, devaient avoir plus souvent besoin de réparations sur ce point que sur n’importe quel autre. Le seigneur des Roches fit de nouvelles instances et, après force pourparlers, finit par vaincre leur résistance. Le 24 Décembre 1655, fut signé à l'Abbaye de Saint-Julien-de-Tours, entre Louis de Fumée, d’une part, et les bénédictins de Saint-Maur, d’autre part, en présence de M. de Coatanscours, conseiller au parlement de Bretagne, commissaire en cette partie, un contrat stipulant que le 17 mars suivant, l'Abbaye de Saint-Mathieu serait mise à la disposition des susdits religieux qui en entreprendront immédiatement la réforme. Pour leur faciliter la tâche, l’abbé Louis leur abandonnait tout son revenu abbatial, moyennant une rente de 2.500 livres payable par moitié à la Saint-Jean d’été et à Noël [Note : Par suite d’arrangements successifs entre les Abbés commendataires et les religieux, les deux manses, la manse abbatiale et la manse conventuelle ne furent plus séparées jusqu’à la Révolution, mais la rente fixe servie à l'Abbé, en échange de l’abandon de son revenu, augmenta avec le relèvement croissant de la fortune de l'Abbaye].
Au jour fixé, les nouveaux religieux vinrent prendre possession de l'Abbaye et se mirent aussitôt à l'oeuvre pour restaurer les édifices et ranimer le zèle religieux qui s’était éteint peu à peu parmi les fidèles depuis qu’ils ne trouvaient plus ni moines ni prêtres, quand ils venaient faire leurs dévotions dans l’église abbatiale. Leur propagande fut si active que l’on ne tarda pas à voir les pèlerins reprendre en foule le chemin de Saint-Mathieu, tout comme aux jours de splendeur de l'Abbaye, pour chercher des consolations auprès des nombreuses reliques qu’on y exposait à leur vénération. Il y en avait, du reste, une quantité prodigieuse capable de satisfaire les goûts les plus difficiles :
1° Une croix en vermeil, de deux pieds de long, enrichie de pierreries et portant en son milieu, sous un émail, un morceau de la vraie Croix, n’ayant pas moins d’un pouce carré. Cette croix, artistement travaillée, était attribuée à Saint-Eloi.
2° Une autre croix en vermeil, plus petite et moins riche que la précédente et renfermant, elle aussi, une parcelle de la vraie Croix.
3° Un grand vase en vermeil, renfermant le crâne de Saint Mathieu. Au bas de ce vase se trouvait une inscription fulminant l’anathème contre quiconque déroberait, mettrait en gage, vendrait ou ferait vendre ce reliquaire.
4° Un bras recouvert d’argent et garni de pierreries et renfermant une phalange d’un doigt de Saint Mathieu.
5° Une boule en vermeil, d’un demi-pied de diamètre renfermant une partie de la tête du proto-martyr Saint Etienne.
6° Un vase en vermeil renfermant, selon les uns, une vertèbre, selon d’autres, une partie du crâne de Saint Laurent. A ce vase était suspendu un petit gril également en argent doré.
7° Une statuette recouverte d’argent et représentant Sainte Madeleine. Entre les mains de la figurine se voyait une petite boîte contenant un fragment d’os de la dite Sainte.
8° Une autre statuette pareille à la précédente et représentant Sainte Claire. Au cou de cette figurine était suspendue, par une chaînette d’argent, une côte de la dite Sainte. Ces deux statuettes étaient l'oeuvre d’un Abbé de Saint-Mathieu.
9° Une planchette recouverte d’argent doré, sur laquelle étaient fixées diverses reliques de Sainte Hélène.
10° Une statuette en argent, d’un travail moderne, représentant Saint André et renfermant une portion notable d’un os du Saint Apôtre.
11° Une statuette en argent, de fabrication moderne, représentant Saint Robert et renfermant une phalange d’un doigt du Saint Abbé.
12° Une châsse de laiton ciselé, de fabrication ancienne, ayant un pied et demi (environ 50 centimètres) de haut et 10 pouces (de 27 à 30 centimètres) de large et renfermant des reliques du plus haut prix, entre autres : des fragments du Saint Sépulcre, des reliques provenant des Apôtres Saint Pierre, Saint Paul et Saint Philippe ; de Saint Jean-Baptiste, de Saint Augustin et de quelques saints bretons tels que Saint Corentin, Saint Yves, Saint Maudet, Saint Salomon, etc., etc.
13° Une grosse bague en vermeil, enrichie d’une agate, et qu’on avait l’aplomb de faire passer pour l’anneau pastoral de l’apôtre Saint-Mathieu !!!
14° Une grande étoile d’argent massif doré portant d’un côté un crucifix et de l’autre une image de la Vierge et renfermant des parcelles de la plupart des reliques ci-dessus mentionnées. C’était la Croix pectorale que portaient autrefois les Abbés réguliers du monastère. Toutes ces reliques, à commencer par la tête de Saint Mathieu étaient-elles bien authentiques ? Nous n’oserions l'affirmer, ne serait-ce que pour ne pas contrarier les Chanoines de la Cathédrale de Beauvais ou les Religieux de l'Abbaye de Rongeval (diocèse de Toul) qui, eux aussi, prétendaient posséder le crâne du saint Apôtre et le proposaient à la vénération des fidèles ou bien encore pour ne pas contredire le pape Grégoire VII qui, en 1080, écrivait à l'Evêque de Salerne que ce crâne vénérable se trouvait dans une des églises de cette ville. Mais, authentiques ou non, ces précieuses reliques ne manquaient pas d’opérer de nombreux miracles, s’il faut en croire le R. P. Simon le Tort, notamment la Croix pectorale, connue parmi les fidèles sous le nom d'Agnus Dei et qui avait pour vertu particulière de faciliter les accouchements. Aussi, ajoute gravement le pieux annaliste, « les femmes enceintes arrivaient-elles en foule et de fort loin pour se faire appliquer cette sainte relique en vue d’obtenir une heureuse délivrance » [Nota : A cet égard, les dames de qualité (mulieres nobiles) en mal d’enfants, jouissaient d’un petit privilège. Elles pouvaient s’appliquer l'Agnus Dei à domicile, car on le leur prêtait quand elles le faisaient demander par un prêtre connu qui voulut bien engager sa signature (Cf. Simon le Tort : Compendium, etc. §. Reliquœ].
La vertu la moins contestable de toutes ces reliques fut de remplir, comme par enchantement, les caisses de l'Abbaye. Les recettes furent assez considérables pour que la rente de l'Abbé put être portée successivement de 2.500 à 3.000 livres et de 3.000 à 3.500 livres. Elle aurait même atteint un chiffre beaucoup plus élevé si les revenus attachés à l’exercice des droits seigneuriaux avaient suivi la même progression ; mais, bon nombre de ces droits étaient perdus sans retour, et pour d’autres la perception des taxes était devenue souvent très onéreuse. A Saint-Mathieu même, à Plougonvelin et à Lochrist, etc., etc., c’est-à-dire dans le voisinage le plus immédiat de l'Abbaye, les rentrées en espèces et en nature s’effectuaient sans trop de peine, car la population s’y prêtait d’assez bonne grâce ; mais, dans ce pays, appauvri et décimé, les recettes étaient relativement minimes. Ailleurs, dans les paroisses plus éloignées de l'Abbaye, où les redevances eussent pu être plus fortes, leur perception était sujette à des difficultés sans nombre, que les recteurs de ces paroisses avaient intérêt à entretenir. De là, procès sur procès, dans lesquels les moines n’avaient pas grand’ chose à gagner.
On se rappelle que dans 90 villages, l'Abbaye percevait la dîme conjointement avec le Recteur de la paroisse [Note : La rente servie par les Religieux à l'Abbé Louis de Fumée, Seigneur des Roches, était de 2.500 livres. Elle fut portée pour son successeur, l'Abbé Louis de Menou, à 2.600 livres pour le dédommager de ce qu’il n’habitait pas son logis abbatial. Maintenue à ce même chiffre pour l'Abbé Claude de Menou, neveu du précédent et pour l'Abbé Léonor de Romigny, elle fut élevée à 3.000 livres sous l'Abbé Jean-Louis Gouyon de Vaudurant et à 3.500 livres sous l'Abbé de Robien, le dernier Abbé commendataire de Saint-Mathieu]. La rentrée de cette taxe ne faisait par les soins du Recteur qui gardait pour lui un tiers du produit et envoyait les deux autres tiers à l'Abbaye. Or, plusieurs de ces braves recteurs trouvaient qu’il était plus avantageux de garder le tout ; ce qui leur était d’autant plus facile que, pendant la décadence du monastère, personne n’avait songé à élever la voix contre ces sortes d’abus qui avaient, pour ainsi dire, passé dans les moeurs.
Un des plus intraitables parmi ces recteurs parait avoir été celui de Guilers, Messire Yves Fort. Lorsque le 2 août 1662 le fermier général de l'Abbaye se présenta pour procéder, conjointement avec lui, à la levée de la dîme, il refusa formellement de l’accompagner dans sa tournée, en lui déclarant que la perception de cet impôt ne regardait que le Recteur de la paroisse. Le fermier général lui intenta un procès qui traîna jusqu’au 1er juillet 1664 et qui aboutit à une sentence condamnant le Curé à payer la somme de cent trente-deux livres pour la dîme. L’obstiné recteur refusa de se soumettre à cet arrêt et insulta même gravement l’officier ministériel chargé de le lui signifier. L’affaire fut portée devant le Sénéchal de Brest qui, huit jours après, rendit un arrêt confirmatif des sentences antérieures et de plus « condamna messire Fort, Recteur de Guilers, ses prêtres et consorts, à payer 10 livres d’amende envers le Roi, 30 livres d’aumône à la fabrique de Guilers, 30 livres à le fabrique de N.-D. de Saint-Mathieu et 30 livres à l’église Saint-Sébastien de Saint-Renan pour avoir troublé et insulté Messire Lharidon, commis par justice pour publier un monitoire destiné à fournir la preuve de la possession par l'Abbaye des dîmes de la paroisse de Guilers ».
Des liasses poudreuses de procédures que les vers sont loin d’avoir respectées, témoignent que la résistance opiniâtre du Curé de Guilers ne fut pas un cas isolé et nous donnent une idée des luttes incessantes que l'Abbaye eut à soutenir pour la défense de ses intérêts.
Au moins dans ces sortes de luttes l'Abbaye pouvait espérer d’avoir le dernier mot, il n’en fut pas de même dans toutes celles qu’elle eut à soutenir contre les éléments. En même temps que la mer rongeait de trois côtés à la fois le domine de l'Abbaye et que, par les crevasses profondes percées dans les flancs du promontoire, elle menaçait d’ébranler, par la base, l’église et le couvent avec ses dépendances, les vents d'Ouest, qui presque toujours soufflent en tempête sur ce point de la côte, s’attaquaient sans pitié aux murs et aux toitures des édifices qui avaient continuellement besoin de réparations. C’était même, on s’en souvient, cette position incommode de l'Abbaye qui avait longtemps fait hésiter les Bénédictins de la Congrégation de Saint-Maur à venir se fixer à Saint-Mathieu. Un demi-siècle de séjour dans leur nouvelle résidence avait suffisamment démontré aux religieux que leurs craintes n’étaient que trop fondées et leur faisait désirer vivement d’établir leur demeure dans un lieu plus habitable. Ils jetèrent les yeux sur la Ville de Brest, et dans les premiers jours d'Avril 1692, le R.P. Jean-Baptiste Hardouineau, prieur de l'Abbaye, adressa, de l’assentiment du R. P. Visiteur et du R. P. Provincial de son ordre, à MM. les Président, Maire et échevins composant le corps de la communauté de Brest, une supplique en vue d’obtenir l’autorisation de transférer le monastère dans l’enceinte de leur Ville.
L’impétrant avait soin d’insister sur les avantages spirituels que les Religieux procureraient à la population brestoise à qui, de l’agrément de l'Evêque diocésain, ils pourraient administrer les sacrements. Le 11 du même mois la municipalité de Brest fit répondre au Prieur que sa requête avait été prise en bonne considération, mais qu’avant de statuer sur la question qui lui était soumise, la communauté avait décidé que 3 de ses membres, M. le Maire en charge, M. de la Villeneuve, l’ancien maire, et M. Duverger, syndic à cet effet député, iraient prendre à ce sujet l’avis de Mgr. l'Evêque de Léon, actuellement présent en cette Ville.
La réponse de l'Evêque fut favorable aux moines et la municipalité de Brest se prononça dans le même sens ; mais, quand le Roi fut saisi de la requête, il y opposa son veto, comme il fallait bien s’y attendre ; car, sur ce point extrême du Royaume, l'Abbaye de Saint-Mathieu lui était d’un plus grand secours que dans l’intérieur de Brest. C’était, en effet, un excellent pied à terre pour les commandants de la province et autres officiers de sa Majesté qui venaient visiter la côte ; en temps de guerre, les officiers généraux de l’armée étaient sûrs de trouver au monastère l’hospitalité la plus cordiale : de plus, le magasin à poudre était dans l’enceinte du cloître et, soit dit sans jeu de mots, religieusement gardé par les moines [Nota : L’idée de faire garder le magasin a poudre par les moines était d’autant plus bizarre, que M. de la Bourdonnaye de Coëtmen, commissaire préposé à la réformation du domaine, avait, le 26 Août 1690, rendu une sentence qui enlevait aux Religieux de Saint-Mathieu le droit d’obliger les paroisses de Plougonvelin et les tréviens de Lochrist d’aller faire la garde près de leur abbaye]. Dans ces conditions, le refus du Roi était à prévoir. Les religieux, faisant contre mauvaise fortune bon coeur, continuèrent donc de résider à Saint-Mathieu, mais sans renoncer à l’espoir de voir le Roi revenir un jour ou l’autre sur sa détermination. En 1742, ils intriguèrent auprès de l'Intendant de la Marine à Brest pour obtenir la direction de la paroisse Saint-Louis. L'Intendant transmit leur demande au Ministre de la marine qui, par lettre du 24 février, promit de la soumettre au Roi et de tenir l'Intendant au courant de ce que sa Majesté aura décidé. La réponse n’a pas dû être plus favorable qu’en 1692, car les moines restèrent à Saint-Mathieu jusqu’à ce que le décret du 12 juillet 1790, prononçant la suppression des couvents, vint les relever de ce poste de confiance.
Si les Religieux de Saint-Mathieu sollicitaient avec tant d’instances l’autorisation de transférer leur domicile à Brest, c’était moins pour travailler au salut éternel de la population brestoise, que pour augmenter leur propre revenu. Comme les diverses tentatives faites pour se transplanter dans un milieu plus lucratif n’avaient pas abouti, il leur fallut bien s’aviser d’un autre moyen. Celui auquel ils s’arrêtèrent était, il faut bien le dire, plus ingénieux que délicat, car il ne tendait à rien moins qu’à la suppression de la dignité abbatiale, et bien entendu de la rente qu’ils s’étaient engagés à servir au titulaire. Sans doute les abbés n’étaient pas absolument nécessaires au bon fonctionnement de la communauté religieuse : eux-mêmes ne s’étaient que trop souvent chargés de démontrer leur inutilité, en ne paraissant jamais au monastère et en ne voyant dans leur titre abbatial qu’un vulgaire titre de rente ; mais le moment était pour le moins très mal choisi pour opérer une réforme aussi radicale. On s’expliquerait à la rigueur que les moines de Saint-Mathieu eussent pris pareille détermination à une époque de gêne réelle ou bien encore au temps où un Ruggieri, pour ne nommer que celui-là, déshonorait le siège abbatial ; mais sous l’abbé de Robien, ce n’était pas le cas. La meilleure preuve que les religieux n’avaient pas à se plaindre de son administration et que l’état de leurs finances leur permettait largement de joindre les deux bouts, c’est qu’if avaient eux-mêmes porté spontanément sa rente de 3.000 livres à 3.500 [Note : Une autre preuve que la situation financière de l'Abbaye s’était sensiblement améliorée dans ces dernières années, c’est que depuis le 11 Novembre 1761 les religieux avaient trouvé quelqu’un (Messire Charles-Marie Nayl de Saint-Maudet) qui voulût bien se charger « sans finances de l’état et office de Sénéchal et seul juge de St-Mathieu »].
Quoiqu’il en soit, les moines surent gagner à leur cause le marquis de Langeron, commandant de la Division de Bretagne, qui adressa dans ce sens un long mémoire à M. le Comte de Saint-Germain « avec prière de l’appuyer auprès du ministre à qui sa Majesté a confié la feuille de ses bénéfices ». Dans ce mémoire, le marquis de Langeron rappelle d’abord les nombreux services que ce monastère rend à l'Etat, puis il expose, avec chiffres à l’appui [Note : D’après ce Mémoire, les revenus des deux manses réunies s’élevaient à une somme totale de 14.418 livres, sur laquelle l'Abbé de Robien recevait une rente de 3.800 livres, quitte de toutes charges et réparations. Les décimes, portions congrues, réparations, charges foncières et taxes de la congrégation, s’élevaient à la somme de 7.240 livres (dont 1.100 livres pour les intérêts d’un capital de 2.200 livres emprunté par les religieux, en différentes sommes, dans les années malheureuses). En sorte qu’il ne restait sur le revenu total que la somme de 3.378 livres pour l’entretien de six Religieux, nombre fixé par la charte de fondation] que la situation financière ne permettra pas à cette maison de continuer bien longtemps ses précieux services, vu qu’elle va au devant d’une ruine certaine, si l’on ne vient promptement à son secours. « Le moyen le plus simple et qui semble s’offrir de lui-même, poursuit le marquis, serait l’extinction du titre Abbatial et la réunion de tous les revenus à la manse conventuelle ».
Le Roy, ajoute-t-il non sans quelque malice, a souvent fait de plus grands sacrifices au bien de son Etat. Puis il termine son plaidoyer en disant que cette solution sauvegarderait à la fois les intérêts du Roy et ceux d’un monastère utile et dévoué à son service ; car, « en daignant honorer de ce bienfait la maison de St-Mathieu, sa Majesté acquérerait au lieu d’une Abbaye de 3.800 livres la collation de 10 prieurés [Note : Il était, en effet, de tradition que le Roi, en consentant a la suppression du titre collatif de la commende et de la manse abbatiale, se réservât le droit de nomination à tous les bénéfices simples, c’est-à-dire aux prieurés dépendant de l'Abbaye. C’est ce qui avait eu lieu lorsqu’en 1781 une bulle du Pape Pie VI supprima, avec l’agrément du Roi, le titre Abbatial au monastère de Landévennec (Cf. Levot : Notice sur l'Abbaye de Landévennec, p. 50)] dont le revenu excède de beaucoup celui du titre principal, c’est-à-dire les prieurés de :
1° Gœlo-Forêt [Note : Dans cette nomenclature, nous avons conservé pour chaque prieuré, la dénomination adoptée par l’auteur du mémoire] du revenu de 900 livres.
2° Saint-Renan de Molesne ; 120 livres.
3° Lambol en Plouarzel : 800 livres.
4° Sainte-Croix de Lochrist près de Léon : 800 livres.
5° Conogan de Buzic : 1.100 livres.
6° Saint-Mathieu de Brevelez : 1.000 livres.
7° Saint-Mathieu de Morlaix (diocèse de Tréguier) : 1.077 livres.
8° Saint-Renan : 225 livres.
9° les Sept-Saints en la ville de Brest (cure) [Note : Si dans ce mémoire le revenu du prieuré-cure des Sept-Saints n’est pas porté en compte, c’est parce que l'Evêque de Léon se l’était attribué durant la période de décadence du monastère. En faisant figurer quand même ce prieuré parmi ceux dépendant de leur abbaye, les religieux de Saint-Mathieu tenaient à protester une fois de plus contre cette spoliation et réserver tous leurs droits qu’un plus puissant qu’eux saurait peut-être faire valoir].
10° Lotunou : 650 livres.
TOTAL : 7.672 livres.
et la maison trouverait tout à la fois l’agrément de conserver des possessions qu’elle administre depuis longtemps, qu’elle connait parfaitement, dont la régie lui serait la moins dispendieuse et l’avantage plus grand de ne plus avoir à craindre de procès ruineux que pourrait lui susciter un nouveau titulaire pour le partage des manses ou pour le fait des réparations ».
C’est dans ces dernières lignes qu’il faut, à notre avis, chercher le véritable motif de cette démarche : quant à l’état des finances du monastère, il ne nous semble pas avoir été aussi déplorable que veut bien le dire l’auteur du mémoire. Tout d’abord, en exposant leur situation financière, les solliciteurs ont généralement pour principe d’atténuer le chiffre de leurs revenus et de grossir celui de leurs charges, et nous ne croyons pas que les moines se soient jamais écartés en cela de la règle commune [Note : Nous en avons même les preuves pour le cas présent. Dans la déclaration adressée par le Prieur à la municipalité de Brest le 7 janvier 1790 ainsi que dans les procès-verbaux dressés le 22 Mai et le 5 Août de cette même année par les Membres de la Commune de Plougonvelin chargés d’établir, en exécution des décrets, la situation financière de l'Abbaye, ce revenu est fixé à 18.198 livres 7 sous et 9 deniers. En défalquant de cette somme le montant des charges de l’établissement tel qu’il est porté dans le mémoire, soit 11.040 livres (bien que nous ayons trouvé ailleurs que la rente de l'Abbé était de 3.500 et non de 3.800, il resterait toujours la somme de 7.158 livres 7 sous 9 deniers, largement suffisante à la vie commune de 5 personnes (et non de 6 comme le dit le mémoire, dont ces mêmes procès-verbaux ont constaté la présence au monastère, quatre religieux et un vieux domestique qui, sans avoir émis de voeux, était censé faire partie de la communauté]. Et, en admettant même que les chiffres mis en avant soient rigoureusement exacts, on aura toujours de la peine à croire qu’à une époque où l’argent avait une valeur au moins double de celle d’aujourd’hui, 3.378 livres n’auraient pas suffi à l’entretien de six personnes, ayant fait voeu de pauvreté et vivant en commun. Ce que les moines de Saint-Mathieu voulaient surtout, c’était empêcher qu’un Abbé, moins accommodant que ceux qui s’étaient succédé depuis un siècle et demi, ne vînt à revendiquer la jouissance pleine et entière de ses droits, tels qu’ils étaient établis par les Canons de l'Eglise [Note : C’est-à-dire la somme de 4.806 livres, quitte de toutes charges en adoptant les chiffres du mémoire ou celle de 6.066 livres en se basant sur les procès-verbaux, sans compter la libre gestion des deux autres tiers du revenu total].
Tandis que les moines de Saint-Mathieu attendaient avec confiance une réponse favorable du Roi, éclata soudain la Révolution qui, rééditant à son profit la fable de « l’huître et les plaideurs » supprima à la fois la manse abbatiale et la manse conventuelle, en les déclarant l’une et l’autre « biens nationaux » 2 novembre 1789.
Lorsqu’en vertu de ce décret, les officiers municipaux de Plougonvelin se présentèrent au couvent, le 22 mai 1790, pour dresser l’inventaire de ses biens et le recensement de son personnel, ils y trouvèrent quatre moines : Dom Joseph Baron, prieur, âgé de 64 ans, Dom Félix Cuchant de la Vicomté, sous-prieur, âgé de 54 ans, Dom Pierre-Jean-Marie Jeandrot, procureur et cellerier, âgé de 33 ans et Dom Laurent Thomas, simple religieux, âgé de 45 ans ; plus un nommé Goulven Kermaïdic, presque aveugle, âgé de 68 ans et qui depuis 1741 était le cuisinier de la maison. Comme il avait été affilié à la communauté par un acte notarié du 22 décembre 1776, il se trouvait dans le cas de ceux qui, sans avoir prononcé de voeux, avaient droit à la pension fixée par l'Assemblée Nationale.
Peu de mois après, 12 juillet 1790, furent rendus de nouveaux déchets prononçant la suppression des couvents et la constitution civile du clergé. Lorsque le 5 août suivant, les municipaux de Plougonvelin-Saint-Mathieu vinrent en aviser officiellement les intéressés, le Prieur Dom Joseph Baron leur demanda en grâce la permission de finir ses jours dans la Maison de Saint-Mathieu, ruais il se heurta à l’inflexibilité de la Loi ou de ceux qui étaient chargés de l’appliquer. Le procureur Dom Jeandrot émit bien aussi le même voeu que son prieur, mais sans y mettre la même sincérité, car il ne tarda pas à prêter serment à la Constitution et fut nommé Curé de Saint-Renan [Note : En remplacement de M. Poullaouee, qui s’était réfugié en Angleterre, aimant mieux quitter la paroisse que de prêter le serment] où son installation, 19 Juin 1791, nécessita l’emploi de la force armée. Dom Laurent déclara vouloir bénéficier des dispositions de la Loi, lui permettant de rentrer dans la vie civile ; quant au reste du personnel de l'Abbaye, nous ignorons ce qu’il est devenu [Note : Sauf pour l'Abbé de Robien qui, dès la promulgation des Décrets avait pris le chemin de l’exil et s’était fixé en Angleterre].
La même Commission d’enquête avait été chargée de faire l’inventaire des biens de l'Abbaye meubles et immeubles. Des procès-verbaux dressés à cette occasion, il ressort que le mobilier de la maison était, sinon luxueux, du moins très-confortable, car ils mentionnent, entre autres, 18 couverts en argent plus cinq grandes et douze petites cuillers de même métal. Les objets affectés au culte représentaient aussi une valeur réelle ; car, outre les reliquaires décrits par ailleurs, l’inventaire mentionne 3 calices [Note : Sur l’un deux on lisait : « Fr. Jean Thibault., chantre de Saint-Mathieu, a faict faire ce calice en 1522 »], un ciboire, un ostensoir, un plateau avec ses deux burettes, une boîte pour les saintes huiles, une grande croix pour les processions avec son bâton, six chandeliers, un encensoir et sa navette, une lampe du sanctuaire, etc., etc., le tout en argent ; de plus, onze chapes, treize chasubles avec leurs étoles, manipules et bourses, quarante aubes, quatre pointes de dais, etc., etc. Tout ce mobilier fut mis sous séquestre, puis dirigé sur Brest et vendu par les soins du Président du District : les vases sacrés prirent le chemin de la Monnaie de Nantes [Note : Pas tous, car le père procureur, Dom Jeandrot, en quittant l'Abbaye, trouva moyen d’en emporter quelques-uns ; et notamment le fameux Agnus Dei qui devint l’objet d’une lutte épique entre le curé constitutionnel de Saint-Renan et la municipalité de Plougonvelin-Saint-Mathieu. A peine installé dans sa paroisse, Messire Jeandrot annonça au prône et fit annoncer dans toutes les paroisses environnantes, que la précieuse relique, d’une vertu si éprouvée pour faciliter les accouchements, se trouvait dans son église et que les femmes enceintes, désireuses de se la faire appliquer, n’avaient qu’a venir à Saint-Renan. Le conseil municipal de Plougonvelin-Saint-Mathieu s’émut à la pensée que le courant des femmes enceintes qui, depuis des siècles, venaient trouver du soulagement à Saint-Mathieu, allait être détourné par le curé de Saint-Renan au profit de son église et adressa, le 7 août 1791, au Président du district, une pétition tendant à obtenir le rapatriement de la précieuse relique à Saint-Mathieu. Invité à accéder à ce voeu, le Curé de Saint-Renan s’y refusa en déclarant que la municipalité de Plougonvelin-Saint-Mathieu n’avait aucun droit sur une relique qui n’a jamais fait partie du trésor de la paroisse. Les conseillers municipaux reprochèrent, de leur côté, à l’ex-procureur de l'Abbaye, de s’être illégalement approprié un objet d’utilité publique qui, depuis des siècles, se trouvait dans leur commune. Messire Jeandrot riposta que sa qualité de membre de la communauté dissoute devait lui donner, plus qu’à n’importe qui, le droit d’être le dépositaire de cette relique en attendant que l'Evêque diocésain, seul juge compétent en pareille matière, décide à quelle paroisse elle devra être définitivement attribuée. Le malheureux Curé eut beau se démener comme un diable dans un bénitier, il fut obligé de s’incliner devant la décision du Directoire de Quimper, lui enjoignant de restituer la relique « dans un délai de huit jours ». Il s’exécuta, mais non sans protester avec indignation contre une sentence qu’il trouvait inique et brutale. Son indignation tourne même au grotesque quand elle lui fait dire que huit jours n’étaient pas un délai suffisant pour restituer une relique de cette valeur]. Quant à la bibliothèque du couvent, composée en majeure partie d’ouvrages de théologie, parmi lesquels de nombreux in-folio, elle s’éparpilla un peu partout. La plupart de ces volumes ont été recueillis dans la Bibliothèque de l'Académie royale de la marine à Brest, aujourd’hui la Bibliothèque du Port. Les manuscrits, ainsi qu’un certain nombre de documents que l’on conservait précieusement au fond d’une vieille armoire, furent expédiés à l’arsenal pour faire des gargousses : tout ce qui ne put être employé à cet usage fut vendu à vil prix. Plus d’un des volumes reliés à Brest, durant les soixante premières années de ce siècle, a eu le dos et les coins recouverts de lambeaux de parchemin provenant d’anciens titres de l'Abbaye [Note : Le Compendium du R. P. Simon le Tort faillit lui-même avoir ce sort et s’il a, en partie du moins, échappé à la destruction, c’est bien par le plus grand des hasards. Il y a quelque trente ans, un inspecteur de la marine, causant de choses et d’autres avec M. Levot, Bibliothécaire du port, lui raconta qu’il avait vendu tout dernièrement à un relieur de Brest, un lot de parchemins dans lequel se trouvaient une notice et une vue de l'Abbaye de Saint-Mathieu. M. Levot s’empressa de courir chez l’acquéreur qui, malheureusement, avait déjà mis en pâte une des feuilles de cette notice et qui lui abandonna généreusement les autres].
Quant à l’immeuble, voici, d’après ces mêmes procès-verbaux d’enquête complétés par le procès-verbal d’estimation du 5 Thermidor an IV (23 juillet 1796), quelle était sa physionomie au moment où il fut décrété propriété nationale.
L’ensemble du domaine occupait une superficie totale de cent trente-huit cordes et demie [Note : La corde bretonne valait 24 pieds d’après le § 263 de la Coutume de Bretagne, cf. Peuchet], dont cent vingt-sept cordes et demie étaient clôturées d’un mur haut de 12 pieds, les onze autres cordes, occupées par le colombier, deux petits douets [Note : On appelle ainsi, en Bretagne, les lavoirs à fleur de terre, encadrés d’une simple margelle] à rouir le lin et le chemin les desservant, étaient situés en dehors de l’enclos dans la direction de l'Ouest. On pénétrait dans le domaine par une porte monumentale percée au flanc Est, du mur d’enceinte. Cette porte, qui datait de 1672, était à pilastres armoriés, et son dessus formait une imposte dormante à deux étages, flanquée de deux anges assis de profil et terminée par un fronton d’amortissement : l’étage inférieur était rempli par un grand écusson aux armes de Bretagne, l’étage supérieur était décoré d’un haut relief représentant Saint-Mathieu. Après avoir franchi cette porte, on se trouvait dans l'Atrium, grande cour où jadis étaient les halles mais qui, à l’époque dont nous parlons, ne renfermait plus qu’un hangar : la partie septentrionale de l'Atrium qui longeait une des façades de la maison conventuelle, était convertie en jardin potager.
En traversant l'Atrium dans le sens de sa largeur, on arrivait à un second mur, construit sur le prolongement de la façade Est du corps de logis et allant rejoindre, dans la direction du Sud, le bord de la falaise. Deux portes étaient percées dans ce mur ; celle de gauche menait dans une autre cour où se trouvaient les dépendances de l'Abbaye, les écuries, le logement du palefrenier avec grenier à foin au-dessus, le bûcher, l’aire et les étables, celle de droite conduisait à l’église et au couvent.
La maison conventuelle élevée sur cave, était construite en retour d’équerre : chacune de ses façades avait 108 pieds de long et 25 de haut : le corps de bâtiment qui faisait face à l'Est avait 25 pieds de profondeur ; celui qui était tourné vers le Nord, en avait 30. Cet édifice renfermait : au rez-de-chaussée, dans le bâtiment Est un grand réfectoire, une cuisine, une office et une dépense dans le Bâtiment Nord, une salle à. manger pour les hôtes, un salon et cabinets ; au 1er étage, dans le bâtiment Est, dix cellules pour les religieux, salon et parloir ; dans le bâtiment Nord, six chambres pour les malades, les étrangers et les domestiques. Au-dessus étaient deux vastes greniers dont l’un servait de lieu de réunion au chapitre, l’autre de dépôt au linge sale. Le bâtiment Est communiquait par un escalier intérieur avec le donjon, haute tour carrée qui renfermait l’horloge et cinq cloches, et portait à son sommet une lanterne servant de phare.
Au Sud de cette tour s’étend de l'Est. à l'Ouest l’église abbatiale, édifice gothique d’une grande pureté de lignes à en juger par ses restes ; mais qui, à cette époque déjà, aurait eu besoin d’une restauration sérieuse. Sa longueur est de 40 pieds depuis la façade principale [Note : Cette façade, d’architecture romane, s’est très bien conservée, bien qu’elle soit directement exposée à l’action des vents d'Ouest. Elle n’est percée que de 4 baies. La porte d’entrée, en plein cintre est garnie, à l’extérieur, d’une archivolte à crochets ; son intrados est trilobé. Au-dessus de cette porte se trouve une grande fenêtre, également en plein cintre, mais dont l’archivolte est beaucoup plus simple. Cette grande fenêtre est accostée de deux autres de même forme, mais beaucoup plus petites et plus étroites et dépourvues de toute espèce d’ornementation. Tout au faite du pignon se voit un cartouche lisse, destiné sans doute à recevoir une inscription] jusqu’au chevet du choeur et de 170 pieds, si l’on fait entrer en ligne de compte la chapelle absidale, construite sur le même axe, et qui n’avait pas moins de 30 pieds de profondeur [Note : Cette chapelle, dédiée à N.-D. de Lorette, a, depuis, complètement disparu], Sa largeur totale, répartie entre 3 nefs est d’environ 46 pieds ; la nef du milieu mesure à elle seule 20 pieds entre les colonnes [Note : Ces colonnes, au nombre de six de chaque côté, sont toutes en granit sauf les deux premières qui sont en pierre de tuffeau : leur fût est alternativement ou cylindrique ou polygonal ; les arcades qu’elles soutiennent sont les deux premières, en ogive obtuse ; les autres, en lancettes] qui la séparent des nefs latérales. La hauteur, depuis le sol jusqu’à la voûte de la nef, était de 60 pieds, elle était plus considérable encore, sous les transepts dont l’entrecroisement avec la nef est marqué par quatre superbes piliers à huit colonnettes réunies en faisceau. Toute l’église était lambrisée dans le bas, et blanchie à la chaux dans sa partie supérieure. Le chœur était orné de six stalles en bois sculpté dues à la libéralité d’un moine, comme l’attestait l’inscription suivante, gravée sur le fronton : « Fr. Jehan Treuet fict faire cestes six chaires céans l’an 1592 ». Aujourd’hui encore, tout le pourtour des transepts et du choeur est décoré d’un magnifique triforium, ajouré en ogives trilobées, auquel on parvient par un escalier tournant renfermé dans une tour polygonale qui est accolée au transept Sud. Au transept Nord se trouvait une tour analogue, maintenant totalement ruinée, qui conduisait au clocher. C’est par ce même transept que l’on communiquait avec le cloître proprement dit, galerie couverte bordée d’arcades qui servait de promenoir aux religieux et qui depuis a été complètement démoli.
Entre ce promenoir et le bâtiment Est du corps de logis, il y avait une vieille masure qui, autrefois, servait d’infirmerie ; dans l’espace compris entre cette bâtisse, à l'Ouest, la maison d’habitation, au Nord et à l'Est, et la tour au Sud, était la basse-cour. Sous les fenêtres de la façade Nord s’étendait un immense jardin fruitier avec ses dépendances, logement du jardinier, serre, etc., etc., entre le jardin potager et le jardin fruitier, se trouvait le vivier.
Voilà, sommairement, quel était l’état des lieux à l'Abbaye de Saint-Mathieu au moment où l'Assemblée Nationale vota la suppression des couvents.
Mais le tout n’était pas d’expulser les moines, il s’agissait encore de savoir ce que l’on ferait de l'Abbaye devenue propriété nationale ; or, sur ce point, les avis étaient très partagés. Tandis que les uns opinaient pour sa mise en vente immédiate, d’autres, la municipalité de Plougonvelin-Saint-Mathieu en tête, émettaient le voeu qu’elle fût affectée à quelque établissement d’utilité publique ou convertie en manufacture de l'Etat. Dès le 4 Novembre 1790, en effet, alors que les religieux n’avaient pas encore quitté le couvent [Note : On leur avait permis d’achever l’année dans. la maison conventuelle et ce n’est que le 31 Décembre 1790, que les commissaires du District de Brest apposèrent les scelles] « les membres du conseil général de la commune de Plougonvelin-Saint-Mathieu, » TOUS NOTABLES, est-il dit dans l'Acte (Cf. Registre des Délibérations de la Commune de Plougonvelin-Saint-Mathieu, année 1790), adressèrent dans ce sens une pétition au directoire de Quimper lui faisant remarquer que ces bâtiments se prêteraient également bien à l’installation d’un hôpital d’une corderie où d’une manufacture de chaussures. Le 3 janvier 1791, le directoire, répondit que, sur les conclusions du procureur général, il renvoyait cette pétition au district de Brest « pour être par lui informé afin qu’il soit définitivement statué ». Il faut croire que le problème était passablement ardu, car messieurs les administrateurs du district mirent plus de cinq ans à le résoudre durant lesquels le temps, puissamment secondé par les hommes, continua son oeuvre de destruction. Déjà en 1790, les procès-verbaux d’enquête attestaient que l’abbaye entière, l’église non moins que le couvent et ses dépendances, étaient dans le plus grand délabrement et lorsque, en 1796, sa mise en adjudication fut décidée, elle n’était plus qu’une immense ruine n’ayant plus ni portes, ni fenêtres, ni toitures comme le constate le procès-verbal d’estimation qui précéda la vente [Note : Ce procès-verbal d’estimation, dressé le 5 Thermidor, an IV (23 juillet 1796) par le citoyen Robert Menguy, agent national du Conquet, assisté de Michel Penvern, expert du gouvernement nommé par délibération du Département du Finistère en date du 2 Thermidor, an IV d’une part, et le citoyen Budoc Provost du Conquet, soumissionnaire, assisté d’un expert de son choix, le citoyen Guillaume Largouarc'h, d’autre part, fut enregistré à Saint-Renan, le lendemain 6, par le receveur Palierne, puis déposé au secrétariat du département] car tandis qu’à Brest, l’on discutait gravement sur le sort de cette propriété nationale, les gens du pays la mettaient gaîment au pillage en y prenant, sans aucun scrupule, tout ce dont ils avaient besoin pour restaurer leur propre demeure. Enfin le 9 Thermidor an IV, par un acte de vente enregistré à Quimper le 11 du même mois (27 et 29 juillet 1796), tout ce vaste domaine fut adjugé pour le prix dérisoire de 1.800 francs [Note : Soit, conformément à l’art. 6 de la Loi du 28 Ventôse, an III, 18 fois son revenu annuel évalué à cent livres, valeur de 1790, cf. procès-verbal d’estimation. L’abbaye de Landévennec fut vendue à bien plus vil prix, pour la valeur d’une paire de bœufs ! encore fut-elle payée en assignats !] au citoyen Budoc Provost, du Conquet, qui s’empressa de démolir complètement les bâtiments et d’en vendre les matériaux sur place à divers particuliers. Ne furent exceptés de la vente que l’église abbatiale et la tour servant de phare, ainsi que le chemin de sa fréquentation, le tout occupant une superficie de 7 cordes et demie [Note : Dès le 20 mai 1791, les Administrateurs du District de Brest avaient, en vertu des Décrets de confiscation, fait vendre au prix de 2.838 livres une des dépendances de l'Abbaye le Moulin de Goasel (avec chaussée, écluse, jardin, pré et parcs) situé dans la paroisse de Plouganvelin et affermé en dernier lieu à Jean Lestideau].
Aujourd’hui, il ne reste plus de cette riche abbaye, que les ruines de l’église et du donjon qui profilent leur majestueuse silhouette sur l’azur des cieux ; encore ces ruines sont-elles appelées à disparaître un jour. C’est du moins la crainte exprimée à la fin du siècle dernier par M. Besnard (mort Inspecteur Général des Ponts-et-Chaussées, en 1808), Ingénieur en chef des ponts-et-chaussées dans son ouvrage intitulé : « Topographie raisonnée du département de Landerneau » [Note : Avant la Révolution Landerneau était, pour les Ponts-et-chaussées, le chef-lieu d’une circonscription dite département] et l’on s’explique fort bien cette crainte pour l’avenir, quand on est témoin des assauts terribles qu’en ces lieux l'Océan ne cesse de livrer à la terre ferme et qu’on a sous les yeux cette prodigieuse quantité d’îles, d’îlots et de récifs qui jalonnent la route du promontoire submergé et se dressent sur l’abîme comme autant de trophées des victoires remportées dans le passé. Sans doute, pour beaucoup d’entre ces récifs, la date de leur séparation du continent est fort ancienne et se perd dans la nuit des temps ; mais, pour combien d’autres n’est-on pas à même de préciser l’époque à laquelle ils furent arrachés à la terre ferme ! Voyez, par exemple, cette chaîne d’écueils appelés « les vieux moines » qui se trouve à plus d’une lieue de la côte actuelle, dans la direction de l'Ouest : avant le XIIème siècle, elle faisait partie du continent et c’est tout près d’elle que s’élevait l’ancien monastère. Tout cela, me direz-vous peut-être, remonte encore fort loin. Eh bien, si vous voulez une preuve de cet envahissement de la mer à une époque beaucoup plus rapprochée de nous, vous n’avez qu’à ramener vos regards plus près de la côte. Voyez-vous, tout au pied du phare, dans la direction du Sud, un immense rocher, actuellement entouré d’eau de toutes parts et portant sur son large dos les vestiges d’un édifice disparu depuis longtemps ? Vers le milieu du siècle dernier ce rocher formait le noyau d’une prairie dans laquelle paissaient les troupeaux du couvent et l’édifice dont on voit encore aujourd’hui la trace sous l’aspect d’une semelle gigantesque tournée de l'Est-Nord-Est à l'Ouest-Sud-Ouest, n’était autre que le fameux château pour la possession duquel il a été versé tant de sang. Du côté de l'Ouest, l’envahissement est le même, quoiqu’au premier abord on ne s’en rende pas bien compte : une preuve certaine que là aussi le promontoire a été rongé par les flots, c’est que dans les premières années du siècle dernier l’église abbatiale se trouvait encore à 80 ou 100 toises (soit de 120 à 150 mètres) du rivage et qu’aujourd’hui elle n’en est plus guère éloignée que d’une cinquantaine de mètres. Comme la mer ne parait pas vouloir arrêter là ses ravages à en juger par la violence extrême avec laquelle, depuis deux siècles, elle s’engouffre dans les cavernes profondes qu’elle s’est creusées, jusque sous les fondements de l'Eglise en ruine, il n’est pas impossible qu’un jour ou l’autre, dans un avenir lointain espérons-le, ces derniers restes d’une grandeur déchue ne viennent à disparaître à leur tour (Henri Urscheller).
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